Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article LECTISTERNIUM

LECTISTERNIIJM. Cérémonie propitiatoire, de rite grec, pratiquée à Rome, par ordre et sous la surveillance des interprètes des livres sibyllins [DLLMV1RI s. F.], cérémonie consistant en repas servis à une ou plusieurs divinités d'origine exotique, matériellement représentées par des images ou symboles qui figuraient au banquet sur des lits de parade gar-nits de coussins (leeti pulvinaria). La même cérémonie, avec substitution de sièges (sellae) aux lits, s'appelle sellisternium. Cette définition, que nous serons amenés à élargir pour tenir compte de certaines modifications apportées à la pratique, suppose résolues bien des questions litigieuses qu'il convient d'examiner de plus près. L'idée de se concilier la faveur des dieux ou de détourner leur colère en leur offrant des aliments est au fond de tous les cultes primitifs. Elle est la première et principale raison d'être du sacrifice. Celui-ci représente un festin Mlles dieux, invités par leurs fidèles, communient le plus souvent avec eux en leur abandonnant une part des mets sacrés. Le Zeus d'Homère s'applaudit de ce que son autel n'a jamais manqué « de mets équitablement partagés, de libations et de graisse' et le Zeus d'Hésiode se repent, au contraire, d'avoir laissé aux hommes la part la plus succulente des victimes 2. L'un et l'autre se souviennent de ce que les théologiens allaient oublier de plus en plus, à Rome notamment, en distinguant diverses espèces de sacrifices, non seulement au point de vue du but, mais au point de vue de la chose offerte; en prétendant, par exemple, que, de certaines victimes, les dieux ne prenaient que la vie (hostiae animales), et que certaines autres n'étaient que des instruments de divination (lcostiae consultatoriae 3. Mais, tout en s'oblitérant peu à peu, l'idée première s'est maintenue quand même. Ceux qui ne reconnaissaient plus dans l'autel la cuisine des dieux ne pouvaient se méprendre sur la destination originelle des tables sacrées qui faisaient partie du mobilier des temples grecs et romains. C'est sur ces tables que l'on déposait, les oblations non sanglantes, que l'on versait les libations, et il est dit expressément que ces tables étaient assimilées ou substituées à l'autel'. I1 n'y avait qu'à disposer à l'entour des sièges ou des lits à l'intention des convives divins pour installer ce que les Romains ont appelé des sellisternia et des lectisternea. La première question à débattre, en ce qui concerne les lectisternes, est celle des origines. Elle a été provisoirement tranchée plus haut dans la définition qui adjuge les lectisternes au rite grec, mais il faut passer en revue les arguments contraires. Preller est persuadé que « la présence des dieux réalisée au moyen de pulvinaria portant leurs attributs, et même la coutume d'alimenter les dieux, est certainement paléo-italique » . Ihne affirme plus nettement encore que les lectisternes sont « de pure origine italique », qu'ils s'adressaient jadis exclusivement aux « divinités paléo-italiques », et même que les prétendus livres sibyllins d'après lesquels on les ordonnait étaient en majeure partie de vieux grimoires italiques 0, Marquardt, exagérant en sens inverse, triomphe trop aisément d'objections qu'il réfute d'une façon insuffisante '. Personne ne nie que le sacrifice alimentaire, coutume universelle, ait trouvé place dans les rites italiques ou romains. Il est resté de ciet usage des traces très visibles LEC 1007 LEC dans un culte rustique, que l'on peut considérer à la fois comme très ancien et indigène, celui de Jupiter Dapalis, dont le rite nous a été conservé par Caton', dans le rite de la confarreatio, qui comportait l'offrande d'un gâteau d'épeautre à Jupiter Tarreus2 : et, au surplus, répétons-le, il n'y e pas de sacrifice ou d'offrande comestible qui ne suggère cette interprétation. L'argument, trop général, ne peut servir de preuve dans uncas particulier et pour des rites très spéciaux. Il ne suffit pas à ébranler l'autorité d'un texte qui domine tout le débat, le texte de Tite Live affirmant que la cérémonie du lectisterne fut célébrée « pour la première fois dans la ville de Rome » en 399 avant notre ère'. Ce qui complique la question, c'est que l'on rencontre, dans des usages supposés archaïques et indigènes, les éléments ou même la combinaison des éléments qui forment le rite des lectisternes. A Rome, la superstition populaire (je dis populaire et non officielle, quoique enregistrée par les Pontifes [INDLGrrAMENTA1) voulait que les accouchées eussent besoin d'être protégées contre les assauts du lubrique Silvanus par Picumnus et Pilumnus, et Varron assure qu'on dressait dans la maison un lit pour ces gardiens Comme on les invitait à veiller, et non à dormir, ce lit devait être un lit de table. Que l'on suppose les symboles de ces numina, le pic ou hache et le pilon, posés sur le lit, on a un lectisterne privé, qui aurait pu servir de modèle aux lectisternes officiels. En tout cas, c'est bien un lectisterne qu'installaient dans leur atrium les familles riches, à pareille occasion, en l'honneur du couple Junon-Hercule; car on trouve réunis, pour ces hôtes de circonstance, le lit et la table Seulement, au rebours (le l'étiquette mondaine, le dieu est supposé assis et la déesse couchée. On avait tenu compte du rite, soi-disant vieux-romain, qui défendait de disposer en forme de lectisterne les ripailles offertes, sous le nom de dîme (decurna), à l'Hercule misogyne de l'Ara maxima s, l'Hercule « assis » à la table d'Évandre (fig. 4379) 7, un usage que nous retiendrons comme origine des sellisternia à la mode romaine. 101. IV, 62). Ce texte éoulève bien des difficultés. On sait qu'Hercule et Junon formaient nn couple conjugal [ucncut.rs, Jexo?oes], et l'on est tenté de croire que lo lit on pudvinnr 47); mais le couple n'est point au lit. D'autre part, la table, à laquelle Hercule, ennemi des lectisternes (voir ci-après), est censé assis, Tertullien (De anima, 39) 209), entretenu par le boa perpetuns (Servi. Aen. V111, 183). Les banquets avaient lieu in. tcniplo (Mur. Sat. III. 11, 8; Trebell. Poll. Triginta tyrmifa, 14, 5), in lien »aman et inter ipso sacra (Macr Sot. Ill. 1E, 7) libation versée au dieu sur Aen. VIII, 176). 7 Médaillon d'Antonin le Pieux (Eddie], D. Nions V11, p. 30 ; De orat. III, 19; cf. la loi de Numa concernant les banquets ad pulcinorirc (Plin. XXXII, t 20). 9 Ascoli. In Verr. p. 143. Le culte des Arvales, restitué Enfin, on rencontre dans le culte romain, réglé par les Pontifes, une cérémonie que nous aurons grand'peine à distinguer des lectisternes, b'epulum Joris in Capitolin CPI:r.uM], qui passait pour avoir été institué par Numa 3, ou lors de l'expulsion des rois 9. ou inscrit au rituel dès l'origine du culte de Jupiter Capitolin, 50110 les Tarquins, en tout cas avant le 1isterne de 399 av. 1 Al. Ajoutons, pour clore cette e;» [u") eut. les usages romains analogues ou identiques aux L'. t n eues, les ludi Teretttini, que, dès l'époque royale, un ertain Valesius était censé avoir célébrés « par des jeux et lectisternes durant, trois nuits consécutives », rite repris, toujours avec « lectisterne et jeux », par le consul P. Valerius Publicola 10. Si les usages susmentionnés appartiennent bien au culte romain, public et privé, et s'ils en faisaient partie de temps immémorial, avant tout emprunt fait au culte hellénique, la question est tranchée en faveur des tenants de l'origine italique. H ne suffirait pas, pour échapper à cette conclusion, de dire que le culte de Numa ne connaissait pas les images", car cette assertion n'est peutêtre pas plus exacte que la prétendue abstention de sacrifices sanglants en cet âge d'or; et d'ailleurs les symboles ou fétiches, dont les Romains étaient abondamment pourvus 12, suffisaient à représenter les convives divins aux lectisternes. Il faut essayer de contrôler l'origine des pratiques données comme romaines, en gardant le droit de ne pas considérer même un Varron comme infaillible. A quelle époque remontait l'usage de dresser un lit à Picumnus et Pilumnus? Nous n'en savons rien. Le lit était-il bien pour ces divinités, et non pas le lectus geniali.s qu'ils avaient à garder? Varron l'a décidé ainsi, mais l'explication qu'il n'a pas acceptée est au moins aussi plausible. Quant au lectisterne des familles riches, si le scoliaste inconnu qui est seul à en parler n'a pas commis de méprise, on peut, on doit même y reconnaître un rite fortement teinté d'hellénisme et de date récente. On dirait une mode pédantesque, suggérée par quelque bel esprit, tant il y a de science dans cette combinaison del'accubatio pour Junon et de la sessio pour IIercule, qui fait part égale entré le rite grec, connu par les lectisternes officiels, et celui de l'Ara Maxima, supposé indigène ". L'epulum Avis mérite qu'on s'y arrête davantage. On y rencontre aussi une combinaison non moins savante, niais autrement comprise, du lectisterne et du sellisterne. Le lit était pour Jupiter, les sièges pour les déesses, au temps d'Auguste, mais tenu pour archaïque, comportait aussi îles epidae, avec une part de vin et d'encens servie sur l'autel à Dea Dia. Dans les cultes privés, l'epodom fuuebre, avec ciscerntio (Liv. XXXIX, 40; XI.I. 28; cf. VIIL 22 ; Suet. Caes. 38) of, lits pour les convives (Cie. Pro lfuren.36; Liv. XXXIX, Hennin, 7336). C'est même de l'epulm.x Tont,re représenté dans les tombeau, étrusques que F. Robiou (voir Bibliographie] dérive l'erigine des leetisternes romains. 10 Val. Max. lI, 4, b. g1 Assertion répétée. d'après Varron (ap. Augustin. Cino Dei, 1V, 31), par Denys d'Halicarnasse, Plutarque, Clément d'Alexandrie, Tertullien, etc. Cf, Marquardt, Op. cit. p. 5. Cependant, Pline attribue à Esandre la consécration de la statue d'Hercule à l'A,/ 11nxitn, et Numa celle de la statue de Janus (Plm. XXXIV, $ :33). L'absence de sac 6ccs sanglants est, une légende pythagoricienne Plut..A a, 8; qui n'a pas besoin de rdfntation. la Hastes et anches de Mars, silex et secptre de Jupiter, lihn,s de Romulus-Quirinus, le soi-disant Palladium, le ',spis mnualis, cle. 13 Les rites de l'Ara Maxima étaient déjà un arcane pour los anciens. A'mroo les tenait pour ou gréco-italiques, antérieurs même à l'arrivée d'Enée en Italie (Marra Irae. cit.). La légende voulait que le premier banquet offert à Herche I citl, été à la labre d'Evanlée, à une époque où l'on ne connaissait pas .more la mode orientale do J'accuhatio. Sur la médaille reproduite figure 1379, Hercule est assis : le repas est ua sellisterniwn. Aussi, j'estime que la défense de tenir des lectisternes à l'Ara Afa:rima (ci-dessus, note 6) signifiait que le sellisterne y était seul permis. Junon et Minerve'. L'étiquette était conforme à l'usage des honnêtes gens, comme le remarque à ce propos Valère Maxime. Nous n'avons aucun renseignement sur la façon dont ces divinités étaient représentées au banquet; Valère Maxime ne dit même pas expressément que leurs images y figuraient; mais nous n'avons non plus aucune raison de penser que le lit et les sièges fussent laissés vides, et que ce soit là ce qui distingue l'epulum du lectisternium. Nous admettrons qu'en fait, l'epulum, quoique n'étant jamais appelé lectisternium, était bien un lectisterne, additionné de sellisternes. Si l'on fait abstraction de cette variante, on ne trouve plus de différence caractéristique à noter entre ces deux espèces de cérémonies 2. C'est une raison précisément de se demander si l'epulum Jovis a été un modèle ou une copie des lectisternes. Il se pourrait que l'epulum eût été institué avant le « premier lectisterne » de 399 mentionné par Tite Live, comme banquet en l'honneur de divinités capitolines ; mais il ne s'ensuit pas que, dans le rite primitif, les divinités fussent elles-mêmes invitées à y prendre part. Le même Tite Live fait dire à Camille, à la date de 390 avant notre ère : in Jouis epulo num alibi quam in Gapitolio pulvinar suscipi potest a Si l'epulum avait comporté jusque-là un lectisterne ou une cérémonie tout à fait analogue, on ne comprendrait pas que Tite Live n'y ait aucunement songé en mentionnant le lectisterne de 399 et le notant comme un fait nouveau. On comprendrait très bien, en revanche, que, le lectisterne de 399 ayant frappé les imaginations et passé pour efficace, les Pontifes aient eu l'idée d'incorporer au rite national ce moyen de propitiation, de l'y fixer en un temps et un lieu déterminés, après l'avoir modifié par la substitution du sellisterne (considéré comme de tradition romaine, à cause de l'Ara Maxima) au lectisterne grec pour les divinités féminines. Il se peut même que, en un temps où la réputation des Mystères d'Éleusis commençait à se répandre, il y ait eu, par surcroît, dans la combinaison du sellisterne et du lectisterne pour 1'epalunt Jovis, une imitation plus ou moins consciente de rites mystiques (fig. 4380) Les lectisternes soi-disant célébrés par Valesius, fondateur des Ludi Terentini, appartiennent à la légende. Le terme même dont se sert Valère-Maxime aurait été jugé impropre par les ordonnateurs des Jeux séculaires du temps d'Auguste, car ils ne portèrent au programme de la solennité que des sellisternes. En résumé, nous n'avons trouvé nulle trace de lectisterne romain ou d'usage analogue que l'on puisse faire remonter à une époque antérieure à la célébration du « premier » lectisterne ordonné par les livres sibyllins en 399 av. J.-C. ; et, si l'on suppose plus ancien le sellisterne dérivé des rites de l'Ara Maxima, on aboutit encore de ce côté à un culte noté comme hellénique par Varron lui-même. C'est donc du côté de la Grèce que, comme nous y invite la mention très précise et plusieurs fois réitérée des livres sibyllins, nous devons rechercher l'origine et le modèle des lectisternes. Là, nous rencontrons les Oao;évta [TIJEOxEN-IA], banquets de dieux ou de héros, qui étaient censés inviter à leur table des hôtes divins (Omot i;€vot) et engager leurs fidèles à les imiter en festoyant avec eux. Les Athéniens en servaient à Zeus Soter, à Athéna Soteira, à Eiréné, à Ajax ; les Tégéates, à Athéna Aléa ; les Pariens et les Agrigentins, aux Dioscures; les Alexandrins, à Aphrodite et Adonis; et les textes mentionnent expressément les lits (x)t(vxt) et coussins (6Tpay.v«) employés à cette occasion. Les théoxénies d'Apollon à Delphes, à Pellène, devaient comporter des rites analogues, et Héraklès n'aurait sans doute pas été représenté si souvent couché sur un lit, à table et la coupe en main a, si son culte ne lui avait largement procuré ce genre de satisfactions. L'importation des lectisternes à Rome s'explique tout naturellement par l'influence grecque installée à demeure dans la cité romaine depuis l'introduction des livres sibyllins [LIBRI] et la création d'un collège d'interprètes de ces prophéties [nuumviru s. F.]. Ceux-ci consultaient les livres lorsque des prodiges effrayants ou des calamités extraordinaires déroutaient la science des Pontifes, même aidée de l'art divinatoire des haruspices, et ils ordonnaient des « procurations » en conséquence [PROCORATIOPRODtGIUM]. C'est comme procuration que fut célébré à Rome le premier lectisterne. En 399 avant notre ère ([3. C. 355), une peste décimait les hommes et les animaux. « Comme on n'en trouvait ni la cause ni la fin, les livres sibyllins furent ouverts par ordre du sénat. Les duumvirs S. F., au moyen d'un lectisterne tenu alors pour la première fois dans la ville de Rome, apaisèrent huit jours durant Apollon, Latone et Diane, Hercule, Mercure et Neptune, placés sur trois lits garnis aussi somptueusement qu'on pouvait le faire à l'époque. Cette cérémonie fut aussi célébrée par les particuliers. On rapporte que, dans toute la ville, les citoyens, portes ouvertes et mettant tout au grand jour à la disposition de tout venant, invitaient au hasard les étrangers, connus et inconnus : même avec des ennemis, on liait conversation en douceur et politesse; querelles et procès étaient arrêtés. On ôta aussi les liens aux LEC '1009 LEC détenus durant ces jours-là, et ensuite on se fit scrupule de les remettre à des gens que les dieux avaient secourus de cette façon'. Les six dieux sur trois lits étaient donc appariés par couples, dont Denys d'Halicarnasse précise la composition : Apollon-Léto, Héraklès-Artémis, Hermès-Poseidon. Ce sont bien des dieux grecs, reconnaissables même sous les noms latins que leur donne Tite Live. La répartition exclut toute idée d'union conjugale, mais elle n'a pas dû être faite au hasard. Apollon est ici le coryphée, non seulement comme inspirateur des livres sibyllins, mais comme médecin, rôle prépondérant en temps de peste 2. Sa présence entraine celle de la triade .apollinienne 3. Héraklès n'est plus ici l'Hercule acclimaté de l'Ara Maxima, qui ne voulait pas de lit à sa table, mais l'exterminateur de tous les êtres malfaisants, y compris les mouches, produits et agents de pestilence 4. Le secours attendu de Poseidon est plus énigmatique. Celuilà, il s'agissait probablement de l'apaiser. La sibylle savait mieux que personne qu'il avait été jadis l'ennemi des Troyens et qu'il pouvait garder rancune à leurs descendants. I-Iermès serait le psychopompe, à qui l'on demandait de ne plus conduire tant d'âmes aux enfers °. Nous ne connaissons le deuxième lectisterne officiel que parce que celui de 364 (U. C. 390) est qualifié troisième'. La peste sévissait encore cette année-là, et Tite Live avoue que le lectisterne fut inefficace. On essaya sans plus de succès des jeux scéniques et du clou enfoncé par un dictateur dans le mur de la cella de Jupiter Capitolin CLAVts]. En 348, retour de la peste et nouveau recours au lectisterne En 326, cinquième lectisterne, offert aux mêmes dieux et probablement pour le même motif 3. La seconde décade de Tite Live étant perdue, aucun lectisterne ne nous est signalé entre 326 et 218. Nous savons seulement que, en 291, pour conjurer la pestilence, les livres sibyllins ordonnèrent d'amener à Rome Esculape : comme médecin, Apollon ne suffisait plus. En 218, après les défaites du Tessin et de la Trébie, les Xviri S. F. ont recours aux lectisternes, mais adressés à des divinités plus italiennes. Ils ordonnent un lectisterne à Casré, où « les sorts s'étaient ratatinés 10 ),, c'est-à-dire à la Fortune du lieu, et une supplication à la Fortune sur l'Algide; à Rome, un lectisterne à Juventas et une supplication au sanctuaire d'Hercule par des personnes nommément désignées, à tous les pulvinaria par le peuple entier ". A la fin de l'année, lectisterne encore, dressé par la main des sénateurs devant le temple de Saturne, avec banquet public et saturnales bruyantes 12. Quelques mois plus tard, en 217, parmi les procurations décrétées par les Xviri S. F., ligure un lectisterne à ,Teno Regina sur l'Aventin, en sus de cadeaux offerts par cotisation entre matrones". Cependant, rien n'arrêtait Hannibal; la défaite de Flaminius au lac Trasimène (juin 217) fit rouvrir les livres sibyllins. Cette fois, les procurations furent proportionnées au courroux supposé des dieux. On fit ou renouvela des voeux promettant des temples, des jeux, des hécatombes, un ver sacrum, et on procéda à une supplication en masse, suivie d'un lectisterne où furent attablés, trois jours durant, les douze grands dieux, ceux qu'on appelait, ou qu'on appela depuis lors, les Consentes [Dû]. « Six pulvinaires furent exposés en spectacle : un pour Jupiter et Junon, un pour Neptune et Minerve, un troisième pour Mars et Vénus, un quatrième pour Apollon et Diane, le cinquième pour Vulcain et Vesta, le sixième pour Mercure et Cérès14. n Ne cherchons pas à débrouiller la mixture de traditions étrusques et helléniques que représente le groupe des Consentes'. Il est certain que les Xviri S. F. durent faire un choix dans le personnel mythologique, car si le nombre douze était fixé par une vieille coutume, les Douze n'étaient pas partout les mêmes Ils eurent aussi à répartir les couples", qui, sans être conjugaux, associent les deux sexes. Sur le nombre, il en est trois qui prêtaient à l'arbitraire. Rivaux à Athènes, Poseidon et Athéna sont ici réconciliés ; lléphastos et Hestia symbolisent le même élément; Hermès et Déméter unissent le commerce et l'agriculture. L'ordre de préséance des couples semble indiquer des préoccupations patriotiques : Apollon n'est plus au premier rang; il laisse même passer avant lui Mars et Vénus, les ancêtres des Romains. La défaite de Cannes (216) dut faire douter de la vertu des lectisternes. On en essaya peut-être encore en 212, lors de l'institution des jeux Apollinaires 10, mais,en 203, les Xviri S. F. ont recours à des innovations imprudentes. Ils font venir de Pessinunte la Grande-Mère, fêtée à son arrivée par un lectisterne auquel il ne parait pas que d'autres dieux aient été invités20. Cette fois, le remède opéra : la guerre fut transportée en Afrique et Carthage vaincue. Depuis lors, il n'est plus question de lectisternes officiels. Ce genre de dévotion avait dû tourner en pratique 1010 Lr(: i•rurantc. puise à la portée des particuliers par l'aménagement. Clans leu temples de pairinaria permanents, oit rllaeun pouvait apporter de quoi garnir la table des dieux I1. n'est guère possible d'entendre autrement le sens d'une phrase énigmatique que Tite Live dit avoir empruntée aux S.-C. de l'an 191 0 .171 av. J.-C. Le sénat ordonnait rr des sacrifices dans les sanctuaires oit l'on a coutume de faire lectisterne la plus grande partie de l'année à. On ne remarque plus ce qui est passé en habitude. Ce que. Tite Live note en 179, une année oh on ne voit guère rie prétextes à lectisternes officiels, c'est un présage fliclleux survenu au cours de lectisternes servis «dans les temples publics », par l'effet d'un tremblement de terre qui dérangea « les têtes des dieux » et fit tomber le plat servi â Jupiter 3. Sans cet incident fortuit, aggravé par les souris qui rongent des olives sur les tables sacrées, ces lectisternes n'avaient plus d'intérêt historique. Le pute vinaià demeure devient chose commune à nome 4, et le lectisterne semble rayé du rôle des procurations. Nous le voyons reparailre, mais sous la forme, considérée comme romaine et archaïque, des ellisterne, dans le rituel des Jeux Séculaires célébrés en l'an 17 avant notre ère. Dans les procès-verbaux découverts en 1890, nous lisons les décrets par lesquels le collège des . f%eir'i S. F. décide qu'il y aura, trois jours et trois nuits durant, des jeux, féries et sellisternes, et que les sellisternes seront célébrés sur le Capitole par les femmes. En conséquence, a les cx matrones auxquelles avait été délégué cet office ont tenu des sellisternes, suivant les formules des Quindécemvirs, après avoir placé deux sièges pour Junon et Diane ». De même, la seconde et la troisième nuit On peut deviner les motifs qui ont guidé les Quindécemvirs dans le choix du sellisterne et des divinités appelées à y siéger. La fête étant, suivant les préoccupations dumon-lent °, toute aux divinités prolifiques, ils n'invitent au banquet que les déesses, et exclusiveruent les déesses génitales, Junon comme Lueina, Diane aussi connue Lucina ou G'enitalis, assimilée à Artémis Ilith.yia, laquelle est, par surcroît, invoquée à part. Le sellisterne parut, pour des déesses, plus conforme à la décence que le lectisterne, plus conforme aussi au rite probable des ludi Terentini originels, fondés en un temps où l'accabatio devait être inconnue. Le rite des sellisternes nocturnes reparaît en 64, sous Néron, après l'incendie de Rome. Les livres sibyllins avaient enjoint aux femmes mariées d'apaiser Junon par ce procédé 7. Il n'en est plus question par la suite, sauf aux Jeux Séculaires de 2041, peut-être parce qu'on les confondait avec les lectisternes proprement dits a. Je ne crois pas qu'il faille en faire un «rite romain», par opposition au rite grec, et reconnaître des sellisternes dans les lectisternes célébrés « suivant le rite romain ° » lors de la grande lustration ordonnée par Marc Aurèle en 167. Pour Capitolin, contemporain de Dioclétien, « romain s'oppose simplement â r pérégrin ». Parmi les cérémonies lustrales accomplies par ordre des Quindécemvirs en 271, Vopiscus ne mentionne pas de lectisterne 1°. Si c'est un oubli, i1 est significatif. Le lectisterne n'est plus qu'une cérémonie ordinaire et banale. On appelle de ce nom, substitué à epulae, des banquets funéraires, où les morts ne sont sans doute présents que par le souvenir 11, ou même des régals de gens qui festinent chez eux, à l'occasion de quelque fête de famillet2. Le mot a repris son sens étymologique, le sens auquel le ramenait déjà Plaute, quand il en tirait le barbarisme lectisternialor pour désigner le serviteur qui prépare la salle à manger 11. Il faut maintenant revenir sur des questions qui ont été indiquées en passant ou ajournées. Le lectisterniuta ayant pour caractéristique la présence réelle des images divines sur un pulvinar, de quelles images s'agit-il? Les textes sont ici rares et l'exégèse toute en conjectures. Tite Live, dans un passage visé plus haut, appelle les images attablées capita deoruntt0. Or, l'abréviateur de Festus dit : capita deoruin appellabantur fasciculi ex verbenis 15, et nous savons par ailleurs qu'on appelait verbenae toute espèce de rameaux bénits, avec feuilles ou réduits à l'état de baguettes 1°. Ces faisceaux de baguettes s'appelaient aussi d'un autre nom : Struppi LEC 4014 LEC vocabantur in pulvinaribus fasciculi de verbenis facti, qui pro deorum capitibus ponebantur 1. En rapprochant les deux extraits de Festus, on voit que struppi est synonyme de Ivtpila, ou, plus exactement, que les faisceaux appelés couramment des capita deorum, parce qu'ils remplacaient des têtes à visage humain, étaient en réalité des struppi, espèces de couronnes ou coiffures substituées aux têtes. On nous dit à ce propos que les Tusculans plaçaient un struppus sur le pulvinar de Castor Le renseignement est précieux, en ce sens que, Tusculum passant pour avoir été fondée pal' un fils d'Ulysse, le rite local (levait être tenu pour hellénique, d'où l'on peut induire que la représentation symbolique était aussi l'usage courant dans les théoxénies grecques, et qu'il est passé tel quel dans les lectisternes romains'. Du reste, les lectisternes n'étaient pas les seules cérémonies où l'on portàt des images de divinités sur ou vers des pulvinaria. Les dieux assistaient aux jeux du cirque sur un pulvinar 4, et on les y menait processionnellement dans des tensae. Sous quelle forme? Servius parle vaguement de sirnulacra deorum et songe sans doute à des statues' ; mais Sinnius Capité) définit la tensa vehiculum quo exuviae deorum ludicris Circensibus in Circuin et ad pulvinar vehuntur'. On ne peut guère entendre par ces « défroques» des dieux que leurs attributs symboliques, et surtout des vêtements avec lesquels on pouvait draper des mannequins 7. Le fait qu'on portait dans les cortèges funèbres les masques en cire des ancêtres, et parfois le masque du mort lui-même sur un corps drapé a, fait penser que les mannequins pouvaient avoir des têtes analogues substituées aux struppi d'autrefois. Le rituel n'avait sans doute pas fixé une fois pour toutes, soit pour les dieux, soit pour les morts, la forme et la matière des images'. En face de toutes ces présomptions, on ne trouve pas un texte affirmant en termes clairs la présence de statues aux lectisternes. Il ne faut pas demander ici de renseignements aux monuments figurés. Les artistes ne pouvaient exprimer l'idée de banquet, pour dieux ou défunts, qu'en représentant des convives à forme humaine, et, du reste, on ne connaît pas de monumentreprésentant flat statues couchées 10. Nous insérons ici, à titre de renseignement sur la question mixte des théoxénies et, lectisternes, et pour que l'on puisse juger tic la valeur des inductions fondées sur de pareilles représentations , deux monuments figurés. Ce sont les reliefs placés sur les poignées de deux lampes d'argile. L'une, souvent reproduite d'après le recueil de S. Bartoli" (fig.'i381), met en scène Sérapis et Isis, Hélios et Séléné; sur l'autre (fig. i382), trouvée à Pesaro13, les dieux et les déesses ne sont caractérisés par aucun attribut. On est donc en droit de conclure que les images posées sur les pulvinaria n'étaient pas les statues consacrées dans les temples, mais des figurations portatives, soit de purs symboles, soit des mannequins drapés dans des exuviae, auxquels il était loisible de donner des figures humaines". Cette question élucidée, d'autres surgissent. Où se tenaient Ies lectisternes? On a vu que des pulvinaria avaient été installés à demeure dans les temples, si nombreux même que pulvinar° devint par métonymie LEC •-2012 LEC synonyme de temple. Nous en connaissons quelques-uns. En 218, un corbeau entra dans le temple de Juno Sospita à Lanuvium et alla se poser in ipso pulvinario'. En l'an 38 de notre ère, un fou furieux escalada le pulvinar de Jupiter au Capitole et se tua sur place 2. Ceux-lit étaient destinés, soit aux epula, soit, en diverses circonstances, à recevoir les offrandes alimentaires des particuliers qui pouvaient même, parait-il, avoir permission de dédier à leurs frais des chapelles pourvues d'un pulvinar : mais ils ne servent pas aux lectisternes officiels, qui sont des cérémonies exceptionnelles et étalées au grand jour, le public étant invité à s'y associer. Tite Live songe quelquefois à noter que les pulvinaria sont in conspectu ', et un texte peu explicite d'Antistius Labeo porte à croire que les lectisternes se tenaient sur des emplacements transformés pour la circonstance en lieux consacrés ou fana [F'ANUM] par le ministère des Pontifes. On appelait cela « situer » ou « arrêter » des fana 6. D'ailleurs, les lectisternes à un seul convive sont l'exception, et il aurait fallu violer une règle pontificale pour réunir plusieurs dieux dans la cella de l'un d'eux Il est probable que les lectisternes à plusieurs convives étaient dressés sur le Forum ou le Capitole, et les lectisternes à une divinité, sur le parvis du temple de-celle-ci3. Il ne reste plus qu'une équivoque à dissiper. On est tenté de confondre les supplicationes [SUPPLICATIO] et les lectisternia 9, ces deux cérémonies étant souvent associées et la formule courante, supplicatio [ou obsecratio] ad fou circa ou apud] omnia pulvinaria10 établissant entre elles une affinité incontestable. Le mot pulvinar n'est pas là synonyme de temple en général, car un S.-C.de 214 spécifie qu'il aura supplicatio omnibus deis quorum pulvinaria Rome essent", excluant ainsi les divinités non pourvues d'un aménagement comprenant au moins une table 12. Si l'on rapproche certains indices, à savoir, que les supplications sont la plupart du temps de rite romain et décrétées sans consultation des livres sibyllins 13 ; qu'elles ont été usitées avant les lectisternes, mais que, pour les plus anciennes, celles de 463, de 449, de 436 av. J.-C., Tite Live n'emploie pas l'expression plus tard usuelle ad pulvinaria 14 ; enfin, que cette expression apparait pour la première fois à la date de 218 av. J.-C.' 6 ; on arrive à conjecturer qu'il y a eu, pour la supplicatio comme pour l'epulum, pénétration d'usages exotiques dans le rite romain, vers la même date et aussi comme conséquence de l'importation des lectisternes. Le Iectisterne officiel resta un rite grec, mais il suggéra l'idée d'adapter ce mode de propitiation au culte romain par l'installation de pulvinaria dans un certain nombre de temples, et l'existence de ces pulvinaires rendit possible une sorte d'adoration perpétuelle, qui s'appelait supplicatio quand, au lieu d'être affaire de dévotion privée, elle était ordonnée par l'État. La supplicatio étant accompagnée d'offrandes alimentaires16, on comprend que cet acte religieux, même privé, ait paru ressembler au lectisterne et ait été parfois appelé de ce nom17. Ainsi l'idée archaïque qui avait engendré les lectisternes s'était comme diluée dans le culte, romain et multipliée dans les pulvinaria permanents : mais les lectisternes proprement dits, décrétés extraordinairement par les interprètes des livres sibyllins, tenus à la vue et avec la participation du public, hors des temples et en l'honneur de divinités en qui l'on reconnaît aisément des divinités étrangères, les lectisternes sont bien une importation de rites helléniques et l'origine de tous les usages analogues. A. BOUCHÉ-LECLERCQ.