Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article INO LEUCOTHEA

INO LEUCOTHEA ('Ivd' Asuxo6Éx). Depuis les temps homériques, cette personne légendaire fut souvent désignée par ce double nom. Ino est, son nom de femme mortelle; Leucothéa est son nom de déesse marine 2. 1. On racontait en effet qu'Ino, fille de Cadmos et d'Harmonie, soeur de Sémélé, d'Agavéetd'Autonoé, avait épousé Athamas, roi de Thèbes ou d'Orchomène 3. Cette union fut troublée par d'épouvantables malheurs qui devaient fournir à la tragédie grecque une riche matière. Eschyle fit jouer un Athamas ; Sophocle composa deux pièces de ce titre ; Euripide écrivit une Ino" , et la fille de Cadmus devint un personnage si dramatique que ses douleurs étaient proverbiales dans l'antiquité'''. Deux versions différentes avaient cours à son sujet. Dans l'une, elle est une femme odieuse dont la fin misérable n'inspire aucune pitié. Athamas, disaiton, avant de se marier avec Ino dont il eut deux fils, Léarchos et Melikertès, avait épousé Néphélé, qui lui avait donné aussi deux enfants, Phrixos et Hellé. Ceuxci ne tardèrent pas à être en butte à la haine violente de leur marâtre, qui médita leur perte. Elle machine d'abord un singulier artifice : elle persuade aux femmes béotiennes de faire griller les grains de blé qui devaient servir de semence ; le blé jeté en terre ne germe pas, et le pays est en proie à la famine. Athamas envoie consulter l'oracle de Delphes ; mais Ino suggère aux envoyés la réponse qu'ils doivent rapporter : ils diront que la Pythie a déclaré que l'unique moyen de mettre un terme à la disette, c'est d'immoler devant l'autel de Jupiter, Phrixos, le fils de Néphélé. Athamas a le coeur déchiré, mais il finit par se résigner, dans l'intérêt public, à laisser immoler Phrixos. On sait comment, au moment même du sacrifice, Néphélé sauva merveilleusement ses enfants G. Cependant Athamas découvre bientôt les perfidies d'Ino. Dans sa fureur, il tue le jeune Léarchos et poursuit Ino qu'il menace de mort. Celle-ci prend la fuite, emportant soir second fils Mélicerte, et désespérée, elle se précipite, avec l'enfant, dans la mer'. La légende la plus répandue a, avec le même dénouement, un caractère tout différent. Ino n'y apparaît pas comme une criminelle, mais comme une innocente victime de la colère divine. Quand Bacchus fut né, Jupiter ayant remis le fils de Sémélé entre les mains d'Hermès, celui-ci porta l'enfant dans la demeure d'Ino et d'Athamas, qui se chargèrent de l'élever'. Des pierres gravées nous montrent Ino allaitant Bacchus, ou bienprésentant une coupe au jeune dieu assis sur un rocher'. Mais ces soins donnés au fils d'une rivale remplissent Héra d'une jalouse colère. Pour punir les deux époux, elle égare leur raison. D'après Euripide, Ino devenue folle se serait jetée dans la mer avec ses deux enfants S°. Mais d'ordinaire on racontait la fable autrement. C'est d'abord Athamas qui, à la chasse, perce de ses flèches son fils aîné Léarchos qu'il prend pour un cerf". C'est ensuite Ino qui jette Mélicerte dans une chaudière d'eau bouillante 13 et emporte avec elle le cadavre de son fils pour aller se noyer 13, ou, plus simplement, qui fuit, tenant Mélicerte entre ses bras, jusqu'au rivage de la mer, d'où elle se lance au milieu des vagues ". Partie de la Béotie, Ino, dans sa course désespérée, avait traversé la Mégaride. On montrait près de Mégare un endroit où elle avait passé, le Kx),-tiç Spdp.o 16, car Kra) est encore un des noms qui désignaient Ino; et c'est du haut d'un promontoire des monts Géraniens'° ou, d'une façon plus précise, de la roche Molouris, qui surplombe le plus étroit passage du chemin taillé dans les roches Scironiennes, qu'elle avait sauté dans les flots". Elle ne meurt cependant pas, non plus que Mélicerte : la mère INO 526 INO et le fils sont miraculeusement sauvés par un dauphin qui les porte à la côte de Corinthe'. Le souvenir de cet événement s'est conservé sur les monnaies de cette ville'. II. Là, ils changent de nature. Mélicerte devient, gons le nom de Palaemon, un dieu marin. « Ino, dit le poète homérique, qui auparavant était une mortelle douée de la voix humaine, maintenant, sur les flots de la mer, a obtenu les honneurs des dieux 3 » : elle entre dans le groupe des filles de Nérée', dans la famille de Poséidon, dont elle est aimée et désormais elle s'appelle Leucothéa. Les anciens avaient voulu expliquer ce mot. Les uns, d'après une étymologie de fantaisie, prétendaient qu'avant de se précipiter dans la mer, Ino avait fui en courant (Aoo) à travers « la plaine blanche » de Mégaride6. D'autres disaient avec plus de vraisemblance, quo le mot AeuxoOéx, qui est aussi quelquefois une épithète des Néréides 7, fait songer à l'écume blanche des vagues 8. Peut-être rappelle-t-il plutôt la ?,euxrl rakrv-q°, l'aspect blanchâtre qu'à certains moments présente au loin la mer, quand elle est absolument calme. Leucothéa en effet ne fréquente pas seulement les rivages, elle habite les flots mêmes. Le nom de Brivti qui lui est parfois donné1', celui de l'oiseau qui lui était consacré, la ~ûasx11, éveillent l'idée des profondeurs de la mer. Quand elle apparaît à Ulysse, elle émerge de l'eau, où elle rentre ensuite, pareille à un plongeon". Un camée de notre Bibliothèque nationale nous la montre, les cheveux flottants sur les épaules, dans l'action de nager13. Une mosaique monochrome du Vatican la représente montée sur un griffon" ; un beau bronze de Munich 16, sur un bélier marin (fig. MM). Dans cette mer où elle vit et qu'elle parcourt en tous sens, Leucothéa, douce et bienveillante déesse, est secourable aux navigateurs pressés par la tourmente. Elle a pitié d'Ulysse qui erre à travers la tempête, vient se poser sur son radeau, qu'elle lui conseille d'abandonner pour nager vers la côte des Phéaciens, et afin de le préserver de la frayeur et de la mort, elle lui donne une bandelette magique 16 dont il entourera sa poitrine. Le héros obéit à ses prescriptions : quand il aborde, il jette dans le fleuve, qui le porte à la mer, le xp;7l cvov qui l'a sauvé et qui est recueilli par Leucothéa 17. La protection de la déesse s'étend à tous les marins en danger de périr, et sa puissance de salut, comme sa dignité, semble grandir avec le temps18. Le rhéteur Aristide fait d'elle une sorte de reine de la mer, sans laquelle Poséidon lui-même ne peut rien 19 et, à l'époque de Nonnus, elle est invoquée à l'égal de Thétis20 1II. Son culte, aussi répandu en Grèce, d'après Cicéron, que celui d'Hercule 21, porté sur toutes les côtes par les navigateurs, se rencontrait quelquefois dans l'intérieur du continent : en Béotie, par exemple, à Chéronée" et à Thèbes, où Pindare invoque la fille de Cadmus avec sa soeur Sémélé 23. Mais la déesse était surtout adorée, comme il convenait à sa nature, dans les ports et dans les îles. A Mégare, non loin du Prytanée, elle avait un hérôon, où on lui offrait un sacrifice annuel. Les Mégariens racontaient que le corps d'Ino avait été enseveli chez eux par les filles de Clèson, fils de Lélex, et que c'étaient eux les prerniers qui avaient donné à la femme d'Athamas, transformée en déesse, le nom de Leucothéa''`. A Corinthe, la statue d'Ino se voyait, dans le temple de Poséidon, à côté de celles de Thalassa et de Galéné : dans la rue qui conduisait au Léchteon, son image, avec celle de Palémon son fils, était également rapprochée de l'effigie du souverain de la mer 2B. A Athènes, elle était honorée comme déesse suiveuse et protectrice des ports, 'IEnAtu.ev(x 20 Sa religion n'était pas moins vivante dans la Péloponèse. En Messénie, près de Coroné et de l'embouchure du Parnisos, on voyait un de ses sanctuaires : c'était là que jadis hm, devenue Leucothéa, était sortie de la mer". En Laconie, ii Brasite, se conservaient des traditions relatives à sa vie mortelle: dans ses courses errantes, elle était un jour arrivée là, où elle avait servi de nourrice à Bacchus 28. Mais Ino a surtout, en Laconie, le caractère de déesse prophétique. A Epidaure-Liméra, on montrait une pièce d'eau, de la grandeur d'un petit étang, mais assez profonde, qui était consacrée à Ino. Au jour de la fête de la déesse, on y jetait des gâteaux de farine : si ces gâteaux allaient au fond et y restaient, c'était un signe favorable pour les consultants; si au contraire l'eau tes renvoyait à la surface, le présage était funeste20. De même, sur la côte occidentale, entre OEtylos et Thalamae, le sanctuaire d'Ino est un oracle où se pratique l'incubation : « on y consulte en dormant, et tout ce qu'on désire apprendre, la déesse le montre par des songes30 ». INO 527 INQ Le culte de Leucothéa avait émigré très loin : d'une part, jusqu'à Marseille' ; de l'autre, jusqu'en Colchide, où son riche sanctuaire, fondé, disait-on, par Phrixos, fut ravagé par Pharnace et, peu de temps après, par Mithridate de Pergame Mais c'est surtout dans la partie orientale de la Méditerranée et dans la mer Égée qu'il faut s'attendre à le rencontrer. 11 n'était pas étranger à la Syrie', et Pline cite une ville égyptienne du nom de Leucothéa°. Sur la côte de Pamphylie, un promontoire nommé AeuxdOstov était consacré à la déesse protectrice de la mer'. Elle devait être honorée à Rhodes, où sa légende avait revêtu une forme particulière. Là, Ino s'appelait Ilalia ; elle était soeur des Telchines et s'était unie à Poséidon, dont elle avait eu une fille Rhodos, et six fils. Ceux-ci ayant dédaigné le culte d'Aphrodite, la déesse les rendit fous. Un jour, dans leur égarement, ils font violence à leur mère, qui de désespoir se précipite dans les flots, où elle prend le nom de Leucothéa'. On trouve encore des traces de sa religion sur différents points des côtes d'Asie, et dans les îles : à Cos 7 ; à Milet, où avait lieu en son honneur un concours gymnique d'enfants'; à Samos 5 ; en Lydie (elle y a pour fils le Pactole 10 et à Téos se célèbre la fête AauxxOEa11); à Chios, oil le nom de mois AsuxaOsddv la rappelle 12; enfin, à Délosl3. Vers le nord, elle devait être l'objet d'un culte à Ténédos, où son fils Palaemon était honoré ", car elle figure dans la légende locale, sous le nom de Leucothéa ou sous celui d'llémithéa, comme la smur de Tonnés, la fille de Cycnos, la petite-fille de Poséidon15. Mais l'existence d'un sanctuaire de la déesse à Samothrace ne paraît pas suffisamment démontrée par le rapport que le scoliaste d'Apollonius établit10 entre la bandelette de pourpre dont se ceignaient les initiés pour se préserver des périls de la mer et le rprôe~vov donné par Leucothéa à Ulysse". Les cérémonies de sa religion avaient un caractère triste : elles étaient marquées par de grandes démonstrations de douleur qui faisaient dire, soit à Lycurgue parlant aux Thébains, soit à Xénophane s'adressant aux Eléates : « Si vous considérez Leucothéa comme une déesse, il ne faut pas vous lamenter sur elle; si vous la tenez pour une mortelle, vous ne devez point lui sacrifier comme à une déesse 11 ». A Chéronée, la célébration de ses fêtes était accompagnée de pratiques singulières. Devant le temple, le néocore, armé d'un fouet, proclamait la défense d'entrer « pour tout esclave, homme ou femme, pour tout Étolien et toute Étolienne ». On laissait cependant pénétrer un instant dans le sanctuaire une esclave, une seule ; mais, à peine était-elle entrée, que les femmes libres la frappaient, la souffletaient et la mettaient dehors. On donnait de cet usage une explication légendaire. Si Ino, disait-on, devint folle, et dans sa folie, tua son fils, c'est parce qu'elle était jalouse de son mari, qui lui préférait une esclave, du nom d'Antiphéra, originaire d'Étolief9. A Rome, Leucothéa fut assimilée, on ne sait pour quels motifs, à une vieille divinité italique, Mater Matuta20. Aux jours de fête de celle-ci, dit Plutarque sans rien préciser, « les femmes accomplissent en sacrifiant ce qui convient aux nourrices de Bacchus et aux douleurs d'lno, à cause de la concubine d'Atharnas ». Ces jourslà aussi, une esclave était introduite dans le temple, pour y être rouée de coups et en être chassée. En outre, les matrones adressaient leurs prières à la déesse, tenant dans leurs bras non leurs propres enfants, mais ceux de leurs soeurs, à l'exemple d'Ino, qui avait été pt),ziaXaoç, puisqu'elle avait nourri et élevé Bacchus, fils de Sémélé 21. L'assimilation d'Ino-Leucothéa à Mater Matuta était générale en Italie, sauf dans la Grande Grèce, à Éléa 22, et en Étrurie, à Pyrgoi, port de Caeré23, où c'était la déesse grecque qu'on honorait. IV. Dans l'antiquité, Ino avait été figurée, à côté de Dionysos et de Sémélé, sur la base du trône d'Amyclées 2", et Callistrate décrit un tableau qui la représentai t fuyant la poursuite d'Athamas2'. Parmi les monuments qui nous sont parvenus, outre ceux qui ont été indiqués précédemment, il faut signaler le beau buste en bronze de la déesse, découvert en 1858 sur les bords du Rhin, à Neuwied, et décrit par Ritschl2°. D'autres, comme le camée de Vienne où l'on croyait jadis reconnaître l'histoire d'lno et de Palaemon, sont d'interprétation douteuse27; et, au droit des deniers de la gens Crepereia, le buste féminin qui paraît représenter une déesse de la mer, au lieu d'être celui de Leucothéa28, doit se rapporter à Amphitrite 29. P. Decuhunie.