Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article NAUMACHIA

NAUMACIIIA. Ce mot grec a, dans l'usage romain, une double signification. Il désigne d'abord' et en ce cas il a pour synonyme fréquent navale proelium2 une espèce de divertissement', un combat naval simulé, dont les acteurs s'appellent naumaclaiarii 4, représentation plus ou moins fidèle d'une bataille historique ou NAI1 -11 NA iJ bien fiction d'une bataille entre les flottes de deux peuples connus dans l'histoire comme puissances maritimes. Le lieu en est rarement la mer elle-même ou un lac naturel, le plus souvent soit l'arène de l'amphithéâtre qu'un aménagement spécial permet d'inonder et de vider à volonté', soit un bassin creusé tout exprès et entouré, comme un cirque, de gradins pour les spectateurs. Le mot naumachia sert aussi à. désigner ces pièces d'eau', et dans ce cas il a pour synonyme navale stagnum3. La naumachie semble avoir été à l'origine un divertissement de la vie privée ; elle ne cessa pas de l'être après qu'on l'eut admise parmi les divertissements publics. Dans un fragment du satirique Lucilius «première moitié du vie siècle de Rome), elle est nommée en coordination avec le jeu de dames. Au temps d'Auguste, les deux fils de Lollius, dans le domaine rural de leur père, s'amusaient parfois à représenter en petit la bataille d'Actium avec deux flottilles de canots montés par leurs jeunes esclaves' . Les naumachies publiques, dont nous allons parler, différèrent de ces joutes privées, non seulement par la quantité et les dimensions du matériel, par le nombre et la qualité du personnel, mais aussi par le caractère autrement sérieux de la lutte. Ce furent des simulacres de combats navals, en ce sens que le lieu n'était presque jamais la mer, qu'une fiction dramatique enveloppait toujours navires et équipages ; mais, pour le surplus, ce furent de véritables combats navals. Leur réalisme en fait une espèce du genre des spectacles violents et sanglants où se complaisait la dureté romaine, duels de gladiateurs, batailles d'infanterie et de cavalerie, etc. Comme les acteurs ordinaires de ces duels et de ces batailles, ceux des naumachies étaient des hommes de sang vil, captifs ou malfaiteurs. La première naumachie publique attestée est celle que donna le dictateur César pendant ses jeux triomphaux, en 708 = 40'. Il fit creuser un bassin au Champ de Mars, dans la Codeta minor', près du Tibre et en communication avec le fleuve. Les deux flottes qui s'y mesurèrent étaient composées de birèmes, trirèmes et quadrirèmes, et montées par des prisonniers de guerre et des condamnés à mort. Elles portaient ensemble 4000 rameurs et 2000 combattants. L'une représentait la flotte tyrienne, l'autre la flotte égyptienne. Le bassin disparut au bout de quelques années. César avait eu déjà l'intention de le combler pour construire sur son emplacement un temple de Mars, quantum nusqualn esset 8. Il fut comblé en 711=43 par mesure de salubrité'. En 714 = 40, avant la bataille de Philippes, Sextus Pompée, vainqueur du légat d'Octavien, Salvidienus Rufus, et maître de la Sicile, célébra des jeux pareils à ceux des triomphateurs. Une naumachie de prisonniers de guerre eut lieu alors dans le détroit, près de Rhegium, en vue des ennemis. C'était une réduction et une caricature de la défaite récemment subie par Rufus. De petits bateaux en bois figuraient la flotte du vainqueur et des embarcations en cuir celle du vaincu '°. Un combat naval fut parmi les spectacles qu'Auguste offrit au peuple pour la dédicace du temple de Mars Ultor, en 752= 2. Le bassin creusé à cet effet sur la rive droite du Tibre1l avait 1800 pieds de long et 1'200 de large (55'2 mètres sur 355). On y représenta la bataille de Salamine et, comme dans la réalité historique, les Athéniens y vainquirent les Perses. Les deux flottes comprenaient ensemble trente navires à éperon, birèmes et trirèmes, avec un plus grand nombre de bateaux moindres. Outre les rameurs, le personnel fut d'environ 3 000 combattants 12. Le bassin devait avoir, dans l'intention d'Auguste, et eut effectivement une existence durable. Il se déversait au Tibre et il était alimenté par une adduction d'eau établie tout exprès, laqua Alsiet ina, dont le débit quotidien était de 24000 mètres cubes au moins; le trop-plein servait à. l'arrosage des jardins, car cette eau n'était pas potablef3. Autour de sa naumachie l'empereur avait fait planter un bosquet, nemus Caesarum14, ainsi appelé en l'honneur de ses petits-fils et fils adoptifs, Gains et Lucius. Un pont en bois, ports naumachiarius, qui fut incendié et reconstruit sous Tibère, servait sans doute à franchir le vaste bassin". En dehors de cette reconstruction du pont, nous avons une autre mention de la naumachie et de ses alentours pendant le principat de Tibère "; Néron y célébra en partie ses Juvenalia de 59", y dîna plus d'une fois en public" ; Titus y donna des spectacles, en 80, aux jeux dédicatoires de l'ampithéâtre flavien"; Stace la mentionne sous Domitien"; Dion Cassius en vit encore les vestiges sous Alexandre Sévère21. On croit en avoir retrouvé l'emplacement et quelques débris (pierres de travertin provenant des précinctions, pavé en mosaïque à figures noires sur fond blanc parmi lesquelles un Neptune colossal de 14 pieds, bustes, médailles de tout métal, un très beau bas-relief) dans la plaine qui s'étend de San Cosimato par San Francesco a Ripa jusqu'au Janicule 22. En 38, Caligula fit creuser en bassin et remplir d'eau tout l'espace libre des Saepta, au Champ de Mars, dans l'intention sans doute d'y donner une naumachie, mais il n'exécuta pas son projet entièrement, car un seul navire entra dans le bassin 23 Ce bassin avait disparu et la place avait repris son aspect antérieur dès le temps de Claude, qui donna là des jeux de gladiateurs 2`. Le divertissement naumachique dont nous avons la description la plus détaillée, l'un des plus magnifiques, à coup sûr, que les Romains aient jamais vus, plus beau, en particulier, que celui d'Auguste mème 2", fut offert par Claude, en 5'2 ou un peu plus tôt 26, sur le lac Fucin pour NAU 12 NAU l'inauguration de l'émissaire qui devait conduire les eaux de ce lac dans le fleuve Lires'. La foule des spectateurs garnissait les rives et les collines. L'empereur présidait, couvert du paludamentum 2, ayant à ses côtés Néron dans le même costume et Agrippine vêtue d'une chlamyde en tissu d'or. Pour surveiller la multitude des acteurs, l'obliger au besoin à combattre et prévenir toute fuite, des manipules d'infanterie et des turmes de cavalerie fournis par la garde prétorienne avaient pris position sur des radeaux qui occupaient le pourtour du lac et derrière un rempart en bois muni d'artillerie ; en outre, des troupes de marine, sur des navires couverts, tenaient une partie du lac. Mais l'espace resté libre était suffisant pour que les deux flottes rivales y pussent exécuter toutes les manoeuvres d'un véritable combat naval. L'une figurait une flotte rhodienne, l'autre une flotte sicilienne 3. Chacune comptait cinquante navires, dont un grand nombre étaient des trirèmes et des quadrirèmes '. Combattants ou rameurs, 19000 hommes ', des condamnés à mort, prirent part à la bataille. Un triton d'argent, ingénieuse mécanique sortit de l'eau pour en donner le signal avec la trompette. Après un temps d'hésitation et de mauvaise volonté, causées, semble-t-il, par un malentendu', les gens des deux flottes luttèrent en braves ; beaucoup de sang coula. Enfin l'empereur arrêta le massacre. Néron, avons-nous dit, utilisa le bassin naumachique d'Auguste, mais pour des banquets ou d'autres réjouissances, non pour des simulacres de combats navals 8. Les deux spectacles de ce genre qu'il offrit au peuple eurent lieu dans son amphithéâtre du Champ de Mars, immense édifice en bois, dont Tacite mentionne la construction parmi les faits de 579. Le premier, à notre connaissance, Néron fit inonder l'arène. Dans l'une de ses naumachies, qui fut donnée sans doute à l'inauguration de l'amphithéâtre, on représenta encore une fois la bataille de Salamine. L'empereur artiste avait eu l'idée baroque, pour mieux ménager l'illusion, de faire manoeuvrer les navires dans de l'eau de mer où nageaient des poissons et monstres marins t0. Nous ignorons s'il prit la même précaution lors de sa seconde naumachie qui eut lieu au même endroit sans doute et en 64". Titus donna deux naumachies, en 80, aux célèbres jeux dédicatoires de l'amphithéâtre Flavien et des thermes, l'une dans l'arène inondée de l'amphithéâtre, simulacre d'une bataille entre Corcyréens et Corinthiensf2, l'autre dans le bassin du nemus Caesarum. Après avoir fait couvrir en partie ce bassin d'un plancher sur lequel combattirent, le premier jour, des gladiateurs, il le fit entièrement mettre à sec le second jour et des chars y coururent comme sur la piste d'un cirque ; le troisième jour, l'eau l'ayant de nouveau rempli, deux flottes montées par 3000 hommes y figurèrent un combat naval entre Athéniens et Syracusains ; puis les Athéniens vainqueurs débarquèrent dans l'îlot, dont l'existence nous est ainsi pour la première fois signalée, et prirent d'assaut le mur qui entourait là un monument, nous ne savons lequel l3 Domitien donna également deux naumachies, l'une dans l'amphithéâtre Flavien, sur laquelle nous n'avons aucun détail"; l'autre aux jeux de son triomphe dacique, dans un nouveau bassin qu'il fit creuser près du Tibre. Celle-ci fut paene iustarutn classium et presque tous les combattants y périrent. Même beaucoup de spectateurs en furent victimes , car, un orage ayant éclaté pendant la représentation, l'empereur ne voulut pas qu'on l'interrompît et, restant jusqu'au bout, ne permit à personne de se retirer malgré la pluie torrentielle ; d'où de nombreux cas de refroidissement mortel 1'. Le bassin naumachique de Domitien était peut-être situé dans les jardins impériaux de la vallée vaticane. Du moins, la tradition de l'Église nomme-t-elle IVaumachia le quartier qui s'étend de Saint-Pierre au château Saint-Ange f6. D'ailleurs, il fut bientôt démoli et les pierres servirent à réparer le Circus maximes gravement endommagé par un incendie''. Pour toute l'époque postérieure à Domitien, nous n'avons aucune mention certaine de spectacle naumachique. Les navales circenses qu'Élagabal donna, dit-on, dans des euripes remplis de vin f 8, furent probablement des régates. Nous savons que Philippe l'Arabe, d'une part, fit creuser un bassin au delà du Tibre, parce que ce quartier souffrait du manque d'eau, et d'autre part, donna toute sorte de jeux pour fêter le millénaire de Rome j9. D'où la conjecture vraisemblable qu'à cette occasion une naumachie eut lieu dans le nouveau bassin". On a conjecturé aussi", mais avec moins de vraisemblance, qu'il s'agissait ici du vieux bassin d'Auguste, ou de celui de Domitien, remis en état. La Notitia et le Curiosum urbis Rome, textes du Ive siècle22, mentionnent dans la quatorzième région cinq naumachies sans désignation plus précise. Il peut se faire que le chiffre soit altéré 23. S'il ne l'est pas, nous devons avouer que deux ou trois de ces naumachies nous sont complètement inconnues. Outre celle de Philippe, nous ne saurions indiquer que celle d'Auguste, alors en ruines, et, à la rigueur, celle de Domitien, qui peut-être n'avait pas été comblée après la démolition de ses gradins. Enfin, il peut se faire aussi que sous la dénomination de naumachia soient englobés dans ce témoignage de vastes bassins quelconques, tels que le stagnum Agrippae" , mais non le stagnum Agrippae lui-même qui était dans la septième région' 2'. PHILIPPE FABIA. NAU 13 NAil