Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article JURISDICTIO

JURISDICTIO. I. Notion de la jurisdictio. Dans les écrits des jurisconsultes classiques, la jurisdictio comprend l'ensemble des pouvoirs attribués à un magistrat, en tant qu'il est chargé de l'administration de la justice civile : le pouvoir de décider s'il y a lieu d'accueillir la demande formée par un plaideur et d'organiser une instance, le pouvoir de juger l'affaire ou d'en remettre l'examen et la décision à un juge, enfin le pouvoir de prendre des mesures préventives ou d'exécution. On a également fait rentrer dans la jurisdictio certains pouvoirs étrangers à l'administration de la justice, comme celui de concourir à la solennité de certains actes juridiques ou de nommer un tuteur. Le mot jurisdictio est parfois employé pour désigner les pouvoirs relatifs à l'administration de la justice criminelle : Pomponius prend l'expression jus dicere comme synonyme d'anirnadvertereOn laissera de côté cette acceptation anormale du mot jurisdictio [CRIME4 A un autre point de vue, le mot jurisdictio désigne ce que nous appelons aujourd'hui la compétence, soit quant au territoire sur lequel le magistrat peut exercer sa juridiction, soit quant aux personnes soumises à sa juridiction. La notion de la jurisdictio telle qu'elle vient d'être présentée est très complexe : elle paraît s'être formée JUR 727 JUR assez tard. Sous la République', et même au début de l'Empire, cette notion est beaucoup plus simple : le mot jurisdictio désigne un seul des pouvoirs attribués aux magistrats pour l'administration de la justice civile, celui de dire le droit. Dire le droit, ce fut tout d'abord prononcer, au cours d'une action, de la loi, les paroles solennelles destinées à fixer le point litigieux, à montrer le drOit2. Dico = 6e(xvupx, je montre 3. Plusieurs de ces formules nous sont connues : dans l'action de la loi par serment, le magistrat demande au défendeur s'il entend contra vindicare 4, puis dit aux parties qui revendiquent respectivement un fonds: Suis utrisque superstit ibus praesentibus islam viam dico5 : ite piam 6. Lorsque les plaideurs ont affirmé leurs prétentions sur place, le magistrat leur donne l'ordre de délaisser la chose 7 et de s'en retourner : Redite viains. Enfin, il les provoque au serment : Si negat, sacramento quaerito9. La jurisdictio n'était pas strictement limitée aux actions de la loi ; on la rencontre aussi dans le droit augural. Le chapitre LXVI de la loi coloniale de Genetiva Julia dispose : De auspiciis, quaeque ad eas res pertinebunt, auguruin juris dictio judicatio esto 10. Après l'institution de la préture pérégrine au commencement du vie siècle de Rome", le rôle du jus dicens grandit. Le préteur cessa d'être lié par les rites solennels des actions de la loi ; il put se mouvoir plus librement. Dire le droit dans la forme antique n'était pas possible pour les procès entre pérégrins. Le préteur, qui inter peregi'inos jous deicet12, devait déterminer dans chaque cas particulier la règle à appliquer et la faire connaître au juge Dire le droit, ce fut dès lors rédiger la formule contenant les concepta verba 13 auxquels le juge avait à se conformer. Cette formule était tantôt conçue fictivement sur le modèle d'une action de la loi 14, tantôt rédigée in factum 15. A côté de cette manifestation de la jurisdictio spéciale à chaque affaire, il y en eut une autre plus générale sous forme d'édit [EDIC'rusIj : le préteur fit connaître à l'avance, en entrant (forma jurisdictionis 16 ou edictum) en charge, les formules qu'il mettrait à la disposition des plaideurs ". C'est ce qu'Ulpien appelle jurisdictio per petua Ces formes nouvelles de la jurisdictio furent bientôt généralisées, et l'on sait qu'après la loi Aebutia et les deux lois Juliae12, elles furent appliquées à peu près exclusivement aux procès entre citoyens" Dans tous les cas, à cette époque, la juris dictio était distincte de la judicisdatio.Ces deux attributs des magis 'rats sont nettement séparés dans les documents antiques 21, de même que la judicatio et la judicis addictio. Cette distinction se retrouve encore au début du règne de Domitien dans la lex 111alacitana 22. Cependant l'édit du préteur comprend dans la jurisdictio la cognitio extraordinaria. Ulpien, s'appropriant sans doute une remarque d'un jurisconsulte antérieur, critique cet emploi abusif du mot jurisdictio par le préteur : illelius scripsisset, dit-il, cujus de ea re notio est. Etenim notionis nomen etiam ad eos pertineret, qui jurisdictionent non habent, sed habent de quavis alia causa notionem 23. Cette protestation fut sans écho. Javolenus, qui vécut sous Domitien et Trajan24, pose le principe que l'attribution de la jurisdictio entraîne implicitement la concession des pouvoirs nécessaires pour l'exercer 25, donc la judicatio et la judicis datio 26. Cette application du principe établi par Javolenus est confirmée par Ulpien 27. La notion complexe de la jurisdictio a donc commencé à se former vers la fin du Ier siècle de notre ère. Dès lors, les auteurs littéraires et les jurisconsultes emploient le mot jurisdictio comme synonyme de judicatio. Suétone qualifiele pouvoir de juger les fidéicommis attribué par Claude aux magistrats d'une façon permanente : jurisdictio de fideicommissis 28. On ne s'en est pas tenu là; l'on a fait également rentrer dans la jurisdictio certaines mesures que le préteur prend en vertu de son imperium : envoi en possession 29, stipulation prétorienne 30, bonorum possessio31, in integrum restitutio 32, et, sans aucun doute aussi, interdits 33 Dans une inscription du ne siècle, on appelle jurisdictio pupillaris le droit reconnu par Marc Aurèle et Verus au préteur de nommer des tuteurs 34. Enfin, l'on a été jusqu'à comprendre dans la jurisdictio des actes juridiques qui ont lieu en vertu de l'imperium du magistrat 35, tels que l'affranchissement36, l'adoption 37, l'émancipation 38, l'in jure cessio, par cela seul qu'ils ont lieu dans la forme d'une action de la loi" et que le magistrat prononce comme jadis le mot sacramentel : Addico40. En somme, l'office du jus dicens est, suivant la remarque d'Ulpien, très large ; il n'est pas limité aux affaires contentieuses, il s'étend même à des actes extra-judiciaires 41 II. Classification des attributs de la jurisdictio. Les nombreux attributs de la jurisdictio, à l'époque impériale, n'appartiennent pas intégralement à tous les jus dicentes. Les jurisconsultes classiques font à cet égard une triple distinction : P entre les attributs de la jurisdictio qui supposent l'imperium et ceux qui en sont indépendants; 2° entre les attributs normaux et les attributs accidentels dare possit, qui eam suo jure, non alieno bene/icio haberet 1. Le mandataire chargé de la jurisdictio est à plusieurs égards traité comme le sont les mandataires en droit privé: il peut ètre chargé de la jurisdictio, soit d'une manièl générale, soit pour une affaire déterminée, par exemple lorsque le mandant, avant sa magistrature, avait accepté la défense de l'un des plaideurs 2. Son pouvoir prend fin à la mort du mandant 3 ou par la révocation '. Toutefois, le légat du proconsul ne peut être révoqué sans l'assentiment de l'empereur '. Ce n'est pas la seule particularité qui distingue ce mandataire : tandis qu'en principe on ne peut en appeler du mandataire au mandant, mais à celui qui a qualité pour réformer les décisions du mandants, on peut en appeler du légat au proconsul'._ La jurisdictio mandata a été jusqu'ici considérée dans un sens large, comme conférant le droit d'organiser une instance. Doit-on l'entendre également dans un sens plus étroit, et considérer la nomination d'un juge comme une application de ce mandat ? La judicis datio est en effet, sous l'Empire, un attribut de la jurisdictio ; dès lors il semble que le juge qui reçoit du magistrat le pouvoir de connaître d'une affaire soit une sorte de mandataire. Tel n'est pas cependant le point de vue des Itomains. Il y a une différence essentielle entre un mandataire chargé de la jurisdictio et le judex privatus: le mandataire agit aux lieu et place du mandant ; il fait ce que le mandant aurait le droit de faire lui-même. Le judex privatus, au contraire, remplit une fonction que le magistrat qui l'a nommé ne pourrait remplir; la séparation des fonctions de magistrat et de juge est un principe fondamental de la procédure romaine au temps des actions de la loi et du système formulaire 8. VII. Délégations impériales de juridiction. Comme tout magistrat investi de la jurisdictio, l'empereur peut confier à un mandataire le soin de l'exercer. Ce mandataire est dans une situation à part : il est investi d'une fonction; comme l'empereur il dit le droit extra ordinem 9. Il agit proprio nomine, et non comme un mandataire au nom d'autrui. Mais il est dans une situation subordonnée. Les décrets qu'il rend peuvent, sauf exception, être frappés d'appel devant son supérieur hiérarchique ou devant l'empereur. Aussi, pour caractériser cette situation, les Romains emploient-ils le mot delegare le de préférence à mandare 11. Le délégué impérial est parfois plus qu'un mandataire, son jugement est sans appel. Tel est le cas du préfet du prétoire 12 Comme les autres magistrats, l'empereur délègue sa jurisdictio soit d'une manière permanente, soit pour une affaire déterminée. Dans ce dernier cas 13, le juge délégué ressemblait plutôt à un fonctionnaire impérial qu'à un judex privatus ; il pouvait se substituer un tiers pour connaître de l'affaire, ce qui n'était pas permis à un juge ordinaire 14. Les délégations permanentes sont de deux sortes: elles sont générales ou spéciales. Les premières sont confiées aux vice sacra judicantes que l'on rencontre au m° siècle, au préfet du prétoire [PRAEFECTUS PRAETOBIO] ou au préfet de la ville 16 [PRAEFECTUS URBI], ou bien encore aux gou verneurs des provinces impériales ou à ces commissaires extraordinaires envoyés sous des titres divers dans certaines provinces: judex ex delegatu cognitionum Caesaria narum 16, electus ad cognoscendas vice Caesaris cognitiones cognoscens ad sacras appellationes 18, vice sacra cognoscentes ~'. Les délégations spéciales sont restreintes à certaines catégories d'affaires ; telles sont celles des consuls, puis des préteurs en matière de fidéicommis20, du préfet de la ville pour les contestations entre les banquiers et leurs clients 2', probablement aussi celle des juridici [Junimucus], du préfet de l'annone 22 [PRAEI'ECTCS ANNONAli] et du préfet Lorsqu'un magistrat ou un fonctionnaire impérial était temporairement empêché x, l'empereur nommait un suppléant provisoire (vices agens) 26. Il en était de même en cas de décès, en attendant de pourvoir au remplacement du magistrat 26 VIII. Compétence du jus dicens. La jurisdictio est en principe contenue dans une double limite: elle ne peut s'exercer que sur un territoire déterminé et relativement à certaines personnes. Lorsque cette double lignite est observée, on dit que le jus dicens est compétent. Le mot jurisdictio est souvent pris dans le sens de compétence. PIine l'emploie comme synonyme de conventus27, et Gains dit que l'incola est municipali jurisdiclioni subjeclus 28. Nous n'avons pas à exposer ici e11 détail les règles sur la compétence des divers magistrats : on les trouvera sous les mots correspondants Il suffira de résumer les règles les plus générales de la législation romaine. 1. Compétence territoriale. Le magistrat ne peut exercer sa jurisdictio que sur un territoire déterminé": hors de ce territoire, il n'a aucune autorité, il n'est plus qu'un simple particulier 30. Extra terrilorium jus dicenti impune non paretur 31. Un décret d'envoi en possession ne s'applique qu'aux biens compris dans le ressort du magistrat qui l'a rendu 32. Les limites de la compétence territoriale sont pour les magistrats municipaux celles de la citéU3, pour les gouverneurs provinciaux celles de la province qu'ils administrent". JUR 731 JUS Plus large était la compétence du préteur urbain : elle s'étendait en principe à tout l'ager routante et s'agrandit avec luis. En fait, elle était restreinte soit par l'obligation où était le préteur de résider à Rome 2, soit par les délégations données aux praeÇecti juri dicundo, puis aux magistrats municipaux. Sous l'Empire, depuis l'institution des consulares par Hadrien 3, des juridici par MarcAurèle et Verus', le ressort du préteur urbain fut limité à l'urbica diocoesis 6, tout au moins pour certaines affaires'. Seule la compétence territoriale de l'empereur n'a d'autres limites que celles de l'empire. Il en fut de même, dans leprincipe, de la compétence des préfets du prétoire : les préfets régionaux n'apparaissent qu'au Bas-Empire1. 2. Compétence par rapport aux personnes. Cette compétence est, en règle générale, déterminée par le domicile du défendeur. Actor sequitur forum rei'. Tout magistrat est compétent pour dire le droit entre personnes habitant dans son ressort 3. Les magistrats municipaux peuvent, en outre, connaître des procès intéressant un citoyen du municipe, alors même qu'il n'y serait pas domicilié 10 ; de même les magistrats de Rome pour les citoyens romains. C'est le forum originis [oluco] par opposition au forum domicilia 11. Le forum originis peut ctre double. Cicéron dit que les municipes ont deux patries : l'une naturelle, l'autre politique, leur municipe et Rome f2 Le municeps, citoyen romain, était dès lors justiciable et du magistrat municipal et du préteur urbain. Est-ce à dire que le demandeur pouvait à son choix le citer devant l'un ou l'autre de ces magistrats, ou même, le cas échéant, devant le magistrat du domicile? A en juger par le petit nombre de textes relatifs au forum originis, il ne parait pas qu'il ait eu une bien grande importance pratique : c'est surtout le forum domicilii que les jurisconsultes ont en vue ; il ne parlent guère du forum originis que pour en exclure l'application. Pour être cité (levant le préteur urbain, il fallait tout au moins être de passage à Rome, et encore pouvait-on, sauf en matière délictuelle '3, décliner sa compétence en invoquant le droit d'être jugé chez soi (lus revocandi Ce droit, accordé tout d'abord aux députés envoyés à Rome par leur municipe 1w, fut étendu au ne siècle aux personnes venues à Rome pour soutenir un appel ou pour servir detémoin10. On put aussi l'invoquer partout ailleurs qu'à Rome 16, lors par exemple que l'on quittait temporairement son domicile pour aller soutenir un appel dans une autre cité. En somme, le jus revocandi dontum est accordé dans les mêmes cas que l'in integrum restitutio, pour cause d'absence, d'après la clause finale de l'édit. On applique ici la règle générale formulée par Ulpien : Quotiescumque quis ex necessitate, non ex voluntate ab fuit, dici oporlet ei subveniendum 17. Le forum originis n'a pas acquis plus d'importance après l'édit de Caracalla qui a généralisé le droit de cité romaine 'a. On pourrait s'y tromper en présence de quelques textes que l'on a cités mal à propos. Les jurisconsultes du me siècle se plaisent à dire que Rome est la patrie commune de tous les citoyens romains 19 ➢lais ils n'en déduisent que des conséquences étrangères à notre question: 1° le condamné à la relégation ne peut résider à Rome 20; 2° les philosophes, enseignant à Rome même sans recevoir de salaire, jouissent de l'exemption des charges publiques en raison des services qu'ils rendent à la patrie commune 2' Les règles sur la compétence des magistrats à l'égard des personnes ne sont pas d'ordre public. On peut y déroger par une convention expresse 22 ou tacite 23 c'est ce qu'on appelle aujourd'hui prorogation de juridiction. La prorogation est sous-entendue dans les obligations' contractuelles : on présume que les parties ont entendu se soumettre à la juridiction du lieu oit l'obligation s'est formée 2« ou du lieu fixé pour l'exécution c'est le forum contractas 23 Au Bas-Empire, les règles sur la compétence ont subi quelques modifications. Voici les deux principales 1° Constantin prescrit de soumettre à un même juge les affaires connexes, particulièrement en cas de litige sur la propriété et sur la possession 26; 2° Gratien, Valentinien et Théodose, tout en maintenant la règle actor sequitur forum rei, permettent d'intenter l'action réelle devant le juge du lieu où l'immeuble est situé 27. Justinien simplifia le droit antérieur en posant une règle unique : le magistrat compétent est celui du lieu où le délit a été commis, où l'obligation a été contractée, où est située la terre dont la propriété ou la possession est contestée 28 ÉDOUARD CuQ.