Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article LIMES IMPERII

LIMES IMPEBII. On sait que le mot limes était un terme technique employé dans la langue des arpenteurs Pour opérer la division des terres, on tirait d'abord deux lignes, l'une du nord au sud, l'autre de l'est à l'ouest, passant toutes deux par le centre du territoire sur lequel on opérait. La première se nommait cardo', la seconde limes ou limes decumanus. Puis, par d'autres lignes, tracées parallèlement à celles-ci, on fractionnait le reste du territoire en un certain nombre de carrés limités chacun par des cardo et des limes decumanus secondaires. Mais ces limes n'étaient point de simples lignes destinées à marquer une séparation entre les différentes propriétés, privées ou publiques : ils constituaient des chemins de communication entre les domaines voisins2. D'où l'emploi du mot via pour désigner le chemin constitué par le cardo et celui du mot limes pour la voie transversale. Cette signification resta, pendant toute la période républicaine, restreinte aux possessions des particuliers et des municipes; elle ne s'appliqua pas au domaine public ; le mot n'était pas employé pour indiquer la limite du territoire romain, la frontière. D'ailleurs, il n'y avait pas encore de frontière militairement gardée. On assurait la sécurité des possessions de la république en les isolant des peuples barbares par un cordon de pays à demi soumis. Tout cela changea avec l'avènement du régime impérial et l'organisation de l'armée permanente. Celle-ci avait pour mission principale de surveiller la sécurité des provinces-frontières, et tout particulièrement la partie de ces provinces qui confinait aux populations barbares. On vit alors apparaître le terme de limes imperii pour caractériser la frontière de l'empire, la ligne de séparation qui délimitait les possessions de l'État romain et marquait le commencement des terres encore indépendantes'. La frontière était déterminée dans la plupart des cas par des accidents naturels, en particulier par de grands fleuves comme le Rhin ou le Danube. Quand ceux-ci faisaient défaut ou lorsqu'on avait quelque raison pour ne pas les utiliser, on établissait un limes, c'est-à-dire une ligne de fortifications' plus ou moins développées, ainsi qu'on le verra par la suite de cet article. Tantôt c'était un remblai de terre, une palissade, une muraille, percée de loin en loin de passages gardés militairement; tantôt un fossé; tantôt simplement une série de fortins reliés les uns aux autres. Dans tous les cas, conformément à son étymologie, le limes constituait à la fois une limite séparative pour l'empire et un chemin de ronde 5, une voie de défense pour le territoire romain ; c'est pour cela qu'on désignait le tracé d'un limes par les mêmes termes que ceux qu'on employait pour l'établissement d'une route (aperire, munire) G. La direction de ce limes, limite extrême de l'État romain, changea naturellement à mesure que la frontière fut portée en avant ou que des pays précédemment occupés furent évacués ; c'est ce qui arriva, par exemple, pour la Dacie. Il ne peut être question, dans cet article, que des provinces qui firent partie constamment de l'empire, et nous devons nous placer à une date moyenne, au ne et au me siècle. Le limes 7 le mieux connu est celui de Germanie : il a LIM 1256 LL\1 donné lieu à de nombreux travaux et actuellement encore une commission spéciale arecu pour mission de l'étudier dans tous ses détails et sur toute son étendue. Le tracé en est fort bien établi. Tacite nous parle d'un rempart-limite commencé par Tibère sur le Rhin inférieur', mais on n'en retrouve aucune trace sur le terrain. Parmi les remparts et les fossés qui se rencontrent dans cette région, aucun ne saurait ètre attribué aux Romains. A partir de l'empereur Claude, la frontière de la Germanie inférieure fut constituée par 1'Yssel et le Rhin; le limes suivait la rive gauche, serrant de près le cours du fleuve'. Celui de la Germanie supérieure appartient à une époque un peu plus basse; les auteurs en sont les Flaviens et les empereurs suivants ". D'une longueur totale de 250 milles romains, il commençait immédiatement à la frontière septentrionale de la province, embrassant le Taunus et la plaine du Mein jusqu'à Griiningen (fig. 4489) t, puis se dirigeait au sud vers le Mein qu'il rejoignait à Gross-Krotzenburg. Il suivait ensuite le Mein jusqu'à Miltenberg, puis courait parallèlement au Neckar, en droite ligue, jusqu'à Lorch, où se trouvait la limite de la Germanie et de la Rétie. Le limes de Germanie supérieure se composait, partout où il n'empruntait pas le cours d'un fleuve, d'un retranchement continu de hauteur moyenne, en avant duquel était creusée une tranchée. Le profil ci-contre (fig. 4490) peut donner une idée de sa disposition générale ". Tout le long de cette ligne de retranchements, que l'on nomme aujourd'hui dans le pays Pfahlgraben, étaient répartis, à quelques centaines de mètres en arrière, des fortins et des tours ils sont indiqués sur la carte (fig. 4489) -qui se succédaient à des distances variant de 8 à 10 kilomètres sur le Mein, et atteignant jusqu'à 18 kilomètres sur le Rhin inférieur. La construction de ces postes militaires dut même précéder le tracé du rempartlimite; car celui-ci ne répond à aucune des nécessités de défense que l'on prendrait aujourd'hui en considération. Ce n'était guère qu'un obstacle matériel destiné à interdire le passage de la frontière; les fortins commandaient les points où on pouvait la traverser. Les tours dont la présence a été reconnue complétaient le système de surveillance, en facilitant l'emploi de signaux de feu. Le limes rétique, polir lequel on ne saurait donner de date exacte, mais qui existait assurément au ne siècle 6, commençait là où finissait le limes germanique, à Lord' ; il courait parallèlement au Danube, coupait l'Altmühl, puis s'infléchissait, traversait une seconde fois la rivière auprès de Kipfenberg et rejoignait le Danube à Fining; LIM 1251 LIM il en suivait ensuite le cours jusqu'à Passau. Dans toute cette longueur on ne trouve pas la. trace d'un rempart avec fossé comme du côté du Rhin et du Mein, mais d'un leur de pierres, sans fossé (fig. 4491.). Il est accompagné pareillement de fortins, beaucoup moins nombreux qu'en Germanie, qui se succèdent saris régularité et à des espaces inégaux (fig. 4489). On y a relevé peu de traces de tours à signaux. En Bretagne, la défense de la frontière était organisée différemment. On sait qu'Agricola en 78-81 fit contre les Bretons des guerres importantes à la suite desquelles les limites du. territoire romain furent portées fort en avant vers le nord; l'empereur IIadrien, au contraire, les ramena à 130 kilomètres plus au sud; mais Antonin le Pieux s'avança de nouveau jusqu'à l'ancienne ligne occupée par Agricola. De ces variations dans l'occupation du pays, nous avons comme preuve les restes des deux remparts dits d'Hadrien et d'Antonin le Pieux Le mur d'Hadrien (fig. 4492) mesure 110 kilomètres entre l'embouchure de la Tyne et celle de la Solway, de Newcastle à Carlisle. Il se compose d'un mur avec fossé, protégé contre les attaques à revers par deux retranchements en terre élevés de part et, d'autre d'un même fossé. l.e mur était large de 1m,30 environ et haut, en certains endroits du moins, de près de ii. Une berme de même largeur le séparait du fossé, large de 11 mètres sur 4 de profondeur. La ligne de défense en terre est tantôt à mille pas, tantôt à dix seulement. Elle est formée d'un fossé moins profond que l'autre, gardé à droite et à gauche par deux bourrelets de terre. I long du mur sont répartis des castella distants en moyenne de 6 kilomètres et demi, exactement appliqués contre la muraille, quelques-uns même faisant légèrement saillie au dehors; entre ces fortins on en avait élevé d'autres plus petits à un mille environ l'un de l'autre. M. Mommsen 4 considère comme le limes proprement dit l'espace plan compris entre le mur d'un côté et la ligne de défense en terre de l'autre : il v reconnaît un chemin couvert par le nord et par le sud. M. llaverfield au contraire, voit dans le mur la construction militaire proprement dite ; le rallunb aurait été, suivant lui, une ligne de frontière civile. Le rempart d'Antonin ° s'étendait, entre les Frittes de la Clyde et du Forth, entre Dumbarton et Carriden. C'était un remblai de terre large de 5 mètres en moyenne à la hase, reposant sur un pavement de pierres, et haut de 1m,23; en avant était un large fossé (le 5 mètres de profondeur ; c'était lui qui formait l'obstacle principal. Ce rempart était aussi protégé tous les 2 kilomètres et demi par des fortins et de loin en loin par des tours de guet. Une route militaire traversait les fortins d'un bout à l'autre de la frontière (fig. 4193) Pour les autres parties de l'empire, on a moins de renseignements que pour la Bretagne ou les provinces germaniques; on y a relevé cependant, à propos du limes, quelques renseignements intéressants. A l'est de la Rétie, le Danube formait presque sur tout son parcours la limite de l'empire. Cette frontière est, en ce moment, de la part des savants autrichiens, l'objet de recherches spéciales. Des premières constatations, il résulte 3 que de ce côté n'existait ni rempart en terre, ni mur, ni palissades. Mais le cours du fleuve ou plutôt les passages par où on le franchissait étaient surveillés par toute une suite de fortins et de postes de garde, qui se complétaient l'un l'autre. Ainsi, entre les deux camps fortifiés de Vindobona et de Carnuntum, distants l'un de l'autre de 40 kilomètres, on avait réparti de distance en distance des postes qui en dépendaient. Au début, il semble qu'on ait laissé en dehors de l'empire le coude du fleuve formé par la Dobrudja et qu'à partir de Rassowa on ait établi là une route fortifiée qui gagnait directement Kustend,jé (Tomi) sur la côte. Le tracé de cette partie du limes a été signalé d'abord par MM. J. Michel' et Schuchardt 10, puis, tout récemment, par M. Tocilesco ", auquel nous empruntons la carte ci-jointe (fig. 4494). Il se composait de trois retranchements à peu près parallèles, un petit rempart de terre, un grand rempart également en terre et enfin un mur de pierres. Le second, qui est sans doute d'une date postérieure à celle où fut tracé le premier et le remplaçaf', .consiste en une forte levée, large à son sommet de 2 mètres et comprise entre deux fossés profonds. De loin en loin sont aménagées des brèches formant passage : en ces endroits il n'a jamais existé de fossés. Le mur de pierres, haut de 3 mètres, a été élevé à 5 kilomètres au nord : il est précédé, lui aussi, du côté septentrional par un fossé défensif. Mais son tracé n'est pas toujours LIM 1258 LIM parallèle à celui de la levée de terre ; il est des points où il la coupe, d'autres où il s'en éloigne de plusieurs kilomètres. M. Tocilesco le croit édifié par Constantin le Grand. En arrière du rempart de terre, des fortins sont disposés de distance en distance, comme en Germanie ou en Bretagne. Depuis Hadrien, ce coude du Danube fut rattaché au système général des frontières de l'empire 1. On ne sait rien ou presque rien du limes asiatique. Outre que la ligne-frontière a souvent varié de ce côté, on n'a pas encore eu la possibilité d'étudier le pays à loisir. On connaît seulement le nom de quelques-unes des forteresses qui gardaient l'empire de ce côté, soit sur l'Euphrate, soit du côté de l'Arabie 22. En Égypte, le limes, cité par certains auteurs passait à Syène, limite de l'Égypte et de l'Éthiopie, point occupé par des forces militaires importantes 4. Au sud des possessions romaines en Afrique, le tracé de la frontière a varié avec les différentes étapes de la conquête Au début de l'Empire, elle était assez rapprochée de la côte ; au ne et au nie siècle, elle fut portée en arrière. A cette période, elle suivait une ligne qui joignait Leptis-Magna à Tacape (Gabès) et à Tu pris Tamalieni (Telmin) G. A partir de Telmin, la frontière était couverte pendant quelque temps par les chotts tunisiens; puis elle gagnait Negrin, enveloppait l'Aurès par le sud, atteignait l'Oued-Djedi au sud-ouest de Biskra, se repliait ensuite vers le nord-ouest, traversait les monts du Zab, coupait l'Oued-Chaïr à El-Gara, passait du côté de BouSaada, remontait vers Aumale qu'elle laissait au nord pour suivre la ligne Boghar, Tiaret, Frenda, Lamoricière, Tlemcen et Lalla-Marghnia. On n'a pas retrouvé sur le terrain de traces certaines des fortifications qui défen Baient le limes. Le Code Théodosien parle cependant d'un fossé 7 et certains voyageurs ont relevé les traces d'un mur qu'ils croient avoir appartenu au système défensif de l'Afrique 8. Après Constantin, le terme de limes continue à être employé dans le même sens. D'après la nouvelle organisation militaire, que nous fait connaître la Notice des Dignités', les différentes frontières militaires forment des commandements indépendants sous les ordres de ducs et de comtes. C'est ainsi qu'on lit : Italiae Mauritaniae Caesariensis Africae Tripolitani Tingilaniae Pannoniae secundae Tractus Argentoratensis Valeriae ripensis Britanniarum Pannoniae primae etc. etc. D'autre part, on y trouve aussi désignées sous le nom de limes les divisions territoriales d'une de ces provinces militaires qualifiées elles-mêmes de limes. Leurs commandants portent le titre de praepositi, qui se retrouve aussi sur les inscriptions10. La Notice ne nous a conservé le tableau de ces subdivisions que pour les provinces africaines ; mais là il est entièrement concluant. Ainsi on trouve pour l'Afrique", sub dispositione viri spectabilis Comitis Africae, celui qui, plus haut, se nomme Cornes limitis A fricae, le praepositus limitis Thamallensis, le praepositus limitis Montensis, le praepositus limitis Bazensis, le praepositus limitis Gemellensis, etc. De même le dux provinciae Mauritaniae Caesariensis, nommé ailleurs dux limitis Mauritaniae Caesariensis, a sous ses ordres huit praepositi : limitis Columnatensis, limitis Vidensis, limitis inferioris, limitis LIM 1259 LIN LiMITANEI MILITES, LIMITANEAE TERRAE. On appelait ainsi, sous le Bas-Empire, les soldats établis à demeure aux frontières, et les terres qu'ils cultivaient. Dès le temps d'Auguste, l'usage s'était répandu d'assigner aux troupes des terres déterminées, avec la mission de les cultiver ou de les défricher ; les légions d'Espagne ou d'Afrique eurent leurs prés et leurs pacages'. Alexandre Sévère, à la fin de ses campagnes, donnait, à ses généraux et à ses soldats les terrains pris sur l'ennemi, à charge de service militaire : si leurs héritiers renonçaient au métier des armes, le sol faisait retour à l'État, il ne pouvait jamais devenir propriété privée et propriété civile. Probus fit la même chose dans les montagnes de l'Isaurie : ce furent des vétérans qu'il y installa, avec la prescription que dès l'Iîge de dix-huit ans leurs fils vinssent rejoindre l'armée 2. Au Iv° et au ve siècle, les textes juridiques nous font connaître certaines prescriptions relatives à ces terres de frontière et aux soldats qui les cultivaient et les défendaient : elles étaient exemptes de toute charge, tous les revenus en appartenaient aux soldats, mais nul autre qu'eux ne pouvait les occuper, toute vente de ces terres était illicite, il n'y avait point de prescription qui pût en légitimer l'aliénation3