Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article LARVAE

LARVAE. Nom que portent en latin les revenants et les spectres'. La croyance que les âmes des morts viennent errer parmi les vivants pour les tourmenter ou implorer leur pitié a été répandue de toute antiquité chez les peuples de l'Italie 2. Les Larvae dans la littérature sont à proprement parler celles qui ont emporté de leur existence terrestre la tare de quelque crime ou tout au moins la marque d'une fin tragique et violente. C'est par là qu'elles diffèrent des LEMURES ; l'action des Larvae sur les vivants est, chez les auteurs, réputée funeste et leur nature invariablement mauvaise 3. Ces Larvae furent néanmoins bien vite confondues, tantôt avec les LARES, tantôt avec les MANES ; elles n'avaient avec les premiers qu'une ressemblance de nom, peut-être toute fortuite ; avec les seconds, une analogie de signification générale, les unes et les autres étant des esprits des morts'. Les antiquaires et les mythologues philosophes comme Varron établirent une hiérarchie ; les Larves furent aux Lares ce que les démons mauvais furent aux bons démons ; les Lemures et les dianes eurent un caractère indéterminé, et la mère ou grand'mère des Manes, Mania, compta également les Larves parmi sa lignée 3. Ce qui caractérise avant tout les Larvae, c'est qu'elles exercent une action sur le monde des vivants auquel elles viennent se mêler. Les hommes tourmentés par elles étaient appelés larvati ou cerriti, ce qui revenait à dire qu'ils étaient en proie à l'hypocondrie, aux folles terreurs, ou simplement à l'extravagance e ; l'épilepsie même, pour quelques-uns, rentrait dans la catégorie des maux causés par ces fantômes 7. « De quelle maladie le vieux est-il possédé? dit un personnage de Plaute ; est-il livré aux Larves (larvatus) ou simplement cerritus?6» On expliquait ce dernier mot, sur la foi d'une fausse étymologie, par l'action funeste de Cérès'. Alcmène, séduite par Jupiter sous les traits d'Amphitryon, est dite : larvarum plenat0, ce qui correspond à la notion chrétienne de la possession démoniaque. Pour s'en guérir, on recourait, tout comme plus tard au moyen àge et déjà dans le Nouveau Testament, à de véritables exorcismes ; le patient était soumis à des lustrations ; on faisait en son nom des offrandes purificatrices; c'est-à-dire qu'on le portait à la ronde dans un temple (circumferre) avec des torches de résine, du soufre allumé, des victimes expiatoires' ; nous trouverons d'autres pratiques plus simples au service des mêmes superstitions, pour la conjuration des LEMURES. On voit qu'à Rome, dans les milieux populaires où les Larvae ont conservé du crédit, même aux époques cultivées, l'élément terrible est tempéré par le grotesque. Il est souvent question des Larvae dans la comédie de Plaute, et la Mostellaria, sans que leur nom soit prononcé, suppose la croyance aux revenants ; mais cette croyance n'y va jamais sans une nuance de ridicule' 2. LAR 951 -LAR Comme les Larves molestent les vivants par les visites qu'elles leur font la nuit, on en vint à imaginer qu'elles exercent dans les enfers la fonction de tortionnaires ; ainsi, chez Sénèque, Janus s'égaye aux dépens de Claude et fait livrer aux Larvae, pour qu'elles les rouent de coups, ceux d'entre les mortels qui ont usurpé sur terre les honneurs de l'apothéose' ; et Pline l'Ancien cite le mot de Plancus â qui l'on annonçait qu'Asinius Pollion préparait contre lui des libelles diffamatoires, destinés à ne paraître qu'après sa mort : « Il n'y a que des Larves pour lutter avec les morts 2. Sur la foi de ces textes, certains interprètes modernes ont voulu voir des représentations de Larvae sur les monuments étrusques qui empruntent au monde des morts des scènes de superstition sombre et terrifiante. Les figures noires qui, sur un tombeau de Tarquinii, sont mêlées à la scène du départ des morts pour les enfers, celles de même nature que nous donnent les tombes de Corneto et qui remplissent 2e rôle que la fable hellénique prête aux Furies devraient être, à ce compte, considérées comme des Larvae 3 ; de là à dire que celles-ci sont d'origine étrusque, il n'y avait qu'un pas. Mais cette origine n'est elle-même nullement démontrée, et les monuments authentiquement romains donnent à ces figures une individualité qui les distingue de toutes les autres semblables, aussi bien des démons tortionnaires que des Manes et des Larves ; elles s'y offrent à nous depuis la fin de la République romaine, sous la forme du squelette humain ; Lessing s'en est avisé le premier dans une monographie célèbre 4. A s'en tenir au témoignage des auteurs latins, l'opinion se représentait les Larves, tantôt comme des spectres pâles à la face grimaçante 3, ce qui parait être le cas de Plaute ; tantôt comme des squelettes ou des mannequins grotesquement articulés, susceptibles de prendre les attitudes les plus caricaturales. Sous ces traits, elles figurèrent dans les Atellanes et autres spectacles populaires G; elles servirent, comme la LAMIA chez les Grecs, à effrayer les enfants dans les contes de nourrices. Enfin, chez Trimalcion, un esclave dresse sur la table du festin une Larve, squelette d'argent dont l'agencement se prête à toutes les contorsions, image de la mort horrible qui excite à jouir de la vie. Sénèque, d'autre part, ne laisse aucun doute sur l'usage répandu de son temps de représenter la Larva sous la forme du squelette, lorsqu'il parle de la figure des Larves formée d'ossements nus qui sont rattachés entre eux: larvarum habituait nudis ossibus cohaerentium 7. Voilà les deux textes que Lessing ainterprétés, dès 1769, avec sa perspicacité habi tuelle et qu'il a éclairés par l'examen du petit nombre de monuments figurés connus alors, sur lesquels les squelettes humains jouent un rôle a. Depuis Lessing, des découvertes chaque jour plus nombreuses ont confirmé son interprétation, sous cette réserve que les Larves squelettes ne représentent pas nécessairement des âmes coupables et mauvaises, mais des rîmes quelconques, même d'hommes éminents dans les lettres et dans la philosophie, dont les artistes n'ont pas hésité à traduire la destinée dernière par les traits du squelette, afin de mieux marquer l'inanité de leur gloire et d'engager ainsi les vivants à jouir des biens positifs d'ici-bas. En 2810, le chanoine de Jorio signalait un bas-relief découvert à Cumes dont deux faces exprimaient la félicité des morts dans les Champs Élysées, alors que la troisième nous en montre comme la caricature macabre (fig. 4353), sous les traits de trois squelettes ou corps décharnés dansants Nous connaissons aujourd'hui un bas-relief de marbre, malheureusement mutilé, qui représente un squelette jouant de la double flûte et à côté un squelette dansant que l'ouvrier chargé de nettoyer le morceau a brisé". De tous les deux on peut rapprocher une pierre gravée, sur laquelle un squelette danse, tandis qu'un Satyre ou un Silène lui joue de la flûte Une seconde catégorie de monuments du même genre nous est fournie par des lampes sépulcrales, dont la première a été étudiée par de Witte en 1870 t2 et dont la série entière forme la matière d'une monographie dans les Mélanges de l'École française de Rome "; deux sont particulièrement intéressantes. Sur l' une nous voyons deux squelettes debout, dansant l'un vis-à-vis de l'autre, sujet familier au moyen âge, consacré depuis lors par la peinture des grands maîtres et par la poésie de Goethe, et qui se trouve reporté ainsi à la meilleure époque de l'art gréco-romain" ; l'autre nous montre un personnage LAR 932 LAR dans l'attitude de la discussion, assis, les jambes croisées, le bras droit détendu par le geste familier à l'orateur, et dont l'attention semble partagée entre un squelette dressé devant lui et un enfant au maillot étendu par terre ; il s'agit évidemment d'un philosophe, prononçant une decla7natio (p.n),ET7;) sur le mystère de la naissance et de la mort. Une particularité digne de remarque, c'est que la signification morale de plusieurs de ces scènes est soulignée, non pas seulement par la danse et les instruments de musique, mais par la présence d'attributs empruntés au culte de Bacchus ', tels que des masques ou le thyrse qui figure, entre autres, sur une lampe d'argile (fig. 4354) représentant deux squelettes aux prises à la manière des lutteurs 9. A côté d'un squelette qui orne le chaton d'une bague en argent, travail délicat du 1er siècle de notre ère 3, on voit (fig. 4355) une amphore couronnée de fleurs et au-dessus le papillon symbolique, image de l'âme immortelle ; on dirait le commentaire, relevé d'ailleurs par des intentions spiritualistes, des odes où Horace engage un ami à goûter les biens de la vie, jusqu'à l'heure où le sort commun nous mènera tous, par le Styx, à l'éternel exil 4. Cette association de l'idée de la mort, incarnée dans la Larve hideuse, avec celle des jouissances sensuelles n'apparaît nulle part avec plus d'évidence que dans les vases qui, destinés aux festins 5, portent en relief sur leurs flancs les squelettes que Trimalcion plaçait sur sa table. Le premier, en argile, découvert en 1865 à Heudebouville, dans l'Eure, et conservé au musée d'Orléans ", est orné de quatre squelettes, groupés autour d'un autel que surchargent des instruments se rapportant à la navigation, un gouvernail, un aviron : allusion probable au voyage vers les Enfers ou vers les lies Fortunées 1; sur les bords du vase sont figurés trois masques corniques; les squelettes, dont les os saillants ont conservé la peau adhérente, dansent du même mouvement discret que nous avons noté sur une des lampes citées plus haut ; le coryphée tient d'une main une bourse pleine et de l'autre un pot à vin (tapis); de Witte en a pris occasion pour passer en revue un grand nombre de représentations analogues, urnes cinéraires, figurines de bronze, dont plusieurs votives, trouvées dans le lac de Falterona en Toscane 8, bas-reliefs et pierres gravées qui sont redevables au squelette de leur originalité artistique et morale. Des fragments de tasses en terre d'Arezzo présentent l'image de squelettes portant des fruits, des plateaux chargés, des guirlandes 9. Tous ces monuments, qui éclairent d'une si vive lumière non seulement la question spéciale des Larrae, mais celle, plus générale, de la représentation de la mort par l'art gréco-romain sous l'Empire, passent au second plan, grâce à deux gobelets en argent qui font partie du trésor de Boscoreale 13 et que l'on peut dater, presque à coup sûr, des règnes d'Auguste ou de Tibère 11. Nous n'avons pas à entrer ici dans la description détaillée de ces morceaux d'orfèvrerie ; mais nous devons en retenir pour notre sujet ce fait qui a son importance : c'est qu'outre les squelettes anonymes qui ont fourni les motifs d'ornementation, nous en rencontrons que l'artiste a désignés par leurs noms, et que ces noms comptent parmi les plus célèbres, les plus respectés de l'histoire des Lettres et de la Philosophie antiques. Il n'est donc plus vrai de dire que les Larvae impliquent forcément, à cette époque, l'idée d'âmes coupables ou mauvaises, par opposition avec les Lent unes ou les ahanes 19. Chacun des gobelets nous offre des poètes et des philosophes : le premier (fig. 4356), les poètes Ménandre, Archiloque et Euripide ; les philosophes Monimus, de l'École cynique, et Demetrius de Phalère, péripatéticien ; le second, les poètes Sophocle et Moschion avec les philosophes Zénon et Epicure. Ces deux derniers sont aux prises, dans une lutte de doctrine, l'un fort animé comme il convient au stoïcien intraitable, l'autre plein d'indifférence, uniquement préoccupé d'un énorme gâteau placé sur une table devant lui ; à ses pieds, un petit cochon semble réclamer sa part : spirituel commentaire du mot d'Horace : Epicuri de grege LAS --953LAS porcum J. Bourses remplies d'or, appareil théâtral figuré par des masques et des instruments de musique, thyrse et sceptre aux mains d'Euripide et de Sophocle 2, guirlandes de roses en relief décorant les coupes, papillon image de l'âme, inscriptions caractéristiques exhortant à user de la vie pendant qu'elle fleurit, tout concourt à rendre sensibles aux yeux les leçons de l'épicuréisme facile, qui ne songe à l'au-delà que pour mieux jouir des réalités présentes : « Bois et prends du plaisir, voilà comme tu seras quand tu seras mort », disait aux convives chez les Égyptiens l'image en bois d'un mort qui, couchée dans un coffre à momie, était portée à la ronde durant les repas 3 ; c'est ce que répètent aux Romains les Larves, ou sculptées sur les coupes ou dressées sur la table sous la forme de squelettes artistement imités 4: Ainsi l'idée de Larvae, indéterminée encore aux débuts de la littérature latine et sans doute dépourvue d'expression plastique, a revêtu peu à peu la forme macabre dans l'art mis au service d'une certaine philosophie. Les poètes toutefois se gardent de lui donner place dans leurs descriptions : par là ils restent fidèles aux traditions de l'esprit grec qui avait horreur de la mort, en tant qu'elle déforme l'être humain, et qui écartait de la vue les images pouvant en rappeler le souvenir 6. Il appartenait au moyen âge de personnifier la Mort elle-même sous les traits du squelette; les anciens se sont bornés à leur demander la représentation des morts individuels. Quelques acceptions spéciales du mot larva dérivent de cette conception fondamentale. Au théâtre, on appelait larvae les masques grimaçants que nous avons vus d'ailleurs si curieusement associés aux squelettes, images des Larves véritables 6. Enfin le mot et l'idée de larva furent métaphoriquement transportés à des hommes vivants, pour caractériser une sorte de déchéance physique ou morale; on appelait Larva l'édile ou tout autre magistrat qui, au lieu de dépenser pour faire honneur à sa charge, l'exploitait pour s'enrichir'. Une nuance analogue fait le sel du mot de Plancus que nous avons cité a;le mot masque en français et celui de fantôme dans le langage de certaines provinces servent à des usages semblables. J. A. HILn.