Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article FORTUNA

FORTUNA, Tûy q . Personnification de l'influence capricieuse et mobile, quelquefois funeste, le plus souvent favorable, qui se manifeste dans la vie des individus et des nations et qui, sans apparence de règle soit logique soit morale, dispense le succès ou inflige le revers. Elle se distingue du FATUM' en ce que celui-ci est l'expression d'une loi devant qui s'incline la raison sans se l'expliquer toujours ; Tychè-Fortuna représente surtout les dérogations à cette loi, l'imprévu plein d'incohérence et même d'injustice des existences humaines, qui peut défier toute raison et révolter le sens moral. 1. Tycuil CHEZ LES GRECS. Les anciens avaient déjà fait la remarque que Homère ne connaît point cette divinité ; même à titre de nom commun, ' t yi n'existe ni dans l'Iliade ni dans l'Odyssée, on n'y rencontre que le verbe Tvyyoivco 2. C'est que les dieux à figure humaine et à leur défaut la MoTpa suffisent à tout expliquer devant la conscience. Nous rencontrons pour la première fois Tdxrl dans l'hymne à Déméter et dans la Théogonie FOR 1265 FOR d'Hésiode' ; elle y est une Océanide, compagne de Perséphoné. Tout ce qu'on a dit de cette personnification pour la représenter, dès cette époque, comme une déesse de la prospérité champêtre et de la navigation heureuse 2 n'est que conjecture dépourvue de base certaine, et même devraisemblance. L'être de Tychè est un produit des temps où l'esprit scientifique à ses débuts a besoin, pour s'expliquer le monde, d'influences autres que celles des dieux proprement dits3. Il n'est d'abord chez les poètes qu'un daemon d'apparition passagère qui n'a de réalité que pour le cas où il est invoqué; le plus souvent l'expression qui le désigne fait hésiter entre le nom commun et le nom propre 1. Lorsqu'enfin le langage, d'acord avec une piété inquiète et déjà raisonneuse 6, lui fait une personnalité distincte, il la rattache à l'idée de 111oi~x et en fait comme un aspect particulier de la loi immuable qui régit l'univers. C'est ainsi que la conçoit Pindare qui l'appelle fille de Zeus 1Jleutherios 6, lui donne l'épithète de EoSretpx et la place parmi les Moïpat en la nommant la plus puissante d'entre elles 7. Tel est aussi le sens d'un fragment d'Archiloque où il est dit de Tychè et de Moira qu'elles disposent de la destinée des mortels', et, si la restitution du passage est certaine, .celui d'un fragment d'Alcman où elle devient soeur d'Eunomia et de Peitho et fille de Prometlléia 9. Jusqu'aux guerres Médiques, Tychè est à peine une figure poétique, mais jamais une divinité populaire ; depuis lors, les poètes lui donnent place dans le monde des dieux, en lui attribuant les fonctions de 1-.'p no)sogi6, en l'invoquant sous la forme personnelle dans des circonstances spéciales, en met tant à son compte les actions et les influences dont ils ont intérêt à débarrasser les dieux : ils ont créé la divinité Tychè, ils ne l'ont pas reçue des foules. En réalité, il est impossible de faire remonter au delà du v' siècle un culte véritable de Tychè dans l'une quelconque des cités helléniques. Ceux que cite Pausanias, à une époque où la figure de Fortuna fait tort à celle des dieux les plus éminents, semblent tous inventés par quelque méprise de l'opinion, sinon de l'historien. Ainsi Pausanias attribue au sculpteur Boupalos une statue de Tychè qu'il aurait sculptée pour la ville de Smyrne ; cet artiste semi-légendaire aurait représenté la déesse protectrice de la ville avec le polos sur la tête et la corne d'Amalthée dans l'une des mains11; mais Rhéa-Cybèle et Déméter sont, elles aussi, représentées avec ces attributs. Tout aussi suspect est le prétendu culte de Tychè à Argos, dans un temple qui se vantait de posséder les dés de Palamède 12 : comme on le faisait remonter jusqu'à la guerre de Troie, il est tout naturel que les dés mêmes du héros aient fait substituer l'être de Tychè à quelque divinité archaïque. Le xoanon de l'acropole de Sicyone, pris pour une Tychè, était ou une Hélène ou une Némésis, divinités en rapport avec le culte des Dioscures' 3. On expliquerait par des confusions analogues la statue vénérée en compagnie d'Éros à Aegira en Achaïe'', celle qui à Élis faisait pendant au héros Sosipolis et enfin le xoanon de Pharae en Messénie 16. Le développement de la religion de Tychè s'accomplit aux dépens d'autres divinités. A mesure que celles-ci cessent d'inspirer confiance, la déesse nouvelle leur prend leurs attributs et se substitue à leur action morale. Elle le fait d'autant plus aisément que son être a toujours quelque chose de vague et d'açcidentel, qu'elle est un compromis entre l'indifférence croissante pour les dieux qui ont trop longtemps servi et la vivacité des besoins religieux, toujours surexcités ; elle remplace ou elle complète, parfois elle fait l'un et l'autre 16. Parmi les causes qui ont contribué à mettre en faveur la personnalité de Tychè, il faut citer tout d'abord le culte plus ancien et, en tout cas, populaire d'AGATHODAEMON auquel elle donne un pendant17. Nous trouvons Agathè Tychè aux côtés de ce génie à Lébadée, près de l'antre de Trophonicis18; elle y était sans doute aussi à Athènes, dans un temple situé au voisinage du Prytanée 19. C'est pour ce dernier temple que Praxitèle sculpta les deux figures qui émigrèrent plus tard à Rome et qui prirent place au Capitole 20. Le même artiste fit une statue de Tychè seule pour le temple ,qu'elle avait à Mégare 21. A la première de ces figures se rapporte la légende racontée par Elien, qui nous montre un jeune homme épris du chef-d'eeuvre jusqu'à mourir d'amour. Il est difficile d'admettre que l'artiste ait réalisé sous les traits de cette beauté ravissante la divinité que Pindare a appelée la plus puissante des Moirae; ils conviennent bien plutôt à l'Océanide, compagne de Coré. Le ve• siècle est évidemment celui où, dans l'art et dans le culte grecs, Tychè commence à prendre une place: à cc temps peut se rapporter la statue que Damophon, un sculpteur qui relève des écoles de Phidias et de Polyclète, aurait faite pour Messène dans le Péloponnèse u et celle que les sculpteurs Xénophon d'Athènes et Kallistonikos de Thèbes auraient placée dans l'Héraion de cette ville et qui portait Ploutos dans ses bras 23. tin siècle plus tard, Apelles créa le type de Tychè assise, qui demeure assez rare, le caractère dominant de la déesse étant l'inconstance et la mobilité 2+. Agathodaemon, ayant contribué à populariser Tychè qui devient sa compagne, fut en certains lieux détrôné par une figure nouvelle du nom de Tychon, qui a la même signification que lui 25. Le caractère récent de ces génies résulte de ce fait que l'un et l'autre, aux yeux des anciens mêmes, paraissaient s'être substitués à des dieux proprement dits, à Hermès, à Dionysos pour Agathodaemon, à Aphrodite, à RhéaCybèle pour Agathe Tychè 26. Celle-ci se retrouve en divers lieux, intimement associée, sinon substituée tout à fait, à Thémis, à Némésis, à Latone, à Hécate, aux FOR 1266 FOR divinités infernales Despoena ou Perséphonè 1. Elle est tantôt une divinité de la naissance invoquée, de concert avec les Amours qui y président, dans un épithalame 2, tantôt une divinité de la mort, appelée TupAô(7) dans un hymne orphique et peut-être représentée sur des tombes' ; dans l'un et l'autre cas, sa fonction s'explique naturellement par sa ressemblance avec les MoTPat4. On voit d'ailleurs sur les tombes alterner les invocations toutes deux ensemble'. La croyance générale au génie protecteur, ôa(tinv, qui accompagne chaque homme dans la vie, contribua à développer le culte de Tô7'r. Sans que l'on ait le droit d'affirmer que les ôxip.ovo; fussent attachés aux hommes et les Til at aux femmes, on est cependant autorisé à croire que, dans un grand nombre de cas, il dut en être ainsi'. C'est sans doute par ce biais que Téy's , sans épithète ou surnommée 'A fa9r, est devenue, dans les inscriptions et sur les monnaies, le génie tutélaire des cités 7. Quoique cette dernière forme du culte de Tychè n'ait reçu sa consécration que de l'influence romaine et ait été populaire surtout en Asie Mineure et en Sicile, l'idée paraît en avoir germé d'assez bonne heure dans l'esprit des Grecs; lorsque dans les Oiseaux d'Aristophane se fonde la ville dans les suages, le choeur invoque pour elle une protection qui tient lieu de tout (n'oublions pas que les dieux de l'Olympe ne sont pas en faveur dans On peut de même chez Thucydide voir poindre l'idée d'une divinité Tychè, personnifiant la chance d'une cité ou d'un peuple'. Cependant dans tous les passages de cet auteur où' y'ri est nommée, on chercherait vainement autre chose qu'une abstraction qui tend à la personnalité, ce qui est le cas d'un grand nombre d'idées morales, d'aspirations et de passions humaines. Les temps où l'idée de la Fortune divine est en grande faveur réagiront sur le passé où elle était ou indifférente ou seulement soupçonnée et lui donneront, par détermination rétrospective, une réalité qui fait illusion aux interprètes modernes. La lecture de poètes, anciens d'ailleurs comme Pindare et, habitués à personnifier des idées que l'opinion vulgaire n'a pas douées encore de la divinité réelle, contribue à l'illusion; ainsi Pindare a donné à Tychè le nom de cispbroXtç 10, sans que des témoignages positifs permettent d'admettre un culte de Tychè pour son temps. En réalité, c'est à l'époque des Diadoques qu'il faut faire remonter les premières représentations de Tychè soit fondatrice et protectrice des villes, soit incarnation de la fortune glorieuse d'un souverain. Sur le marbre d'Oxford qui rappelle une alliance conclue entre Magnesia et Smyrne sous le roi Seleucus II, une formule d'invocation associe la Tychè du roi à Zeus, Gaïa, Hélios et d'autres divinités". Une inscription de Mylasa, à peine plus ancienne, rend hommage à la brillante Tychè : Tu7r, E7te(pCvet, du roi". Des monnaies de Démétrius Ier, roi de Syrie, nous offrent la déesse assise sur un trône tenant d'une main le sceptre et de l'autre la corne d'abondance i3. Le plus curieux spécimen de cette représentation nous est fourni par le vase dit de Bérénice, où l'on voit (fig. 3236) cette reine, femme de Ptolémée III Évergète, sous les traits d'Agathè Tychè, avec la patère et la corne d'abondance. Il existe une monnaie à l'effigie de la même Bérénice, portant au revers des emblèmes analogues 15 Dans cette identification de Tychè avec une per sonnalité moderne il y a une intention de flatterie que nous retrouverons plus tard, variée à l'infini, sur les monnaies de l'empire romain. Tout autre est le caractère de la statue dont le type remonte au sculpteur Eutychidès, élève de Lysippe, et qui représente ou la Tuy-ri protectrice de la ville ou, plus vraisemblablement, la ville d'Antioche elle-même 1', une manifestation de l'art au service de cette idée (fig. 3237). La déesse est assise sur un rocher, les jambes croisées, la tête appuyée sur le bras droit avec un gracieux mouvement du corps qui se traduit dans l'élégante ampleur des draperies. Elle tient des épis dans la main droite et porte sur la tête une couronne de tours; à ses pieds on voit sortir de l'eau le buste juvénile d'Orontès, personnification du fleuve qui arrose la ville. Aucun attribut ne désigne cette statue comme une représentation de Tychè; nous savons cependant par Pausanias que Eutychidès fut l'auteur d'une statue repré FOR 1267 FOR sentant la Tychè d'Antioche ' ; et comme un chronographe du vie siècle de notre ère mentionne cette statue en la décrivant sous le nom de Tychè de la ville 2, il est tout au moins certain que, dès les temps de Pausanias, elle était regardée comme telle. M. Perey Gardner, dans le travail que nous avons cité, mentionne et reproduit quatre statuettes en argent, ayant fait partie d'un trésor découvert à Rome en 1793 et qui représentent les quatre villes les plus importantes de l'empire romain à son déclin : Rome, Constantinople, Alexandrie et Antioche, celle-ci sous les traits du célèbre marbre dont l'original est rapporté à Eutychidès 3. Seule Constantinople porte les attributs de Tychè, la patère avec la corne d'abondance; mais seule aussi la figure d'Antioche a un caractère artistique qui fait défaut aux trois autres. Tychè fondatrice de villes est représentée sur des gemmes, ici portée sur un taureau comme Europe, ou sur un bélier comme Hellé; quelquefois sur un dauphin et munie du trident quand il s'agit d'une ville maritime 4. Une circonstance intéressante de la croyance en Tychè, et celle peut-être qui explique le mieux la popularité de son culte, c'est le rapport que l'idée de chance a avec les jeux publics 6. Un rhéteur du Ier siècle, commentant le passage de l'Iliade 6 où, dans les luttes organisées pour les funérailles de Patrocle, Ajax, fils d'Oïlée, manque le prix par un vulgaire accident, met au compte de Tychè l'influence favorable à Ulysse qui chez Homère provient d'Athéna. Tout le mouvement des esprits qui, les uns par indifférence religieuse, les autres par raffinement philosophique, se sont détachés des dieux traditionnels pour s'en rapporter des choses de ce monde au pouvoir indéterminé de la Fortune, tient dans cette divergence. Mais dès les temps de Pindare, les athlètes à l'âme pieuse ne se bornent plus à invoquer, avant la lutte, les dieux antiques, ceux dont l'influence s'est tant de fois trouvée en défaut ; ils s'adressent à la chance dont un poète avait dit 7 : « Ne demande à l'emporter, G Polypaïdès, ni par la vertu ni par la richesse; il suffit à l'homme d'un peu de chance. » Voilà le sentiment qui fait commencer à Pindare l'une de ses Olympiques en l'honneur d'Ergo télés d'Himère par l'invocation à Tychè 2. Dans l'Altis d'Olympie il y avait un autel dédié à 'Ayzl il TÛti'r 2, et à l'entrée du stade un autel à K«tpbç, personnification dont le sens est identique 10 [nAinos]. Hérode Atticus ne manqua pas d'élever, lui aussi, une statue à Tychè dans le stade qu'il fit construire à Athènes ". Des jeux et des luttes où le sort favorable était d'une si grande importance, l'habitude d'invoquer Tychè passa dans tous les épisodes marquants de la vie publique et privée. Ce que l'on peut conjecturer, d'après une ancienne inscription de Petilia dans le Bruttium où Tés 1V. figure, à savoir qu'il était d'usage de l'invoquer ainsi au début d'un décret ou d'une résolution importante, devient certain, lorsqu'on se raPP9rte à des textes d'histoire ou de poésie dramatique". Cette invocation est ordinaire dans le langage journalier : T6m-p âyc O , s'écrie Socrate lorsqu'on lui annonce l'arrivée de la théorie de Délos ; T6x fi ecy«6v~ disent les auditeurs à Phèdre quand, dans le Banquet de Platon, il s'apprête à célébrer Éros". De même que nous trinquons à la santé, les Grecs buvaient à la bonne chance, comme ils faisaient des libations de vin pur au bon Daemon"; un trait plaisant tiré de l'emploi de cette formule est la méprise du distrait chez Théophraste, lorsqu'il accueille par l'exclamation T6y fi czyxn la nouvelle de la mort d'un de ses amis''. Chez les écrivains grecs du ve et du Ive siècle, les emplois du mot T6Xr, sont très variés. Nous l'y trouvons tout d'abord au sens ancien de la faveur des dieux, ou aussi du daenton16. Dans une invocation à Athèna on demande T6/-i-iv a zopov(riv T=, c'est-à-dire le bonheur qui vient du dehors et le contentement de l'âme 17. Ailleurs, l'influence de T6Kri est distinguée de celle des dieux, soit qu'elle s'exerce dans le même sens, soit qu'elle aille en sens contraire. Dans ce dernier cas elle cesse d'être considérée comme une puissance favorable et l'homme s'en prend à elle de ses épreuves '$. Le plus souvent l'intervention de T67r, est identique à celle des dieux euxmêmes, mais présentée de telle façon qu'on peut surprendre, dans le sentiment qui s'y référé une nuance de doute ou d'impiété à l'endroit de ces dieux 10. Les formules sont fréquentes, où OE6„ ôx:ucly, T6'r, et même (1.oipa peuvent se prendre l'un pour l'autre ou se complètent réciproquement. Sur la scène tragique, quoique les poètes cherchent à faire prédominer l'idée morale et la souveraineté des dieux qui en sont les gardiens, il y a bien des conflits où Tychè est employée à expliquer les infortunes imméritées ou la prospérité excessive. Ce sont le plus souvent les personnages infimes et la voix populaire s'exprimant par le choeur qui se réfèrent à sa puissance pour interpréter les cataclysmes inattendus. Ainsi chez Sophocle dans l'OEdipe roi, chez Euripide dans Hécube, etc. 20. Ailleurs T67,7) est tout simplement un synonyme de Moipa avec toutes les significations dont cette divinité est susceptible, c'est-à-dire qu'elle désigne l'intervention supérieure des dieux, en bien et en mal, leur action providentielle dans le monde, alors qu'ailleurs elle incarne l'idée de la mort ou extraordinaire ou naturelle, tout comme i\lotpcx2'. Dans ces divers emplois le terme exprime moins une divinité personnifiée qu'une influence démonique. Elle est surtout, pour les derniers temps, si tristes, de la guerre du Péloponnèse et durant la domination macé FOR 1268 FOR donienne, l'explication du malheur, de la confusion dans la vie des individus et des nations Les Athéniens, regardés longtemps comme les favoris des dieux dont l'action bienfaisante semblait réparer les fautes des hommes, sont ensuite assez maltraités pour ne plus savoir à quelle puissance s'adresser, à quelle divinité se plaindre. C'est Tu7n qui les tire d'embarras, soit qu'ils maudissent le mal arrivé, soit qu'ils en implorent le remède. Au plus fort des revers, les anciennes plaisanteries sur Athènes plus heureuse que sage se retournent contre elle et contre Tyché 2; la sagesse même est inutile quand Tyché est contraire. Mais Démosthènes, qui constate encore que les dieux ont bien des fois réparé la sottise des hommes, tient pour le fortes Fortuna juvat ; en tout état de cause, il oppose le devoir à la Fortune 3. C'est alors que Tyché est appelée puissance funeste et aveugle et que se répand la croyance que les actes les plus énergiques, les inspirations les plus sages ne peuvent rien contre elle. Elien conte l'anecdote caractéristique d'un peintre qui, ayant à faire le portrait de Timothée, fils de Conon le représenta dormant dans sa tente, tandis que Tyché planait dans les airs, travaillait à sa place et ramassait avec un filet les villes que le général était censé avoir conquises pour Athènes 6. Cette conviction impie et décourageante, que la chance tient lieu de tout, prit une force nouvelle quand la Grèce tomba sous la domination des Romains. Le culte de Fortuna chez ce dernier peuple influa d'ailleurs puissamment sur celui de Tychè dans les cités de la Grèce et de l'Asie Mineure 6. II. FORTUNA CHEZ LES ROMAlNS. « Après avoir parcouru tout l'univers, Tychè coupe ses ailes et fixe sa demeure au Capitole » 7, a dit Plutarque, dans le traité qu'il consacre à la Fortune des Romains. La vérité est que si son action a paru s'exercer surtout au profit de Rome, son culte est un de ceux qui y ont été en honneur depuis les lointaines origines de la ville, alors qu'en Grèce il s'implanta relativement tard dans l'opinion 3. La mythologie latine, si pauvre en personnifications poétiques, a fait une large place aux forces divines, mais vagues et impersonnelles, qui président à la vie humaine. Parmi ces divinités les Fata et avec eux Fortuna, qui n'est que le destin mobile, capricieux et incertain, régissant les individus et les nations, sont les plus importantes. Fortuna est une vieille divinité du Latium, d'abord appelée Fors puis, par un redoublement dont la désinence rappelle Portunus, Neptunus, Vesuna, nommée Fors Fortuna 9. Fors lui-même vient de fero comme sors de sero; les Sabins la vénéraient sous un autre nom qui a disparu de bonne heure, au témoignage de Varron 70. Il y avait en Ombrie un Fanum Fortunae d'où Fanes tris Fortunat'. A Tusculum on a découvert une double inscription votive en latin archaïque à Mars et à Fortuna 32, dont on peut rapprocher l'inscription sur un vase de provenance étrusque : Fortunai pocolom u. A Rovigno en Istrie et dans la vieille cité latine de Virunum en Norique, il y a traces de cultes analogues 14. Nous voyons par Varron et par Columelle que ces cultes avaient un caractère champêtre ; on fêtait la déesse au temps des moissons, en lui offrant des têtes d'ail, d'oignon, de pavot et d'aneth", Les temples célèbres de Praeneste et d'Antium, le sanctuaire de Fortuna in Algido, dans le pays montagneux des Èques, où le sénat fit faire des supplications durant la seconde guerre Puniquels, sont des monuments de cette même religion primitive. Temples à Rome. A Rome, la foi populaire aimait à la rattacher au plus extraordinaire de ses rois, à ce Servius Tullius qui s'éleva de la condition servile au faîte de la puissance et des honneurs ". Le temple réputé le plus ancien de ceux qui lui aient été consacrés, était l'ceuvre de ce roi qui l'aurait élevé à la déesse, en reconnaissance des faveurs dont elle l'avait comblé; il était situé sur le Forum Boarium 18 Tandis que, d'après certaines légendes, Servius aurait été le fils du Genius ou Lar familiaris apparu à sa mère dans la flamme du foyer, une autre version faisait de lui le fils de Fortuna 19 expression qui devint proverbiale 20. Sans doute pour les concilier toutes deux, on fit de Servius l'amant de la déesse qui l'aurait visité furtivement durant la nuit en se glissant par une petite lucarne". C'est à cette légende que se rattache le TÛr fis O cc .os de la vieille maison rornaine et le nom de la Porta Fenestella 22. Par elle aussi on expliquait pourquoi l'image archaïque de la déesse, placée dans ce temple auprès de celle de son favori, avait été voilée, ce qui la fit identifier avec Pudicitia. On l'appelait Virgo Fortuna 23 avec la même préoccupation, et l'on constatait que Servius l'avait vêtue d'une toge à plis ondulés qui fut le costume des anciens rois 24. Pline remarque que cet antique vêtement dura jusqu'à la chute de Sé,jan, cet autre favori du sort, sans jamais subir les atteintes du temps et des insectes. Il est possible que cette divinité ait eu à l'origine une signification moins vague que celle de la chance heureuse, qu'elle fut un génie protecteur de la femme et la personnification de la Pudeur. Ce temple du Forum Boarium brêla avec celui de Mater Matuta et de Spes, en l'an 213 avant Jésus-Christ 2' Plutarque qui, seul parmi les auteurs, fait remonter le culte de Fortuna au roi Ancus Martius, met au compte de Servius Tullius à peu près tous les temples où elle était vénérée à Rome 2°. Le fait n'est guère probable ; en classant par ordre chronologique ceux dont le souvenir a subsisté, on en peut compter huit aùtres, jusqu'au règne de Tibère ; mais il y en eut certainement un bien plus grand nombre. Le plus ancien, consacré par Servius lui-même, était situé hors de la ville, sur la route FOR 1269 FOR du port (via Portuensis), au premier milliaire'. La divinité qu'on y honorait était de nature moins ambiguë que celle du temple sur le Marché-aux-Boeufs; elle était simplement, la personnification de la chance favorable, FORS FORTUNA, et avait un caractère populaire On célébrait sa fête, qui était des plus animées, le 24 juin, c'est-à-dire au solstice d'été, ce qui atteste une fois de plus ses origines champêtres. On se rendait au temple, ou dans des barques (descensio Tiberina), ou à pied par la route le long du fleuve3: la fête, célébrée surtout par le bas peuple et par les esclaves en souvenir du roi Servius, était l'occasion de festins et de réjouissances bruyantes. A ce culte, se rapporte l'inscription vouée par un soldat : nUMlxi FoR'IIS FORTUNAE ' et la monnaie de Gal. Val. Maxirnianus qui porte au revers : FORTI FORTUNAE, avec l'image de la déesse, debout, drapée et munie de ses emblèmes caractéristiques, du gouvernail, de la corne d'abondance et de la roue Un passage de TiteLive prouve que la déesse portait sur la tête un emblème spécial Le temple situé au ter milliaire ne doit pas être confondu avec un autre sanctuaire, en l'honneur de la même divinité, élevé sur la même route au vie milliaire, toujours par Servius Tullius, non loin du temple de Dea Dia où se réunissaient les Frères Arvales 7. Comme il est question dans Tite-Live d'un temple qui fut élevé précisément sur cet emplacement par Sp. Carvilius Maximus avec le butin remporté sur les Étrusques, en 293 av. J.-C., on peut se demander si ce dernier faisait double emploi avec celui dont on attribuait la fondation à Servius Tullius, ou si les deux n'en formaient qu'un, Carvilius n'ayant fait que relever l'ancien de ses ruines. On croit avoir découvert des vestiges de celui qui était situé au ter milliaire 8, comme on a exhumé, non loin du bois des Arvales, trois dédicaces en latin archaïque à Fous FoRTUNA, qui doivent provenir de l'un des sanctuaires ayant existé en ce lieu 3. En tout cas, aucun de ceux dont on a retrouvé des vestiges ne remonte au delà de la deuxième guerre Punique. Les deux plus célèbres que mentionne Tite-Live sont le temple de Fortuna Primigenia et celui de Fortuna Equestris 10. Le premier avait été dédié en 194, sur le Quirinal, par Q. Marcius Ralla, nommé triumvir à cet effet, après avoir été voué par P. Sempronius Sophus consul, dix ans auparavant, en pleine guerre Punique. La Fortuna Primigenia était invoquée encore sous le vocable de Fortuna publica populi Romani Quiritium. On a supposé avec raison que ce culte fut amené de Praeneste à Rome pour satisfaire aux besoins religieux de la nation surexcitée par les revers Il donnait lieu à deux fêtes spéciales, toutes deux d'un caractère public comme la déesse elle-même: l'une tombant le 4 avril (Fortunae publicae citeriori in colle) jour anniversaire de la fondation; l'autre le 25 mai (Fortunae publicae Populi Romani Quiritium in colle Quirinali), jour anniversaire de la dédicace". Le temple de Fortuna Equestris, dont le vocable indique la destination particulière, fut élevé en 173 av. J.-C., par les soins de Fulvius Flaccus censeur, qui l'avait voué étant préteur, durant une campagne en Celtibérie ". Il voulut que l'édifice l'emportât en magnificence sur tous ceux qui alors existaient à Rome: pour le couvrir, il n'hésita pas à dépouiller de ses tuiles de marbre le temple célèbre que Junon Lacinia possédait dans le Bruttium. Le sénat et l'opinion s'émurent de cette confiscation qui fut considérée comme un sacrilège. Fulvius Flaccus fut contraint de rendre les tuiles à leur destination primitive et des cérémonies expiatoires furent votées en faveur de Junon. Le temple de Fortuna Equestris semble avoir été le premier qui ait approprié le culte de cette déesse à une caste distincte. Il était situé, au témoignage de Vitruve, dans le voisinage du théâtre de Pompée 15 mais paraît avoir été compris dans l'incendie qui dévora ce théâtre sous le règne d'Auguste. Lorsqu'en l'an 22 ap. J.-C., les chevaliers romains voulurent offrir à la Fortuna Equestris un présent à l'intention de Livie, il n'existait plus de temple à Rome sous ce vocable, et il fallut porter l'offrande à Antium. Les temples dont nous venons de parler appartiennent à la période de la seconde guerre Punique, qui mit si fort à l'épreuve la constance et la piété des Romains. C'est à ce temps que se rapportent les prodiges dont il est fait mention chez Tite-Live (109 av. J.-C.) : le mur de Capoue et le temple de la Fortune furent touchés par la foudre ; à Rome, dans la cella de Fors Fortuna, un insigne (signum) qui surmontait la coiffure de la déesse, tomba spontanément de la tête sur les mains. La translation du culte de la Fortune de Praeneste à Rome et les supplications décrétées par le sénat en l'honneur de la Fortune en Algide, témoignent de la vivacité des sentiments religieux à cette époque et de l'importance que prit le culte de Fortuna'S Viennent ensuite deux temples, tous deux en l'honneur de Fortuna Ilujusce 17 Diei (hujusque diei dans les Inscriptions et les Calendriers), dédiés, le premier par Paul Émile, en 168, après sa victoire de Pydna, le second par Lutatius Catulus en 101, avec les dépouilles remportées sur les Cimbres 18. Le premier était dans la région du Palatin (xa Regio) auprès du Grand Cirque et donnait son nom à un vicus de cette région. Le second s'élevait au Champ de Mars (Ixa Regio) ; une fête tombant le 30 juillet, jour anniversaire de la bataille de Vercellae où il avait été voué, figure au calendrier avec FOR 1270 FOR la mention : Portunae hujusque diei in Campo. La déesse honorée dans ces deux sanctuaires a quelque ressemblance avec le Kxtpd; des Grecs: elle est la personnification d'une chance passagère survenue au bon moment'. Il n'est plus question de temples nouveaux, élevés à Fortuna, jusqu'au règne de Tibère. Mais un texte de Dion Cassius, parlant d'événements de l'an 47 av. J.-C., nous apprend que la foudre tomba sur le Ca pitole, sur le temple de la Fortuna Publica (ri,jç 3-r1li.o aix;; au Quirinal, sur les jardins de César, et que le temple de Fors Fortuna (Tb Tuxxiov âuTc;p.x'rov) fut ouvert du coup 2 ; il est probable que ce temple est celui que nous avons signalé au Ier milliaire, au sud du Janicule, tout auprès des jardins que César avait légués au peuple romain. Tacite nous apprend d'autre part qu'en l'an 17 ap. J.-C., Tibère fit consacrer, précisément à cette place, sur les bords du Tibre, un temple à Fors Fortuna 3 ; peut-être ne fut-ce là qu'une restauration de l'antique sanctuaire attribué à Servius Tullius, le même qui, 64 ans auparavant, avait été touché par la foudre. Le règne de Tibère marque d'ailleurs une recrudescence dans le culte de Fortuna; Séjan qui se considérait comme le favori de iVortia, déesse d'Étrurie, qui correspondait à l'idée de Fatum ou de Fortuna, conservait dans sa maison et honorait avec une dévotion particulière une vieille image de Fortuna qu'il prétendait provenir du roi Servius en personne ; cette déesse devint proverbiale sous le nom de Sejani Fortuna dont on a fait mal à propos une Seia ou Sieia Fortuna #. Temple de Praeneste et d'Antium, etc. Le culte de Fortuna dans la campagne de Rome et du Latium était probablement plus ancien que celui de la ville même. Les centres les plus célèbres étaient Praeneste et Antium. Dans la première de ces villes, Fortuna possédait un temple célèbre par tout le monde romain, surtout à cause de l'oracle qu'on y allait consulter s. Appelée Praenestina en dehors de la ville 6, Fortuna était invoquée Sur les lieux mêmes sous le vocable de Primigenia. Longtemps on a donné à ce titre le sens actif : « celle qui est à l'origine, » celle « qui engendre toutes choses 7 ). Ce n'est que récemment que la découverte d'une inscription en latin archaïque a fait abandonner cette interprétation. L'inscription votive expliquée par M. Mowat 8, donne à Fortuna le titre de Dievos flea (Jovis fllia) avec le surnom de Primocenia, ce qui signifie évidemment qu'elle est la première-née, comme la fille de Deucalion et de Pyrrha dans la légende grecque ou l'une des filles d'Érechthée qui sont appelées r c o'yEvetx 9. Ce que nous savons de cette Fortuna et de ses rapports avec les autres divinités de Praeneste, est assez obscur et même singulier. Elle n'a rien de la personnification du sort aveugle et volage, ni même de la chance favorable, comme la divinité romaine dont nous avons parlé précédemment. On dirait plutôt une divinité de la nature, personnification de quelque force cosmique, vénérée à côté de Jupiter, le dieu suprême, qui portait lui-même le surnom d'Arcanus et celui de Puer 10. Nous voyons par un passage de Cicéron " que la déesse était honorée à la fois dans son temple propre, voisin de celui de Jupiter Puer, et dans celui de ce dieu. Ici elle figurait à titre de nourrice, portant sur ses genoux Jupiter et Junon, et leur donnant le sein ; elle était l'objet d'une dévotion particulière de la part des mères (castissime colitur a matribus)12. Gerhard a rattaché à ce culte, qu'il rapproche du culte de Tagès et de Minerve en Étrurie, un groupe en terre cuite représentant une femme assise auprès de laquelle se tiennent un garçon et une fille que la femme entoure de ses bras et qui la caressent: ce serait Fortuna Primigenia avec Jupiter Puer et JunonS3. Plus vraisemblablement, il faut considérer comme des monuments du culte de la Fortuna Praenestina les statuettes en terre cuite, dont quelques-unes d'un caractère archaïque, qui ont été découvertes sur le territoire de la ville. Elles représentent une femme allaitant un enfant 1 . Comme on en a exhumé de semblables sur l'emplacement de Capoue, où le culte de la Fortune existait aussi, on y peut voir des images de Fortuna nourrice de Jupiter ou des ex-voto représentant les mères qui venaient prier dans son temple 15. Junon semble avoir joué dans le culte de la Fortune à Praeneste un rôle assez considérable; le mois de juin y était appelé Junonius, Junonale tempus, et une inscription votive parle d'un Junonarium, sanctuaire de la déesse, dans lequel un généreux donateur éleva une statue à Caracalla, y offrant en plus une image de Minerve à Fortuna Primigenia 16 En définitive, nous constatons que, dans la vieille cité des Èques, Fortuna était honorée à la fois comme la fille de Jupiter et comme sa nourrice. Que l'opinion ait établi une relation entre ces deux aspects de la divinité, cela n'est pas douteux, mais le rapport aujourd'hui nous échappe ". La Fortune de Praeneste fut redevable à l'oracle auquel elle présidait de sa grande popularité. Cicéron, d'après les vieilles légendes locales, raconte l'origine de cet oracles ; c'est un certain Numerius Suffustius qui, averti par des songes, creusa le rocher et en tira les sortes, espèces de tablettes, originairement en bois, en cuir, plus tard en métal, sur lesquelles étaient tracés ou des caractères mystérieux ou des sentences entières à l'aide desquels, par une interprétation spéciale, on cherchait à conjecturer l'avenir; on les tirait comme nous tirons F0R -1271FOR à la courte paille : aequalis sortibus ducuntur 1. Sors ellemême apparaît personnifiée sous les traits d'une jeune femme (flg. 3238) sur les monnaies de la gens Plaetoria Cestiana 2. Il existait des oracles du même genre en divers lieux, à Antium au temple de la Fortune, à Caeré, à Faléries, près de Padoue où Tibère consulta l'oracle dit de Géryon : sorte tracta 3. Fig.3238.-Sors. C'est dans cette région qu'on a décou vert des tablettes en bronze sur lesquelles sont gravées des sentences banales en mauvais hexamètres 4. Sous l'Empire, les poèmes de Virgile offrirent matière à une divination analogue 6 et Tite-Live parle du prodige de sortes sponte attenuatae 0, c'est-à-dire effacées ou évanouies, qui contenaient des avertissements, au temps de la seconde guerre Punique. Ceux que découvrit dans le rocher, sur lequel s'éleva le sanctuaire de la Fortuna Praenestina, Numerius Suffustius étaient des baguettes de chêne portant incrustés des caractères archaïques; on les enferma dans une cassette faite avec le bois d'un olivier sacré, d'où s'était écoulé du miel. La main d'un enfant les mélangeait, sur un signe de Fortuna, puis tirait ceux qui devaient fournir matière à l'oracle 7. Du temps de Cicéron, il n'y avait plus guère que la foule ignorante qui les consultât; partout ailleurs cette dévotion était tombée en désuétude, mais elle reprit faveur sous l'Empire. Le temple de Praeneste comptait d'ailleurs parmi les plus beaux et les plus riches ; on connaît la plaisanterie qu'il inspira à Carnéade, déclarant qu'il n'avait jamais vu Fortunam fortunatiorem 8. La fête principale en son honneur était célébrée le 9 et le 10 avril ; on lui offrait pendant les deux jours où l'oracle restait accessible à tous, le sacrificium maximum et les triumvirs immolaient en même temps un veau à Jupiter Puer, surnommé Arcanus, détenteur des secrets de la destinée°. Une ciste trouvée à Praeneste, qui représente Mars jeune baigné par Minerve, montre Fortuna en compagnie des grands dieux de l'Olympe latin à côté de Jupiter et de Junon. Elle seule porte le sceptre, insigne de la puissance souverainef0. Le culte de la Fortuna Primigenia fut introduit à Rome pendant la seconde guerre Punique, non sans résistance de la part des autorités. Lorsque le consul Lutatius Cerco voulut, durant la campagne précédente, consulter les sorts de Praeneste, il en fut empêché par le sénat"; c'est en 194 seulement que Marcius natta, comme nous l'avons dit, obtint de bâtir le temple sur le Quirinal qui fut ensuite celui de la Fortuna publica Populi Romani. En 174, Prusias, pour flatter les Romains, fit un double sacrifice à Jupiter sur le Capitole et à la Fortuna de Praeneste, sacrifice pour lequel les autorités de Rome fournirent les victimes comme à un magistrat". Tibère, qui s'attacha à détruire les superstitions étrangères, avait essayé d'amener à Rome les oracles de de Praeneste; mais l'opinion se répandit qu'un prodige les réintégra dans leur temple 13. Des inscriptions font mention du collège de prêtres et autres ministres qui avaient l'administration de ce culte la La Fortune d'Antium n'était guère moins célèbre et possédait, elle aussi, un oracle, mais d'une nature différente. Quoique les auteurs de l'époque classique ne parlent généralement que d'une seule divinité 15, nous voyons par les monnaies de la gens Rustia que la Fortune d'Antium étai t double. En certains cas l'une (fig. 3239) des deux figures est coiffée d'un casque, l'autre d'un diadème 16 ; comme nous savons que sous Tibère on vénérait à Antium la Fortuna Equestris dont le temple avait disparu à Rome 17, on peut supposer que la première correspond à ce vocable. On les voit encore (fig. 3240) toutes deux en buste, appuyées sur une sorte de tribune dont les angles sont ornés de dauphins ou de têtes de bélier 18. C'est par l'Ode connue d'Horace que l'on interprétera le mieux l'être de cette double divinité, patronne du Latium et de Rome, arbitre des destinées,expressien de l'ordre immuable dans la nature comme la Tychè que Pindare a appelée la plus puissante des Moïrae 19. Divinité champêtre, elle est l'objet des voeux du laboureur; divinité de la navigation elle dirige sur mer les vaisseaux à travers les périls. Devant elle marche l'intraitable Destinée (Necessitas) portant les clavi trabales [cLAvus] et les coins d'airain et le plomb fondu, emblêmes de sa puissance ; Spes et Fides lui servent de compagnes. L'ode fut écrite en l'an 26 av. J.-C., alors qu'Auguste songeait à partir en guerre contre la Bretagne et l'Arabie; il est probable qu'il consulta l'oracle avant de se mettre en route. Sur la nature même de cet oracle nous savons peu de chose. Macrobe dit seulement que l'on mettait en mouvement (promoveri) les images de deux Fortunes ad danda responsa 20. A la fin de la République le temple d'Antium était fort riche en offrandes de toutes sortes ; César y fit des emprunts forcés pour les besoins de sa politique. Caligula consulta l'oracle; mis en garde contre Cassius, il se méprit sur le personnage que désignait ce nom et tomba sous la main de Cassius Cherea 21 Outre les centres du culte de Fortuna en Italie, que nous avons cités plus haut, il convient de mentionner Volsinies en Étrurie avec le culte de la déesse Nortia ; ce même culte semble se retrouver dans les villes de FOR 1272 FOR Ferentium et d'Arna 1. Nortia, dont nous avons ailleurs expliqué le nom, peut être assimilée, comme la Fortuna d'Antium, aussi bien à la Tychè qu'à la Moïra des Grecs; c'est une personnification du sort plutôt immuable que capricieux; mais les auteurs latins, interprètes de l'opinion, la confondaient avec la Fortune 2. C'est ainsi qu'ils la nomment parmi les Pénates de l'Étrurie, en compagnie de Cérès, du Genius invitais et de Palès ; c'est ainsi encore que, dans la discipline augurale, elle occupait avec Valetudo, Pavor, Pales et les Dianes, la onzième région du ciel Des inscriptions nous signalent le culte de Fortuna en divers lieux tant de l'Italie que des provinces de l'empire romain. Les petits bronzes de fabrication courante, les monnaies et les pierres gravées multiplièrent à l'infini son image, et tandis que pour les autres dieux, l'influence hellénique altéra profondément, à partir du vie siècle de Rome, la religion propre de l'Italie, on peut dire que la personnalité de la Fortune des Romains contribua, dans une large mesure, à préciser et à étendre le culte de Tyché dans les villes de la Grèce et de l'Asie Mineure. Dans cette dernière province, en particulier, nous voyons, depuis Auguste, s'accroître la popularité de Fortuna, protectrice des villes ; il y en a des traces à Smyrne, à Nicée, à Érythrée, à Héraclée de Carie, à Mylasa, à Trapézopolis, à Damas, à Lampsaque, dans File de Lesbos à Mytilène. Les inscriptions la nomment ou Tychè tout court, ou Agathè Tychè ou Mégalè Tychè ; mais toujours il s'agit d'une personnification de la prospérité des villes 4. Une monnaie d'Hadrien représente la Fortune d'Éphèse avec la légende en latin : Fortuna Ephesia °. La Sicile fut particulièrement riche en monuments de ce genre; nous savons par Cicéron qu'un quartier de Syracuse était dénommé d'après un temple de Tychè Fortuna 6 ; la déesse figure, associée aux divinités topiques, sur les monnaies de Thermae, de Leontium, de Panorme, etc. 7. Fortuna et les autres dieux. L'être mobile et indéterminé de Fortuna se prêtait à toutes les assimilations, à toutes les associations, à toutes les substitutions. Pindare déjà avait personnifié la faveur d'un dieu quelconque sous le nom de Tû;rx Osoû ; d'autres personnifièrent celle de tous les dieux collectivement : T6zri Oeûty 8. C'était comme un premier acheminement vers l'absorption des dieux dans la personnalité de la Fortune, la grande raison d'être de la divinité pour l'homme étant la faveur qu'il en attend. Chez les Romains, Fortuna est tout d'abord associée à des abstractions divinisées qui ont avec son être quelque rapport intime, à Fides, à Spes, à Faustitas; nous l'avons trouvée en compagnie de la Bonne Foi à Antium 9 ; mais cette association n'a pas toujours ce sens favorable. Des textes littéraires et des inscriptions prouvent que l'opinion opposait les deux divinités l'une à l'autre, en ce sens que Fortuna, de son naturel inconstante, ne vaut que si elle s'appuie sur l'ides qui ne varie point". Tel est également le sens d'une monnaie de Vespasien avec la légende FIDES F01ITuNA; dans le champ, une femme debout avec la patère et la corne d'abondance 11. Quelquefois sur des monnaies impériales on voit Rama divinisée, en tiers avec les deux déesses". L'association de Borna et de Fortuna, qui a fourni à Plutarque l'opuscule connu, est, dans son genre, ce que celle de tit-,/:ti avec la destinée d'Athènes était dans le sien, une sorte de dogme passé en proverbe. Discuté avec irritation par les vaincus de Rome dès les temps de Polybe, il était proclamé avec ostentation par les vainqueurs pour frapper l'opinion. Il y a des images de Rome divinisée présentant sur la main une statuette de Fortuna, comme il y en avait chez les Grecs de la déesse Athéna tenant une petite Nikè 13. L'association de Fortuna et de Spes est plus fréquente encore. Spes accompagne Fides et Fortuna à la fois dans l'Ode d'Horace à la déesse d'Antium ; elle sert pour sa part à corriger la notion d'inconstance 1i. Dans des inscriptions tombales on rencontre l'exclamation : Spes et Fortuna valete comme on rencontre chez les Grecs, pour des cas analogues : 'EA,72s xxt au Tuz-ti Etéyx;tx(cere 10. Mais tandis que pour les Grecs il n'y a là qu'une fantaisie poétique, il semble qu'à Rome Fortuna et Spes aient été unies dès la plus haute antiquité. Plutarque mentionne, parmi les fondations du roi Servius Tullius, un autel : [3ûp.os Tu7rit eûetottôosvocable dont la traduction en latin nous fait défaut, et qu'on a rendu par bene sperans ou bonae Spei. L'image de cette Fortuna, confondue en une seule personne avec Spes, nous est fournie par des monnaies impériales où l'on voit une femme debout avec les attributs et dans les attitudes combinées des deux divinités 17. Ailleurs elles sont distinctes, se faisant face : sur un bas-relief emprunté à un piédestal, et sur des monnaies d'Hadrien et d'Aelius18. Enfin Fortuna est associée à Victoria et à .Vars, avec la signification spéciale de la chance dans les combats 19, telle que la définissait Cicéron : In armis... maximam partem quasi suo jure Fortuna sibi vindicat et quidquid prospere gestum est, id paene omne ducit suurn 20. Ici encore nous trouvons les deux notions de victoire et de chance, unies dans une personnalité de Fortuna Victrix qui est entourée d'ailleurs par plusieurs figures de la Victoire proprement dite. Les hasards du commerce lointain ont dû suggérer de bonne heure l'idée d'associer Fortuna et Mercure. La représentation la plus célèbre en ce genre est une fresque de Pompéi qui nous montre (fig. 32111) Mercure s'élançant à travers le monde avec les emblèmes caractéristiques de la bourse et du caducée, tandis que la Fortune debout, appuyée sur le gouvernail et tenant le caducée, le contemple 21. Il n'est pas sûr qu'il faille chercher le commentaire de ce groupe dans le Satyricon où il est question FOR 1273 FOR de la Fortune envoyant le dieu du commerce à un de ses favoris. Son attitude est celle de la curiosité indifférente. Il y a d'autres fresques à Pompéi sur le même thème, toutes peintes à l'entrée des maisons qu'elles ornent De nombreuses inscriptions trouvées en divers lieux et des représentations plastiques, exhumées notamment en Gaule et sur les bords du Rhin, attestent la popularité de l'association des deux divinités2; Wieseler fait remarquer que Mercure et Fortuna ont des vocables communs, tels que Redux, Felix, Conservator ou Conservatrix, Rex ou Regina3. Il n'en pouvait être autrement dans une civilisation où, à partir de l'Empire, le trafic par terre ou par mer avait pris une grande extension, où l'idée de fortune était inséparable de celle de négoce, non pas seulement parce qu'elle exprimait la chance heureuse`, mais parce qu'elle devenait identique à celle de richesse. Lorsque les cultes égyptiens s'acclimatèrent en Italie, les esprits furent frappés des traits de ressemblance que la déesse Isis offrait avec la Fortuna des Romains De même que nous voyons Spes et probablement aussi Salus confondues avec Fortuna en une seule figure réunissant leurs divers attributs, ainsi nous trouvons, surtout à partir du ne siècle, quand le goût artistique décline, Isis joignant à ses emblèmes propres ceux que la tradition prêtait à Fortuna. Il existe des bronzes en assez grand nombre représentant une femme debout avec le gouvernail et la corne d'abondance, à côté d'elle la boule ou la roue, symboles de la mobilité, quelquefois avec des ailes comme la Victoire, et en plus, accumulés tant bien que mal sur sa tête, avec la fleur de lotus, le croissant ou la pleine lune, l'uraeus, le modius, puis le sistre qui couronne le tout : c'est l'image d'Isis-Fortuna ou Isitychè, la plus populaire des divinités syncrétistes à partir du 11° siècle, celle par qui à Rome, capitale religieuse du monde païen, des hommes de toute provenance et de toute opinion pouvaient le mieux se rencontrer dans un sentiment de piété commune G. Isis étant d'autre part vénérée sous le vocable de Panthea7, on comprend mieux toute la valeur de l'apostrophe de Pline l'Ancien 3, reprochant aùx Romains du temps de Vespasien de ne plus adorer que Fortuna et, dans la comptabilité de la vie, de ne mettre qu'elle à toutes les pages du doit et de l'avoir. Mais tandis que l'existence d'Isis-Fortuna nous est garantie à la fois par un grand nombre de monuments figurés et par des inscriptions, sans parler d'un passage caractéristique d'Apulée 9, il n'y a point de texte littéraire qui nous affirme un culte de Fortuna-Panthea, devenue telle à la faveur d'Isis. Il existe seulement un bon nombre de représentations, bronzes, lampes et pierres gravées, d'une image divine en qui se rencontrent les attributs d'Isis, ceux de Fortuna et en plus ceux des autres divinités favorables du Panthéon gréco-romain i6. Lamultiplicité même des emblèmes empêche de reconnaître toujours quelle est la divinité dont l'artiste a voulu faire prédominer l'idée ; il est probable seulement que le plus souvent cette divinité est Fortuna, reconnaissable au gouvernail, à la boule et à la corne d'abondance ; et dans ces cas, Fortuna ne va jamais sans la déesse Isis; l'être de celle-ci fait corps avec le sien, alors que les attributs des autres divinités sont variables et accidentels. Le temple d'une 1-: vTwv Tt'rc, mentionné par un mythographe li comme ayant été élevé par Trajan, peut d'autant moins correspondre à l'idée d'une Fortuna-Panthea qu'on célébrait sa fête le ter janvier, c'est-à-dire le jour où, pendant des siècles, il avait été d'usage d'offrir un voeu solennel pro reipublicae salute 12. Il s'agit de la Fortuna de toutes les classes de la société romaine et non d'une Fortuna résumant en elle toutes les divinités. L'évolution de la divinité de Fortuna n'en est pas moins complète lorsque l'idée monothéiste commence à s'acclimater à Rome ; après avoir personnifié dès l'origine la faveur des dieux, puis les chances variables, heureuses ou malheureuses des existences, elle rend inutiles les personnalités multiples des autres dieux en résumant leur action dans le monde. Vocables de Fortuna, tirés de sa nature morale. Tychè en Grèce et Fortuna chez les Romains ont eu toutes deux à l'origine une signification exclusivement favorable. L'idée d'inconstance d'abord, puis celle d'hostilité s'empare de son être, à mesure que le sentiment religieux s'altère et qu'une expérience plus attentive des choses de ce monde fait douter de la faveur des dieux. Mais tandis qu'en Grèce, il n'y a dans le culte que des personnifications d'Agathodaemon et d'Agathè Tychè, la conception de chance contraire restant une abstraction du langage commun, la religion des Romains a connu la Fortune sous le vocable de mata ou d'adversa; une déesse de ce nom paraît avoir eu un temple sur l'Esquilin 13. FOR '1274 FOR Comme on signale en ce lieu des sanctuaires de Febris et de Mephitis, il est probable que la Fortuna mata représentait aussi à sa façon les maladies pestilentielles, endémiques en ce lieu Une variante adoucie de celte Fortune contraire est la Fortune douteuse : Viscata ou Dubia à qui Servius Tullius éleva un temple et dont la nature est interprétée en ces termes par une inscription : Fortuna spondet mulla multis, praestat nemini Voilà la divinité de qui Pline dit qu'elle est honorée à grand renfort d'injures : cum conviciis colitur, injures dont il nous donne des échantillons passés en proverbe. On peut ranger dans la même catégorie la Fortuna Brevis à qui le roi Servius, s'il en faut croire Plutarque, dédia également un temple qui n'est pas autrement connu 3. Parmi les dénominations favorables, la plus fréquente est Bona Fortuna, chez les écrivains à partir du vie siècle parce qu'ils subissaient l'influence du vocable grec, puis, par imitation autant que par instinct, dans les inscriptions `'. On y trouve le qualificatif bona associé à d'autres qui en spécifient la nature, comme domestica, salutaris, ou relevé par un titre d'honneur tel que Regina, Domina 5. Nous avons parlé déjà des statues de Praxitèle placées an Capitole sous le vocable de Bonus Eventus et de Bona Fortuna; il est douteux que les monnaies de Valérien et de Galien qui nous offrent une Fortune debout, avec la légende Bonae Fortunae, reproduisent ce dernier chefd'oeuvre, et l'on ne sait pas du tout ce qu'était la vieille image en bois 6 que Verrès dédaigna, quand il pilla le sacrarium de Heius; Cicéron lui-même ne semble en faire une représentation de Bona Fortuna que par une plaisante hypothèse. Des variantes de Fortuna Bona, tant chez les auteurs que sur les monnaies et dans les inscriptions, sont : Fortuna Obsequens, Fortuna Bespiciens, Fortuna Manens et Fortuna Felix. Les deux premières paraissent avoir eu chacune leur temple à Rome, celle-là au voisinage de la porte Capène, fondation du roi Servius 7, celle-ci dans la région du Palatin et peut-être sur l'Esquilin, si Plutarque ne l'y a pas placée par erreur 5. Fortuna Obsequens est plaisamment mise en scène par Plaute sous la figure d'un esclave qui a tiré son maître d'un mauvais pas, puis associée à Salus avec la remarque : Ecastor ambae sunt bonae 9. Il en existe des représentations sur des monnaies d'Antonin le Pieux 10. La Fortuna Respiciens a dû jouir à Rome d'une certaine célébrité, car le regard de bienveillance qu'elle jette en arrière est d'un emploi fréquent chez les auteurs. Le passage de Juvénal que nous citons en note reçoit un commentaire très explicite tuna Manens ou Stabilis est la divinité dans la plus rare de ses attributions, celle que le peintre Apelles avait représentée assise et dont il avait dit lui-même, en se moquant, que le bonheur toutefois n'était guère solide', On connaît la strophe où Horace, se plaignant des caprices souvent cruels de Fortuna, conclut par la louange de celle qui ne change pas : laudo Manentemt3 ; même celle-là a des ailes. Nous la trouvons sur les monnaies de Commode, assise et retenant un cheval par la bride. Enfin Fortuna est aussi surnommée Fel'ix, elle n'est alors qu'une doublure de FELICITAS, c'est-à-dire une personnification de la fécondité heureuse 14. Appliqué à l'homme qu'elle favorise, le qualificatif felix a dans certains cas la valeur du terme moderne et trivial de chançard ou veinard ; Juvénal, dans un passage où il exalte avec une ironie amère l'influence de la Fortune, en fait un emploi caractéristique avec ce sens 1S. Fortuna Felix figure sur un grand nombre de monnaies impériales, le plus souvent debout (fig. 3243), quelquefois assise, avec les attributs ordinaires 1 Vocables de Fortuna tirés d'une particularité du culte. Il n'y a pas de divinité que les Romains aient mieux adaptée à toutes les circonstances de la vie publique et privée, à tous les individus, à toutes les collectivités que Fortuna. Il semble qu'à son seul profit survivent à travers les temps historiques l'esprit de la religion primitive du Latium et les naïves personnifications des Indigilamenta. Voici d'abord Fortuna représentant la condition privée de chaque homme : Privata; elle avait un temple sur le Palatin, au dire de Plutarque qui en rapporte la fondation à Servius Tullius 17. Le sexe mâle a à sa disposition une Fortuna Barbata qui présidait à l'entrée de la jeunesse dans la virilité f8; les jeunes filles vénéraient Fortuna Virgo; d'abord celle qui, voilée, avait son temple sur le Forum Boarium, puis une autre dont le sanctuaire s'élevait auprès d'une fraîche fontaine, d'ailleurs •inconnue 10. C'est à Fortuna Virgo que les jeunes filles vouaient leurs robes, ou à l'époque de la puberté, ou à celle du mariage. La Fortuna Virilis qui avait, elle aussi, un temple à Rome depuis le règne de Servius Tullius, temple dont on a cru découvrir les vestiges dans l'île du Tibre, était à proprement parler, pour les femmes, la personnification de la chance en maris 20. Elles l'honoraient par une fête spéciale le ler avril, jour où l'on sacrifiait également, depuis 114 av. J.-C., à Vénus Verticordia 21. Les femmes de basse condition lui adressaient FOR 1275 FOR leurs hommages dans les bains publics, ce qui lui valut aussi le vocable de Balnearis 1. La plus célèbre des Fortunae préposées à la vie des femmes était celle qui avait pour vocable Muliebris ; l'institution de son culte était mise en relation avec l'histoire légendaire de Coriolan, levant le siège de sa patrie à la prière de Véturie et des femmes romaines Son temple était au ive milliaire de la voie Latine, endroit où l'on plaçait l'entrevue fameuse de la mère et du fils. On peut voir dans Denys d'Halicarnasse, Valère Maxime et Plutarque, le récit détaillé de la fondation et des prodiges auxquels elle donna lieu. La particularité la plus remarquable, c'est que l'image de la Fortuna dans ce temple était double comme à Antium, ou comme à la limite des territoires de Calès et de Teanum 3. La fête annuelle tombait aux calendes de décembre; seules des femmes qui n'avaient été mariées qu'une fois avaient le droit de toucher la statue de la déesse. Une monnaie avec l'image de Faustine jeune porte au revers celle de Fortuna assise et en exergue : Fortunae Muliebri. A ajouter à ces diverses représentations de la déesse honorée spécialement par les femmes : la Fortuna Mammosa, c'est-à-dire aux mamelles flasques et pendantes, qui avait donné son nom à un vicus de la région du Palatin et paraît avoir été la patronne du bas peuple Les Romains personnifiaient aussi la Fortune des familles et des associations : les inscriptions, en ce qui concerne les premières, nous donnent de nombreux exemples qui peuvent se passer de commentaires. Que les collèges des artisans et même certaines associations commerciales se soient placées sous la garde d'une Fortuna spéciale, le fait est tout naturel et conforme aux habitudes romaines. Le document le plus curieux en ce genre est un cippe de marbre, trouvé près de l'Emporium et qui porte une dédicace à la Fortuna Ilorreorum avec les emblèmes de la rame, de la boule, de la corne d'abondance propres à la déesse, et en plus une charrue Un autel exhumé sur le mont Testaccio est dédié à la Fortuna Conservatrix Horreorum Galbianorum et au Genius Conservator des mêmes greniers; leurs images avec le gouvernail et la corne d'abondance sont sculptées sur les parois opposées'. Dans le même ordre d'idées il faut citer l'invocation à la divinité du collège des charpentiers : Numini Fortunae, et certaines inscriptions placées au nom d'un corps de troupes, soit à l'intention de la Fortune en général, soit à celle d'une Fortune particulière à ce corps'. L'intention première du culte de la Fortuna Equestris à Rome, à qui Q. Fulvius Flaccus éleva un temple au Champ de Mars en 170 av. J.-C., paraît avoir été de placer tout l'ordre équestre sous la protection de la déesse 9. IV. En ce qui concerne la Fortune personnifiée du peuple romain tout entier, nous n'avons à ajouter à ce que nous disons plus haut sur le culte de la Fortuna Publica Populi Romani Quiritium Primigenia in colle Quirinali que ce qui concerne la Fortuna Populi Romani, sans autre détermination. On la rencontre très fréquemment sur les monnaies 1° et dans les auteurs" au temps de la République, sur les monnaies des familles Arria et Sicinia, en buste seulement ; sous l'empire en pied, tantôt debout, tantôt assise sur les monnaies de Galba et de Nerva1'. On ne lui connaît point de temple, mais il y a traces d'un autel en son honneur13 De même que la superstition des foules avait, de toute antiquité, rattaché le culte romain de Fortuna au plus extraordinaire des rois, ainsi elle continua, jusqu'au déclin de l'empire, à créer des Fortunae spéciales, chaque fois qu'un citoyen, en paix ou en guerre, frappait les imaginations ou par sa chance ou par ses échecs subits ou retentissants. Les écrivains latins sont pleins d'expressions qui sont autant d'hommages à la popularité de cette Fortune; elles prennent une tournure presque exclusivement personnelle après la chute de la République et finissent par servir, surtout chez les écrivains comme dans les monuments publics, à caractériser la destinée des empereurs. On connaît le mot de César à son pilote et le culte spécial de Séjan pour Nortia, la Fortune de son pays d'origine '4. Il semble qu'à la longue se soit élaborée la légende d'une Fortuna de la maison impériale, transmissible comme le pouvoir, et cela sous les espèces d'une statuette en airain ou en or qui ne devait point quitter la chambre à coucher de l'empereur. La plus ancienne des anecdotes relatives à cette divinité concerne Galba, sur les monnaies duquel on rencontre d'ailleurs fréquemment le type de Fortuna ; le texte de Suétone désigne la déesse protectrice de l'empereur par les mots de : Fortuna sual'usculana ; c'était en effet dans sa villa de Tusculum qu'il lui avait consacré un sanctuaire, l'y honorant par des supplications mensuelles et par une grande fête (pervigilium) tous les ans15. On retrouve des cultes analogues et des histoires légendaires issues de ces cultes dans les biographies d'Antonin le Pieux et d'Alexandre Sévère 16. Peut-être faut-il chercher la représentation de cette Fortuna des empereurs (appelée Aurea et Regia) sur certaines monnaies où l'on voit (fig. 3244) la déesse placée sur un piédestal ornée de guirlandes, avec la légende : FORTUNA AUGUSTA ou C'était là son titre officiel à Rome et dans les provinces; on ne lui connaît point de temple dans la ville même, 16t FOR 1276 FOR quoiqu'il ait dû en exister ; un temple à Pompéi est attesté par de nombreuses inscriptions et par des ruines' ; il y en a des vestiges sur divers points de l'Italie et même de lointaines provinces 2 ; les monnaies, en tout cas, témoignent de sa grande popularité. On l'invoquait surtout pour la santé du prince et, quand il entreprenait un voyage, pour son heureux retour3. La Fortuna Redux, si fréquemment nommée, date du règne d'Auguste4. Le culte en fut institué officiellement à Rome après le voyage que l'empereur avait fait, l'an 19 av. J.-C., en Sicile, en Grèce, en Asie Mineure et en Syrie. Le 12 octobre, jour du retour à Borne, devint un jour de fête annuel, ainsi que le 15 décembre, date à laquelle fut consacré, près de la porte Capène, l'autel élevé à Fortuna Redux 5. La supplicatio annuelle était faite sous la présidence des Pontifes et des Vestales ; quant aux fêtes de la dédicace en octobre, elles devinrent l'occasion de grands jeux qui duraient huit et même dix jours, sous le titre d'Augustalia, les honneurs à Fortuna Redux tombant le dernier jour. L'exemple d'Auguste eut durant deux siècles au moins de nombreux imitateurs; l'invocation à Fortuna Redux fit pour ainsi dire partie du cérémonial officiel des voyages impériaux ; nous en avons des témoignages formels pour les règnes de Vespasien (70 ap. J.-C.), de Domitien (89), de Trajan (101), de Marc-Aurèle (172), et d'Antonin le Pieux (213)5. Quand Domitien revint de Germanie, il ne se contenta pas de l'autel et de la supplicatie ordinaires ; il fit élever sur le Champ de Mars un temple à la Fortune qui avait procuré son retour'. En ces diverses occasions, cette divinité était mise au rang des plus éminentes et nommée dans les invocations avec tous les grands dieux de Rome 8. Il est probable que c'est au temple élevé par Domitien qu'il faut rapporter les inscriptions où il est question d'un C'ollegiuin salulare Fort. Reducis, d'un aedituus et d'un sacerdos de la même divinité à Rome'. Des particuliers même usaient des honneurs décernés à Fortuna Redux pour faire la cour à l'empereur, comme le prouvent des inscriptions trouvées en Italie et dans les provinces. Quant aux monnaies impériales, de Vespasien à Dioclétien, le type de cette divinité est de ceux qu'elles nous offrent le plus fréquemment. Elle y est représentée le plus souvent assise (fig. 3245) 40, d'autres fois debout avec le modius en tête, des épis, un rameau, une patère, un caducée, un sceptre, une guirlande dans la main droite, ici avec le gouvernail, là avec la corne d'abondance, ailleurs avec une proue de navire, d'autres fois avec tous ces attributs ensemble. Sur certaines monnaies elle est groupée avec l'empereur qu'elle a protégé 11 ; Hadrien lui tend la main ; Commode et Septime Sévère lui offrent des sacrifices; ou bien un temple est représenté au revers avec, en exergue, l'attribution : Fort. Red. C'est un détail caractéristique que, les honneurs à Fortuna Redux étant si fréquents, ceux rendus à la même divinité avec le vocable de Dux soient relativement rares '2; ce dernier emploi l'associait naturellement au Lar vialis avec lequel on la trouve également groupée sous le vocable de Redux ; mais il y avait moins de flatterie à prier une divinité au départ de l'empereur qu'à lui rendre grâces pour son retour. Les Arvales sacrifient à Fortuna Dux quand Caracalla s'apprête à partir pour la Nicomédie; lors du voyage de Marc-Aurèle en Orient (176) des monnaies furent frappées représentant Fortuna Dux assise, avec la corne d'abondance, le gouvernail, la boule et sous son siège la roue13, Dans ces divers emplois, qu'il s'agisse de la protection du souverain, de celle d'une ville ou d'un particulier, Fortuna, dont la faveur à Rome est allée en croissant jusqu'aux temps des Sévère, se confond très souvent avec TUTELA, divinité sans doute aussi ancienne qu'elle, et qui n'est autre que le GENIUS de nature féminine'4. Il arrive même que Fortuna prend le surnom de Tutela dans les inscriptions ; les deux divinités y sont fréquemment nominées ensemble et alors, d'ordinaire, en compagnie du Genius loci, comme Fortuna, divinité individuelle, est associée à Salus et aux dieux de la médecine, Esculape et Hygie 13. A la Tychè des villes, vulgarisée en Orient par l'influence romaine, semble correspondre en Occident, et tout particulièrement en Espagne, la Tutela qui donne (sous la forme Tudela) son nom à un grand nombre de localités10. Représentations figurées. De même que l'être divin de Fortuna semble s'être constitué à l'aide d'emprunts faits à la personnalité d'autres divinités féminines, plus anciennes qu'elle et plus précises, ainsi les formes souslesquelles nous la présente l'art gréco-romain n'ont rien de rigoureusement personnel ; elles ne sont que des adaptations et des combinaisons d'attributs précédemment possédés par des dieux plus éminents. Ce n'est pas assez dire que « parmi les divinités grecques, Tychè est une de celles dont le cycle figuré est le moins riche" n ; il y faut ajouter que ses représentations connues n'ont rien d'original, et pour les plus anciennes, que leur attribution n'est même pas certaine. Nous avons déjà dit qu'on ne saurait accepter l'affirmation de Pausanias que Boupalos ait créé le type de Tychè pour la ville de Smyrne, quoique la déesse sculptée par lui portât le polos en tête et la corne d'abondance dans une main, ces emblèmes ayant appartenu à d'autres divinités féminines. De même la Tychè de Damophon, sur laquelle tout détail manque, paraît avoir été la divinité protectrice de Messéné, associée à un culte d'Artémis Phosphores 18, De celle qui est attribuée aux sculpteurs Xénophon FOR 1277 FOR eE Kallistonikos et qui portait le petit Ploutos sur le bras comme l'Eiréné de Céphisodote, peut-être rappelée sur une monnaie de Mélos (fig. 3246)1, nous savons seulement qu'elle était placée dans un temple à Thèbes: une méprise sur sa vraie nature est probable. On n'est pas plus renseigné sur l'Agathe Tychè de Praxitèle qui vint avec le Bonus Eventus au Capitole de Rome; la Tychè que le même artiste aurait sculptée pour un temple de Mé gare se voit peut-être (fig. 3217) sur quelques monnaies de cette ville à l'effigie de plusieurs empereurs romains Reste la Tychè d'Antioche par Eutychidès, dont il existe de nombreuses reproductions sur les monnaies et entre autres une statue célèbre au Vatican représentée plus haut (fig. 3237). O. Mailler a montré avec raison qu'il y avait là moins une représentation de Tychè que la personnification de la ville même d'Antioche Nous avons fait mention plus haut de la fantaisie d'Apelles peignant Tychè assise w. En dehors de ces oeuvres diverses il n'existe rien qui permette d'affirmer que Tychè ait été représentée couramment et de façon reconnaissable, par les artistes grecs, avant les temps de la conquête par les Romains et l'influence du culte de Fortuna. Il n'y a d'exception que pour le cas particulier d'Agathe Tychè associée à Agathodaemon5. Le bas-relief trouvé àAquilée montrant ce génie sous la forme d'un phallus ailé à côté duquel est Fortuna, reconnais-sable au gouvernail, est postérieur à Auguste comme toutes les représentations où cet emblème figure 6. A vrai dire la corne d'abondance [coRNucoPIA ] est le seul attribut de Tychè suivant les idées des Grecs? et il ne lui est échu que par assimilation 6. Elle le tient généralement dans le pli du bras gauche, la partie évasée à la hauteur de la tête ; dans la droite les artistes mettent ou des épis, ou le caducée, ou une patère, ou surtout le gouvernail. Peut-être faut-il voir une Tychè dans la figure d'un bas-relief votif trouvé au Pirée qui nous montre (fig. 3248) une jeune femme assise avec une phiale et la corne d'abondance, tandis qu'un adorant est debout devant elle9. Le polos ou modius que Pausanias signale parmi les traits de la Tychè de Boupales est encore moins propre à la déesse que la corne d'abondance 10. En ce qui concerne la roue, symbole de versatilité, la sphère ou globe qui ont cette même signification et celle de l'empire étendu sur lequel s'étend le pouvoir de Fortunat', ce sont des attributs d'origine romaine tout comme le gouvernail; il en est de même de la proue de navire. Les monnaies impériales, aussi bien en Orient qu'en Occident, nous offrent Fortuna avec ces attributs divers groupés et variés à l'infini. On peut les ramener à deux types: l'un de la déesse debout qui est de beaucoup le plus fréquent, l'autre de la déesse assise. 11 en existe quelques représentations ailées. Nous avons dit plus haut quelles modifications diverses lui sont imposées à raison de cultes particuliers ou de son absorption dans la figure d'Isis. J. A HILO.