Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article FASCIA

FASCIA. Les acceptions diverses de ce mot sont à peu près toutes rendues par le terme général de bande. Il y a lieu d'en rapprocher les synonymes INFULA, MITEA, TAENIA et VIT TA (â7rôôEr o , tlitpu, 'ratv(a, TE),aN.uiv) ; ce qui distingue fascia, c'est qu'il s'applique particulièrement à une bande enroulée autour d'un corps ou d'un objet solide. Pourtant, dans l'usage, la nuance qui le sépare de ses synonymes n'est pas toujours appréciable. On fera donc bien de compléter par les articles relatifs à chacun d'eux les renseignements que nous réunissons ici. 1. Fascia désigne d'abord des rubans et des bandes d'étoffe plus ou moins ornées, qui jouaient un grand rôle dans le vêtement des anciens. 19 Bande d'étoffe que l'on enroulait autour du corps des nourrissons (e7r4vavov). Ce fut chez les anciens la coutume ordinaire de bander le corps des enfants dès leur naissance (67taPyavouV, fasciare 1). Les Lacédémoniens appliquaient une autre méthode; ils laissaient l'enfant absolument libre de ses mouvements 2 ; mais c'était là une exception unique, en rapport avec les principes d'éducation particuliers à ce peuple. Platon veut que l'enfant soit bandé jusqu'à ce qu'il ait accompli sa deuxième année En général, on était plutôt disposé à exagérer cette précaution usuelle qu'à s'en relâcher; la c7raEy vwatç, telle qu'on la pratiquait dans le peuple, emprisonnait même les bras du nourrisson en les serrant le long du buste (fig. 2875) 4. Quelque fois, pour prévenir jusqu'aux moindres mouvements de l'enfant, on l'assujettissait plus solidement encore; ainsi en Thessalie on le plaçait sur une couchette en bois, de forme oblongue, qu'on garnissait de paille; on l'y couchait tout bandé, puis on le maintenait dans cette position par d'autres liens, que l'on passait dans des ouvertures ménagées à cet effet sur les côtés de la couchette. Une pierre sculptée du musée de Beaune (fig. 2876) nous IV. montre que l'on s'y prenait de même dans la Gaule romaine. Certains médecins recommandaient cette méthode 6. Aristote au contraire la condamne ; il ne veut pas de « ces machines » qui empêchent les membres de l'enfant de se dé velopper dans des conditions normales 6. Tel est aussi l'avis d'un médecin grec, qui a écrit au temps de Trajan, Soranus d'Éphèse. Cependant celui-ci n'est point partisan non plus du système spartiate; il ne pense pas que l'on doive laisser au nourrisson la liberté pleine et entière de ses mouvements ; mais, s'en tenant à la coutume vulgaire, il expose dans le plus grand détail comment il faut s'y prendre pour que la e7rap'vwctç protège le corps de l'enfant sans le gêner. On devra avoir des bandes de laine ('rE),ap.wveç) bien souples et parfaitement unies, les unes de trois doigts, les autres de quatre doigts de large. On commencera par bander les bras avec les plus étroites, en partant de la main et en remontant jusqu'à l'épaule; les plus larges serviront pour la poitrine. Puis on bandera de même chaque jambe séparément, en ayant soin de serrer davantage entre les pieds et les genoux. Ce n'est là que la première partie de l'opération. Les membres étant ainsi enveloppés chacun à part, on prendra une des bandes les plus larges et on l'enroulera tout autour du corps de façon que les bras et les mains y soient enfermés (ËvloOEv 'r g 7r6pt11),iac a) ; on empê chera ainsi que l'enfant se blesse en les agitant et qu'il les porte à ses yeux, ce qui le ferait loucher Il n'est pas douteux que, sauf les exceptions qui ont été indiquées, cette méthode fut celle que les Grecs et les Romains pratiquèrent de tout temps [EDUCATIO] 8. Cependant la coutume générale admettait des différences de détail ; ainsi nous voyons par une terre cuite de Viterbe, conservée au musée Ravestein de Bruxelles, que le corps de l'enfant était quelquefois enveloppé d'un lange, autour duquel on enroulait la fascia, et les pieds restaient à nu (fig. 2877)9. Les bandes pouvaient être de couleur, et même d'une couleur voyante ; la pourpre indiquait en général un enfant de haute naissance 1D. C'est peut-être de là qu'est venue la locution familière non est nostrae fasciae employée pour dire: il n'est pas de notre mondell Nous avons conservé un grand nombre de monuments antiques, qui représentent des petits enfants enveloppés de fasciae. C'est ainsi que sont figurés quelquefois les Dioscures 13 et Télèphe, fils d'Hercule 13. On voit dans 124 FAS 980 h'AS une peinture de vase un enfant exposé, ainsi entouré de bandes [EXPOSITIO, fig. 2859]. Des enfants morts au berceau sont aussi représentés sur les bas-reliefs funéraires'; d'autres, ayant échappé à de graves maladies, ont donné lieu à de pieux ex-voto qui reproduisent leur image sous une forme plus ou moins grossière. Telle a été sans doute la destination de la statuette gallo-romaine que représente la figure 2878 ; elle a été trouvée à Sainte-Sabine, dans la Côte-d'Or; elle est aujourd'hui conservée au musée de Dijon 2. On remarquera que la fascia ici n'a point la forme d'une bande enroulée en spirale, mais plutôt celle d'un cordon qui, croisé plusieurs fois sur luimême, entoure le lange d'une sorte de réseau; la tête est coiffée d'un petit capuchon, qui accompagne d'ordinaire le vêtement du premier âge [CUCULLUS]. Certaines déesses, telles que CERFS ou la DONA DEA (voir fig. 868), portent souvent sur leur bras un nourrisson entouré de fasciae; on a retrouvé près de Capoue des statues d'une divinité de cet ordre, qui offre cette particularité curieuse que chacune tient plusieurs enfants à la fois ; l'une d'elles en a jusqu'à douze sur ses genoux 3. 2° Bandeau ou ruban dont les hommes et les femmes entouraient leur chevelure pour la maintenir. En ce sens fascia traduit le grec Sti ziipa, particulièrement lorsqu'il désigne l'attribut de la royauté [COMA, DIADEMA] 3° Fascia pectoralis (âvauaaya)taTrp, âr6ôeei,os, i(Tpz, 7rEp Secf.o;, ar-d6ôeeuos, Tatv(a, ratvfôrov) 5. Bande que les femmes portaient enroulée au-dessous des seins pour les soutenir. Ce qui caractérise cette fascia, c'est qu'on l'appliquait à même sur la peau, avant de revêtir la tunique intérieure6. Par là elle se distinguait de la ceinture, minimum, VivTj, Vertov, qui se portait au contraire par-dessus. Les Latins la désignaient encore par même sens on employait quelquefois le mot sTROPHIUM 10, mais il semble avoir été moins précis; car en certains cas il désigne la ceinture de dessus et même la bandelette dont on se ceignait la tête. Homère attribue à Vénus une ceinture brodée, xect6;, qui ajoutait à ses charmes un moyen de séduction irrésistible 71 ; tout porte à croire que pour le vieux poète cet ornement était placé sur le vêtement de la déesse, et non au-dessous f2; mais dans les oeuvres d'art des temps avancés on a quelquefois représenté Vénus avec une ceinture appliquée sur la peau, au-dessous des seins, par analogie avec celle que portaient les femmes de cette époque 13 La bande d'étoffe qui soutenait les seins pouvait être de couleur; sur une peinture de Pompéi on voit une femme qui porte une fascia verte 14 ; sur une autre elle est rouge 15 La figure 2879 reproduit une statuette du musée de Florence, qui représente une femme, peut-être une Vénus, occupée à enrouler une fascia au-dessous de sa gorge ; d'une main elle tient le rouleau, de l'autre elle assujettit sous son aisselle l'extrémité qu'elle vient de développer 16. Sur les deux figures 288017 et 288118 on voit, de face et de dos, des femmes qui portent la fascia déjà fixée autour du corps. On remarquera dans la première, qui représente une leçon de danse armée, les deux fils attachés à la ceinture par des boutons et qui la soutiennent comme des bretelles. Il est possible que cette bande servît quelquefois, comme le corset moderne, à prévenir un embonpoint excessif. Térence déplore la sottise de ces mères de famille qui « s'étudient à déprimer les épaules de leurs filles et à leur serrer la poitrine pour qu'elles soient sveltes (vincto pectore ut gracilae sient). Quelqu'une at-elle un peu d'embonpoint, elles disent que c'est un athlète, et elles lui côupent les vivres ; la complexion a beau être solide; le régime en fait des roseaux 79. » La pièce étant imitée de Ménandre, on peut juger que cette plainte remonte assez haut. Nous voyons aussi par d'autres témoignages que les femmes, chez qui la gorge avait pris des proportions disgracieuses, la comprimaient à l'aide de la fascia; c'est ce que Martial appelle pectus constringere, dans une épigramme où il se moque d'une personne très corpulente, qui s'imposait cette souffrance 20. Dioscoride recommande, pour obtenir un effet plus sûr, de,saupoudrer la fascia avec la poussière d'une pierre de Naxos écrasée'. En pareil cas, au lieu d'employer une étoffe souple, on pouvait se serrer la gorge avec une bande qui offrait plus de résistance et de rigidité; Martial parle d'un mamillare de peau 2. Le CAPITIUSI (fig. 1145) semble avoir répondu au même besoin. Mais il est certain, d'autre part, que ce n'était pas là l'unique raison d'être de la fascia. Quelquefois même la fascia n'était pas fixée au-dessous des seins, mais au-dessus (fig. 2881) 3, ou bien elle était jetée obliquement, comme une écharpe qui partait d'une épaule et passait sous le sein du côté opposé'. Dès lors elle n'avait plus rien de commun avec le corset moderne. Ce n'était autre chose qu'un ornement, destiné, comme ces chaînes que l'on portait entre-croisées sur la poitrine nue [CATENA], à rehausser la beauté des formes et l'éclat du teint. Les femmes glissaient parfois FAS 981 FAS cia et la tunique intérieure, les objets qu'elles voulaient conserver à l'abri des regards indiscrets. On en voit, dans la littérature légère, qui usent de ce moyen pour dissimuler les lettres ou les gages d'amour qu'elles viennent de recevoir 0. 40 ZwrTdv. Bandes dont les bestiaires et les cochers du cirque se ceignaient le buste depuis les hanches jusqu'aux aisselles [BESTIAE, fig. 835; ciRCUS, notamment fig. 1533] 0. 5° Fasciae crurales et pedules. Bandes que l'on portait à la jambe et aux pieds. Il y en avait qui, à la façon de nos jarretières, ne faisaient qu'un seul tour ou s'enroulaient en cercle sur elles-mêmes; ce n'était alors qu'un simple ornement. Certaines peintures de Pompéi nous montrent cet ornement à la jambe des femmes'. Cicéron, peignant Clodius déguisé en femme, dit,qu'il avait aux jambes des fasciolae de pourpre 8. Les moeurs des Romains, à l'origine, répudiaient ces élégances; elles s'introduisirent chez eux vers le Ier siècle avant notre ère sous l'influence des moeurs grecques, non sans soulever de vives protestations. Pompée parut en public les jambes ornées de fasciae blanches ce qui faisait dire à un de ses adversaires, qui l'accusait d'aspirer à la royauté : « Peu importe quelle est la partie du corps que couvre le diadème [DIADEMA] 10. » Un historien assure pour le défendre qu'il avait un ulcère qu'il voulait cacher 11. Dès le début de l'empire les fasciae crurales blanches semblent avoir fait partie du costume impérial". Il y en avait de plus longues, qui s'entre-croisaient ou s'enroulaient en spirale. Celles-là, bien qu'on pût leur donner aussi une forme élégante, avaient surtout pour but de protéger la jambe. II est possible même qu'en certains cas elles servissent à maintenir sur la peau un maillot d'étoffe, comme les fasciae qui entouraient les langes du nourrisson, ou comme les carriole qui assujettissent les ciocche portées aujourd'hui encore par les paysans de la Sabine f3. Quelquefois elles ne montaient pas plus haut que le genou et ne descendaient pas plus bas que la cheville ; c'étaient alors seulement des tibialia'". Mais il y avait aussi des feminalia qui recouvraient les cuisses', et des fasciae crurales et pedules, qui partaient du genou et allaient jusqu'au pied, et s'introduisaient dans la chaussure 16. Toutefois il ne faut pas confondre avec les fasciae les lanières attachées à une semelle, qui maintenaient certaines chaussures telles que la CREPIDA ou l'EIIBAS. Les Grecs entouraient leurs jambes de guêtres de peau ou de feutre. Mais on ne voit pas qu'ils aient fait usage, avant l'époque romaine, de ces fasciae, qui emmaillotaient les jambes pour les préserver des injures de l'air; les mots grecs qu'on rap ont bien l'air de n'être que des équivalents approximatifs ; ce qui prouverait que la langue grecque manquait d'un terme précis pour désigner cette partie du vêtement, c'est que l'on trouve, là où il en est question, cpelt.t vz)uce, Cpars o(a, cpaax(vtov, qui ne sont autre chose que des transcriptions de mots latins 17. Du reste les Romains eux-mêmes ne mirent d'abord ces sortes de fasciae qu'à la campagne, à la guerre, ou lorsqu'ils se livraient à une occupation violente, dans laquelle les membres avaient besoin d'être protégés. Ces bandes étaient généralement de toile ou de toute autre étoffe tissée et on les fabriquait exprès pour cette destination 18 ; elles étaient d'un usage ordinaire parmi les paysans 10, les chasseurs 20, les bergers 21, les gladiateurs [GLADIATORES] et les co chers du cirque [crocus, fig. 1532 et 1533] ; on voit ici reproduite (fig. 2882) une statuette en terre cuite trouvée en Italie, qui représente Diane chasseresse 22; on peut remarquer que les fasciae dont elle est revêtue montent bien au-dessus des genoux. Les officiers et les soldats en campagne portaient aussi quelquefois des fasciae 23. Enfin, comme les oreillers et les foulards, elles faisaient généralement partie de l'attirail FAS 982 FAS dont s'entouraient les malades: elles étaient nécessaires à ceux qui avaient pris un refroidissement, ou qui souffraient de la goutte'. Mais, en général, sauf ces cas particuliers, la coutume pour les hommes, dans la vie civile, fut primitivement d'aller les jambes nues; on considérait comme un signe de mollesse de les couvrir; s'il faisait froid, on avait la toge pour se préserver. Aux yeux de Varron, un jeune homme qui reçoit une éducation virile ne doit porter, comme c'était l'usage, dit-il, quand il était jeune, que des calceamenta sine fasciis2. La tradition romaine était particulièrement exigeante pour les hommes qui paraissaient en public devant une foule assemblée, et surtout pour les orateurs. Quintilien ne veut pas qu'ils prennent la parole revêtus de fasciae; il n'y a qu'une mauvaise santé qui puisse excuser un pareil accoutrement'. Cependant, malgré les protestations des gens attachés à la tradition nationale, l'usage des fasciae s'était déjà introduit dans les moeurs des citadins dès les premiers temps de l'empire. Auguste, qui était très frileux, portait en hiver des feminalia et des tibialia'. Son exemple fut suivi par Alexandre Sévère 6. Peu à peu l'usage de garder les jambes nues disparut de plus en plus, lorsque les Romains pénétrèrent dans des régions plus froides et que les barbares leur apportèrent jusqu'en Italie les habitudes du Nord ; on vit alors paraître dans la vie civile les culottes et les pantalons [BRACCAE], que les lexicographes comparent quelquefois, en se servant d'un à peu près, aux anciens feminalia6; les Grecs du bas-empire appelaient 7lEptaxc) le vêtement que les anciens nommaient feminalia et braccae 7 et Lydus leur donne le nom de 7rsptcxs),tâeç 8. Il faut aussi distinguer des fasciae les bas et les chaussures de feutre [IMPILIA, UDONES] que quelques textes en rapprochent'. 60 Bandes portées autour des bras (xxp7cdôselt.ot). Dans cette catégorie, comme dans la précédente, il faut distinguer d'abord des bandes qui servaient surtout d'ornements t0. Mais on en faisait aussi de plus simples en toile, qui, entre-croisées en spirale, étaient destinées à protéger particulièrement l'avant-bras et à donner de la fermeté au poignet dans les exercices qui exigeaient un grand déploiement de force. C'est ainsi qu'on voit (fig. 2883) des lutteurs combattant avec le poing, dont les mains ne sont pas garnies du ceste des pugilistes [PUGILATus], mais qui ont seulement l'avant-bras entouré de ligaments ne dépassantpas le poignet. L'exemple est tiré d'une coupe inédite du musée de Bologne ". Ces sortes de bandes, couvrant même le dessus de la main jusqu'à la naissance des doigts, faisaient souvent partie, comme les crurales, du costume des chasseurs 12 ; on peut aussi les observer sur le bras des gladiateurs dans un grand nombre de monuments d'époque romaine; il ne faut pas les confondre avec la ys(p ou l,a MANICA, pièce d'armure qui répondait aux mêmes besoins. 7° Des fasciae, ou rubans de couleur, pouvaient être cousus sur les vêtements en guise de bordure [am:tus]. Un jour, à l'occasion d'une fête publique, Caligula distribua aux femmes et aux enfants de la ville de Rome des fasciae de pourpre destinées à cet usage 13 II. Bandes employées pour le pansement des plaies et des auteurs anciens qui ont écrit sur la médecine ont enseigné en détail la manière de les appliquer. Il y a sur ce sujet un traité spécial de Galien; il y indique avec le plus grand soin comment la déligation (E7rtasctç, deligatio) doit être pratiquée suivant la nature et le siège du mal ; nous pouvons juger par là de l'habileté extrême que les médecins anciens déployaient dans cette partie de leur art 10. 11s se servaient généralement de bandes de toile, lorsqu'il était nécessaire d'exercer une forte constriction sur le membre blessé ; on employait plutôt la laine lorsqu'il s'agissait seulement de le recouvrir ou lorsqu'il y avait inflammation ; Hippocrate conseille un bandage de cuir pour la fracture de la mâchoire 16. Les anciens arrêtaient la bande en nouant les deux extrémités l'une à l'autre (uft.a, nodus), ou bien encore ils fixaient le dernier tour aux tours inférieurs par une couture (Pâp.p.x, sutura). Cependant lorsque plusieurs bandes étaient placées l'une sur l'autre, on pouvait encore les assujettir à l'aide d'une fibule (àRcr ,p) [FIBULA] 17. Il est inutile de reproduire ici les noms techniques que portaient dans l'antiquité les différentes formes de bandages; le lecteur désireux de les connaître trouvera dans les auteurs médicaux de quoi satisfaire amplement sa curiosité. Rappelons seulement ce principe général, toujours recommandé par les anciens depuis Hippocrate, que les bandes doivent être « légères, fines, souples, propres, d'une largeur convenable, sans coutures ni aspérités, et non usées, de manière à pouvoir sou tenir une traction ». Il faut distin dire les compresses qu'on plaçait en certains cas sous la bande i8. La figure 2884, d'après un basrelief trouvé à Rome sur l'Esquilin, représente Ilithye donnant ses soins à Jupiter après la naissance de Bacchus 19. La bande avec laquelle elle panse la plaie est frangée à l'extrémité qu'elle tient dans la main gauche et forme un rouleau prêt à être déroulé de l'autre main, conformément à la pratique constante de la chirurgie. On peut voir, en se reportant à l'article cnIRURGIA, plusieurs figures (fig. 1399, 1400, 1410 et 1411) qui représentent des blessés, FAS -983FAS auxquels on applique des bandes sur diverses parties de leur corps. Les médecins de l'antiquité, comme les nôtres, se servaient aussi de bandages pour comprimer des infirmités permanentes; l'empereur Galba avait au côté droit une excroissance énorme, qui l'obligeait à porter en tout temps un appareil de ce genre'. Sangles entre-croisées et tendues sur un cadre, qui supportaient le matelas d'un lit; cette partie du meuble s'appelait aussi institae et lova [LECTUS]. 0n disait en grec dans le même sens xetpia Junci fasciae. Bandes de sparterie, dont on enveloppait les raisins secs pour les conservera. Zone tracée sur le globe terrestre [BALTEUS, iv] 4. Bande de bois de couleur incrustée dans un ouvrage Fasce, qui formait une des divisions de l'architrave dans l'architecture romaine [COLUMNA, p. 1347, col. 2] 6. Limite d'un champ'. G. LAFAYE. mot grec et le mot latin, qui ont probablement la même racine', désignent en particulier l'influence pernicieuse qu'une personne peut exercer sur tout ce qui l'entoure sans recourir à aucune cérémonie, à aucune formule magique, quelquefois même sans que sa volonté y soit pour rien. C'est là le caractère propre de cette action funeste, celui qui la distingue de tous les autres plus redoutable qu'elle est plus secrète, puisque celui-là même qui en est cause peut n'en avoir pas conscience. Aussi la croyance à la fascination, ou, comme on dit en Italie, à la jettatura, a été pour les anciens une source de craintes journalières; les objets de tout genre auxquels ils attribuaient la vertu de les en garantir abondent dans les musées. Aucune superstition n'a été plus répandue et plus vivace; le christianisme même n'a pas pu la détruire ; les Pères de l'Église ne nient pas la réalité de l'influence mystérieuse qui inspire tant de frayeur aux hommes; ils la rapportent seulement à une intervention de l'esprit du male. Aujourd'hui encore les voyageurs qui parcourent la Grèce et l'Italie sont frappés de voir avec quelle persistance cette vieille superstition s'y est perpétuée, même dans la classe instruite; mais les savants qui se sont consacrés à l'étude des traditions populaires la retrouvent partout, et jusque chez des peuples qui n'ont jamais fait partie du monde gréco-romain. Dans l'esprit des anciens le genre de maléfice appelé fascinum pouvait se produire par l'intervention de la parole, même si l'auteur du dommage n'avait pas eu la volonté arrêtée de nuire. Dès les temps les plus reculés, les Grecs supposaient qu'un bonheur excessif excitait la jalousie des dieux [NEMESIS]; on devait se garder d'y donner prise par des paroles imprudentes, qui auraient trahi trop de confiance en soi-même, ou simplement une trop grande satisfaction du présent. Aussi des louanges qui dépassaient la mesure pouvaient attirer sur celui qui en était l'objet la malveillance des dieux; les enfants surtout, pour lesquels leurs parents tremblaient à toute heure, pouvaient être compromis dans leur santé, dans leur existence même, par les louanges hyperboliques que ceux-ci leur prodiguaient; il fallait y mettre de la mesure 3. On racontait qu'il y avait en Afrique certaines familles, dont tous les membres pouvaient, par l'effet de ces dangereux éloges, faire périr les troupeaux, sécher les arbres et mourir les enfants 4. On en vint, par conséquent, à considérer une louange immodérée comme un artifice employé par l'envie ou la haine pour attirer sur autrui la colère céleste : c'était ce que l'on appelait fascinare lingua Il y avait pour se préserver de ce genre de fascination des prophylactiques spéciaux ; ainsi on pouvait échapper au danger en approchant de sa personne quelques branches de la plante que nous nommons gantelée (bacchar) °. Du reste le simple son de la voix, l'odeur même ou l'haleine d'un homme doué par la nature du triste pouvoir d'ensorceler, suffisaient quelquefois, en dépit de sa propre volonté, à répandre tous les maux autour de lui7. Mais c'est surtout par le regard que pouvait agir l'influence maligne; aussi d'ordinaire le mot fascinum désigne-t-il plus particulièrement le mauvais oeil 46aai.tbç 7rovrlpç, 90ovepdç, oculus malign.us, invidus) 8. On s'imaginait que le regard de certaines personnes avait la propriété de consumer comme la flamme (urere) les corps sur lesquels il se portait; d'où l'on fut amené à employer les mots ôc?x)L(Ety et ànocpOr u,i elv pour exprimer l'idée de jalouser et de haïr, cpovaiv'. Cette croyance était si profondément enracinée dans les esprits, que des enfants à la mamelle, encore incapables de proférer une parole, passaient pour avoir le mauvais oeil10. Plutarque a examiné assez longuement la question de savoir si l'opinion populaire mérite d'être partagée par les gens graves et éclairés" ; il résulte de son témoignage qu'à l'époque où il écrivait il y avait déjà des incrédules, qui n'hésitaient pas à voir là une superstition grossière et qui s'en moquaient ouvertement ". D'autre part cependant, certains philosophes admettaient l'influence du mauvais oeil et cherchaient à en donner des explications rationnelles; ceux-là se prévalaient de l'autorité de Démocrite, qui, dès le ve siècle avant notre ère, s'était attaché à en démontrer la réalité par des arguments tirés de son système général sur la nature. Il admettait l'existence de certaines images (El'' x), qui se détachaient des corps au moment où ceux-ci tombaient sous la perception de nos sens et qui, en pénétrant par cette voie dans nos âmes, rendaient la connaissance possible. S'il en est ainsi, on peut croire sans absurdité « qu'il sort des yeux de ceux qui fascinent des images, qui ne sont pas FAS 984 FAS entièrement privées de sentiment et d'action, et qui, portant tous les caractères de la méchanceté et de l'envie de ceux dont elles émanent, les impriment et les transmettent à ceux qu'ils veulent charmer et portent un trouble funeste dans leur corps et dans leur âme ». Démocrite, paraît-il, avait soutenu cette théorie «en termes magnifiques et presque divins ». Le personnage qui se fait à son tour, chez Plutarque, l'avocat de la croyance vulgaire, ne doute pas qu'il se dégage du corps du fascinateur certaines émanations ou effluves (â7 6»otca) participant des propriétés qui lui sont inhérentes : « C'est surtout par les yeux qu'elles se communiquent. L'organe de la vue, naturellement très mobile, exhale avec l'esprit lumineux qui en sort une vertu ignée d'une activité étonnante, qui fait que l'homme éprouve et opère bien des effets sensibles. » C'est ce qu'on peut constater notamment dans les passions; elles s'allument en nous et quelquefois d'une façon soudaine sous l'impression des objets extérieurs qui frappent notre vue; pourquoi ne pas croire qu'inversement le regard peut servir d'agent à notre volonté et réaliser au dehors, par une vertu secrète, ce que nous ressentons au fond de l'âme? D'ailleurs l'expérience est là pour démontrer la vérité de cette hypothèse ; Plutarque enregistre un certain nombre de faits, où il lui semble en trouver la confirmation ; quelques-uns, qu'il considère comme dûment constatés, sont du domaine de la fable; d'autres, entre lesquels il établit un rapport de cause à effet, ne sont unis que par un simple rapport de consécution. Il n'en est pas moins curieux de le voir discuter des questions qui, de nouveau, sollicitent aujourd'hui l'attention du public; quelquefois même on pourrait, avec un peu de complaisance, soupçonner d'après les expressions dont il se sert qu'il a eu comme une vague intuition des phénomènes du magnétisme animal. Il revendique pour le savant, comme on le fait souvent aujourd'hui, le droit de ne pas rejeter a priori le merveilleux. On sait combien de thaumaturges, sous l'empire, sont sortis des écoles philosophiques; à aucune époque elles ne se sont mieux accommodées des superstitions populaires. Une théorie peu différente de celle de Plutarque est développée dans le roman d'Iléliodore (Ive siècle de notre ère) 1. Une jeune fille est tombée malade après une fête; tandis que son père s'inquiète, un ami survient; il déclare aussitôt qu'au milieu de la foule qui l'entourait elle a dû être atteinte du mauvais oeil. Le père sourit d'un air ironique et s'écrie : « Quoi donc ! toi aussi, comme le peuple, tu crois à la fascination? » Et l'autre de répliquer : « Certes, rien ne me paraît plus certain. » Il explique alors qu'il se dégage de chacun de nous des atomes impalpables, qui se propagent par l'air, de sorte que dans une nombreuse réunion d'hommes il y en a qui flottent de tous côtés, portant en eux-mêmes le pouvoir de réaliser les désirs de ceux dont ils sont issus; rien surtout n'est plus naturel et plus commun que de voir la beauté attirer sur elle et absorber, en quelque sorte, les germes pernicieux auxquels un regard jaloux a servi de véhicule L'imagination populaire ne raisonnait pas tant sur les causes du mauvais oeil; mais elle avait inventé toute espèce de fables sur ses effets. On prétendait que le fascinateur pouvait être la première victime de son propre pouvoir; une épigramme citée par Plutarque rapporte qu'un certain Eutélidas, s'étant regardé dans l'eau d'une fontaine, commença à dépérir aussitôt après 3. De là ce dicton que la malveillance porte en elle-même son châtiment'; non seulement elle tourmente l'âme de celui chez qui elle a pris naissance 2 mais elle consume son corps 6. C'est ce que rappellent même les inscriptions qui ont été gravées sur des monuments publics ou privés pour les protéger contre la dégradation et la ruine'. A supposer que le malheureux affligé du mauvais oeil échappât au danger de s'ensorceler lui-même, il pouvait encore ensorceler involontairement ses amis et ses proches. Des pères atteints de cette infirmité faisaient la terreur de leurs femmes; elles écartaient leurs enfants de leurs regards et restaient longtemps sans vouloir les leur montrer 8. Le mauvais oeil passait pour être héréditaire dans certaines familles, notamment dans des tribus barbares et lointaines ; les écrivains grecs avaient répandu à ce propos mille contes absurdes. A les en croire, il y avait chez les Triballes et les Illyriens des hommes qui fascinaient par leurs regards et qui donnaient la mort à ceux sur lesquels ils fixaient longtemps leurs yeux, surtout leurs yeux courroucés; les adultes ressentaient plus facilement leur influence funeste; ils avaient deux pupilles à chaque oeil. En Scythie vivaient des femmes de la même espèce qu'on appelait Bithyes. On citait aussi les Thibiens, peuplade du Pont, qui avaient dans un oeil une pupille double et dans l'autre l'image d'un cheval; ils ne pouvaient être submergés, même chargés de vêtements 0. Ovide s'est souvenu sans doute de ces récits fantastiques lorsqu'il attribue le mauvais oeil au peuple légendaire des Telchines 10. Cicéron « assurait que toutes les femmes qui avaient les pupilles doubles nuisaient par leurs regards" » D'une façon générale le mauvais oeil détruisait tout le bonheur de la victime ; il pouvait l'atteindre non seulement dans sa personne, mais dans ses biens et dans tout ce qui lui était cher 12. Il frappait de maladie le bétail et les animaux de basse-cour; pour les préserver il fallait les entourer d'amulettes; mais cette précaution pouvait ne pas suffire; si l'on s'apercevait qu'un animal languissait, que sa démarche devenait plus lourde, son corps plus maigre, c'est qu'il avait été ensorcelé, et il n'était que temps de conjurer le charme 13. On tremblait surtout pour les enfants. On croyait communément qu'ils étaient plus exposés que les adultes à subir les effets du mauvais oeil; cette idée reposait sans aucun doute sur un fait que l'observation justifie; c'est que l'homme dans les premières années de sa vie contracte plus facilement les maladies épidémiques; mais comme on en ignorait la véritable cause, on les attribuait à une influence surnaturelle. Les philosophes qui cherchaient à expliquer le merveilleux prétendaient que la fascination était particulièrement funeste aux enfants FAS 988 FAS « parce que la mobilité et la faiblesse de leur constitution les rendent plus susceptibles de ces impressions fâcheuses, lesquelles agissent beaucoup moins sur les corps que l'âge a rendus plus solides et plus compacts»). Les Romains avaient placé les enfants sous la protection d'une divinité spéciale, Cunina, qui avait pour fonction de veiller sur leur berceau (cunae) et de les soustraire à l'influence du mauvais oeil 2. Enfin on se figurait que les animaux sauvages euxmêmes pouvaient en souffrir et que leur instinct les portait à s'en garantir en plaçant dans leur gîte des plantes et des pierres, dont ils connaissaient la vertu secrète 3 ; les colombes, à ce que l'on assurait., préservaient leurs petits en les humectant de salive 4. L'insecte que nous appelons mante religieuse (8.zvTts, céiapoç) passait pour avoir le mauvais oeil et pour ensorceler non seulement les hommes, mais les animaux5. Au contraire, par une association d'idées qui est constante dans ce genre de superstitions, son image était considérée comme très propre à éloigner les sortilèges; Pisistrate en avait fait mettre une sur l'Acropole d'Athènes en guise de préservatif'. Il est probable que beaucoup d'autres animaux, dont la figure est souvent reproduite sur les monuments, ont eu à la fois cette double réputation. Prophylactiques (7upoGstcxzvta, ir;oTEr.')=ta). Tous les moyens que l'on avait imaginés pour se garantir du mauvais oeil (praefascinandis rebus) 7 avaient été inspirés uniformément par la même idée : obliger le regard fascinateur à se détourner, en lui opposant un objet indécent (citionov, turpe) ou ridicule (ys))oiov, ridiculum) 6. On pensait que cette marque de mépris neutralisait les effets des sentiments dont il était chargé. Il s'agissait de montrer qu'on était prêt à rendre le mal pour le mal. C'est ce qui explique que les mots (3acxavia et fascinum, qui désignent la fascination, ont pu être aussi employés dans un sens absolument contraire, pour en désigner le remèdes. Les prophylactiques indiqués par les auteurs anciens sont encore en usage dans beaucoup de pays où subsiste la croyance au mauvais oeil. 1° Les gestes. Lorsqu'on se croyait en danger immédiat, on pouvait se défendre en faisant promptement le geste qui est aujourd'hui connu en Italie et dans d'autres contrées sous le nom de la figue ; il mg. 2885. Geste centre la consiste à fermer la main droite, fascination. le pouce étant inséré entre l'index et le médius et à l'étendre vers la personne par qui on se sent menacé. Un grand nombre d'amulettes antiques représentent une main faisant la figue ; on en peut voir une dans le collier que reproduit la figure 310 [AMULETUM] 10. Celle qui est ici reproduite (fig. 2883), destinée à être suspendue, est en ivoire; elle a été trouvée à Tindaris en Sicile 11. Ce geste simulait l'union des organes génitaux des deux sexes, qui représentés chacun à part passaient pour de puissants prophylactiques". On pouvait encore étendre seulement le médius au milieu des autres doigts repliés; c'était celui que l'on appelait infamis, parce qu'on le dirigeait vers les personnes qu'on tournait en dérision; mais il avait reçu en outre les noms d'impudicus et de ver pus parce que dans cette position il prêtait à une comparaison obscène 13. C'était aussi la raison qui le rendait propre à repousser l'influence du mauvais mil ; lorsque les mères ou les nourrices la redoutaient pour un nouveau-né, elles trempaient leur médius soit dans de la boue, soit dans de la poussière humectée de leur salive et elles le lui appliquaient sur le front f 4 Enfin on pouvait étendre à la fois le pouce, l'index et le médius en repliant les deux autres doigts 15 ; Otto Jahn, et plus récemment Dil they ont catalogué un certain nombre de mains en métal, qui ont été fabriquées par les anciens comme des pièces distinctes pour servir d'ex-voto dans des temples ; elles sont d'ordinaire couvertes d'animaux et d'objets mystérieux, qui passaient pour préserver du mauvais oeil76. On en voit ici une qui est actuellement conservée au musée de Berlin (fig. 2886). Sur la base on aperçoit dans une sorte de niche une femme couchée, tenant un enfant sur sa poitrine; c'est sans doute la personne qui a dédié le monument; elle avait dû pendant ses couches être préservée du mauvais oeil par Sérapis, dont l'image est sculptée au-dessus 17. Les trois premiers doigts de la main sont tendus pour faire le geste traditionnel. Il n'est pas impossible qu'à l'origine on ait voulu par là simuler les cornes des animaux et que l'action de faire les cornes à quelqu'un ait été déjà considérée chez les anciens comme un témoignage de mépris et par suite comme un moyen de se préserver du mauvais oeil H• FAS -986FAS C'est l'habitude de ces démonstrations hostiles qui explique qu'on ait souvent fait un amulette du masque de la Gorgone ; une figure hideuse, hérissée, montrant les dents et tirant la langue, fixait à perpétuité dans une image portative l'expression qui devait glacer l'ennemi d'horreur et d'effroi, et qu'on ne pouvait pas toujours prendre soi-même au bon moment 1. On avait encore une autre ressource : c'était de cracher. On se hâtait de cracher sur son sein (si; xda,rov r i nv, in sinum spuere) si on se surprenait à avoir quelque pensée trop ambitieuse qui pouvait attirer la jalousie des dieux2; on crachait aussi sur les autres, si on leur donnait une louange excessive qui pût leur causer le même préjudice 3. Ce moyen n'avait pas moins d'efficacité contre le mauvais oeil; on y recourait, et même jusqu'à trois fois de suite, quand on voulait protéger contre la fascination un enfant en bas âge, ou quand on se trouvait en présence d'une personne atteinte d'une maladie qu'on jugeait contagieuse'. Inversement ce procédé défensif, comme nous l'avons déjà constaté pour d'autres; pouvait à l'occasion devenir offensif ; il accompagnait quelquefois, pour leur donner plus de force, les incantations et_les pratiques superstitieuses de la magie 5. Enfin plus une posture était indécente et plus elle paraissait propre à détourner le regard fascinateur. Souiller d'ordures un monument, c'était se rendre coupable d'outrage envers ceux à qui il appartenait et s'exposer à leur malédiction ; mais si l'on donnait cette marque de mépris à une personne qui passait pour avoir le mauvais oeil, on croyait être à l'abri de ses atteintes. C'est sans doute à cette superstition que se rattachent les amulettes qui représentent un homme accroupi (cossim cacaos). On en a ici un échantillon dans la figure 2887 °. Il faut attribuer la même origine à certaines statuettes féminines, dont le geste rappelle celui par lequel la légendaire BAUBO réussit, dit-on, à faire rire Déméter en deuil 7. Tous ces moyens de défense pouvaient être accompagnés de paroles consacrées, qui en augmentaient l'effet salutaire 8. Ainsi les Grecs disaient, pour exprimer le souhait que le maléfice contenu dans le regard pernicieux, retombât sur la tête du fascinateur : Eiç xEnac v coi'. L'expression xxl r , qui est quelquefois une formule de salut, pouvait aussi, à l'occasion, être employée comme une menace i0. On trouve encore dans ce sens Éprc, va-t'en à la malheure 11 l Chez les Latins l'adverbe praefiscini a dû à l'origine être pris comme un souhait ou un ordre destiné à chasser l'influence malignel2. Parfois on se mettait sous la garde de Némésis, en l'invoquant d'avance par cette formule : 7rpoexuvw 'A&pzc-cEtxv; en même temps on se mouillait l'annulaire avec sa salive et on se l'appliquait derrière l'oreille droite 13. ment de sa vie l'homme qui croit au mauvais oeil ne peut être assuré d'y échapper, s'il n'a sur soi, sur sa demeure et sur tout c'e qui lui appartient des objets doués de la vertu d'écarter le danger à sa place, quand sa vigilance est en défaut. On trouvera dans les articles ABRAXAS, AMULETUM et cLAVUS de nombreux renseigne ments sur ceux qui étaient en usage chez les anciens. La plupart des amulettes servaient contre les maladies, contre les incantations et les sortilèges de toute espèce aussi bien que contre le mauvais oeil. Nous n'avons donc pas à y revenir ici. I1 convient seulement de rappeler que celles qui reproduisent le corps humain ou ses parties avec les attitudes et les gestes qui viennent d'être décrits paraissent avoir été inventées plus particulièrement contre le mauvais oeil. Entre ces amulettes il n'y en avait pas d'aussi commune que le phallus, à tel point que le nom même de fascinum pouvait lui être appliqué'`. 11 était le préservatif souverain contre la fascination, ou, pour employer l'expression de Pline, le « medicus invidiae » par excellence. On en suspendait l'image au char des triomphateurs, afin que dans le moment où ils atteignaient le plus haut degré de la gloire, ils fussent à l'abri des regards jaloux fa. Cette vertu surnaturelle du phallus était reconnue par la religion ; son image figurait au nombre des objets sacrés qui étaient confiés à la garde des vestales dans le sanctuaire du Forum 76. Les vieilles coutumes locales du Latium voulaient qu'aux fêtes du dieu Liber, qui se célébraient chaque année avec beaucoup d'éclat, notamment à Lavinium, un phallus en pierre ou en métal fût orné publiquement d'une couronne par la main d'une des matrones de l'endroit; c'était une manière d'écarter le mauvais oeil des récoltes qu'on avait obtenues de la protection du dieu17. Par suite de la même superstition le phallus avait été assigné comme attribut distinctif au dieu latin MUTUNUS TUTUNUS 78 ; dans son culte comme dans celui de Priape [PRIAPUS] S9, il était à la fois le symbole de la fécondité et le préservatif le plus puissant contre la fascination qui pouvait détruire les fruits de la terre; aussi avait-on soin de le représenter sous une forme très apparente à la partie antérieure des statues de Priape, que l'on dressait sur le bord des champs et des jardins. On le sculptait en bas-relief sur les murs des villes et sur toute espèce d'édifices publics et privés 20 ; un exemplaire trouvé à Pompéi est accompagné de l'inscription : hic habitat Felicitas, affirmation de bon augure destinée surtout à empêcher le malheur d'entrer 21. Enfin le phallus était un des éléments les plus ordinaires des amulettes que l'on portait sur sa personne; les objets de cette FAS 987 FAS catégorie où on l'a représenté sont innombrables, il n'est point de collection d'antiques qui n'en possède. Quelquefois, pour augmenter l'efficacité de l'amulette, on y a réuni l'image de plusieurs phallus en les groupant de façon à en former une sorte de corps monstrueux; ou bien on a ajouté au phallus des ailes et des pattes ; de là des compositions grotesques, où la fantaisie licencieuse des anciens s'est donné libre carrière'. L'oeil fascinateur est souvent représenté lui-même au milieu des divers objets qui devaient en combattre l'influence. C'est ce qu'on peut voir notamment sur la figure 2887 Elle reproduit un bas-relief en marbre de la collection du duc de Bedford, qui a dû être encastré jadis en guise de préservatif au-dessus d'une porte ou dans le mur d'un édifice. Le centre est occupé par l'oeil redoutable ; au-dessus du sourcil on a sculpté un homme accroupi (cossim cacans) ; le bonnet phrygien dont il est coiffé indique sans doute un adepte de quelque culte oriental, tel que celui d'Attis, de Mithra ou de Lunus; près de lui est un gladiateur rétiaire, tenant à la main un trident; au-dessous de la paupière inférieure sont rangés un corbeau, une grue, un scorpion, un serpent et un lion. L'oeil semble être entouré d'autant d'adversaires qui se dirigent contre lui pour le braver. Des combinaisons du même genre se rencontrent fréquemment sur des lampes 3, sur des gemmes et sur des petites médailles d'or et d'argent qu'on portait suspendues au cou (fig. 2888)'. Il faut noter aussi les représentations, où IV. l'ceil semble tenu en échec par le phallus tutélaire 5. Mais s'il y a des yeux funestes, il y en a d'autres qui ont le pouvoir de les combattre et de les vaincre. Par conséquent le mauvais oeil, qu'une personne est exposée, sans le savoir, à rencontrer sur son chemin, l'épargnera sûrement, si elle a soin de porter sur elle l'image d'un bon oeil, qui puisse la défendre. De là vient qu'on voit quelquefois des yeux représentés sur les vases grecs (fig. 2889) ; tantôt ils sont peints à part, sans lien avec les autres figures 6; tantôt ils ornent un des objets qui font partie de la composition, par exemple une lyre, un siège ou un escabeau'. C'est cette superstition qui a inspiré l'idée de peindre ou de sculpter un oeil à la proue des vaisseaux, comme on peut l'observer sur les plus anciennes monnaies de Rome [As, fig. 555 à 558] et sur une foule d'autres monuments antiques [NAVis] 8, ou même à l'entrée des ports°. Quelquefois aussi les Grecs figuraient un oeil sur leurs boucliers 10 ou sur le tablier qui y était suspendu [CLIPEUS, fig. 1644] : c'était un emblème destiné à protéger ceux qui le portaient en terrifiant l'adver saire et en repoussant ses regards hostiles. Enfin l'ceil prophylactique se rencontre encore sur 'des bagues (fig. 2890) 11 et jusque sur des monnaies 11. G. LAFAYE.