Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article ARGENTARII

ARGENTARII. Banquiers et changeurs chez les Romains. Pour les Grecs, voyez TRAPEZITAIS. 1. Le même nom s'appliquait, à Rome, à tous ceux qui maniaient l'argent, aux orfévres aussi bien qu'aux changeurs ou aux banquiers. Les premiers sont appelés plus particulièrement dans les textes argentarii fabri 1 ouvascularii2; quelquefois, comme les autres, simplement argentarii a. Il est probable que les mêmes hommes qui faisaient déjà le commerce de l'or et de l'argent, l'essai et le change des monnaies et les opérations de banque, fournirent aussi le métal nécessaire à la fabrication des objets d'argent, d'abord très-restreinte à Rome, mais qui s'étendit rapidement à partir du IIIe siècle av. J.-C. [ARGENTUM]. Par la suite encore les professions ne furent pas toujours séparées : les orfévres recevaient en dépôt l'or et l'argent d'autrui, ouvraient des comptes et faisaient par conséquent la banque`; d'autre part, les changeurs, plus précisément appelés nummulariï, mensularii, collectarii, ouvraient aussi des comptes, et les banquiers changeaient de l'argent ; c'est pourquoi, dans la pratique et selon le droit, ces professions furent souvent confondues 5. On ne frappa de monnaie d'argent à Rome qu'en 268 ou 269 av. J.-C. ; mais les relations des Romains avec les peuples voisins qui en possédaient avaient rendu la profession des argentarii nécessaire bien avant cette époque, et longtemps avant qu'il en soit fait mention pour la première fois dans l'histoire. En l'an 309, au temps de la guerre contre les Samnites après le triomphe de Papirius Cursor, les boucliers tout brillants d'or des vaincus qu'on y avait admirés, furent distribués aux propriétaires des comptoirs (domini's argentariarum; établis sur le forum, afin de contribuer à son embellissement. Il est difficile d'admettre que des boutiques où l'on aurait seulement vendu des objets d'argent, aient tenu tant de place sur le forum, à une époque où on en fabriquait si peu : c'est donc de celles des changeurs et banquiers qu'il s'agit: et l'on sait, en effet, que de tout temps leurs établissements furen t nombreux en cet endroit'. Là se tenait la bourse des Romains, et particulièrement sous les arceaux du .JANUS'. Les boutiques (tabernae 9), construites et louées par les censeurs pour le compte de l'État 10, occupaient les deux plus longs côtés de la place; on en distinguait d'anciennes et de nouvelles, souvent distinguées dans les auteurs par les mots veteres et novae". Elles s'étendirent encore dans le quartier environnant, comme on le voit par quelques exemples. Les argentarii et les nummularii avaient l'habitude de spécifier le lieu de leur résidence ". Le comptoir (mensa) étant dans ces boutiques la chose principale, ces mots devinrent, comme chez nous, synonymes et on les trouve employés l'un pour l'autre13. Quelques monuments représentent, bien imparfaitement, il est vrai, la taberna argentarià. La figure 494 reproduit un bas-relief du Vatican : on y voit un changeur assis derrière son comptoir, au-dessus duquel on re marque un com partiment grillé assez semblable à ceux qu'on voit encore dans les établissements du même genre; près de lui est un monceau d'objets de forme trèsincertaine, dans lesquels on peut voir des lingots ; il paraît être occupé à les compter, et tourne la tète vers un second personnage , porteur d'un sac, qui s'avance vers lui. C'est encore un changeur que représente la figure 493, d'après un fond de vase en verre peint 15: il est assis près d'une table couverte de pièces de monnaie ; un homme debout lui en présente d'autres sur une tablette ; derrière, pour mieux préciser la signification du sujet, sont suspendues des bourses ou sacs destinés à enfermer l'argent, sur lesquels des chiffres sont inscrits et semblables à ceux qu'on voit figurés sur d'autres monuments rSACCL'S, MARSUPIUM, FISCUS. ARG :407 ARG Les témoignages très-divers que fournissent les auteurs au sujet des argentarii, nummularai, collectarii, trapezitae, collybistae, et de tous ceux, quel que soit leur nom, qui faisaient le commerce de l'argent, les dépeignent tantôt comme des hommes remplissant un emploi important et honorable 18, tantôt comme de misérables usuriers, ou tout au moins comme méritant peu de considération 17. Ces textes prouvent seulement que, à Rome comme ailleurs et dans tous les temps, il y avait des hommes faisant des affaires semblables en apparence et cependant dans des situations très-différentes. On le comprendra mieux encore après avoir lu (au § II) les explications relatives aux règles de leur profession. On a pu souvent confondre avec les argentarü, dont les établissements ouverts à tous avaient un caractère public, mais qui ne faisaient que des affaires privées, les mensarii, qui faisaient l'épreuve des monnaies (probatio) et maniaient les deniers publics. Cette confusion est d'autant plus facile que les affaires pour le compte des particuliers n'étaient pas interdites aux mensarii, et que les argentarü, de leur côté, furent chargés souvent, comme experts, de vérifier le titre et la qualité des monnaies étrangères ou soupçonnées d'être fausses, à cause de leur expérience spéciale en ces matières. Une loi de Marius Gratidianus leur donna un caractère légal pour cette épreuve 13. Ils furent en outre, sous l'empire, chargés d'acheter à la monnaie impériale les pièces nouvellement frappées et de les faire entrer dans la circulation (solidorum vendit iô19). Une confusion semblable peut être faite aussi au sujet des nummularii, qui appartenaient, dans un rang inférieur, à la classe des banquiers publics (ils sont appelés quelquefois mensarii ") ; ils faisaient peut-être seulement le change de l'argent et du billon, et ne prenaient pas part aux ventes par adjudication [AUCTIO]. Ils étaient aussi chargés parfois de la vérification et de l'essai des monnaies, à Rome ou dans les provinces '. Ils sont, dans quelques textes, séparés nettement des argentarü'. Les mensarii et les nummularéi furent placés, pendant l'empire, sous la surveillance du PRAEFECTUS URBI 23, et ils formèrent une corporation spéciale 24. Il y eut aussi à Constantinople un collége d'aryentarli 2° Il faut, avec plus de soin encore, distinguer des aryen magistrats d'un ordre élevé, créés dans des circonstances exceptionnelles, pour lesquelles nous renvoyons à un article spécial. E. SACLIO. II. Les banquiers étaient soumis à des règles particulières ou à des usages dont les lois romaines nous ont conservé des traces. En effet, ils faisaient le change, ce fut leur première et toujours leur principale occupation : c'est ce qu'on appelait permutatio ou encore collybus (du nom grec xôÀÀuQoç, qui signifie l'agio, ou la différence qui faisait leur bénéfice); en même temps ils tenaient les banques de dépôt, de recouvrement, et de prêt ou de crédit; on déposait chez eux, en échange d'actes, des valeurs soit dans un sac cacheté, pour être restituées en nature (in specle), soit le plus souvent à titre de dépôt irrégulier, pour être restituées en monnaie quelconque ayant cours. Dans ce dernier cas, l'aryentarius devenait propriétaire et courait le risque des cas fortuits ; mais le déposant conservait contre lui l'action personnelle depositi avec le privilegzunt inter personales actiones, c'est-à-dire l'avantage d'être préféré aux autres créanciers ordinaires ou chirographaires. Mais sur le rang du privilége en présence d'autres privilégiés, l'opposition apparente de deux textes d'Ulpien 26, a donné lieu à de vives controverses 27. Lorsque le banquier avait promis ou payé des intérêts au déposant, la dette née du dépôt irrégulier était assimilée à une dette née d'un prêt (CREDITUM ou MUTUUM], et la créance se trouvait dépourvue de privilége. Au contraire, quand il y avait lieu à ee privilége, il s'exerçait en cas de faillite du banquier, non-seulement sur les biens provenant directement de l'argent déposé, mais encore sur toute la fortune du fraudeur ce qui fut admis, d'après Papinien, par un motif d'utilité publique, à cause de la nécessité où l'on était de se servir des banquiers ; ajoutons que cette garantie ne pouvait qu'accroître leur crédit. Que les argentarü fussent dépositaires réguliers 29 ou non, les déposants les chargeaient souvent d'opérer pour leur compte des paiements (scriptura per mensam ou de mensa solvere), et l'on avait même admis d'assez bonne heure qu'on pouvait les charger d'opérer des prêts (Inutuum), pour le compte du déposant 3° sur un mandat appelé perscriptio31(ou perscribere solvere ab aliquo). Il arriva naturellement que les capitalistes prirent l'habitude de verser leurs deniers chez l'argentarius, avec clause tendant à leur faire produire intérêts, tout en se réservant la faculté d'en ordonner l'emploi à volonté. 11 paraît même que le banquier se chargeait souvent, moyennant une somme reçue à Rome, de procurer le paiement d'une pareille somme par son correspondant dans une antre ville °, en tenant compte du cours du change, des temps et des différents pays ; le mot permutatio doit s'entendre souvent en ce sens. Il y avait là le germe du contrat de change, mais non pas précisément la lettre de change avec les avantages spéciaux qui, chez les modernes, lui font faire l'office de monnaie. Les Romains n'admettaient pas en principe la cession des créances; ils n'y étaient arrivés que par des voies détournées, et étaient bien loin des effets transmissibles par voie d'endossement et avec recours su lidaire contre les signataires. Car un nomen arcariu_m ou un CnIROGRAPuUM 33, n'était encore pour eux qu'un moyen (instrumentant) de preuve LCAUTIO], à la différence du codex accepté et depensi ou des nomina transcriptitia 3'', qui servaient de livres (mensae rationes) aux argentarü, comme de registres à tous les particuliers. Ces registres que les Romains tenaient avec tant de soin étaient spécialement à l'usage des ergentarii; ils y portaient au crédit du client tout ce que celui-ci leur versait, ou faisait verser (acceptum a Titio centum), et à son débit, tout ce qu'ils payaient à lui ou par son ordre (expensum ARG =i08 ARG Titi() centum) 36. Du reste, comme l'obligation se formait par la seule mention inscrite par le créancier sur son registre avec le consentement du débiteur, le client pouvait emprunter de son banquier au moyen d'une simple écriture 36, et se libérer également par une écriture contraire: ainsi, lorsque les banquiers avaient payé pour le compte du client déposant et sur sa rescriptin, ils le débitaient d'autant sur le codex ; le compte était-il soldé, le nom était rayé du registre (nornen expedire, expungere) 37. Les riches romains en vinrent à être en compte courant avec leurs banquiers, et nous croyons que l'ouverture d'un crédit était une opération connue de ces habiles manieurs d'argent, et qui n'avait rien de contraire aux principes du droit romain. En effet, l'expensilatio ou contrat litteris ne repoussait pas toute modalité, puisqu'il admettait la solidarité parfaite ou corréalité. Lorsque plusieurs argentarii avaient écrit, du consentement du débiteur commun et pour le même objet, des titres concordants, ils étaient créanciers chacun de la totalité de la somme, Trais elle n'était due qu'une fois 39, et cela soit qu'il y eût ou non une société entre eux. Mais le dernier cas devait être le plus fréquent et entraînait des conséquences juridiques particulières entre les associés, notamment le partage des bénéfices, et même à l'égard des tiers. En effet, lorsqu'une maison de banque (argentaria) appartenait à plusieurs sociétaires 14, ce qui était assez fréquent, le tiers qui avait traité avec l'un d'eux pouvait poursuivre pour le tout (in solidum), chacun des autres "9. L'édit des édiles curules appliquait notamment ce principe contre les sociétés de marchands d'esclaves, à raison des actions redhibitoria et quanto minoris 41 ; réciproquement, chaque argentarius associé avait action in solidum contre le débiteur d'une maison de banque u : le tout indépendamment d'une clause spéciale de solidarité ; il y avait là en effet des règles particulières, dérogeant au droit commun, dans l'intérêt du commerce. De même, le pacte de remise fait in rem au profit de l'un des argentarii socii par le créancier commun profitait à l'autre 43 ; mais, en sens inverse, le débiteur ne pouvait opposer au banquier le pacte de remise de non petendo, fait par le débiteur avec l'autre associé 44. En était-il de même pour le cas de NovATIO ? La question paraît douteuse, en présence de deux textes qui semblent contradictoires 46. Très-souvent les banquiers fournissaient du crédit à leurs clients en s'engageant pour eux (intercedere), Lorsque l'argentarius avait promis de payer à jour fixe (recipere) à une personne déterminée, l'usage, dérogeant au droit rigoureux, fit admettre que l'argentarius serait tenu par ce simple pacte, d'une action civile, perpétuelle, applicable à tout objet dû, indépendamment de toute cause préalable de dette autre que la convention `6. Cette action dite receptitia fut plus tard fondue par Justinien avec l'action prétorienne née du pacte de CONSTITUTUM u. Or la conven tion garantie par l'action receptitia était des plus commodes pour qui consentait à faire une intercessio conditionnelle, ouvrir un crédit à un tiers sur l'ordre d'un client 18 ; ainsi le banquier ne s'obligeait qu'autant que le tiers userait du crédit dans les limites fixées. Aussi les argentarii étaient-ils les intermédiaires obligés dans toutes les grandes affaires, et spécialement entre débiteurs et créanciers `i9. Mais la loi avait pris contre les banquiers certaines précautions. L'argentarius devait avoir ses comptes àjour, et opérer lui-même les compensations en faveur de ses clients, quelle que fût la diversité des causes des dettes respectives; si, faute d'une balance exacte, il réclamait dans son l-ntentioplus qu'il ne lui était dû, il perdait sa créance; la COMPENSATIO ayant lieu, dans ce cas, ipso jure, il y avait plus petitio o0 ; il fallait toutefois que les dettes fussent exigibles et de même nature 31 ; on peut soutenir 52 qu'une dette nouvelle, portée au compte courant, et destinée à y être compensée ultérieurement, ne devait pas toutefois être alléguée contre l'argentarius agissant en vertu d'un compte arrêté. En revanche, il est probable que ce fut à l'occasion des fraudes des argentarii qu'on introduisit l'exceptio non numeratae pecuniae, qui forçait le créancier en vertu d'un contrat litteris ou verbis, à prouver la cause finale de l'obligation, c'est-à-dire la numération des espèces. Les argentarii procédaient souvent à des ventes à l'encan [AUCTIO[ 63 des objets à eux engagés, ou pour le compte des tiers 64, si les banquiers prétendaient réclamer le prix de l'adjudicataire in auctione, avant d'avoir délivré l'objet vendu, ils étaient repoussés par l'exception rei emptae non traditae65, à moins d'une clause spéciale de l'adjudication56. Enfin, en matière de preuve, les argentarii étaient soumis encore à des règles particulières. Ainsi, tandis qu'en règle générale, un demandeur ne pouvait forcer son adversaire à produire ses titres, les argentarü étaient tenus, en vertu d'une disposition spéciale de l'édit 57, à edere ou copiant facere describendi, c'est-à-dire à présenter leurs registres (rationes ou codices) , parce que leurs fonctions étaient en quelque sorte considérées comme publiques 88 ; on avait contre eux à cet effet une action in factum, in id gond interest 59. C'est par cette raison, entre autres, que les banquiers conservèrent jusqu'à Justinien l'usage des codices, tombé en désuétude pour les particuliers, dès le commencement de l'empire 60. Au point de vue de la production des titres, les editü, les numrnularü sont spécialement assimilés aux argentarii" ; ce qui prouve, contre l'avis des anciens interprètes, que ces expressions n'étaient pas synonymes et désignaient, comme on l'a dit plus haut, deux classes de personnes confondues seulement dans la pratique. Les argentarii sont quelquefois appelés coactores, parce qu'ils se livraient à des opérations de recouvrement pour le compte de leurs clients; peut-être donnait-on aussi ce nom aux agents inférieurs des banquiers 62. G, HuMBEDr,