Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article FABA

I'ABA (K6x1s.oç), la fève. Pour le légume, sa culture, ses emplois, voy. LEGIhHNA et CIBABIA. Tout le monde connaît le précepte d'abstention des fèves, imposée par Pythagore à ses disciples'. La fève était également considérée comme impure dans le culte d'Éleusis et interdite aux initiés [ELEUSINIA, p. 558]. Dans les traditions de Phénée en Arcadie, on disait que Cérès avait donné aux habitants tous les légumes, sauf la fève'. On peut voir ici le résultat d'une influence orphique. En effet, dans les poésies attribuées à Orphée, on remarquait deux préceptes dont le premier était conçu sous une forme toute symbolique : « C'est la même chose de manger des fèves que de manger la tête de ses parents3 »; et « Pleins de crainte, abstenez-vous des fèves»). La défense était d'origine égyptienne° et avait passé dans presque tous les Mystères. Aulu-Gelle met sur la voie des idées qui avaient motivé ces prescriptions, en soutenant que ce n'étaient pas des fèves dont Pythagore avait défendu l'usage à ses sectateurs. On aurait, selon lui, inexactement interprété dans la règle pythagorienne le mot xtl xoç par fève, tandis qu'il y désignait le sexe des animaux 7. On racontait des histoires étranges sur la métamorphose qui s'opérait de fèves enfouies sous un fumier et d'où sortaient des hommes', croyance fabuleuse à laquelle serait due l'assimilation faite entre les fèves et des têtes humaines. La fève était donc considérée comme un réceptacle de génération de la plus grande puissance, et c'est ce qu'indique encore Plutarque', en assimilant la défense, faite par les Orphiques et par Pythagore, de manger ce légume avec celle que les mêmes législateurs avaient portée au sujet des oeufs. En même temps, on attribuait à cette plante un caractère funèbre et infernal. On jetait des fèves comme offrande sur les tombeaux". Nous lisons dans Festus : « Il n'est permis au FLAMEN DIALIS ni de toucher ni même de nommer la fève, car on la considère comme appartenant aux morts; en effet, on la jette en offrande aux Larves et aux Lémures et on l'emploie dans le sacrifice des PABENTALIA" u. Le même caractère funèbre était attribué par extension à d'autres légumes de nature analogue, aux lupins", aux pois chiches13. L'association des idées de génération et de mort qui se révèle ici n'étonnera aucun de ceux qui ont étudié les religions antiques. Elle est complètement marquée dans ce que dit un des IV. scholiastes d'Homère, que les prêtres ne mangeaient point de fèves noires parce qu'elles étaient le symbole de la montée des âmes lorsqu'elles quittent la demeure d'Hadès pour revenir à la lumière". C'est peut-être à la signification symbolique indiquée par le scholiaste que se rapportent les couronnes d'or imitant le feuillage de la fève, que l'on trouve assez fréquemment autour de la tête des morts dans les tombeaux de l'Italie". Un héros local, ou Bacchus lui-même, était adoré sur la Voie Sacrée d'Éleusis sous le nom de KuxulTriç15, producteur des fèves". Il faut se souvenir ici que l'on expliquait l'abstinence du fruit du grenadier, imposée aux femmes athéniennes dans les Thesmophories, en ce sens que cet arbre était censé né du sang de Dionysos Zagreus répandu à terre '$. De même, dans les mystères des Corybantes, les prêtres ne pouvaient pas manger de céleri, parce que cette plante passait pour avoir été engendrée par le sang d'un des Corybantes19. Ces deux prescriptions éclairent un peu l'origine mystique attribuée à l'abstinence des fèves dans les 1leusinies. [Il y a sans doute, au fond de toutes ces légendes, une simple prescription hygiénique, comme l'abstinence de la chair du porc chez les Hébreux, prescription sur laquelle la superstition antique avait brodé des thèmes très variés.] Le sens du mot faber ne paraît point douteux. Il désigne l'ouvrier qui travaille un corps dur', comme le bois, le métal, l'ivoire, la pierre 2. Le faber s'oppose à l'ouvrier qui façonne un corps mou, comme la terre, l'argile, la cire, factor ou fgulus 3. L'expression de faber correspond à peu près exactement à celle de Txrtov en grec. Il est bien vrai que TÉxrcov, dans la langue classique, s'applique spécialement au charpentier 4. Mais on a également compris sous ce mot ceux qui travaillaient la pierre 5, et parfois même les ouvriers en métal 6. Il est fréquent que faber soit employé isolément. Mais souvent aussi, le mot est accompagné d'une épithète, qui indique soit la matière que travaille l'ouvrier, soit les objets qu'il fabrique. Voici la liste des qualificatifs dont on fait suivre le mot faber. 1° Ceux qui désignent la matière travaillée sont les suivants : tignarius ou tignuarius 7, plus rarement lignarias ', pour les charpentiers; materiarius pour les scieurs 1`30 FAB 948 FAB de long t ; aerarius 2, argentarius 3, ferrarius 4, pour les ouvriers en métal. Je ne pense pas que l'on trouve faber aurarius 5. Eburarius se dit de l'ouvrier en ivoire 6. De ces différentes expressions, celle de faber tignarius paraît être de beaucoup la plus fréquente. 2° Comme épithètes indiquant la nature des objets fabriqués, on trouve les suivantes : navalis'', pour les constructeurs de navires; balneator, pour les ouvriers employés dans la construction des bains 8; lectarius, pour les fabricants de lits 9 ; pectinarius, pour les ouvriers en peignes"; limarius, pour les fabricants de limes"; sagittarius, pour les fabricants de flèches 12 ; le faber oculariarius est celui qui fabrique pour les statues des yeux en métal ou en marbre 13; le faberautomatarius est un fabricant d'automates 14; les fabri flatuarii sigillariarii étaient sans doute les fondeurs de statuettes en métal fe. Enfin on trouve l'expression de faber solearius baxearius pour désigner le fabricant de semelles (solea) et de sandales (baxea)'0 : l'expression serait impropre, si on ne savait que le bois pouvait entrer dans la fabrication des chaussures 17. Il faut rattacher à cette catégorie d'expressions celle de subadeani ou subaediani et celle d'intestinarii, qui sont un peu énigmatiques, n'étant connues que par les inscriptions. Les fabri intestinarii 19 sont sans doute des ouvriers en menuiserie fine, ceux qui décorent l'intérieur (opus intestinum) des appartements 20. Les fabri subaediani seraient peut-être les ouvriers chargés de la grosse besogne dans les constructions, de la charpente intérieure ou de la maçonnerie extérieure 2t. -De ces différentes expressions, la plus usitée est sans contredit celle de faber navalis, qui désigne encore des charpentiers. 3° Faber s'emploie souvent seul 32. Dans ce cas, s'il peut arriver qu'il désigne un ouvrier en métal 23, il est presque de règle qu'il s'applique au charpentier, et qu'il faille sous-entendre tignarius 2S. Quand les traducteurs de la Vulgate ont voulu indiquer que Jésus était fils d'un charpentier et charpentier lui-même, c'est le mot faber dont ils se sont servis 25. D'après la fréquence de certaines expressions et la date des textes qui mentionnent les fabri, on peut se rendre compte des transformations subies par le sens du mot. Il n'est pas inutile de les indiquer : l'histoire du mot est un peu un chapitre de l'histoire des métiers à Rome. Il est vraisemblable que le mot de faber désigna au début le charpentier, et le charpentier seulement. N'est-il pas, en date, le premier de tous les ouvriers, le plus utile à la vie de chaque jour? Le bois a dû être travaillé avant le métal, avant la pierre. Il en a été de l'expression faber comme de celle de materies : materies n'a signifié d'abord que le bois, la matière par excellence; faber ne s'est appliqué d'abord qu'au charpentier, l'ouvrier par excellence. Quand d'autres industries furent connues, on les groupa sous l'antique appellation de faber : mais on les caractérisa par des épithètes. Tout d'abord, on distingua les ouvriers en bois (fabri tignarii) et les ouvriers en bronze (fabri aerarii). Pendant longtemps, il ne fut question que de ces deux catégories d'ouvriers. On devine pourquoi : le bronze a été connu et employé bien avant le fer; le bois a été durant des siècles la matière unique utilisée dans la construction des maisons et la fabrication des statues. De même en Grèce on oppose le charpentier, tixtn 'i, à l'ouvrier en bronze ou en métal, z))xsil. Mais là, le charpentier a dû, presque dès l'origine, coexister avec l'ouvrier en métal : car les deux expressions de TixTU)» et de 7xXxeuç ne sont pas, comme en latin, réunies sous une appellation commune. Il est à remarquer qu'il y a eu de très bonne heure à Rome un mot spécial pour désigner l'orfèvre [AURIFEX] : l'orfèvrerie a dû se constituer assez fût en dehors des autres fabri. Au fur et à mesure que les Romains ont connu l'art de travailler la pierre, l'argent ou le fer, ils ont compris ces différents métiers dans le sens du mot l'abri. Toutefois, ils se sont toujours souvenus de l'application première et limitée de ce mot : l'abri désigna surtout, fi l'époque classique, des charpentiers, comme TixTwv s'entendit presque uniquement de l'ouvrier en bois. Sous le bas empire, une évolution semble se produire dans la signification du mot faber. Il se limite peu à peu à l'ouvrier en fer, au forgeron, au serrurier. Peutêtre cela doit-il s'expliquer par la diffusion chaque jour croissante de l'industrie du fer. Le fer devint rapidement le métal le plus utile à la vie, et l'élément essentiel du travail manuel". Sous le bas empire, faber ne s'entendra plus guère que du forgeron, qui est maintenant l'ouvrier par excellence, comme l'était autrefois le charpentiet. Aussi Isidore de Séville, au vie siècle, cherchant l'étymologie du mot, n'imagine-t-il rien de mieux que de le faire venir de fa(cere) fer(rum), « travailler le fer 27 ». FAB 949 FAB Au moyen âge, c'est de fabrr que dériveront les mots signifiant forgeron ou serrurier, fèvre en français et fatre en provençal. et leur caractère primitif. C'est sous le règne de Numa que la tradition romaine plaçait l'organisation des fabri. Voici ce que dit Plutarque à ce sujet' : « Le plus admiré des établissements de Numa, c'est la division qu'il fit de la plèbe (7rX Ooç), suivant les métiers. Rome était composée de deux nations.... C'étaient, entre les deux portions de la plèbe, des querelles interminables... Pour faire disparaître cette grande cause de division, et la disséminer, si je puis dire, en plusieurs petites parties, il distribua toute la plèbe en corps de métiers (xxr T€yvaç) : c'étaient des joueurs de flûtes (aûaTiTeïç, tibicines), des orfèvres (xpcoxdot, aurifices), des charpentiers (rixTOVE;, fabri tignuarii), des teinturiers ((3xcpEïs, tinctores), des cordonniers (exuTOTduot, sutores), des tanneurs (cxuT(i 4a ç, coriarii), des ouvriers en bronze (Xa),xeïç, fabri aerarii), des potiers (xEpzi.eiç, figuli). Tous les autres métiers furent groupés ensemble pour ne former qu'un seul corps. Chaque métier eut ses confréries, ses réunions, et le culte divin convenant à chacun d'eux 2. » Pline le Naturaliste nous apprend qu'il y avait une hiérarchie entre ces différents collèges. Chacun d'eux avait son rang et son numéro d'ordre. Le collège des potiers était le septième 3; le collège des fabri aerarii était le troisième 4. Il ne serait pas impossible que celui des musiciens fût à la première place, et celui des fabri tignuarii à la seconde Il est possible que le roi Numa ne soit point l'auteur de cette institution des collèges. Mais il n'est point douteux qu'ils ne doivent remonter aux temps les plus anciens de Rome et peut-être aux origines mêmes de la cité. La nature des métiers qui leur ont donné naissance suffit à le prouver. Nous trouvons dans cette liste les ouvriers qui travaillent l'or, les orfèvres : les argentiers n'y sont point mentionnés. Or, il est connu que l'argent fut pendant longtemps une rareté parmi les Romains, et que l'or fut au contraire de très bonne heure en usage, au moins en dehors du monnayage [AURIFEX, AURUM] 6. Il est question des ouvriers qui travaillent le bois : il n'est point parlé de ceux qui travaillent la pierre : il y a des charpentiers et il n'y a pas de maçons. Ces collèges ont donc été institués dans un temps où la pierre n'était point utilisée pour la construction. Or, les Romains n'ont pendant longtemps élevé que des maisons ou des temples de bois : c'était en bois qu'était le premier temple de Vesta, en bois aussi, la cabane de Romulus sur le Palatin, et les chapelles des Lares 7. Le troisième de ces collèges est celui des ouvriers en bronze 3. Il n'y a pas de corps formé pour les ouvriers en fer. C'est que le fer a été connu à Rome beaucoup plus tard que le bronze, et le bronze a été pendant longtemps seul employé dans les cérémonies religieuses'. Une autre remarque a été faite 10. Tous les métiers ainsi groupés par le roi Numa étaient de ceux qui ne pouvaient s'exercer dans les familles. Plutarque ne parle ni des tisserands ni des boulangers : on sait que, dans les temps anciens, chaque famille cuisait son pain et confectionnait ses vêtements. L'origine de ces collèges se rattache donc au début de la civilisation romaine. On voudrait savoir quel a été le caractère primitif de l'institution ou quelles furent les intentions du législateur qui l'imagina. 11 est visible qu'on n'admit dans ces corporations que les métiers qui n'avaient point place dans l'intérieur des familles. On peut donc supposer qu'elles ont été créées pour prêter aide et secours aux familles, aux gentes, et, en dernier analyse, à l'État même. Numa n'a songé ni à protéger ni à régler l'industrie : des préoccupations de ce genre n'étaient d'ailleurs ni de son temps ni du caractère de son peuple. Il n'a agi que pour rendre service à l'État. Avant d'être des corps industriels, les collèges ont été des corps publics " Il est vraisemblable encore qu'ils ont été fondés pour subvenir aux besoins des cultes de la cité et de sa vie religieuse. Il n'est guère de ces métiers auxquels la religion n'eût point recours. Les fabri tignuarii pouvaient construire les demeures des dieux : quand on éleva le temple du Capitole, ce fut, dit une tradition rapportée par Cicéron, sans qu'il en coûtât rien à l'État; on réunit les fabri, et ils firent le travail, au nom et sur l'ordre de la cité 12. Les fabri aerarii pouvaient fabriquer les vases et les ustensiles d'airain, si nombreux dans le culte primitif ; ils contribuaient aussi à la construction des temples, dont les portes étaient d'airain 13; plus tard leurs devoirs religieux grandirent encore, lorsqu'on s'habitua à se servir du bronze pour les statues des divinités i1. Il y avait des fie/ores spécialement attachés au service des pontifes, soit pour confectionner les moules des gâteaux sacrés, soit pour préparer les simulacres de cire que l'on offrait à la divinité : la tradition attribuait même à Numa la création de ces fctores15. Ce qui nous ferait croire encore au caractère religieux de ces deux collèges de fabri, c'est qu'ils viennent immédiatement après celui des joueurs de flûte, tibicines. Or, les tibicines avaient précisément un office sacré; leur place était marquée dans toutes les cérémonies religieuses. Le titre complet du corps était collegium tibicinum Ilomanorum, qui sacris publicis praesto sont 16. On ne conçoit pas le groupement des joueurs de flûte en un corps de métier, si l'on ne voit pas en eux les serviteurs des dieux de l'État. Remarquons d'ailleurs qu'il n'est pas question d'autres musiciens : la flûte a été pendant longtemps l'instrument réservé de la musique religieuse, aussi indispensable aux repas et aux sacrifices que le prêtre et que la victime. Nous pouvons donc regarder ces différents collèges, et en particulier ceux des fabri, comme destinés d'abord et surtout au service de la religion de la cité, et cela nous explique pourquoi la tradition en attribuait l'origine au roi Numa. Numa ne passait-il pas pour l'organisateur de la religion romaine? C'est à lui qu'on rapportait en FAB 950 FAB particulier la création de tous les collèges religieux, des Pontifes, des Vestales, des Saliens et de bien d'autres. Si l'histoire l'a désigné pour être le fondateur des collèges d'ouvriers, c'est que l'institution avait avant tout une allure sacrée. Ajoutons que ce fut, dit Plutarque, « celle de ses réformes qu'on admira le plus ». On a discuté pendant longtemps la question de savoir si ces collèges d'ouvriers étaient l'origine des collèges sacrés, ou si ces derniers avaient été institués à leur ressemblance. M. Mommsen a raillé ces recherches comme vaines et n'a attribué qu'au hasard les ressemblances que ces différents collèges pouvaient présenter entre eux'. C'est méconnaître un peu le caractère de la vie et de la cité antiques que de dédaigner ces discussions et de parler de hasard à propos des origines des institutions romaines. Tout est intimement lié en ces temps primitifs. Ces collèges, ceux d'ouvriers comme ceux de prêtres, avaient la même nature, religieuse et politique à la fois ; la religion et l'État ne faisaient qu'un: ils servaient la cité parce qu'ils servaient les dieux. Ils étaient, comme on dira plus tard, d'utilité publique, parce qu'ils étaient d'utilité religieuse. Les ouvriers étaient, au même titre que les prêtres et les magistrats, des serviteurs de la divinité : la religion fut à l'origine du travail manuel et du commerce, comme au début de la famille et de la vie publique ; les dieux prenaient pour eux les prémices de l'industrie et de l'art, comme ils revendiquaient les premiers instants des cérémonies publiques et des occupations journalières. L'étude de l'organisation primitive de ces collèges montrera mieux encore leur caractère religieux. Nous ne savons sans doute que peu de chose à ce sujet : les deux collèges de fabri formaient chacun une société (xo vtùvlx), ils avaient des réunions, et un dieu à adorer'. Mais ce peu de chose a son importance. Ces collèges étaient des sociétés, des communautés : rappelons-nous que l'idée religieuse a été, dans le monde ancien, « le souffle inspirateur et organisateur » de toute sociétés. Plutarque néglige de nous dire comment ces fabri travaillaient, quelle était chez eux l'organisation du travail, si leur industrie avait des règlements et des traditions. Mais il ne manque pas de nous apprendre, comme détail essentiel, qu'ils avaient des règlements religieu4 et un culte à célébrer. Le lien qui les unissait, ce n'était pas la similitude de métier ou les intérêts de leur art, c'était la communauté de religion, les prières adressées aux mêmes dieux. Le collège est une famille religieuse. On voudrait savoir quelle était la divinité qui présidait à la vie du collège. On songe d'abord à Sylvain et à Vulcain, tout désignés par leurs attributs traditionnels à être les dieux des ouvriers qui travaillent le bois et le métal. Mais aucun texte ne nous permet de supposer qu'ils aient été, du moins à l'époque primitive, les patrons des fabri de Rome. D'autres indices laissent deviner que ces deux collèges étaient consacrés à Minerve. Cette déesse passait pour être la protectrice de tous les corps de métier' : le jour de la fête de Minerve était « le jour des ouvriers », dies artificum. C'est en particulier la divinité attitrée des collèges des fullones, des sutores, des tibicines, qui sont contemporains des deux corps de fabri et qui ont la même organisations. C'est dans le temple de Minerve que se réunissent les (abri de Pesaro s. Il est permis de croire que les neuf collèges d'ouvriers créés par Numa ont été également placés sous la protection de Minerve. Il est à remarquer qu'un des plus anciens et des plus importants sanctuaires de Minerve était sur le mont Aventin', alors la demeure propre des gens de la plèbe : or les fabri étaient exclusivement des plébéiens. II n'y a pas impossibilité à ce que la création de ces collèges d'ouvriers se rattache au culte de la Minerve Aventine. La tradition raconte qu'en 495 les consuls dédièrent un temple à Mercure : en même temps ils instituèrent, pour y desservir le culte, un collège qui fut « le collège des marchands », collegium mercatorum 8. Les collèges des fabri et des autres artisans n'auraient-ils pas, de la même manière, été créés pour célébrer la Minerve du temple de l'Aventin? La création de ces collèges eut une assez grande conséquence dans l'histoire de la plèbe, où ils se recrutaient exclusivement. Les plébéiens étaient, d'après le droit ancien, des hommes qui n'avaient ni famille ni religion; ils étaient en dehors de toute constitution; multitude confuse, ils ne formaient aucune société, ni religieuse, ni civile, ni politique. L'institution attribuée à Numa fit précisément de la plèbe une société : en les groupant en collèges, sous la protection d'une même divinité, elle donna aux plébéiens l'union religieuse qui leur manquait; elle établit entre eux un premier lien politique ; elle les rattacha aux dieux de l'État, qu'ils purent ainsi adorer; elle les souda en quelque sorte à la cité ellemême, à laquelle les corporations d'ouvriers rendaient des services. Le collège, par cela seul qu'il est une société religieuse, sera pour le plébéien ce qu'est la familia et la civitas pour le patricien, à la fois une famille et une cité : c'est sous la forme de collège que la plèbe entre ainsi dans le droit religieux et dans la vie publique. `2. Destinée des collèges de fabri sous la république et sous le haut empire. Les textes nous manquent pour suivre l'histoire des deux collèges de fabri tignuarii et de fabri aerarii depuis leur création par Numa. On doit supposer que leur importance grandit sous la domination des rois étrusques. De gigantesques travaux furent exécutés par eux à Rome : les fabri devinrent les auxiliaires permanents de la royauté, et peut-être les collèges d'ouvriers furent-ils un précieux appui pour la politique des Tarquins. Nous savons, en tout cas, que les rois firent venir d'Étrurie un très grand nombre de fabri 9. On a dit plus haut que les fabri eurent le devoir de construire, pour le compte de l'État, le temple de Jupiter Capitolin. C'est vers ce temps-là que l'usage de la pierre et du fer se répandit à Rome. Mais l'État ne créa pas deux nouveaux collèges : les maçons et les ouvriers en fer furent sans doute réunis aux charpentiers et aux bronziers. L'appellation des deux anciens corps ne fut pas cependant modifiée : l'État romain n'aimait pas à changer les titres et les règlements de toute institution qui touchait aux choses religieuses. C'est ainsi que l'on entendit par fabri tignuarii, non seulement les ouvriers en charpente, mais aussi tous ceux qui travaillent aux bâtisses". FAB 951 FAB Les destinées ultérieures des deux collèges de /abri nous échappent complètement. Nous savons seulement qu'ils ne furent jamais supprimés. Le sénatus-consulte de l'an 64, qui mit fin à tant de collèges, les épargna à cause de leur antiquité, et parce qu'ils étaient regardés comme des institutions « d'utilité publique ». César, Auguste, les respectèrent pour les mêmes motifs 2. On peut croire qu'à cette époque le caractère public de ces corporations était plus marqué qu'autrefois et que leur nature religieuse s'était un peu effacée. Grâce aux inscriptions, nous pouvons connaître un peu l'organisation des collèges de /abri romains à l'époque impériale. Du collège des /abri aerarii nous ne trouvons plus de trace appréciable. Il a dû peut-être disparaître sous l'empire. A sa place apparaît un collegium fabrum ferrariorum, dont une inscription mentionne un decurio 3. Mais il ne paraît pas avoir eu grande importance. Une inscription de Rome nous a fait connaître un petit collège de /abri, les /abri solearii baxearii, ceux qui fabriquaient des semelles et des sandales. Ils étaient divisés en centuries, administrés par des quinquennales; leur lieu de réunion se trouvait sous le théâtre de Pompée, et l'État pouvait accorder à ses membres les plus considérés certaines immunités4. Le collegium fabrum tignuariorum demeura toujours le plus en évidence. Auguste paraît l'avoir réorganisé Deux inscriptions du temps des Sévères 6 nous le montre composé de soixante décuries. Chacune d'elles est gouvernée par un décurion 7. A la tête du collège se trouvaient peut-être six « maîtres » nommés pour cinq ans, magister quinquennalis 8. Des patrons lui servaient de protecteurs, des scribes y étaient attachés. L'habitude s'y conservait d'une sépulture en commun °. Ces /abri tignuarii doivent avoir été assez nombreux; il semble qu'une décurie pouvait renfermer une trentaine de membres10. L'effectif total du collège pouvait être de dix-huit cents ouvriers. Mais il est permis de douter qu'il ait atteint ce chiffre dans les deux premiers siècles de l'empire. En ce temps-là, en effet, il est visible que les collèges de /abri comptent peu. Qu'on songe qu'ils nous ont livré à peine une douzaine d'inscriptions il, alors que le collège des charpentiers d'Ostie nous en fournit de si nombreuses et de si importantes. L'autorité des princes a dû restreindre et leur nombre et leur situation; et il est fort possible que, maintenus seulement par égard pour leur vénérable antiquité, ils aient été réduits à un simple rôle de parade dans quelques cérémonies religieuses. Peut-être s'expliquera-t-on leur déchéance pour deux motifs. D'une part, les empereurs n'aimaient pas les collèges et les réunions d'où pouvait sortir aisément l'émeute; ils les acceptaient avec peine dans les muni cipes; ils les ont contenus et à demi étouffés dans Rome. D'autre part, les grands travaux publics se faisaient maintenant par les « familles » d'esclaves impériaux : les collèges d'ouvriers n'avaient plus leur raison d'être comme corps public. 3. Le collegium fabrorum à Rome sous le bas-empire. Au III' siècle, une vie nouvelle se manifeste dans les collèges de la capitale. Les empereurs Septime-Sévère et Caracalla, qui ont fait beaucoup pour tous les collèges, méritent aussi la reconnaissance des /abri tignuarii de Rome 1'. Il semble qu'on ait de leur temps inscrit les décurions du collège sur les registres de l'État, comme étant à son servicel3. Sévère-Alexandre continue la restauration des collèges romains; il constitua en corporations tous les métiers, il leur permit d'avoir des s défenseurs » tirés de leur sein, il leur désigna des juges spéciaux 14 . Le collegium fabrorum tignuariorum 15 (ou (abri seulement) va redevenir, comme dans les premiers temps de la république , une corporation d'utilité publique », servant la patrie à sa manière. Les services que les /abri rendent à Rome ne diffèrent pas de ceux que l'État leur avait autrefois imposés. Ils sont occupés aux constructions publiques, « aux édifices sacrés », c'est-à-dire à ceux qui appartiennent à l'empereur. Ils ont remplacé ainsi les esclaves du prince, qui leur avaient jadis succédé. I1 semble que les /abri aient un autre devoir à rendre à l'État : prêter main-forte aux magistrats en cas d'incendie 1U. Je croirais volontiers qu'ils avaient déjà eu cette mission sous la république ; les /abri municipaux la conservèrent toujours. C'était dans la nature de leurs métiers et de leurs habitudes d'être les hommes les plus aptes à escalader les maisons incendiées, à abattre ou à démolir les pans de murs pour faire la part du feu. Ce furent désormais là les services publics, official' , qu'on leur demanda. Sous le haut empire, Rome avait eu un corps spécial de sapeurspompiers, les vigiles : sous le bas-empire, les /abri en tinrent lieu. En échange, ils reçurent d'importantes immunités, et notamment l'exemption de l'impôt qui frappait le commerce et l'industrie, l'impôt du CHRYSARGYRUM 1e. L'État n'eut plus désormais la moindre crainte à l'égard des /abri, et il proclamait que cette classe d'hommes devait être encouragée et fortifiée. Elle le fut si bien, que les décurions des villes abandonnèrent parfois leur sénat et leurs charges pour se faire recevoir parmi les /abri de Rome : ils aimaient mieux servir l'État dans un collège de la capitale que dans une curie municipale 19. ce que nous savons sur les collegia fabrorum à Rome est en somme peu de chose. Si nous voulons apprendre quelle était l'organisation d'un collège de /abri sous l'empire, quelle était la nature de l'institution et comment on y FAB 152 -FAB vivait, il faut s'adresser aux grandes cités des provinces, et surtout aux colonies, à Ostie d'abord, puis à Milan, Arles, Ravenne, Lyon, Apulum, Sarmizégéthusa. Pendant que l'antique collège s'étiolait dans Rome, l'institution, transportée en province, s'y développait avec une rare vigueur. De plus, comme toutes les fondations municipales que Rome implanta dans les villes sujettes, celle-là garda toujours, loin de la capitale, son caractère primitif, sa nature à la fois politique, religieuse et familiale. En regardant ce qu'était un collège de fabri provinciaux au ne siècle, on devine ce qu'étaient ceux de Rome au temps des Tarquins ou de Camille. 1. Organisation. C'est sous le nom de collegium fabrum, sans autre indication, que les corporations de fabri apparaissent le plus souvent dans les villes rnunicipales. Il faut entendre par ce mot uniquement les fabri tignuarii, c'est-à-dire, d'après le nouveau sens que l'on donnait à l'expression de tignuarii, les constructeurs en bâtiments, charpentiers et maçons. Pline le Jeune, dans une lettre à Trajan, nous parle d'un collège de fabri qu'il se propose de créer à Nicomédie; et il ressort bien de la lecture de sa lettre qu'il ne peut s'agir que de maçons et de charpentiers'. Quelquefois le mot de fabri est suivi d'une appellation plus précise : c'est le plus souvent celle de tignarii ou de tignuarii, le vieux titre traditionnel du collège des charpentiers romains 2. L'emploi de l'expression de tignarii révèle souvent qu'il y a dans une même ville deux collèges de fabri. L'autre est celui des ouvriers constructeurs de navires, les fabri navales 3. Fabri tignarii, fabri navales sont les deux grands collèges d'ouvriers que nous rencontrons dans les plus importantes cités de l'empire. Entre tous, il faut citer la colonie d'Ostie, où les deux corporations de constructeurs en maisons et en navires avaient une importance exceptionnelle '. Les autres appellations sont plus rares. Le collège des fabri subaediani (expression qui ne différait peut-être pas beaucoup de celle de fabri tignarii) apparaît dans quelques villes. A Narbonne et à Cordoue il avait une certaine puissance; il parait y avoir été le collège principal 5. Les collèges de fabri sont certainement les plus importantes des corporations municipales : là où il n'y a qu'un collège, c'est presque toujours un collegium fabrorunt; s'il y en a plusieurs, le collège des charpentiers marche en tête, comme dans la Rome de Numa. Ce collège de fabri est souvent associé aux collèges des centenarii et des dendrophori 6 : il en deviendra inséparable sous le bas-empire. La loi recommandait que, pour donner plus de force à ces trois corporations, on n'en fit qu'un seul collège, collegium ou collegia fabrorum centenariorum dendrophororunt Dans ce cas, l'appellation de fabri qui est la plus ancienne est toujours placée la première ; et il est possible que dans bien des cas, lorsqu'elle apparaît seule, les deux autres soient sous-entendues Le nombre des membres de ces collèges est difficile à établir. Il a dû être fort variable suivant l'importance des cités. A Nicomédie en Bithynie, Pline ne voulait pas que l'effectif du collège des fabri dépassât cent cinquante membres 9. A Ostie, ce chiffre a dû être de beaucoup dépassé 10. Il ne serait pas impossible que l'effectif, une fois établi, ne dût jamais être changé, mais que l'on éludât la loi en créant des membres surnuméraires 71. Ces fabri étaient divisés en décuries, dont le nombre paraît avoir fort varié suivant les villes. Il y avait 16 décuries dans les tignuarii d'Ostie 72, '28 au moins à Ravenne'', 9.5 au moins à Aquilée 11, 11 à Sarmizégéthusa 15,11 à Apulum 16. Mais, dans l'intérieur de chaque collège, le nombre des décuries était fixe. Aussi, pour dire que l'on faisait partie des décuries d'un collège, donnait-on le nombre total de ses décuries : ex XVI decuriis " signifiait que l'on appartenait effectivement au collège, que l'on était inscrit officiellement sur son album, sur le rôle des décuries. Les membres des décuries formaient le commun peuple du collège, la plèbe, plebs. Au-dessus se trouvaient les dignitaires, honorati'°: car l'expression d'honos désignait une dignité dans un collège comme dans une ville. Les collèges ont des chefs suprêmes qui prennent en règle générale le titre de magistri" . Ces chefs sont leurs élus ; ils les représentent et ils les gouvernent; ce sont leurs magistrats, comme le consul est le magistratus ou le magister populi Romani. La magistrature n'était pas plus unique dans les collèges qu'à Rome : il y avait d'ordinaire deux 20 ou trois 21 magistri siégeant conjointement. On pouvait être renommé plusieurs fois 22. Ils étaient assez souvent nommés pour cinq ans; d'où l'appellation de quinquennalis, qui est fréquente. Ils pouvaient être nominés aussi, exceptionnellement, pour toute leur vie, perpetui: ce qui amène quelquefois l'expression bizarre de quinquennalis perpetuus23. Ils sont éponymes comme les consuls à Rome. Car le collège a son « ère », comme les cités. Dans certains collèges, on compte par année 2.. Dans d'autres, par exemple à Ostie, on compte par lustrum, ou période de cinq ans. Quand on mentionne à Ostie les quinquennaux du collegium fabrum tignuariorum, on indique le lustre pendant lequel ils gouvernent25. Il serait intéressant de savoir à quelle date se place le premier lustre de ce grand collège, ce qui nous donnerait celle de sa création FAB 953 FAB ou de sa réorganisation. On le met, approximativement, sous le règne d'Auguste'. Il peut arriver, dans certains collèges de fabri, que les magistri soient remplacés par un préfet, praefectus. La différence n'est pas seulement une différence de titres : le magister du collège, comme le magistrat de Rome, est l'élu de ses confrères; le praefectus est pris en dehors du collège et désigné soit par les magistrats municipaux, soit par l'empereur 2. Il est possible que le collège ait parfois demandé à l'empereur d'être non magistrat : le prince, acceptant, se fait représenter par un préfet. C'est ainsi que les villes obtenaient souvent de lui qu'il les gouvernât, comme chefs municipaux, par l'intermédiaire de ses préfets. Mais il est plus probable que les préfets des collèges de fabri leur aient été imposés par l'État, sans leur agrément. De tous les collèges, en effet, celui des fabri est le seul où l'institution des préfets apparaisse d'une façon continue. Si le préfet ne se montre que de loin en loin dans les collèges de fabri d'Ostie 3 et d'autres grandes villes, il est le chef régulier et normal des fabri municipaux dans le nord de l'Italie. Les collegia fabrorum de l'Istrie et de la Vénétie n'ont point d'autres magistrats suprêmes '. La présence de préfets à la tête des fabri peut s'expliquer aisément : de tous les collèges, ils étaient le plus au service de l'État; ils avaient, nous le verrons, des devoirs municipaux; il fallait qu'ils fussent dans la main du pouvoir, « contenus » par elle, comme dit Pline le Jeune L'État se réserva le droit de leur nommer un préfet'. Le collège des fabri centonarii., dendrophori de Milan, le plus considérable peut-être de tout l'empire après ceux d'Ostie, présente une anomalie. Il n'a pas de magistri. Les chefs sont quatre curatours arcae 1 itianae, « curateurs du trésor »); leur nom indiquerait qu'ils ne sont que des fonctionnaires financiers, des administrateurs. Peutêtre exerçaient-ils les pouvoirs des magistri ordinaires, et leur titre se rattacherait-il à l'origine du collège, qui remonterait à une fondation pécuniaire d'un Titius. Il ne serait pas non plus impossible que l'État n'ait point voulu de magistrat suprême dans ce collège dont il pouvait redouter la puissance : il semble que Milan, la première cité de l'Italie, n'ait point eu de chef municipal: il en fut de même de sa grande corporation. Dans la plupart des collèges, nous rencontrons, à côté des magistri, des fonctionnaires d'ordre financier. Ici un repunctor est chargé de vérifier les comptes 8 ; là un curator contrôlait le budget du collège 9. Ils étaient pris parfois en dehors de la société, parmi les habitants notables de la ville. Au-dessous d'eux, un quaestor servait de caissier au collège i0. Enfin des décurions, decuriones, commandaient aux différentes décuries ". Ii y avait ainsi, dans les grands collèges, de véritables cursus honorum, et l'on pouvait dire de quelques membres favorisés qu'ils avaient parcouru toute la série des honneurs parmi les fabri : omnibus honoribus apud fabros functi f2. Comme les cités encore, les f abri avaient une véritable cohorte d'employés, des scribes, scribee, des médecins, des gardiens pour leur temple, aeditumi, et jusqu'à un devin, haruspeæ13. Ils ont des esclaves, qu'ils peuvent affranchir, et qui, comme affranchis, prennent pour nom gentilice, le nom même du collège : ils s'appellent Fabricii" Comme tous les autres collèges, ceux des fabri avaient une caisse, arcai5, des archives f0 des lieux de réunion, scholae ", des meubles 18 ; ils possédaient des biensfondsf9. Ils recevaient des legs 20, des héritages 21, des donations n. Ils jouissaient ainsi de la personnalité civile. Ils étaient en même temps une personne politique : ils décernaient des sièges d'honneur, bisellium 23, ils élevaient des statues 24 et rendaient des décrets25. Nous avons lé procès-verbal d'une séance du collegium fabrorum de Reggio 26. On dirait, à s'y méprendre, qu'il s'agit d'une séance du sénat romain. Il y a un rapport, relatio, présenté par les questeurs au nom des magistrats ; il y a un vote et le texte d'une résolution. La procédure est la même qu'à Rome, les expressions sont empruntées à la langue officielle, les abréviations sont celles de la chancellerie impériale ; et, comme les corps sénatoriaux, le collège des fabri se pare de l'épithète de « très brillant » splendidissimus n. A côté de cette constitution, que nous pourrions appeler la constitution civile du collège des fabri, on trouve la trace d'une organisation toute militaire, qui ne se rencontre au même degré dans aucun autre collège municipal 28. Les collèges de fabri, dans l'ancienne Rome, formaient des centuries militaires; de même, ceux des villes du nord de l'Italie apparaissent divisés en centuries : le grand collège de Milan en comprend douze 29 Chaque centurie a un centurion à sa tête 30; près de lui se trouve un adjudant ou aspirant, optio 3'. Il y a un certain nombre de sous-officiers, principales" , d'exempts, immunes", de privilégiés 36 : parmi eux étaient sans doute ceux qu'on appelait les tesserarii, « porteurs de mots d'ordre 35 », des vexillarii ou vexilli feri, porte-drapeaux 36, un garde d'arsenal, curator instrumenti 37. Audessous des chefs, les simples fabri s'appellent volontiers « la troupe des soldats ordinaires », numerus militum caligatorum 3S. Enfin, certains grands collèges avaient dans les localités voisines de véritables détachements : une compagnie des fabri navales d'Ostie était détachée à Porto sous les ordres d'un tribun 39. Si l'on ajoute à ces détails que ces collèges avaient souvent à leur tête un préfet, dont le titre indique une fonction d'allure plutôt militaire, on devine qu'ils pou FAB vaient au besoin être conduits et traités en véritables corps de troupes. On dirait de nos jours qu'ils pouvaient être «tmobilisé's n. On s'explique alors qu'une inscription dise d'un préfet qu'il a « mené les fabri aux manoeuvres n, duxit in amb ulativis t . Les anciens attribuaient à l'empereur Hadrien cette organisation des fabri en corps de troupes ; il les avait, dit un écrivain, distribués en cohortes ou centuries à la manière des légions. Et l'écrivain donne de cette mesure une explication qui est fort plausible : pour accélérer les grandes constructions qu'il ordonna dans les municipes et les colonies, Hadrien voulut que les fabri sussent obéir et travailler à la façon des soldats On peut en donner une autre explication : chargés d'éteindre les incendies, il était bon que les fabri fussent disciplinés et enrégimentés. Le caractère de cette double organisation, civile et militaire, est bien net. Le collège des fabri est une cité, je dirais volontiers une patrie. C'est ce qu'il a dû être à Rome au temps de Numa, alors que les plébéiens groupés dans leurs collèges y trouvaient cette vie municipale que l'État leur refusait dans la grande cité. Une inscription des fabri tignuarii d'Ostie 3 nous fait saisir, sur le vif, l'analogie qui existait entre ce collège et une cité. Trois magistrats quinquennaux l'administraient pendant un lustre : à chaque lustre correspondait un reèensement, une lustration, une élection. Pour présider à ces différentes cérémonies, on nommait un censeur 4 et on confiait à des membres du collège le soin de garder les urnes qui renfermaient les suffrages 5. Le collège était l'image réduite de la cité. II formait un populus avec ses chefs et sa plèbe 6. Il va sans dire que dans les villes municipales comme dans l'ancienne Rome, les membres des collèges de fabri (sauf peut-être les honorati) étaient regardés comme des plébéiens. Mais ils étaient ce qu'il y avait de plus considéré dans la plèbe, un corps aristocratique qui la représentait.' et qui peut-être la dirigeait'. Il est cependant quelques détails de cette organisation où le collège nous apparaît plus encore comme une famille que comme une cité. Il a des patrons ; et les expressions dont on désigne les relations entre ces patrons et le collège sont celles qui définissaient les liens entre les clients et leurs protecteurs, fades, industria, benevolentia, liberalitas. La Fides, « la foi jurée », est la divinité qui préside à ces rapports 9. Les membres du collège doivent à leur patron des sentiments de piété, pietas, comme les fils à leurs parents 10. Les patrons appellent • leurs protégés, « mes très chers et excellents seigneurs », optimi et carissimi domini tt. Comme dans les autres collèges, ces patrons sont pris parmi les personnages influents de la cité, prêtres ou fonctionnaires, chevaliers rpmains pour la plupart 12 parfois riches affranchis 13. FAB r Enfin le collège des fabri a parfois un « père n, pater t`, et d'ordinaire une « mère », mater : on dit mater collegii comme on dit mater familias; et, si le collège a plusieurs patrons, il n'a le plus souvent, comme la famille, qu'une seule mère 15. 2. La vie religieuse et familiale dans un collège de fabri. Si on étudie la vie intime d'un collège de fabri, la nature familiale de l'institution apparaîtra avec une force plus grande. On verra qu'elle n'a jamais perdu, hors de Rome, le caractère qu'elle a reçu à son origine même. Ce qui constituait la famille, indépendamment des liens du sang, c'était la communauté de culte, de repas et de sépulture. Rien de cela ne va nous manquer dans le collège. Tout collège de fabri est placé sous l'invocation d'une divinité, sans parler du Génie propre du collège 16. Il a un temple 17 auquel il est attaché ; il y tient souvent ses réunions, il y prend ses repas anniversaires 18. Ce temple est pour lui comme la maison de famille. Il ne semble pas que les fabri aient adoré par tout l'empire la même divinité. Minerve demeure celle de quelques collèges 19, Neptune semble celle des fabri de Ravenne 2D. A Ostie, il est probable que les deux grands collèges étaient voués au culte de Vulcain, le dieu principal de la colonie : c'était d'ailleurs la divinité qui convenait à cette ville de forges et de chantiers". Les charpentiers pouvaient s'adresser à Sylvain". Hercule eut peut-être les dévotions de quelques collèges de fabri". Jupiter a été cher sans doute à ceux des provinces danubiennes03. Dans une colonie de la Dalmatie, Salone, la nature sacrée de ces collèges de fabri est bien marquée : il y avait dans cette ville un collegium fabrorum ; vers la fin du me siècle, il commença à s'appeler collegium fabrum Veneris, et finit par ne plus se nommer que collegium Veneris" : Vénus était d'ailleurs la grande divinité de Salone. D'une manière générale, ces collèges se vouaient au dieu principal de la cité, comme à Rome ils s'étaient consacrés à la Minerve de la colline plébéienne. Les repas en commun, epulae, étaient peut-être difficiles et peu fréquentés dans les grands collèges, comme à ceux d'Ostie, de Ravenne ou de Milan. Mais le principe n'en fut jamais méconnu. Ils avaient lieu, en tout cas, fort solennellement, à certains anniversaires, par exemple, à ceux de la naissance des patrons ou des bienfaiteurs, surtout quand ces derniers avaient laissé des rentes au collège à l'effet de les célébrer 26. Un fabrr du collège d'Arles reçoit de ses confrères l'éloge suivant : « Il fut convive agréable », hic conviva fuit dulcis 27 ; c'est une allusion aux agapes faites par les membres de la communauté. Les associés n'étaient certainement pas tenus, dans les collèges de fabri, de se faire enterrer dans un cimetière commun. Mais il n'est pas douteux que chaque corps de fabri n'ait eu son lieu de sépulture 28; le collège y accordait des emplacements P9. Les associés y versaient, FAB -955FAB comme dans les simples collèges funéraires, une cotisation destinée aux frais de Ieurs funérailles 1. C'étaient si bien des associations funéraires que la plupart des legs que les collèges reçoivent sont destinés à des fondations d'anniversaires de deuil. Une des principales occupations des fabri est de célébrer les parentalia et les rosaria institués en mémoire de leurs bienfaiteurs 2, Ils avaient l'obligation de rendre à leurs confrères les derniers devoirs.. Ils s'associaient à la fafn,ille du mort 3, et, quand elle manquait, ils la remplaçaient''. Ajoutons que les membres d'un même collège s'appelaient parfois « frères » entre eux 5, et plus encore « amis » 6 : mais l'amitié était, chez les anciens, une véritable « société », divine et religieuse plus encore que morale et humaine. 3. Le rôle industriel des collèges de fabri. Il est curieux que l'activité industrielle soit ce qui nous échappe le plus dans la vie de ces collèges. On peut deviner que les grands collèges de navales et de tignuarii d'Ostie, de Ravenne ou d'Arles, ont joué un rôle prépondérant dans le développement matériel de ces villes : mais l'organisation du travail dans ces corporations nous est entièrement inconnue. Il n'est pas possible de trouver la moindre trace d'un monopole industriel entre les mains des collèges, et il devait y avoir des fabri en dehors d'eux : en particulier les plus grandes familles de Rome Possédaient leurs charpentiers, leurs maçons, comme leurs forgerons et leurs argentiers et beaucoup de fabri devaient travailler librement 8, sans appartenir à la famille d'un grand seigneur ou à la confrérie d'un collège. Dans la vie intérieure du collège, il est probable que les choses de métier ne tenaient pas une place prépondérante. Un collège de fabri est loin d'ètre un corps fermé, exclusif, où n'entrent que les travailleurs : tout au contraire, c'était une société assez ouverte, accessible à des ouvriers de tout art, aux femmes, aux étrangers. Le titre de fabri était une étiquette, une formule ancienne qui ne répondait pas toujours à la réalité. Les exemples sont nombreux de membres de collèges de fabri, qui ne méritaient guère cette appellation. A Lyon, nous trouvons dans la grande corporation des fabri tignuarii un négociant en saumures 9, et un ouvrier en craie 1'1. Une épitaphe vante l'habileté industrielle d'un membre des tignuarii arlésiens, « passé maître en son art » : or il excellait surtout à construire des machines hydrauliques 11. Ailleurs, c'est un orfèvre qui « a revêtu tous les honneurs » dans un collège de fabri 12. A Pola, un membre du collège des fabri est représenté avec un rouleau de cordes, une perche et un quart de cercle : il ressemble singulièrement plus à un arpenteur qu'à un charpentier 13 A côté de ces ouvriers qui rentrent difficilement dans la catégorie des fabri, les collèges renfermaient des étrangers, industriels ou travailleurs établis dans la cité, et qui recevaient, comme les compagnons du moyen âge, IV. un fraternel accueil dans la société 14. Il n'était pas nécessaire, pour faire partie du collège, d'appartenir à la cité 15 étrangers et citoyens s'y rencontraient, de la même. manière que, dans les collèges fondés par Numa, Romains et Sabins avaient commencé à fraterniser16 Des femmes aussi entraient dans la société i7; les femmes des associés se considéraient comme engagées dans le collège : elles faisaient vraiment partie de la grande famille f8. Il s'y trouvait aussi des enfants 19. Le collège n'était pas une famille rivale de la famille naturelle : il lui permettait de se développer dans son sein. Il y avait donc dans chacun de ces collèges, à côté des fabri proprement dits, de nombreux groupes d'associés, amis, hôtes ou parents des membres ouvriers 20. Les corpora fabrorum devenaient ainsi des associations religieuses,amicales ou politiques, beaucoup plutôt que des confréries industrielles, des réunions d'hommes de toute origine s'occupant de tout plus volontiers que de leur art. On s'explique ainsi la réponse de Trajan à Pline, qui voulait établir à Nicomédie un collège de cent cinquante fabri : « Je veillerai, dit Pline, à ce qu'il n'y entre que des fabri 21 »; et Trajan répond : « Tu auras beau faire, ce collège deviendra vite une hétairie 22 », c'est-à-dire une faction politique. t. Rôle public des collegia fabrorum. C'est le rôle public de ces corporations qui est le plus en évidence dans tout ce que nous savons de leur histoire. C'est l'État quia créé les premiers collèges à Rome ; c'est de l'État qu'ils dépendent et c'est l'État qu'ils servent durant tout l'empire. Ces collèges de fabri ne pouvaient se créer sans l'autorisation du sénat ou du prince. Un sénatus-consulte du temps d'Auguste ou de la fin de la république avait défini dans quelles conditions les fabri pouvaient se réunir en corporations. A la suite de l'expression collegium fabrorum, on trouve parfois la mention suivante quibus ex senatus consulto coire licet, « auxquels un décret du sénat a permis de se réunir »; mais cette expression ne doit paraître que pour de très anciens collèges 23. Sous le règne de Domitien, le sénat était encore consulté par l'empereur au sujet des autorisations demandées pour les collegia fabrorum 2!r. Plus tard, on ne demanda guère que l'autorisation du prince 29. Pline voulut créer un collège de fabri à Nicomédie il en référa à Trajan. Il faut d'ailleurs citer ses deux lettres, qui nous font connaître à la fois le caractère de ces collèges de fabri et la crainte qu'ils inspiraient à l'État. « Il y a eu, à Nicomédie, un grand incendie, écrit Pline : la foule a regardé le feu; personne n'a aidé. On a manqué d'instruments et d'ouvriers. Juge, Seigneur, si tu ne crois pas utile de créer un collège de fabri, mais de cent cinquante membres seulement. Je veillerais à ce qu'on ne reçoive dans le collège que des fabri et à ce que, le droit de se réunir leur étant concédé, ils ne s'emploient à autre chose. D'ailleurs il sera facile de surveiller si peu de gens ». Cependant Trajan refuse l'auto 121 FAB 956 FAB risation : « La ville et la province, dit l'empereur, ont été troublées par des factions de cette sorte. Quelque nom qu'on donne à ces corporations, quelque motif qu'on invoque, ce sont toujours des factions, et elles deviennent vite des hétairies 1. » Ainsi, l'État regardait ces sociétés comme dangereuses dans les cités turbulentes ou les provinces troublées. C'est sans doute pour ce motif que les collèges de fabri sont si diversement répartis sur la surface de l'empire Il y en a peu en Espagne, en Bretagne, dans la Gaule propre : craignait-on que ces associations ne devinssent des ferments de discorde dans ces pays à demi-barbares? Ils sont plus nombreux dans la Gaule Narbonnaise, et d'une manière générale dans les pays où se trouvent d'anciennes colonies romaines ou latines. C'est surtout dans la vallée du Rhône, et dans l'Italie du Nord et du Centre, dans les provinces danubiennes, que nous pouvons les étudier : c'étaient des pays paisibles, et à jamais gagnés à l'ordre et à la paix romaine. Encore avons-nous vu les précautions que l'État prit pour les contenir et les avoir sous la main dans la région de Vénétie et dans celle de la Gaule Transpadane. Le midi de l'Italie possède peu de collèges de fabri; la bruyante Pouzzoles ne semble pas en avoir. L'Orient, l'Égypte, la Grèce, provinces si souvent inquiètes, aux villes sans cesse en émoi, en manquent. On n'en trouve pas non plus en Afrique 3. C'est que l'Afrique, où tant de plébéiens de Rome avaient trouvé un refuge et un établissement, pouvait passer pour une province démagogique : les travailleurs libres n'y étaient pas encouragés, les grands travaux et les services publics y étaient confiés, comme à Rome, à des familles d'esclaves. Les empereurs du bas-empire furent plus libéraux. En regard de la lettre de Trajan, il faut citer la loi de Constantin : « Il convient que dans toutes les villes où l'on trouve des dendrophores, ils soient réunis aùx centonarii et aux fabri : il est utile que les corporations de ce genre soient fortifiées par l'abondance de membres'. ». Dès le début du iv' siècle, en effet, les collèges de fabri nous apparaissent partout, non seulement comme autorisés, mais encore comme recherchés et protégés par l'État. Le bas-empire favorisa autant la formation des collèges que le haut-empire la redouta : le collège entre désormais dans la vie publique comme cadre administratif. Il est à noter que l'État romain intervient seul dans la constitution de ces collèges municipaux. Les sénats des villes paraissent sans action et sans influence sur eux, Ils ne relèvent pas de l'administration municipale : ils forment des corps placés au-dessous de l'ordre des sénateurs ; mais c'est une infériorité hiérarchique, ce n'est pas une dépendance administrative. C'est qu'en effet leur puissance était telle, par leur effectif, par leur cohésion, par leurs traditions, que l'État seul était outillé pour les contenir ou les combattre, En outre, les fabri, dans les villes comme à Rome, étaient au service de l'État. « Ils ont été institués », dit le jurisconsulte Callistrate, « pour prêter une aide néces saire aux besoins publics 0. » Il n'est point douteux qu'ils n'aient eu d'abord à travailler aux constructions publiques, municipales ou. autres. Les grands édifices qui s'élevèrent en si grand nombre dans les colonies, leur ont été sans doute commandés. C'est par des collèges de fabri qu'Hadrien fit exécuter dans toutes les villes de l'empire ces belles constructions dont il les dota 8. Les fabri tignuarii et les fabri navales d'Ostie furent employés, j'imagine, aux édifices et aux flottes que l'État possédait et entretenait dans l'antique colonie 7. Voilà peut-être ce qui explique l'importance exceptionnelle de ces deux collèges. Ostie était la métropole commerciale de l'Italie, le port et l'entrepôt de Rome; les ouvriers y abondaient, les arsenaux, les greniers, les docks de l'État y nécessitaient un personnel nombreux d'entrepreneurs et d'ouvriers. Ostie est devenu, à certains égards, comme l'atelier et le chantier de Rome. Si jamais corporations ont mérité d'être appelées a d'utilité publique », ce sont celles de la puissante colonie. Qui sait même si les ouvriers des corpora d'Ostie ne travaillaient pas à Rome même, et si cela n'explique pas la faiblesse des vieilles corporations romaines ? A côté de cette activité industrielle mise au service de l'État, les collèges de fabri municipaux avaient un rôle d'un caractère public: veiller à l'extinction des incendies. La lettre de Pline à Trajan ne laisse aucun doute à ce sujet. Leur union avec les centonarii confirme d'ailleurs le fait : les couvertures de drap qu'on appelait centones servaient entre autres choses à éteindre les incendies 8. En échange de ces services, les membres de ces corporations avaient des immunités financières analogues à celles dont jouissaient les fabri de Rome9. Il n'est pas de notre sujet de suivre dans les derniers temps de l'empire et au moyen âge les destinées des collegia fabrorum. Mais on peut déjà deviner que leur organisation ne disparaîtra pas avec l'empire romain. Bien des choses se retrouveront, au moyen âge, de ces anciens collèges. Les confréries de charpentiers auront toujours un caractère religieux, familial et politique. Elles possèdent leur chapelle et leur saint, comme les collegia fabrorum avaient leur temple et leur dieu. Les repas de corps subsisteront. Il y aura toujours une « mère des charpentiers»; et, dans beaucoup de villes, les charpentiers auront le devoir d'aller seuls au feu en cas d'incendie. Toutefois le côté industriel, que le moyen âge mettra en évidence, se trouve précisément le moins visible dans les collegia fabrorum. Il est probable que les membres de ces collèges pouvaient travailler pour leur compte ou le compte d'entrepreneurs : mais ils devaient aussi leur travail à l'État, et c'est moins comme charpentiers ou maçons qu'à titre d'obligés envers l'État qu'ils étaient constitués en collèges. Les collegia fabrorum étaient surtout des confréries religieuses créées par l'État, pour assurer des services publics. Ie Le service de l'État n'appelait pas moins les ouvriers à l'armée qu'il les réclamait dans la ville. Pour réparer et construire ses armes et ses machines, la légion romaine FAB 957 FAB avait besoin d'ouvriers charpentiers et forgerons. Elle avait ses arsenaux où se fabriquaient boucliers, casques, cuirasses, arcs, flèches, javelots et autres armes; elle se faisait suivre de tours, de voitures, de machines de guerre. C'était un des grands soucis de l'État, de veiller à ce que l'armée trouvât toujours près d'elle, dans le camp même, ce qui lui était nécessaire t. Aussi, dès que nous connaissons l'organisation d'une armée romaine, trouvons-nous, à côté des soldats proprement dits, des corps ou plutôt des troupes d'ouvriers, fabri : il ne peut s'agir en effet que de fabri ; l'État n'avait besoin que decharpentiers pour ses machines et de forgerons pour ses armes. Dès l'origine aussi, les troupes d'ouvriers se montrent dans les camps avec le même caractère qu'ils ont à Rome et dans leurs collèges : l'institution des fabri a la même nature dans la cité et à l'armée. Comme ouvriers et comme plébéiens pauvres, les fabri étaient en droit exclus de l'armée, en même temps qu'ils l'étaient de la cité. Ils y furent rattachés cependant par l'État, qui avait besoin de leurs services, et ils y entrèrent, non pas comme soldats, mais comme serviteurs et manoeuvres de la chose publique. Lorsque Servius Tullius organisa l'armée romaine, il créa deux centuries de fabri, celle des charpentiers, fabri tignuarii, et celle des forgerons, fabri aerarii2. Il est vraisemblable que ces deux centuries furent uniquement recrutées parmi les membres des deux collèges correspondants. Peut-être même ne furent-elles, au début, que ces deux collèges transportés en quelque sorte dans l'armée. Il en a du être de ces collèges de la Rome primitive comme de ceux que nous avons étudiés dans les municipes : ils pouvaient au besoin être transformés en corps militaires 3. D'ailleurs, les ouvriers des collèges de Numa étaient sous la dépendance continue de l'État qui les avait créés : ils lui devaient le service de leur temps et de leurs mains, et, comme les citoyens, ils le devaient aux camps comme dans les temples. Si on les convoque à l'armée, c'est toujours dans l'intérêt suprême de la ville, ad summum Urbis usum, dit Cicéron . Cette espèce de droit souverain de réquisition que l'État exerce sur les ouvriers, au moins en temps de guerre, est bien marqué dans une anecdote que rapporte Polybe. Dans une cité d'Espagne, Carthagène, Scipion, le Premier Africain, avait fait dix mille captifs : il les divisa en deux groupes, les citoyens et les ouvriers. Aux citoyens, il Iaissa la liberté; aux ouvriers, il la promit à la fin de la guerre, s'ils servaient avec zèle l'État romain ; en attendant, il fit inscrire leurs noms sur le registre du questeur, et il les divisa par troupes de trente, chacune sous la surveillance d'un curator romain 3. Les deux centuries d'ouvriers créées par Servius Tullius occupent un rang assez important dans l'armée, Cicéron nous dit que la centurie des fabri tignuarii se rattachait à la première classe de soldats, c'est-à-dire des plus riches, de ceux qui possédaient l'armement complet e ; Tite-Live dit de même des deux centuries7; Denys d'Halicarnasse les attribue à la seconde classe 5. Il ne faut point, du reste, s'en étonner outre mesure : les ouvriers • étaient indispensables surtout aux premières classes qui étaient composées de gens riches, et toujours convoquées en première ligne. Le rôle de ces deux centuries est d'ailleurs bien indiqué par les écrivains : les fabri ont à construire les camps d'hiver, à réparer ou à charpenter les machines, à fabriquer les armes 9. Tite-Live ajoute qu'ils transportaient ces mêmes machines 10. Il paraît certain qu'ils ne les manoeuvraient pas; c'étaient des ouvriers, ce n'étaient pas des artilleurs. A plus forte raison, n'avaient-ils point d'armes. Jamais on ne les a considérés comme des soldats. Ils ne combattaient pas. Ils étaient plus encore les auxiliaires de l'armée qu'ils n'en faisaient réellement partie''. Même à l'armée, les ouvriers ne sont point censés faire un service militaire. Cela est si vrai, que Tite-Live rapporte, à la date de 329, le fait suivant : « Les Gaulois étant devenus menaçants, on enrôla tout le monde, même les ouvriers, genre d'hommes peu aptes au service militaire" ». Cette fois, on les inscrivit, faute d'hommes, parmi les soldats, et non parmi les ouvriers. Aussi les centuries d'ouvriers ne formaient-elles pas une compagnie militaire, Elles n'avaient pas leurs chefs naturels; elles obéissaient à un préfet, praefectus fabrum, nommé sans doute par le roi ou par le consul. Elles ne dépendaient pas non plus de telle ou telle légion; elles étaient attribuées à l'armée toute entière, ou plutôt encore au général, sous les ordres duquel le préfet était immédiatement placé. Telle semble avoir été la première organisation des fabri dans l'armée romaine. Elle paraît se modifier complètement à l'époque où le service militaire fut accessible à toutes les classes de la société : dès le ter siècle avant l'ère chrétienne, les fabri entrent dans l'armée, non plus comme ouvriers, mais comme soldats. Végèce recommande même de prendre parmi les forgerons ou les charrons un certain nombre de soldats 13. C'est vers ce temps que les collèges de fabri ont cessé de former dans les camps des centuries distinctes : les ouvriers sont maintenant inscrits en qualité de légionnaires; ils ne sont plus groupés en troupes annexes. II en sera ainsi pendant tout l'empire. Toutefois, pour servir en qualité de légionnaires, les ouvriers ne perdaient point, je crois, leur qualité de maçons, de charpentiers ou de forgerons. Ils se faisaient inscrire ou on les inscrivait d'office, en qualité de fabri, sur les registres de l'armée. Le moment venu, le général réclamait d'eux ce service d'ouvrier qu'ils devaient toujours à l'État, en même temps que le service militaire. Jules César, sur les côtes de Bretagne, a besoin de construire des navires : il prélève dans les légions tous les fabri qui s'y trouvent". Nous savons, par un jurisconsulte du temps de Commode, quelles étaient les catégories de fabri qu'on pouvait rencontrer dans un corps militaire ; il énumère les chaudronniers et les forgerons, les charpentiers, les tailleurs de pierres, les couvreurs, les fossoyeurs, les bûcherons, les charbonniers, les chaufourniers, les fabricants de machines, de voitures, de FAB 958 FAB casques, de flèches, d'arcs, de javelots, de cornes, de trompettes, de balles de plomb '. Il y faut ajouter les mineurs, qui avaient une grande importance dans les travaux de siège 2. Ces soldats étaient exempts des corvées et remplaçaient par leur service d'ouvrier quelques-unes des obligations les plus pénibles du métier militaire 3. Il est à remarquer qu'aucune inscription ne donne à un soldat la qualification de faber ou toute autre semblable`. Elle n'était pas considérée comme une appellation officielle, le titre d'ouvrier ne fut jamais dans les camps un titre d'honneur : celui de miles était incontestablement plus honorifique. Il faut faire une exception pour l'armée navale. Les inscriptions mentionnent assez souvent les fabri de la flotte de Misène. Mais les matelots de la flotte étaient recrutés parmi les hommes de condition infime, les affranchis, les pérégrins pauvres : parmi les prisonniers que Scipion fait à Carthagène, ceux qu'il embarque pour servir sur la flotte sont certainement plus méprisés et plus méprisables que les ouvriers 5. Le titre de faber devait valoir parmi les matelots une sorte de supériorité morale et matérielle : l'ouvrier recevait souvent une solde plus considérable, la qualité de faber est sur la flotte presque inséparable de celle de duplicarius 6. Je ne rencontre qu'une seule fois l'expression de fabri dans l'armée romaine. Une inscription nous fait connaître un officier instructeur, doctor, des fabri de la légion Secunda Adjutrix7. Or cette légion a été précisément levée parmi les soldats et les matelots de la flotte. A côté des soldats inscrits comme fabri, il devait y avoir un certain nombre d'ouvriers civils dans les camps, esclaves ou plébéiens des villes voisines. On a vu que Scipion s'attacha comme ouvriers 2000 captifs de Carthagène. Il ne serait pas impossible que les fabri des collèges municipaux fussent au besoin à la réquisition des commandants d'armée, comme les fabri des deux collèges romains avaient été à celle du. roi et des consuls. 2° Pendant que les centuries d'ouvriers disparaissent très rapidement de l'organisation militaire, leur chef, le praefectus fabrum, ne fut jamais supprimé : nous retrouvons dans son histoire cette ténacité avec laquelle Rome s'est attachée à ses plus vieilles institutions. Il y avait quatre siècles que les corps de fabri n'existaient plus dans l'armée romaine, et les généraux et les magistrats avaient toujours un praefectus fabrum dans leur étatmajor. Voici ce que nous savons de lui pour le dernier siècle de la république et les deux premiers de l'empire, les seules époques où nous pouvons le connaître. Il était toujours choisis par un magistrat de Rome, et en cette qualité inscrit 9 dans le trésor public comme fonctionnaire de l'État. Sous la république, le choix appartint aux magistrats revêtus de l'impcrium, aux consuls, aux préteurs : le préfet leur était attache; il se disait praefectus consulis, praefectus praetoris. Plus tard quand il y eut, à côté des consuls et des préteurs, des proconsuls et des propréteurs chargés de commander aux armées et de gouverner les provinces, les expressions de praefectus consulis ou praefectus praetoris demeurèrent usitées, même pour les préfets qui leur furent attachés" Il en fut de même sous l'empire : quel que fût le fonctionnaire dont dépendît le préfet, il ne s'appela jamais que praefectus consulis ou praefectus praetoris, suivant le rang du magistrat qui l'avait nominé ". Il est possible qu'il y en eut dans les provinces gouvernées par des légats, comme il y en avait dans celles qui appartenaient à des proconsuls : mais l'expression praefectus legati n'est pas usitée. On trouve parfois celle de « préfet de l'empereur » : mais on peut se demander si ce n'est pas en qualité de consul ou de proconsul que l'empereur s'est désigné un praefectus fabrum 12. I1 y a peu d'institutions qui montrent plus que celle-là la fidélité des Romains à leurs vieilles formules et à leurs titres traditionnels. Le praefectus fabrum dépend surtout de gouverneurs de provinces : on peut chercher s'il n'y en avait pas de réservés aux consuls de Rome : deux inscriptions mentionnent un praefectus fabrum Romae 13. Comme dans l'organisation primitive, les préfets ne sont attribués ni à une légion ni même à une armée : ils sont attachés à la personne du chef" ; ce sont en réalité des officiers d'état-major : ils font, comme ses légats et ses comtes, partie de sa cohorte. Nominés pour un an , ils sont renouvelables indéfiniment par leur chef 15 : un officier a été six ans de suite préfet du proconsul d'Afrique 16. Ils résident près de lui, dans le chef-lieu de la province 17. Un chef d'armée peut avoir plusieurs praefecti fabrum18. Il est remarquable que les praefecti fabrum sont pris presque toujours parmi les personnages considérés des villes de la province. Un Espagnol de Gadès. Balbus, fut pendant longtemps préfet de Jules César19. C'étaient très rarement d'anciens soldats 20, d'ordinaire de fort jeunes gens, de vingt 21 à vingt-cinq ans, appartenant à de grandes familles municipales, familles équestres pour la plupart ; destinés aux honneurs locaux, ils font, par la préfecture, une sorte d'essai des honneurs romains. Souvent ils reviennent dans leurs colonies pour reprendre et achever leur carrière municipale. Souvent aussi ils demeurent à l'armée, et, tour à tour préfets de cohortes ou tribuns légionnaires, ils parcourent la série des hauts grades militaires des « milices équestres 22 ». Quelques-uns vont plus haut, arrivent à des commandements supérieurs 23. Les plus heureux, comme Balbus, atteignent au consulat. Le titre de praefectus fabrum ne tarda pas d'ailleurs à FAB -959 FAB devenir purement honorifique. Il n'obligea pas celui qui en fut gratifié à se rendre dans la province où commandait son protecteur. Atticus, dit Cornélius Népos, reçut maintes fois cet honneur : il ne bougea point• d'Athènes, se contenta du titre et ne voulut point en tirer quelque profit personnels. Et la plupart des praefecti fabrum que citent les inscriptions sont de grands personnages municipaux qui n'ont jamais été sous les ordres d'un gouverneur. Au moment où ce titre disparaît, à la fin du ne siècle, il n'est plus, comme celui de tribunus militum, qu'un qualificatif d'honneur accordé par les gouverneurs à leurs clients municipaux. On le décerne à des jeunes gens de seize ans, même à des enfants de huit Les attributions de ceux qui accompagnaient les gouverneurs sont mal définies. Une chose paraît certaine, c'est que le praefectus fabrum n'était point un commandant de troupe : les fabri n'ayant jamais été, à Rome et dans les provinces, regardés comme des soldats, leur préfet ne peut pas être appelé un officier. Je ne crois pas qu'il ait jamais donné des ordres même aux ouvriers : ce n'était certainement pas un officier du génie ou d'artillerie. Végèce dit qu'il était pour les fabri simplement un juge, judex : il jugeait leurs délits, il ne dirigeait pas leurs travaux; on ne lui demandait aucune aptitude technique. Au besoin, il aidait le gouverneur dans l'exercice de la justice, en dehors même des affaires relatives aux fabri". Il avait même, comme le questeur, des attributions financières : les préfets ont une caisse, dans laquelle on verse les produits du butins, 11s sont souvent détachés pour des missions de confiance B. Mais il est frappant que, dans tout ce que nous savons de lai, le préfet des ouvriers a toujours gardé ce caractère civil qu'il a dû recevoir dès l'origine. On doit remarquer quel liens nombreux rattache le praefectus fabrum et les fabri militaires de l'État romain aux chefs et aux ouvriers des collèges municipaux de fabri 7. Le préfet semble séjourner dans les grandes villes de la province : on se dit « préfet à Carthage 8 » ; on peut donc se demander si les praefecti fabrum n'avaient pas une juridiction au moins nominale sur les ouvriers des villes de la province, semblable à celle que les officiers de Scipion exercèrent sur les ouvriers pris à Carthagène. Les préfets sont d'anciens ou de futurs magistrats municipaux; les mêmes hommes peuvent être préfets d'un gouverneur, puis préfets d'un collège de fabri 9. On comprend que l'un d'eux se soit intitulé « préfet des ouvriers à Rome et à Trieste /0 » et que les préfets des collèges de Trieste ou de Caere peuvent parfois se dire praefecti fabrum comme ceux des magistrats romains 11 Au début de l'histoire de Rome, les préfets des ouvriers ne différaient pas des préfets des corporations municipales que nous trouvons sous l'empire : les centuries d'ouvriers de Servius Tullius ne sont que les collèges de Numa organisés militairement, et les collèges de Milan ou d'Ostie pouvaient au besoin, comme ceux de Rome, se transformer en centuries militaires. C. J❑LLIÂN.