Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article JUDICATUM

JUDICATUM. Le mot judicatum, sous la République etleliant-Empire, désigne l'objet de la condamnationprononcée par un judex privatus' [auDUx]. Telle est l'acception qu'il reçoit dans les expressions judicatum facere, judica tum solvere 2. Par extension, on l'emploie également pour désigner le jugement de condamnation prononcé par le judex privatus ;: par exemple dans les expressions judicati jus 4, judicati auctoritas°. Le jugement rendu par un magistrat, dans les cas exceptionnels où il statue en personne sans renvoyer l'affaire à un juge (cognitio extra ordinem) 0, ne constitue pas un judicatum proprement dit; mais l'édit du préteur lui attribue des effets analogues 7. Pendant longtemps, à Rame, le jugement de condamnation ne fut pas, comme en droit moderne, exécutoire par la force publique. A l'époque des actions de la loi, le demandeur qui obtient gain de cause procède, au bout de trente jours, à la rnan'us injectio judicati 8. Les effets de cette procédure seront indiqués au mot MAnus IX:IECTIO. Dans le système de la procédure formulaire, le jugement donne seulement naissance à une obligation (judicati obligatio), sanctionnée par une action (judicati actio). Sous l'Empire, vers le commencement du 11° siècle, la jurisprudence attribue à tout jugement, au judicatum comme au jugement d'absolution et au jugement rendu extra ordinem, une autorité (judicati ou rei judicalae aucloritas) telle qu'on le tient pour l'expression de la vérité dans les rapports entre les parties Enfin, à partir d'Antonin le Pieux, il est permis en certains cas de saisir un gage pour assurer l'exécution du judicatum : c'est le pignes ex causa judicati capluin. Examinons ces quatre effets du judicatum. 1. JUDICATI OBLIGAT10. -Sous la procédure formulaire, le judicatum donne toujours naissance à une obligation (judicati obligatio 0, obligatio quae ex causa judicati descendit 10), en matière réelle comme en matière person nelle : c'est une conséquence du principe que toute condamnation a pour objet une somme d'argent. Cette obligation se substitue à celle qui résulte de la lili.s contestatio, de même que celle-ci se substitue au droit qui appartenait au demandeur" : il y a ici une sorte de novation. Mais il n'en est ainsi gile lorsque le judicium est legilimum 12, l'action personnelle et in jus. Dans tout autre cas, l'obligation judicati coexiste avec le droit déduit en justice par le demandeur, mais elle est seule efficace : si le demandeur s'avisait d'intenter à nouveau son action, il serait écarté par l'exception rei judicatae vel in jztdicium deductae ". L'obligation judicati avait toujours le caractère d'une 3 JUD obligation contractuelle, alors même que la condamnation était motivée par un délit. Aussi, lorsqu'elle incombait à un fils de famille, le père devait-il être poursuivi par l'action de peculio et non par une action noxale 14 L'obligation judicati était susceptible d'être novée15 ou compensée". Elle était garantie, en certains cas 17 qui ont été énumérés plus haut (t. II, p. 979), par des cau tions [INTERCESS1o, p. 551, lorsque, par exemple, on intente une action réelle par la formule pétitoire, le défendeur est tenu de fournir la satisdation judicatum solvii8 [exuTIO]. Il s'engage dès à présent à payer le montant de la condamnation éventuelle que le juge prononcera contre lui f°, et fournit des cautions qui garantissent l'exécution de sa promesse : tel est l'objet de la clause de fie judicata2°. Lorsque plusieurs personnes sont condamnées par un même jugement à payer une somme déterminée, l'obligation se divise entre elles : chacune n'est tenue que d'une part virile". Si l'obligation judicati prend naissance au moment du prononcé du jugement, elle n'est exigible qu'à l'expiration du délaie' fixé soit par la loi des Douze Tables, soit par l'édit du préteur 23. Ce délai est de trente jours 21 : c'est le judicati tempus" . Le préteur se borna sans doute à appliquer aux judicia imperio conlinentia la règle établie par les décemvirs 26. Le magistrat peut d'ailleurs, suivant les circonstances 27, réduire ou proroger ce délai 28 ; le juge ne peut jamais le réduire 22. Le jour intercalaire profite de plein droit au judicatus : tel fut du moins l'avis de Marcellus ; son annotateur était d'un sentiment opposé 30. En aucun cas le judicatus ne peut être tenu de payer pendant les jours fériés". Le payement doit être fait au lieu où l'engagement a été contracté, à Rome par exemple, alors même que le défendeur aurait été condamné en province 32. Pour être libératoire, le payement doit être effectué d'une manière solennelle, dans la forme per aes et libram en présence de cinq témoins citoyens romains et pubères et avec le concours d'un libripens [soLUTIO, LIBRIPExs] Le judicatus doit prononcer une formule de libération dont la teneur est rapportée par Gains". Ilyalà un vestige du droit antique, un mode d'extinction des obligations propre à l'époque où la manus injectio judicati était seule usitée. Cette particularité a permis de conjecturer que la formule de l'action judicati devait rappeler, probablement par une fiction, la manus injectio" II. JUDICATI ACTIO. Faute de payement dans les trente jours, le judicatus s'expose à l'action judicati qui entraîne une condamnation au double 3`l. En général, il ne voudra pas courir ce risque, à moins qu'il ne prétende contester JUD l'existence du jugement. S'il est solvable, il s'empressera de payer, sinon celui qui a obtenu jugement procédera à l'exécution sur la personne ou sur les biens. Comme au temps des actions de la loi, le judicatus sera, sous laprocédure formulaire, cité par-devant le magistrat (in jus vocatio), puis attribué au demandeur (addiclio) qui sera autorisé à l'emmener (duci jubere) dans une prison privée 1. Il y sera retenu jusqu'à ce qu'il ait payé ou donné, par son travail, satisfaction à son créancier. A certains égards, il est assimilé à un esclave : celui qui le soustrait au droit du créancier est traité comme un voleur 2. Mais en droit le judicatus conserve la qualité d'homme libre. Aussi l'édit du préteur, à l'exemple de la loi des Douze Tables, impose-t-il au créancier l'obligation lie pourvoir à la nourriture et à l'entretien de son prisonnier3; cette obligation est sanctionnée par une action pénale utile ou même, d'après certains jurisconsultes, par l'action d'injures' [INJURIA]. Pareillement il est interdit d'échanger, donner ou constituer en dot un judicatus, sous peine d'être poursuivi en vertu de la loi Fabia de plagiariis 6 [PLACIuSI . L'exécution sur la personne était encore usitée au III° siècle de notre èi1e ; on la trouve mentionnée dans les documents de cette époque. Les magistrats municipaux n'avaient pas le droit d'en ordonner d'autre'. Mais le créancier pouvait y renoncer et demander l'exécution sur les biens. Il y avait même certains cas oit il n'avait pas d'autre ressource : vis-à-vis d'un défendeur absent ou qui se cache, on ne pouvait songer à l'exécution sur la personne; vis-à-vis du débiteur qui avait fait cession de biens, elle était interdite par la loi Julia [DONORU51 CESSIO1. Dans les cas de ce genre, le créancier se faisait envoyer en possession des biens iussio m PossESSIONEM] qui étaient ensuite vendus dans les formes prescrites par l'édit du préteur notiolttM calao . Tels étaient les effets du judicatum. Si le judicatus prétendait contester l'existence ou la validité du jugement, il avait le choix entre deux partis: défendre à l'action ju licali en fournissant une satisdation ou prendre luimême l'offensive : judicatum negare', in duplum revocare9. Dans les deux cas, sa défaite lui faisait encourir la peine du double. L'action judicati parait avoir été établie par le droit prétorien. Ulpien fait observer qu'elle est rei persecutoria, perpétuelle, transmissible10: cette remarque, qui serait inutile pour une action civile, concorde très bien avec la définition des actions honoraires par Cassius" [noNoRAniA ACTIO, p. 2115]. La formule de cette action n'est pas connue 12. La loi ou l'édit du préteur assimilaient au judicatus trois classes de personnes contre lesquelles il n'existe pas un véritable judicalum: 1° celles qui ont été con 6l Jl1D damnées extra ordinem 13; 2° celles qui ont avoué en justice 1' une dette d'argent (aeris con fessi)13 ; 3° celles qui ne défendent pas, comme elles le doivent, à une action ayant pour objet une somme d'argent déterminée ". Dans ces trois cas, le défendeur était pro judicato. Divers textes donnent lieu de penser qu'il existait dans l'édit une action pro judicati contre le défendeur condamné extra ordinem 17 Lorsqu'on plaide par un représentant, cognitor, acier, tuteur, curateur, procurateur, l'action judicati est en principe donnée contre le représentant C'est à sa charge que s'est formée l'obligation judicati; il y a eu novation par changement de débiteur. Ce principe a été modifié dans le cas du cognitor : constitué solennellement et en présence de l'adversaire 18, le cognitor était, dans l'usage, dispensé de fournir personnellement la satisdation judicalum solvi; elle était exigée du représenté 19. On en conclut que l'action judicati serait donnée contre lui et non contre le cognitor20. La jurisprudence assimila factor municipum au cognitortl. Un rescrit d'Antonin le Pieux, confirmé par de nombreux rescrits de ses successeurs, accorda la même faveur au tuteur qui n'avait défendu au procès en personne qu'en raison de l'absence ou de l'in fantia du pupille". Antonin Caracalla en fit autant pour le curateur 23. La même règle a été progressivement appliquée au procurateur constitué en présence de l'adversaire", à celui qui est constitué apud acla2', enfin au procurateur dont le mandat est certain 26. Une modification analogue fut admise lorsque le demandeur avait plaidé par un cognitor. En raison même de la forme dans laquelle il était constitué, il ne fut jamais tenu de fournir la caution de rat() : l'action était réputée intentée par le représenté lui-même 97. La jurisprudence en conclut que l'action judicati serait donnée au représenté et non au cognitor, à moins qu'il ne s'agît d'un cognitor in rem suam 98. Cette règle n'était d'ailleurs pas appliquée d'une manière absolue : l'action n'était accordée par le magistrat qu'après examen (cognila causa) 29. La décision admise au cas oit le représentant du demandeur était un cognitor fut étendue aux autres cas oit les pouvoirs du représentant étaient certains 30. Par suite ces représentants furent également dispensés de fournir la caution de recto" . JuDICATI AUCTORITAS.Le principe de l'autorité de la chose jugée suppose une décision rendue par un juge régulièrement institué32. Il s'applique au jugement d'absolution aussi bien qu'au jugement de condamnation 33. Aussi à côté (le l'expression judicati aucloritas 3'. trouve-t-on fréquemment celle de rei judicatae auctoritas 31 Le principe de l'autorité (le la chose jugée s'est 1 Cic. pro Flacco, 20 in fine : Cern judicatum non faceret, addictus et... ductus Dig. L, 16, 43 et 45 ; Gai. 22 ad Ed. pros. eod. 41. 4 Licin. Rulin. 13 Reg. Dig. ut, si judicatum negarel, in duplum fret ». 9 Alex. Sev. Cod. Gregor. Ill, 4, 6, 3 : a Actor itaque iste [cogni] loris partibus fungitur. Ulp. 58 ad Ed. Dig. 28 Patte. fr. 317. 29 Ibid. 331. 30 Cette règle était déjà admise dans certains cas pour les tuteurs et curateurs au temps de Gains (IV, 99). 31 Cf. pour le procurateur praesentis, Papin. 2ltesp. Vatic. fr. 331 ; pour le procurateur apud acta, Vatic. fr. 317. 32 Antonin. Cod. Just. III, 13, 3 : a Prisatorum consensus judi cern non faeit, qui nulli pracest judicio : nec quasi is statuit, rei judicatae continet auctoritalem ». 33 Modes(. 7 Pand. Dig. XLII, 1, 1 : a Res judicata dicitur, quae finem controvcrsiarum pronuntiatione judieis aceipst; quod vcl eondemnatione vel absolutione contingit ». 31 Gord. Cod. Just. VII, 46, 4; Diocl. eod. VII, 43,7. 33 Divorum Fratrum epist. ap. Ulp. 14 ad Fat. Dig. XLIX, 1, 14, 1 ; Staecian. 5 Fideic. Dig. XXXVI, 1, 65, 2 ; Ulp. 35 ad Ed. Dig. XXVII, 9, 33. .JIJI) -6'F5JUD introduit assez tard dans la législation romaine : il n'apparait pas, à notre connaissance, avant le lie siècle de notre ère'. Jusqu'à cette époque, le jugement procurait au défendeur, condamné ou absous, une exception pour empêcher le demandeur de renouveler sa poursuite judicium deduelae Comme son nom l'indique, cette ,exception était accordée alors même qu'il n'y aurait pas eu de jugement, par cela seul que le demandeur avait déduit son droit en justice'. Mais elle n'avait alors qu'une fonction négative '° : le défendeur seul pouvait l'invoquer contre le demandeur, sans réciprocité. On ne tarda pas à s'apercevoir de l'insuffisance de cette exception surtout en matière réelle. Primus revendique un fonds de terre contre Secundus et obtient gain de cause; le fonds lui est restitué. Secundus peut-il revendiquer à son tour le même fonds contre Primus, obliger son adversaire à se soumettre aux chances d'un nouveau procès sur une question déjà jugée? Oui, car l'exception rei judicatae n'a d'autre effet que d'empêcher une même personne d'intenter deux fois une même action pour un même objet ; or ici Secundus n'a pas encore exercé d'action en renvendication contre Primus; il n'a donc pas à redouter l'exception rei judicatae. Au temps des actions de la loi, ce résultat ne pouvait se produire, car dans l'action per sacramenlum, il y avait des revendications réciproques 6 [sACI1AIIENTUII] : chacune des parties épuisait le droit qu'elle pouvait avoir sur la chose. Mais sous le système de procédure formulaire, l'action pétitoire ayant un caractère unilatéral, le droit du demandeur était éteint ; celui du défendeur subsistait. Pour éviter un résultat aussi choquant, les jurisconsultes du ne siècle permirent au défendeur actuel, qui avait joué le rôle de demandeur dans la première instance, de se prévaloir, sous forme d'exception, du jugement rendu à son profit dans le premier procès. Cette exception fut, comme les précédentes, une exception rei judicatae; mais elle eut désormais une fonction positive : elle permit à l'un des plaideurs de profiter, dans la seconde instance, du jugement rendu en sa faveur dans la première. A partir de ce moment, le principe de l'autorité de la chose jugée existe. Le juge du second procès doit accepter comme une vérité ce qui a été jugé dans le premier. Deux conditions sont requises pour invoquer l'exception de chose jugée : l'identité de question, l'identité de personnes. La première condition a été fixée par Julien 6 avant lui, on s'attachait plutôt à l'action 7; il démontra que des actions différentes pouvaient impliquer une prétention identique 8 et qu'à l'inverse une même action servait souvent à faire valoir des prétentions différentes q. Mais Julien ne précisa pas en quoi consistait l'identité de question. Suivant Paul 10, elle impliquerait l'identité d'objet et l'identité de cause. Prise à la lettre, cette règle serait inexacte : il y a une distinction à faire entre les actions réelles'et les actions personnelles. Dans cellesci, l'identité d'objet n'a aucune influence " : ce qui est essentiel, c'est le fait juridique invoqué comme générateur de l'obligation12.Dans les actions réelles, au contraire, l'identité de question dépend en général de l'identité de l'objet'; : la question à résoudre porte en effet sur l'existence du droit de propriété. Il en est autrement lorsqu'on invoque une cause nouvelle d'acquisition (causa superveniens)14 : le premier jugement n'a pu statuer sur la valeur d'une cause qui n'existait pas au moment où il a été rendu. La seconde condition, l'identité de personnes, découle des principes généraux : les jugements, comme les conventions, n'ont d'effet qu'entre les parties 1". La chose jugée n'a donc qu'une autorité relative. L'identité de personnes ne doit pas s'entendre de l'identité physique : il faut considérer si les personnes agissent en la même qualité. C'est ainsi que la chose jugée à l'égard d'une personne est réputée jugée à l'égard de ses héritiers 1C. Dans quelques cas, particulièrement dans les questions d'État", la chose jugée contradictoirement et sans collusion avec le légitime contradicteur est réputée jugée à l'égard de tous autres intéressés INGENUUS, p. M8; PETTTIO uEREDITATIS]. C'est en pareil cas que s'applique la maxime: resjudicata proveritateaccipiturfe. alors que la procédure extraordinaire a été substituée à la procédure par formules, les jugements rendus par les magistrats ou leurs délégués sont exécutoires manu militari 16. Si l'exécution en nature n'est pas possible, le demandeur qui a obtenu gain de cause est autorisé à prendre un gage sur les biens du judicatus pour assurer l'exécution du jugement [PIGNUS] 20 Cette procédure fut établie par un rescrit d'Antonin le Pieux au proconsul Cassius 21. Elle paraît n'avoir été appliquée, à cette époque, qu'aux procès donnant lieu à une cognitio extra ordinem22. D'après ce rescrit, en cas d'aveu judiciaire ou de jugement, le magistrat accordera au débiteur un délai suffisant pour payer, en tenant compte de sa situation de fortune; ce délai pourra être prorogé. Si, à l'expiration du terme fixé, le payement n'a pas eu lieu, on saisira des gages. Faute de payement dans les deux mois, les gages seront vendus par les appariteurs du magistrat" et au profit des créanciers. Le reliquat, s'il y en a un, sera remis au débiteur saisi. Des rescrits postérieurs, de Sévère et Caracalla, ont complété l'innovation d'Antonin le Pieux : ils ont fixé l'ordre dans lequel les gages pourraient être saisis et vendus, suivant que le débiteur a des meubles ou des immeubles'`, des droits réels ou de créance'', de l'argent placé chez un banquier 2e ou en dépôt chez toute autre personne29. Il fut même permis de saisir ex causa judicati JUD 616 JUD des choses qu'on n'aurait pu donner en gage par contrat' : la valeur pécuniaire des primes` accordées aux athlètes qui obtenaient dans les jeux les couronnes sacrées 2 [CERTAMISA, CORONAE]. ÉDOUARD CUQ,