Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article INDIGITAMENTA

INDIGITAMENTA. Au sens propre du mot' (quelle IND 469 IND qu'en soit d'ailleurs l'étymologie) Invocations ou Incantations, titre donné à un recueil de prières ou formulaire pontifical où figuraient les noms de divinités à invoquer dans diverses circonstances de la vie, avec des Indications contenues soit dans le texte des formules, soit dans des explications à la suite, et définissant l'office propre attribué à chaque auxiliaire divin, office déjà « indiqué » par le nom lui-même Cette définition éclectique, si réservée qu'elle soit, dépasse déjà la teneur littérale des textes probants, car ceux qui citent les Indigitamenta ne parlent que de noms et explications de noms contenus dans ces « livres pontificaux », et ceux qui définissent le sens des mots indigitare, indigitamenta, ne se réfèrent pas expressément à l'oeuvre des Pontifes 2. Les Indigitamenta sont mentionnés par des grammairiens qui ne prétendent pas avoir vu les documents pontificaux eux-mêmes, mais en parlent d'après Granius Flaceus, auteur d'un livre spécial sur la matière 3, et d'après Varron. II est possible que Granius Flaccus ait lui-même emprunté à Varron les éléments de sa monographie et que tous les témoignages reposent, en fin de compte, sur l'autorité de Varron. On sait que Varron, dans un opuscule sur l'éducation des enfants, parlait de la déesse Numeria, « que les pontifes ont aussi coutume d'invoquer'' n, de Statanus et Statilinus, « dont les pontifes ont aussi les noms par écrite n. Enfin, le texte précité de Servius 6 montre que l'on trouvait « aussi » dans Varron des explications et définitions fournies par les Indigitamenta. On est donc en droit de penser que Varron puisait ses renseignements dans les archives pontificales, lorsqu'il écrivait le ZlVe livre de ses Antiquités divines, d'où sont extraits plus des neuf dixièmes des noms que nous allons considérer comme représentant les divinités des Indigitamenta. Seulement, nous savons par saint Augustin? que ce livre traitait des dii certi [nn CFRT]], un titre sur lequel les exégètes ne sont pas tout à fait d'accord', et il n'est dit nulle part que ces « dieux certains » fussent ceux des Indigitamenta. Il faut donc établir d'abord que ces dii certi sont ou comprennent les divinités enregistrées dans les Indigitamenta. On y arrive en comparant les offices dévolus aux uns et aux autres. C'est de part et d'autre le même système d'analyse à outrance, le fractionnement de l'ingérence divine en une multitude de petites besognes distinctes, accomplies par autant d'acteurs différents9, dénommés d'après leur besogne mêmel0. L'assimilation une fois faite, il faut se garder de la pousser trop loin, car il paraît bien que Varron avait classé parmi les dii certi tous ceux dont il connaissait la fonction (tous ceux qui n'étaient pas incerti) et il y avait même fait entrer pour cette raison un certain nombre de grands dieux, de dii selecti1l. Par conséquent, les petits dieux des Indigitamenta ne formaient qu'une catégorie dans une collection amplifiée par Varron, et ainsi se pose la question embarrassante, insoluble même, de déterminer ce qui, dans les débris duXlVe livre des Antiquités divines, doit être restitué aux Indigitamenta. Comme les auteurs qui ont puisé dans Varron n'ont pas même eu l'idée de faire cette distinction, le triage essayé par les érudits modernes reste toujours arbitraire. L'auteur du travail le plus récent et le plus complet sur la matière, R. Peter 12, a consacré beaucoup de temps, de science et de patience à la critique des sources, à l'analyse et au classement des opinions, enfin à la recherche d'un critérium permettant de déterminer l'apport personnel de Varron (que consultent directement Tertullien et saint Augustin), ou de Cornélius Labeo, un varronien (suivi par Arnobe) qui paraît avoir remanié et mis en ordre alphabétique les listes de dii certi dressées par le maître''. En éliminant de ces listes les dieux qui n'appartenaient pas à la religion nationale, notamment les divinités grecques ou assimilées aux grecques; ceux qui, lui appartenant, étaient déjà pourvus d'un culte célébré par l'État ou étaien t « indigités » par des corporations sacerdotales; les grands dieux, même homonymes des minttli dii par leurs épithètes; enfin, les noms qui paraissent avoir été forgés par Varron pour satisfaire sa fâcheuse et obsédante manie étymologique, R. Peter pense être arrivé à reconstituer la somme de débris authentiques provenant des Indigitamenta. Nous dirons plus loin en quoi et pourquoi nous ne pouvons accepter toutes les règles de critique, ni surtout les idées générales formulées par l'auteur de cette remarquable étude. Avant de discuter, il faut mettre sous les yeux la matière même de la discussion, c'est-à-dire les listes de dii certi imputables à Varron, et dans l'ordre varronien, en commençant par les divinités qui s'occupent de l'homme en tant que personne, et rangeant à la suite celles qui s'occupent de pourvoir Carmentes iVona Decima ou Decuma Parca Porrima-Antevorta Postvorta Egeria Numeria Nalio 5 I Edula Farinus [Loculius] Domiduca Illens Volumnus Voleta Paventina Venilia Volupia IIl Edulia-Edusa Carra Ossipago-* Ossipagi Fabulinus Aius-Aius Locutius f a Aius Loquens. StatilinusStatanus * ; Vpibilia [Viabilia Vi]' 1 Peragenor Agenoria Stimula Murcia Strenia Fessonia (Fessona) Quies [Numeria] Camena Consus Consus Caties Sentia Juventa Juventas Praestitia LubenItna Cluacina *Pela * fhurnus (Liburnus? ) Libentina (VENUS) Libentina-lubentia Cluacina (vENus) *Praestana Pollentia Agonius * Murcida-Jlurcia Strenia Section II. Dii conjugales 12. Dii nuptiales 13. Cf. Camelae((ap-iX (oit?) vtrgines''' et maritorum genii '5. A fferenda IND 470 aux exigences diverses de l'existence humaine'. On se bornera ici à de simples nomenclatures, avec indication sommaire des sources, renvoyant pour les définitions et analyses des fonctions à l'article mi CERTI. La première colonne contient les noms transmis par Tertullien 2 ; la seconde, les noms tirés de saint Augustin 3; la troisième, les noms extraits d'auteurs divers, notamment d'Arnobe (ceux-ci distingués par un astérisque) et des scoliastes, tous plus ou moins tributaires de Varron. Statina Série A. Section I. Dii praesides puerilitalis [puerilis aetatis? 4] dii pueriles 5. I II III Consevius SATURNUS Fluonia (JuNo) Februalis-Fel,rua ou Februaia (JuNo) * Februtis (JuNo) illena Vitumnus Vitumnus Sentinus Sentinus A lemona Nana Decima Partula Prosa [Postvcrta] Candelifera JuNo) Geneta plana FataScribunda 9 Fati et Fatae Fatua-Fatuus (FAU ores Opigena (JuNo) lntercidona Pilumnus Pilumnus Picumnus Levana Deverra Vaticanus [VagiVaticanus tanus?] Nundina [Cunina] Cunina Cuba Rumina Rumina Potina Potina *Potua-Polica-Poti 1ND II Educa Statilinus Adeona Abeona llerduca (JuNo) Domiduca (JUNO) Mens Volumnus Vo lumna Pavenlia Venilia Vo lupia na * Vicia Vica-Pota Jugatinus Juga (JuNo) Domidueus Domiduca (suNo) II Ilostilina Marta Odoria I Libitina Ascensus Clivicola I Ilobigo Runcina Mora Lacturnus Jlatuta Jlessia T utelina Pomona Bubonn JAVA (diva arquis arcus) J"orculus Forculus Cardea Cardea Limentinus Limentinus Limentinus Lima [Limentina?] Lateranus Pecunia (JUPITER) Pecunia Arculus b. Dieux auxiliaires en Pellonia Populonia IND 471 -IND I II III Iterdura (JuNo) Domitius 111anturna *Unxia-Unxia(JUNo) Viriplaca Cinxia (JUNo) Virginiensis Virginiensis * Virginalis (FOnTUNA) Jlutunus et TutuJlutunus vel Tutu nus nus Dlutinus Titinus T utunus-T utinus Subigus Subigus Prema Prema Perlunda Pertunla Per/iica Section III (fin de l'existence). Viduus Caeculus Orbana Mortis dea Nenia Série B. Dii agrestes 2. Digue Deaeque omnes, studium quibus arva tueri 3. llusina Jugatinus Collatinus illontinus Vallonia `L imi (dei) Spiniensis Sterculus Stercutius (SterStercutusSterculi ces) nies Sterquilinius, etc. [Vervactor] [Iledarator] [lrriporcitar] SA TURNUS Sator [Insitor] Seia Scia Semonia [Obarator] [Occator] Fructiseia Frugeria Proserpina Segetia Segetia-Segesla Nodutus Nodutus Vo lutina Patelena Patellana * Patella `Panda-* Pantica Panda Cela E m panda 1 Odoria dea odoris vel pro odore (Mai, Class. auct. VIII, p. 399). Celle déesse de l'odorat aurait-elle peut-être quelque rapport avec l'embaumement? R. Peter (p. 178 et 209) n'hésite pas à la classer dans les Indigitamenta. 2 Aug. Civ. Dei, III Robigus liabigo Averrunces [Sarritor] [Subruncinator] Lactans-Lacturius [Messor] [Convector] 'Noduterensis [Conditor] Tutilina [Promitor] Prorata Fornax [Pilumnus] Jlola pjPomana ? (JUNo) Meditrina Pula Silvanus IVemestrinus Pales meus (FAUNUS) Lupercus Vermines Epona Epona `Caprotina (JuNo) Séries diverses. a. Dieux protecteurs de la maison et de sa prospérité (cf. dii Lucrii) 5. Aescolanus Argentinus lion or général. Tutanus Rediculus Juturna Pellonia (JuNo) * Populonia ou Populona [Vica Pota] Stata (Mater) Fulgara lupanaribus. in culinis et etiam in carcere (Tert. Ad nat. 11, 15 . C'étaient sans doute des Fortunae, comme les Fortune Balneares, etc. ou des Tutelae loci. IND 472 IND c. Dieux indigités par formules sacerdotales. 13 Formules pontificales : 7ellus'. 7ellumo. Alter. Ilusor. Maia Terra) 2. Ilona Dea. Munia. Ops. Fatua. -7iberinus 3. Ilumon. Serra. 7arentus. Coluber. `3° Formules du flamine de Gérée : Vervactor'. Iledaralor. Imporcilor. Insitor. Obarator. Occator. Sarritor. Subruncinator. Messor. Convector. Conditor. Promilor. 30 Formule des Vestales : 11edicus. Paean (APoLLo) 6. 4° Formules des Arvales: Deferunda 6. Commolenda. Coinquenda. Adolenda. Ces listes de dii certi pourraient être grossies de tous les noms de dieux, de génies, de lares, que la tradition nous a apportés en leur attribuant une fonction spéciale ou tout au moins limitée, pouvant intéresser à certains moments la vie des individus. Ceux qui considèrent ces noms comme des épithètes appliquées à des divinités de plus vaste envergure et c'est, depuis Varron, l'opinion dominante ceux qui reconnaissent Vénus dans Libentina, Cluacina, Mllurcia, Libitina, n'ont aucune raison valable pour exclure, par exemple, Vénus Verticordia ou Calva, ou la P'ortuna Virilis, à qui les femmes du peuple demandaient la grâce de plaire à leur mari' et qui faisait ainsi concurrence à Viriplaca. Entre toutes les Junons à épithètes, c'est pur arbitraire que d'admettre Fluonia, Iterduca, Cinxia, etc., et d'exclure Pronuba. Jupiter est aussi utilisable pour les individus comme Dapalis' ou Pistor°, ou Frugifer, ou Imbricitor, Serenator, etc. 1D, que comme Iluminus ou Pecunia. Enfin, on ne peut prétendre que Pallor, Paver, Febris, etc., soient des êtres à compétence indéterminée ou indifférents aux individus. Les scrupules sont d'autant moins opportuns que saint Augustin déclare à plusieurs reprises avoir laissé de côté une bonne partie de l'énorme compilation de Varron". Mais étendre la liste serait compliquer notre tâche, qui consiste à limiter la part à faire aux Indigitamenta. R. Peter a prétendu éclaircir la question en y inlro. duisant de nouveau, après Klausent2, au nom de l'étymologie, une donnée problématique, que je persiste à considérer comme un élément étranger et, perturbateur : l'assimilation de tous les dieux des Indigitamenta aux dii Indigetes. Pour lui, Indiges (de indu et agere) signifie un dieu qui «agit dans» une circonstance,un temps et un lieu donnés : indigitare, c'est « faire un Indiges », c'est-à-dire, si je comprends bien la pensée de' l'auteur 13, mettre en activité sa puissance virtuelle au moyen d'un carmen, d'une formule d'invocation appelée pour cette raison indigitamentum. L'Indiges, dieu des Indigitamenta, est le type que Varron a multiplié, sous un titre de son invention et de sens identique, dans ses dii cerli. L'étymologie fournit toujours des arguments aux opinions préconçues, et il faut convenir que, entre Indigeles et Indigitamenta, le lien étymologique apparaît tout d'abord comme évident. C'est précisément pour cette raison qu'il faut nier résolument, sinon l'affinité étymologique (qui importe peu et reste toujours discutable), du moins l'affinité, à plus forte raison l'identité, qu'on prétend en induire entre les Indigetes et les dieux des Indigitamenta. Si cette affinité réelle avait été tant soit peu apparente ou simplement défendable, les anciens, amateurs d'étymologies et de rapprochements faciles, n'auraient pas manqué de s'en prévaloir. Or, tandis qu'ils traduisent indigitare par invocare, precari, imprecari, implorare, exorare, supplicare, incalare, et indigitamenta par incantamenta, indicia 21, ils entendent par Indigetes les dieux « indigènes », les patrons ou les ancêtres mythiques de la race, protecteurs du sol, symboles de la patrie 1J. Ceux qui ne se contentent pas de cette explication ont recours aux étymologies les plus étranges : dii ex hominibus facti et dicti Indigetes, quasi in dus agentes 19, ou Indigetes, quia nullius indigent ", vel quod nos deorum indigeanius 19, épithète qui conviendrait à tous les dieux; ou, au contraire, hemitheus... ab indigendo divinitate'°, semideus Indiges 29, Indigetes, ôaiuoveç 21; ou encore Indigetes a divitiis dicti". On voit très bien que ces improvisateurs fabriquent leurs étymologies au hasard et sans connaître de près l'objet à définir; mais il est singulier que, dans tout ce fatras, on ne rencontre IND 123 IND qu'une scolie anonyme visant le rapport étymologique entre Indigetes et Indigitamenta. Encore le scoliaste donne-t-il d'Indigetes une définition inutilisable, car elle s'applique à tous les dieux sans exception t. L'écart entre l'idée qu'on se faisait des Indigetes et le caractère attribué aux divinités des Indigitamenta apparaît nettement dans l'assimilation des Indigetes aux dii patrii, aux ancêtres divinisés de la race. La définition qui convient à ceux-ci : dii ex hominibus facti, est la négation absolue de celle qu'un scoliaste a donnée des dii certi de Varron et par conséquent, si les dii certi comprennent les divinités du recueil pontilical,la négation de tout rapport entre Indigetes et Indigitamenta. De plus, les divinités des Indigitamenta sont des forces de la Nature, disponibles en tous lieux et en nombre indéfini. En fait d'Indigetes, au contraire, on ne cite jamais qu'un Juppiter ou Pater Indiges, localisé comme génie du fleuve Numicius et identifié après coup avec Énée. On connaissait si peu les Indigetes, et on les distinguait si mal des Lares et Pénates, que certains avaient cru reconnaitre en eux les patrons mystérieux de la cité, ceux dont le nom ne devait pas être révélé, par crainte des évocations 3. Or, on suppose généralement que les rédacteurs des Indigitamenta avaient eu pour but, au contraire, de faire connaître, sinon au public, du moins aux consultants, les divinités secourables, leurs noms et leurs aptitudes spéciales. Quelque piste que l'on suive dans ce fouillis de traditions et d'élucubrations, on aboutit toujours à une opposition irréconciliable entre le type lndigète, patriotique, fixé au sol, rare et mystérieux même, et la multitude affairée des ouvriers divins, nommés, définis dans les Indigitamenta. Il demeure donc avéré que les anciens ont jugé incompatibles les idées contenues dans les deux mots dont il s'agit, et il y a témérité à prétendre aller, sur la foi d'une étymologie conjecturale, à l'encontre de tous les textes. Et cela, sans résultat appréciable. Quand même il serait démontré que les dieux des Indigitamenta sont des Indigetes, nous ne tirerions de cette tautologie aucun éclaircissement, aucun motif de classification, rien qui nous aide à fixer la liste des susdites divinités. Ambrosch', qui s'est emparé le premier du sujet, pensait que les Indigitamenta pontificaux contenaient les noms de tous les dieux de la religion nationale, de celle dont Numa avait été le législateur. Il alléguait comme preuve le fait qu'Arnobe cite les Indigitamenta de Numa, en constatant qu'Apollon, introduit depuis dans la cité, n'y figurait pas 5. Seulement, comme Apollon était « indigité » par les Vestales', et que les dieux Aescolanus et Argentinus (celui-ci créé au plus tût en 217 av. J.-C., avec la monnaie d'argent) avaient leur V. place dans les listes varroniennes, Ambrosch concluait de là que les pontifes avaient ajouté au vieux fonds de notables suppléments. Ils l'avaient grossi par un travail d'analyse, qui décomposait l'essence des dieux en aspects multiples, et aussi par l'apport du dehors, en enregistrant les noms des dieux étrangers devenus romains. Puis, ils avaient ordonné ce chaos, classé les noms et les formules qui servaient à les « invoquer d'une façon sacerdotale » (indigitare) en catégories, par res et personae, et en séries inscrites sur des tabulae à leur usage, celles-ci appelées proprement Indigitamenta. De ces archives secrètes, Varron aurait extrait ce que les pontifes voulaient bien laisser porter à la connaissance du public, c'est-à-dire les dieux dont l'intervention était utile aux individus, le reste demeurant le secret de l'État ou des diverses corporations sacerdotales. Dans ce système, Varron n'est plus qu'un vulgarisateur, et ses dii certi qu'une infime portion des entités découpées dans. la substance des grands dieux par la méticuleuse dissection des pontifes. Les idées d'Ambrosch se retrouvent, plus ou moins modifiées, dans toutes les opinions émises après De ces opinions, la plus divergente est celle de Preller, qui pourtant ne s'en écarte guère. Au lieu des listes, espèce de « protocole officiel des anciens noms de dieux » qu'étaient, d'après Ambrosch, les Indigitamenta a, il tient pour « une collection des anciennes formules de prières employées dans le culte public surveillé par les pontifes », un code original et authentique de toutes les prières récitées en telle ou telle occasion dans la pratique du culte romain, code d'après lequel les pontifes, inspecteurs du culte public, surveillaient aussi cette pratique »). Pourtant, la plupart de ces dieux n'étaient que des « génies d'occasion », des « énergies de la divinité universelle personnifiées seulement par et pour la prière », laquelle prière prenait une énergie spéciale dans la bouche des hauts dignitaires du clergé. Les formules susvisées, analogues aux hymnes orphiques ou aux litanies chrétiennes, après avoir été longtemps tenues secrètes, finirent par être laissées à la discrétion des érudits, comme Granius Flaccus et Varron ; ceux-ci en firent des extraits, qu'ils trouvèrent tout ordonnés ou ordonnèrent à leur façon. Toutes les définitions des Indigitamenta se classent entre celles d'Amhrosch et de Preller, et se rapprochent de l'une comme de l'autre surtout par l'allure hésitante et ondoyante de l'expression. Pour Marquardt, « indigiter» c'est « invoquer les dieux spéciaux d'après les règles du jus divinum » données par les Indigitamenta ; c'est « adresser une prière à un ou plusieurs dieux, non pas d'une 60 IND -17,1 IND manière vague, mais avec indication de ceux de leurs pouvoirs dont on attendait des secours ; on invoquait un seul et même dieu à plusieurs reprises et en joignant à son nom divers attributs 1 », etc. R. Peler lui-même, tout bien pesé, aboutit à cette définition : les Indigitamenta étaient « des listes de noms d'Indigètes arrêtées par les pontifes, lesquels, dans les rationes ipsorum nominum y annexées, indiquaient comment il fallait utiliser les noms, c'est-à-dire quel Indigète il fallait invoquer dans un cas particulier 2 »; ou encore : « un code, oeuvre pontificale, de tous les Indigètes que le peuple devait révérer, avec des instructions sur la manière de les invoquer 3 n, c'est-à-dire de les créer en les invoquant. Ce qu'il y a à relever dans la définition de R. Peler, c'est l'effort fait pour limiter l'étendue des Indigitamenta, lesquels sont des listes « arrêtées » et ne contiennent que ce que « le peuple » doit utiliser. En ce qui concerne la nature des dieux à invoquer, la limite est posée par la définition que It. Peter a donnée d'Indigetes, dieux agissant localement, spécialement, ou même une seule fois' dans la vie des individus. On reconnaît un Indiges à ce trait, que le nom exprime la fonction, celle-ci étroitement délimitée 5. Sauf la substitution d'Indigetes à dii certi, nous ne sortons pas encore des idées reçues. Mais, tout en exigeant que ses Indigetes soient des dieux publics, pourvus pour la plupart de sacella ou d'arae et d'un « certain culte 6 », R. Peter élimine les divinités qui étaient l'objet d'un culte public : non seulement celles qui avaient leur fête au calendrier (les Carmentes, Carna, Fornax, ltobigo, Consus, Ilfeditrina) ou leurs flamines (Carntcnta, Flora, Pomona, Furrina, Palatua, Falacer, etc.), ruais même les divinités « universellement révérées », comme Libitina7. La raison en est, suivant lui, que les divinités honorées d'un culte public, surtout celles des sacra popularia, sont des créations de la foi populaire, tandis que « les Indigetes et les Indigitamenta représentent la divinisation de concepts abstraits inventée et entreprise par des prêtres»). Ces produits de fabrication sacerdotale ne sont pas entrés dans la catégorie des dieux réellement adorés et fêtés. R. Peter est tellement sûr de ce critérium qu'il prétend distinguer par là les «Indigètes» des épithètes homonymes adjointes aux noms des grands dieux. Par exemple, Cinxia, Lucina sont des Indigètes pontificaux, ayant une existence propre, distincte de l'être appelé Juno Cinxia ou Lucina, c'est-à-dire de Junon vénérée sous ces noms par la foi populaire °. Ainsi le peuple, si facilement dupe des mots, reconnaissait toujours ses dieux sous les épithètes les plus diverses; tandis que les doctes pontifes, plus aptes, ce semble, aux idées générales, plus capables de percevoir le lien entre le nom et l'attribut, rompaient ce lien et s'enfonçaient de propos délibéré, de bonne foi, par « profonde religiosité », dans un polythéisme infinitésimal. Il ne suffit pas de dire que les pontifes obéissaient en cela à l'esprit juridique, amoureux des distinctions subtiles : cet esprit existait aussi, à l'état d'instinct, dans le peuple entier, et il est merveilleux que ce peuple ait eu le don, vraiment philosophique, de multiplier les aspects sans les détacher de leur support. Donc, toute épithète qui reste soudée à un nom de divinité plus ample est exclue de la liste des « Indigètes ». Cela ne suffit pas à R. Peler. On a vu plus haut que ses « Indigètes» ne doivent pas être l'objet d'un culte d'État. Bien que ne procédant pas de la foi populaire, ils sont à l'usage du peuple, autrement dit, des particuliers. C'est pour le peuple que sont faits les Indigitamenta. Les divinités honorées d'un culte officiel 1° ont donc été rayées de la liste. Mais R. Peter rencontre « toute une classe d'Indigètes » qui, « par nature », sont destinés à l'usage populaire et qui, en fait, ne sont connus et honorés que des prêtres 11. Ce sont ceux qu'invoquent, dans certaines cérémonies prescrites par leur rituel, les pontifes, le /l'amen Cerialis,les frères Arvales, les augures et autres corporations sacerdotales 12, qui toutes probablement avaient des devoirs de ce genre à accomplir. Ces divinités sont bien des « Indigètes », leur office étant nettement délimité ; mais R. Peter est porté à croire qu'elles ne figuraient pas dans les Indigitamenta. Il y a dans ces théories et aperçus autant de postulats que de mots. On ne voit pas pourquoi une divinité honorée par l'État cesse ipso facto d'être à la disposition des particuliers13 ; comment des divinités fabriquées pour le peuple par des théologiens pieux et désintéressés restent néanmoins soustraites à la connaissance du public ; enfin d'of]. vient cette graduation en vertu de laquelle celles qui jouissent d'un culte autonome ne sont pas du tout « Indigètes », et celles qui reçoivent de temps à autre les hommages des prêtres sont bien « Indigètes », mais ne figurent pas dans les Indigitamental . Ainsi les femmes en couches n'auraicntpuinvo IND 475 IND quer ni Porrina, ni Postverta, sous prétexte que le flamine s'occupait de ces Carmentes à la fête des Carmentales.Les douze petits dieux du labourage, hersage, sarclage, etc., invoqués par le flamine au sacrum Cereale, n'avaient plus à écouter le laboureur menant la charrue, la herse ou le hoyau. A ce compte, si nous connaissions les rituels complets de toutes les corporations sacerdotales, y compris les méticuleuses observances des rex sacrorum et des douze flamines, il se trouverait probablement que les prêtres auraient rendu inabordables au peuple la majeure partie de ses auxiliaires. Et pourtant, R. Peter croit, sur la foi de S. Augustin, aux « énormes volumes » des Indigitamenta, tant est grande la fertilité d'invention qu'il attribue aux pontifes et la subtilité de leur analyse. Il écarte sans le discuter, comme ne se rapportant pas aux Indigitamenta, le témoignage de Cicéron, qui prétend connaître les livres pontificaux et ne trouve pas considérable le nombre des noms divins qu'on y rencontrait'. Seulement, il a soin de ne pas imputer aux pontifes le travail de classement, d'exégèse archéologique ou étymologique auquel Varron a soumis, dans son XIVe livre, ses dii certi, extraits en partie seulement des Indigitamenta. Maintenant que le sujet est exposé et mis au courant des plus récentes hypothèses, je vais indiquer les solutions, hypothétiques aussi, que je considère comme probables. Faisons d'abord aussi large que possible la part de Varron. C'est son livre, et non pas les Indigitamenta, qu'on t vu et cité tous les érudits postérieurs, sauf peut-être Granius Flaccus. C'est lui qui est responsable de la qualification de dii certi, applicable à d'autres dieux que ceux des Indigitamenta ; c'est de lui que proviennent le classement, les explications étymologiques. Mais lui du moins a consulté les Indigitamenta, et c'est à eux qu'il a emprunté le type d'ouvrier divin, à office circonscrit, qu'il a étudié dans son NIVe livre. Il n'y a pas lieu de croire que les Indigitamenta aient contenu autre chose, qu'ils aient été un répertoire général de tous les dieux nationaux, ou une collection de toutes les formules d'invocation usitées dans le culte de rite romain. S'il en avait été ainsi, l'existence de ce recueil n'aurait pas été connue seulement des érudits, et Granius Flaccus n'aurait pas eu besoin d'écrire un livre là-dessus pour renseigner César, lui-même pontife ou grand-pontife. Ici, il est bon de réagir contre les exagérations intéressées des polémistes chrétiens. Cicéron, qui n'était pas sans avoir entendu parler des Indigitamenta 2, assure, on l'a vu, que les noms divins n'étaient pas très nombreux dans les livres pontificaux. Ni Censorinus, qui vise expressément les Indigitamenta', ni Servius, qui consulte Varron à tout propos, ne parlent d'une « multitude », d'une « tourbe» de petits dieux ; à plus forte raison, d' « énormes volumes à peine suffisants pour contenir leurs noms ». Les polémistes chrétiens, voulant tourner en ridicule le polythéisme, ont soin d'étaler les plus bizarres d'entre ses superstitions, et il ne faut pas les croire sur parole quand ils disent qu'ils en passent beaucoup sous silence. Il faut encore se garder d'une illusion à laquelle se livre complaisamment l'érudition moderne, et d'autant plus qu'elle vise à être plus exactes. Elle consiste à prendre pour des divinités distinctes, découpées dans une même donnée par la subtilité pontificale, de simples variantes dans la dérivation ou l'orthographe des noms recueillis de divers côtés et rapprochés. Je me refuse à croire, par exemple, que Segetia soit autre que Segesta, que Stercutus ou Sterculus doive être distingué de Sterculinius. Même quand la distinction remonte à Varron, comme celle de Fabulinus et Farinus, de Volumna et Voleta, ou aux documents pontificaux, comme celle de Statanus et de Statilinus 5, il n'est pas évident que cette distinction verbale ait été considérée comme réelle, au point que les deux noms aient dû être invoqués dans des circonstances différentes. Il est, au contraire, infiniment plus probable que les pontifes, constatant la coexistence des deux noms, pour éviter de se prononcer et de peur de méprise, les accolaient dans la même formule. De même, c'est une erreur, à mon sens 6, de s'imaginer que toutes les divinités classées dans un genre d'opérations y aient eu un office tellement limité qu'elles aient dû se relayer rapidement pour mener l'opération à sa fin. La complication est ici l'oeuvre de l'érudition varronienne ou pontificale, qui, compilant et rapprochant des traditions diverses, des superstitions nées à l'état sporadique, leur a donné l'apparence d'un système où la concurrence est évitée par le fractionnement des emplois. Ainsi se simplifie le fatras qui s'enfle et se boursoufle sous les coups de fouet de Tertullien et de S. Augustin; ainsi tombe du même coup la foi aux subtiles abstractions méditées à loisir, au cours des siècles, par les pontifes. Nous touchons ici la question de fond, une question qui intéresse la psychologie autant que l'histoire. Est-il vraisemblable que les pontifes, rédigeant les Indigitamenta, les aient remplis de leurs propres inventions, décomposant les dieux primitifs en aspects exprimés par des épithètes, puis détachant ces épithètes de leur sujet et leur infusant une vie propre, de façon à pulvériser chaque jour davantage, pour en faire comme des remèdes surnaturels, la substance divine ? Je ne sais si ces idées d'Ambrosch ont engendré la célèbre théorie de Mdx Müller sur la « maladie du langage », mais elles en ont reçu, en attendant la réaction qui se prononce aujourd'hui, une confirmation éclatante. On n'était pas loin de penser que, à Rome comme ailleurs, le polythéisme était allé s'élargissant par prolifération des attributs divins, et que, en remontant vers le passé, au plus lointain de la IM) 476 1N D perspective, des yeux exercés distingueraient un couple ou même un androgyne primordial. Il n'y avait pour cela qu'à suivre la voie tracée par Varron le stoïcien, Varron, sur qui repose toute notre connaissance de la théologie romaine et qui pourrait bien y avoir introduit tout le panthéisme à la mode stoïcienne dont nous nous plaisons à relever les traces Et on le suivait d'autant plus volontiers que l'on arrivait ainsi à se mettre d'accord avec la tradition biblique du monothéisme primitif, une idée tenace, qui régente encore l'histoire des religions. C'est Varron qui reconnaissait Janus dans Consivius ; Jupiter dans Rumines et même dans Pecunia ; Junon dans Fluonia, Lucina, Iterduca, Domiduca, Opigena, Ossipagigina, Unxia, Cinxia ; Vénus dans Lubenlina ; la Fortune dans Barbata et Virginiensis ; de façon que, comme le remarque S. Augustin, un certain nombre de grands dieux (dii selecti) figurent parmi le menu fretin de dieux à fonction fixe 2. Ce n'était pas pour les désapprouver qu'il citait les vers où Valerius de Sora définit Jupiter Progenitor genilrixque deum, deus unes et omnes 3. S'il relevait dans la mythologie romaine jusqu'à trois cents Jupiters 4, son but n'était pas de les différencier, mais au contraire de les confondre dans l'unité de leur nom commun. Le moment est venu d'opposer à l'autorité de Varron une expérience plus large que la sienne, aux théories d'Ambrosch ou de Max Miiller des aperçus que confirme chaque jour l'enquête portant sur toutes les religions connues. L'étude vraiment comparative des religions montre qu'elles ne vont pas de la synthèse à l'analyse, mais bien de l'analyse à la synthèse ; celle-ci oeuvre de réflexion et de combinaison, oeuvre sacerdotale là où il y a un sacerdoce capable d'élaborer une doctrine théologique. Nous voici, du premier coup, en contradiction absolue avec les idées courantes. La religion romaine a dû commencer comme les autres par l'animisme, par le morcellement infinitésimal des forces motrices de la Nature, forces brutales qui ne peuvent être dominées que par l'incantation magique', et s'acheminer ensuite par le syncrétisme à une conception plus haute et plus large de la Divinité. La multiplicité des puissances (numina) cataloguées dans les Indigitamenta représente assez bien l'état primitif de la religion romaine, arrêtée à ce stade de son développement par le formalisme de la race et la ténacité des superstitions populaires. C'est là le vieux fonds indigène', à demi caché sous le décor étrusco-hellénique qui constitue le culte officiel et la mythologie littéraire. Les pontifes qui ont colligé ces reliques ont eu vraisemblablement pour but de les sauver de l'oubli : ce n'étaient plus des croyants, capables de créer des entités nouvelles en concentrant sur un thème restreint l'énergie de la prière, mais déjà des archéologues et presque des savants, les mêmes qui ont entassé à la hâte dans les Annales lllaxinli, pour les marquer de leur empreinte, les traditions historiques de la cité, II n'est même pas sûr qu'ils aient conservé intact, dans toute sa puérilité archaïque, ce legs des vieux âges. Au dire de Servius ils donnaient, avec les noms des divinités, les « raisons des noms eux-mêmes ». Comme le fit Varron après eux, ils expliquaient ce qu'ils connaissaient mal ; donc ils risquaient de défigurer. Je suis très frappé de ce fait, que, à l'exception de quelques noms, peutêtre même du seul nom de Illutunus-Tutunus, tous les noms cités par Varron sont parfaitement intelligibles et s'insèrent sans difficulté dans le vocabulaire du latin classique. Il n'est pas possible d'admettre que ces noms soient contemporains du chant des Saliens', et proviennent des Pompiliana Indigitamenta remontant au temps de Numa. Du reste, on n'a pas besoin pour cela de récuser le témoignage d'Arnobe 9 : des archéologues faisant l'inventaire des traditions ont pu classer sous cette rubrique celles qui leur paraissaient dater de l'époque primitive. En tout cas, on peut les soupçonner d'avoir rajeuni la forme des noms, ou même traduit en langue plus moderne ceux qui étaient devenus inintelligibles. Cette thèse paraîtra insoutenable à ceux qui pensent que les rédacteurs des Indigitamenta tenaient à composer eux-mêmes des formules efficaces et pesaient anxieusement mots et syllabes. L'objection tombe s'il s'agit d'antiquaires à la mode de Varron, pour qui ces noms et formules n'avaient plus qu'un intérêt de curiosité et qui ne se croyaient pas interdit de retoucher, pour les rendre abordables, la lettre des vieux grimoires. Allons plus loin : on a exagéré à plaisir l'importance, l'efficacité magique des noms dans les formules pontificales en général et dans celles-ci en particulier. Sans doute, les pontifes étaient méticuleux et avaient la superstition de la lettre, les « actions de la loi » le prouvent; mais, quand il s'agissait de noms, l'excès même de leur scrupule produisait le même effet que l'indifférence. Je veux dire que, de peur d'omettre la forme vraie et efficace, ils entassaient dans leurs invocations plusieurs formes possibles, en ajoutant sive quo alio nomine fas est nominare 10, et ils avaient à leur disposition des formules, si deus, si dea es 11, sive mas, sine femina 72, qui leur permettaient de traiter avec des divinités dont ils prétendaient ne connaître ni le nom, ni le sexe. Ils préféraient même de beaucoup ces adjurations anonymes au risque que l'on courait à se tromper de nom, ce qui était un péché 13. Et l'on voudrait que ces mêmes pontifes, préoccupés de rédiger des formules efficaces, aient sévèrement proscrit toute variante, et décidé, par exemple, que Statanus et Statilinus étaient bien deux génies distincts ! N'est-il pas plus probable, au contraire, qu'ils rapprochaient les noms analogues et les dieux d'office analogue; en un mot, qu'ils atténuaient de IND X77 IND leur mieux (comme dangereuses, s'ils étaient croyants ; comme indifférentes en soi, si c'était pour eux affaire d'érudition) ces distinctions subtiles que nos philologues modernes s'exténuent à restaurer? Nous arrivons ainsi, en respectant, ce semble, les textes et les règles de la critique, à prendre l'exact contrepied des doctrines qui ont cours depuis Ambrosch. Pour nous, le fond des Indigitamenta est bien un legs des vieux âges, plus vieux même qu'on ne l'a dit', mais la rédaction en est relativement très récente, précédant peut-être de peu les études de Varron ; « indigiter » n'est pas invoquer à la manière sacerdotale, mais à la façon des sorciers populaires 2 ; c'est la foi populaire, et non pas le collège des pontifes en quête de précision juridique, qui a librement créé noms et formules, au hasard des circonstances, sans souci de classification ni de distinctions quintessenciées ; puis sont venus des pontifes, qui, théologiens de profession, ont recueilli ces épaves flottantes, non pour en diviser et subdiviser les éléments, non pour en faire un corps de doctrine et obliger les particuliers à venir leur demander des recettes tenues secrètes 3, mais par curiosité d'érudits ou, comme on dirait aujourd'hui, de folkloristes, pour ne rien laisser perdre de ce qui pouvait être encore conservé des traditions nationales. Curiosité et devoir en même temps ; car un certain nombre des petits dieux à office déterminé avaient des sanctuaires archaïques ', dont les pontifes eux-mêmes auraient fini par oublier le sens commémoratif et les titulaires. Voici à moitié résolue, c'est-à-dire, autant qu'elle peut l'être, la question qui tourmente si fort nos érudits, à savoir quelles divinités étaient' inscrites dans les Indigitamenta et quelles en étaient exclues. Si les pontifes cherchaient à fixer des traditions flottantes et disséminées, ils n'avaient nul besoin de s'occuper de celles qui étaient déjà fixées dans les rituels, les leurs ou ceux des autres corporations sacerdotales. C'était le cas pour toutes les divinités pourvues d'un culte public et officiel, y compris les sacra popularia, et surtout pour celles qui avaient des desservants spéciaux, dépendants du collège des pontifes. Ce n'est pas qu'il y eût dissemblance de nature entre ces divinités, ou entre toutes ces divinités, et celles qu'il s'agissait de cataloguer : les li mites du recueil des Indigitamenta ont été posées d'une façon tout à fait empirique. C'était le réceptacle de tout ce qui n'était pas officiellement connu, comme n'appartenant ni à la religion d'État, ni aux cultes privés. Ainsi se résout, par surcroît, l'antinomie que l'on crée en admettant que des dieux utiles à tout le monde étaient « des dieux de prêtres », ensevelis dans le secret des archives pontificales. Les Indigitamenta n'étaient ni secrets de par leur origine, ni cachés à dessein, mais simplement ignorés du public, qui s'en souciait fort peu. Il nous reste maintenant à examiner certaines particularités qui donnent aux listes varroniennes un tour original et une garantie d'authenticité : les titres et le sexe des dieux. Leurs noms sont pour la plupart précédés du titre de deus, dea, divus, diva, pater, mater, ou des titres composés deus pater (ou Jupiter), dea mater, divus pater, diva mater. Les noms donnés sans titre honorifique n'en ont été dépouillés très probablement que par le hasard des citations et par souci de la brièveté. Y avait-il une hiérarchie de titres, commençant, par exemple, aux divi et divae, et culminant dans la catégorie des dieux pères et déesses mères'? On ne peut guère le croire quand on voit Rumina appelée tantôt dea 7, tantôt et plus souvent diva 3 ; Jana, parèdre du grand dieu Janus, se contenter du titre de diva 9, et les titres de deus pater, dea mater prodigués à des génies infimes, chargés de besognes innomables, comme Subigus et Prema10. Une réflexion de Varron nous garantit que ces titres n'avaient pas été distribués par lui. Il disait plaisamment que certains dieux-pères et certaines déesses-mères s'étaient encanaillés ". S'il y avait une hiérarchie dans les titres, elle ne correspondait plus à la condition de ceux qui les portaient. 11yaeuundéclassement, qui ne se fût pas produit, je pense, si les dieux des Indigitamerltct avaient été créés, cotés, estampillés par les pontifes et s'étaient mortifiés ensemble dans l'obscurité des archives pontificales. Quant au titre de Juno, que portent un certain nombre de déesses, il a dû donner lieu, dès l'antiquité même, à des méprises. Varron paraît l'avoir interprété, si, comme c'est probable, il en a trouvé au moins quelques échantillons dans les documents, par identification avec ,la grande Junon, parèdre de Jupiter : mais ce pouvait être aussi bien le féminin de Genius. Que Varron ait eu, comme Granius Flaccus, l'idée que le « Génie » était le Lare domestique 12, ou qu'il ait suivi l'opinion commune, laquelle adjugeait un génie à chaque individu f3, d'une façon comme de l'autre, il devait se refuser à reconnaître des« Génies» et des «Jurons» dans des dieux publics, accessibles et secourables à tout venant. En tout cas, les deux sexes se trouvaient représentés dans les dii certi de Varron et, par conséquent, dans les puissances occultes des Indigitamenta. Toutes les religions ont donné des sexes à leurs divinités'}, et, l'idée de sexe appelant nécessairement l'idée d'union, elles ont plus ou moins apparié en couples ces êtres surhumains, même IND conçus comme des entités vaguement incorporelles'. Si abstrait que soit le sexe des divinités romaines, on rencontre parmi elles des couples : seulement ce sont des couples inféconds. Il n'y a pas àllome de généalogies divines 2. Toutes les divinités, ou, pour limiter la question, toutes les divinités des Indigitamenta, étaient-elles couplées, et devons-nous imputer aux lacunes de la tradition les places vides où manquent les conjoints? Ces lacunes existaient déjà dans le catalogue de Varron, car Sénèque se moquait des dieux célibataires et des déesses non mariées, comme Populonia, Fulgora, Rumina 3, et saint Augustin dit positivement qu'il y avait une dea Pertunda, mais point de Pertundus 4. Il y a même tel couple de noms dont Varron n'a pas voulu faire un couple conjugal, Ruminus (Jupiter) et Rumina, sans doute parce que, Ruminus étant un Jupiter, c'est-à-dire un aspect reconnu de Jupiter, il jugeait Rumina de trop mince envergure pour en faire une Junon, au sens où il l'entendait 5. A première vue, il est impossible de saisir une règle quelconque dans cet amas de noms juxtaposés ; mais il faut songer que ce sont là des débris d'une collection née incomplète, bouleversée et mise au pillage par des polémistes chrétiens dont l'unique but était de faire ressortir les contradictions et l'incohérence de la théologie païenne. S'il y a eu quelque règle observée, nous sommes mal placés pour la saisir. Cependant, il ne nous est pas interdit de chercher à introduire dans la question quelques idées plus générales susceptibles de l'éclairer 6, En dépit du petit nombre des couples assortis par Varron, je suis persuadé que le mariage à la mode romaine, l'association par couples homonymes, était la règle pour les dieux des Indigitamenta, règle fondée elle-même sur le fait qu'il y avait à Rome une religion pourles hommes et une religion pour les femmes. Sauf exceptions 7, il y en a à toutes les règles, les dieux masculins y étaient invoqués par et pour les hommes; les divinités féminines par et pour les femmes. L'habitude était sur ce point si formelle que les théologiens se préoccupèrent de chercher des compagnes aux dieux publics, de culte officiel, qui n'en avaient pas, parce que ces dieux latins, sabins, helléniques ou hellénisés, étaient dépareillés dès l'origine. Ils associèrent ainsi Lua à Saturne, Salacia à Neptune, Nerio à Mars, Maïa à Vulcain, etc. e. Mais c'étaient là des mariages à la mode récente, l'épouse gardant son nom au lieu de prendre celui du mari. Les dieux issus de l'imagination populaire étaient mariés à la romaine, et l'épouse pouvait dire : ulitu Gaius, ego Gaia Il n'est pas nécessaire d'admettre qu'ils le fussent tous. On voit déjà pourquoi certaines divinités ou n'ont pas été couplées ou ont perdu leur parèdre. Les divinités d'office purement gynécologique, comme Ji'luonia, Alemona, Nana, Decima, Partula, etc., n'avaient pas besoin d'un double. L'existence de certains couples dans les divinités protectrices de l'enfance donne à penser que l'un des deux conjoints était invoqué pour les garçons, l'autre pour les filles10 ; peut-être même, en stricte application de la règle, l'un pour les garçons et par le père, l'autre pour les filles et parla mère. Que l'on suppose les pères se désintéressant de ces pratiques, et l'usage (ou, dans les systèmes que nous délaissons, la casuistique pontificale) autorisant les mères à invoquer les divinités féminines pour leurs enfants des deux sexes, et toute une moitié du personnel divin, le côté masculin, va disparaître, la désuétude amenant l'oubli. Les dieux masculins sont, en effet, en infime minorité dans cette série, et c'est à peine si on en voit reparaître quelques-uns, comme Agonies, Consus, Caties, parmi les dieux présidant à l'éducation. On comprend aussi pourquoi la plupart des dii conjugales protègent la femme, et non pas le mari. La raison ici alléguée ne suffit pas à tout expliquer. L'agriculture, qui était aux mains des hommes, compte parmi ses ouvriers divins une proportion considérable de divinités féminines, proportion qui s'accroît encore si nous éliminons de l'oeuvre populaire les douze nomsépithètes (de I'ellumo probablement) invoqués par le flamine de Cérès. Si ce sont des débris de couples dépareillés, on peut supposer que les conjoints masculins ont disparu parce que l'idée dominante incluse dans ces noms est l'idée dela Terre et que l'imagination du peuple, guidée par la langue courante, a commencé par éliminer le génie masculin de la Terre (7ellumo), postulé par la règle des couples et conservé dans les rituels. Les érudits n'ont plus trouvé de Segetius ou de Frucliseius à côté de Segetia et de I+ructiseia. En revanche, un dieu comme Sterculus peut bien avoir été conçu isolément, comme principe fécondant, et par conséquent masculin. Il est inutile de multiplier les conjectures : le sexe des divinités est l'effet de causes analogues à celles qui ont déterminé le genre des noms d'êtres inanimés, celles-ci au moins aussi inconnues des grammairiens que celles-là des mythographes. Telle divinité a pu être imaginée de préférence masculine ou féminine, et être complétée ensuite par un conjoint de l'autre sexe ou rester isolée ; tel couple original a pu se dépareiller par désuétude. En tout cas, c'est outrer les exigences de la critique que d'exclure de la liste déjà si restreinte des couples Statanus ou Statilinus et Statana, Peragenor et Agenoria, Jugatinus et Juga. Cette exclusion se comprend d'autant moins que les pontifes se gardaient en général de pré IND 1179 IND ciser les noms, c'est-à-dire de les arrêter dans une forme unique, et que, à l'époque où l'on peut raisonnablernent placer la rédaction des Indigitamenta, les théologiens constituaient des couples avec des noms de conjoints absolument différents. Disons en terminant que, dans un sujet aussi encombré d'hypothèses, il n'est pas de système contre lequel on ne puisse élever des objections. Le meilleur est le plus intelligible, et, à défaut de preuves positives, celui qui donne le moins de prise aux réfutations. Il m'a paru impossible d'admettre plus longtemps qu'un répertoire de toute la théologie romaine (Ambrosch), ou de toute la liturgie romaine (Preller et Marquardt), soit resté inconnu, même de nom, jusqu'à l'avènement des archéologues; qu'il ait été même tenu secret, soit en totalité, soit en partie (Marquardt), si bien qu'on se demande pour qui, pour quoi et comment travaillaient les pontifes acharnés à disséquer des concepts, à détacher et animer des épithètes, se complaisant dans leur oeuvre solitaire et stérile, puis se lassant enfin de créer des « dieux de prêtres » (R. Peter) dont les prêtres n'avaient que faire, des dieux mort-nés que n'a point vivifiés la foi populaire. Cette doctrine se heurte à une loi psychologique plus certaine que les plus subtiles inductions. Les religions se font comme les langues : le peuple crée, les doctes enregistrent, et la réflexion les porte non pas à multiplier les concepts particuliers, mais, au contraire, à rattacher ceux-ci à des idées plus générales. Les tentatives faites pour limiter l'étendue des Indigitamenta et les dégager des dii certi de Varron ont posé des règles et abouti à des résultats tout à fait arbitraires. L'idée directrice à savoir qu'un dieu indigité n'existe pas en dehors de la formule qui le suscite à un moment donné (R. Peter) est pour le moins obscure ; de plus, elle ne justifie pas l'exclusion de tous les dieux du culte public et de tous ceux qui, d'une manière quelconque, sont indigités par des prêtres officiels. Mais acceptons les yeux fermés règles et résultats ; alors nous retombons dans l'intolérable antinomie qu'il y a à réserver pour les Indigitamenta des dieux de fabrication sacerdotale, qui ne doivent pas être utilisés par les prêtres et que ne connaissent pas ceux qui pourraient s'en servir. On me permettra de penser qu'aucune de ces objections fondamentales n'atteint le système proposé ici, et qui consiste à considérer les Indigitamenta comme une collection de recettes, formules et incantations populaires, servant à adjurer et conjurer des divinités populaires, recueil fait sur le tard par des théologiens curieux d'ajouter aux formules rituelles les formules de tradition vulgaire, mais tenant celles-ci à part, dans une collection spéciale, qui se trouve ainsi resserrée exactement dans les limites tracées par R. Peter, mais pour d'autres raisons. Il m'est permis aussi sans avoir à rejeter autre chose que les exagérations de polémistes dont aucun n'a vu ni ne vise directement les Indigitarnenta, il m'est permis, dis-je, de considérer ce recueil pontifical comme ayant été de dimensions modestes, incomplet, représentant une enquête superficielle, tel enfin que Varron apu en absorber toute la nomenclature et même l'allonger dans son chapitre des dii certi. On s'explique mieux ainsi que ces fameux documents aient en leur temps, avant d'être livrés à la risée des philosophes ou des chrétiens, tenu si peu de place et fait si peu de bruit dans le monde. C'est pour moi le cas de répéter ce que disait Varron, après Xénophane, et aussi à propos de théologie : quid putem, non quid contendam, ponam 1. A. BOUCB1 -LECLERCQ.