Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article CORNU

CORNU. CORNUS, K€paç. Ce mot a des acceptions très diverses qui viennent tantôt de la matière même dont l'objet est fabriqué, tantôt de sa forme qui se rapproche plus ou moins d'une corne d'animal. Les cornes d'animaux ont joué dans l'industrie antique un rôle assez important; on se servait surtout des cornes de taureaux, de boeufs ou de buffles, de bouquetins et de chèvres 1 ; la corne de rhinocéros est également mentionnée 2. Tantôt on leur conservait leur forme naturelle, comme dans la fabrication des arcs, des vases à boire et de certains instruments de musique ; on se contentait alors de racler la corne, de la polir et de la creuser, après l'avoir fait passer dans l'eau bouillante ou sur le feu pour l'assouplir 3 ; tantôt, on sciait la corne et on la divisait en placages et en écailles qui servaient à fabriquer différents objets comme des lanternes transparentes, des plaques enduites pour la peinture à l'encaustique, des embouchures d'instruments, même des couronnes tressées 4. L'ou C'était sans doute une source de revenus assez importants pour les temples où les bêtes à cornes étaient sacrifiées en grande quantité. On sait que les dépouilles de la victime étaient abandonnnées aux prétres comme paiement de leur office ; le S_pp.sTtxdv, c'est-à-dire la vente des peaux des victimes publiques, constituait à lui seul un profit important, comme nous l'apprennent les textes et les inscriptions G ; en 334 av. J.-C. le DERMATIEON des sacrifices offerts à Zeus Soter, à Athènes, produisit une somme de 1050 drachmes'. L'industrie très développée de la corne, comme celle des peaux [CORtARUS, CURIUM], amenait nécessairement des acquéreurs nombreux pour ces dépouilles. On sait pourtant que l'usage s'établit dans certains temples de recueillir les cornes des animaux sacrifiés pour en orner le sanctuaire ; tel était à Délos le célèbre xapxTtvoç (e,1étdç, que la légende disait avoir été formé par Apollon lui-même 8. La corne d'animal, en particulier celle du taureau et du bélier, a passé de bonne heure au nombre des attributs des dieux9. On sait combien sont nombreuses les têtes ornées de cornes dans la mythologie ancienne, surtout dans la représentation des fleuves [voir l'article AcIELOUS], dans celle des Satyres et de Pan [PAN, sATYRUS], du Minotaure [MINOTAURUS], même dans la figure du dieu du vin [BACCHUS, p. 631], et dans celle de Jupiter 70 La corne, remplie de fruits et de feuillages, constitue un attribut d'un autre genre que les divinités et les héros portent dans leur main et qui prend le nom de CoRNUCOPIA. Quand elle sert de vase à boire, d'abord avec sa forme naturelle, fabriquée ensuite en terre cuite ou en métal, décorée d'ornements de toutes sortes, elle rentre dans la catégorie des vases appelés RHYTON. Nous énumérerons maintenant les différents sens du mot cornu, en renvoyant pour la plupart aux articles spéciaux qui traitent de l'objet auquel ce terme s'applique. 1° Cornu, arc. Non-seulement la forme, mais la matière même de l'arc lui ont fait donner ce nom. L'arc de Pandaros est fait avec les cornes d'une chèvre sauvage qui avaient seize palmes de haut ; un ouvrier habile les polit avec soin, les réunit et en dora les extrémités tt. Diomède appelle Pâris d'un nom méprisant, « archer, fier possesseur d'un arc de corne 12 ». Chez les Romains, l'arc de corne est également connu ; mais le bois est plus ordinairement employé t3 [voyez ARcus]. 2° De la même façon s'expliquent les cornua, c'est-à-dire les deux bras ou montants de la lyre (7cr;tclç), qui sont en corne d'animal avant d'être en bois f4. Les représentations de ce genre sont fréquentes sur les monuments et se conservent même jusqu'à l'époque romaine 15 [LYRA]. 3° La matière explique encore le nom de cornu donné à des petits vases qui servaient aux soins du ménage 1' ou aux potions médicales ; ils gardent souvent la forme même de la corne, dont on se servait comme d'un entonnoir pour faire pénétrer le liquide dans le gosier [INFUNDIBULuM] 17. Nous avons plus haut fait allusion à la forme de vase empruntée à la corne d'animal et connue sous le COR 1511 COR 4° Outre la corne des animaux, le même mot désigne chez les quadrupèdes la partie cornée dont est formée l'extrémité du pied (ungula)18. Par analogie les anciens ont désigné encore par ce terme les défenses de l'éléphant f9 et même le bec dé certains oiseaux 36 Nous passons maintenant aux diverses acceptions qui n'ont plus avec la corne d'animal qu'un simple rapport de forme : 5° Le croissant de la lune 21. 6° Les pics d'une montagne 22 7° Les deux pointes d'un promontoire 23 8° Les extrémités des vergues dans la mâture d'un navire 2Y. De même chez les Grecs, elles portent le nom de r.Épxç, xepxia, âxpoxipucx 2' ; on nomme aussi xspixt et 9° La partie de métal qui surmonte le casque [GALEA] et qui fixe l'aigrette ou le panache (crista) 27. Il y en avait souvent une de chaque côté, ce qui complétait la ressemblance avec les cornes d'animal. Dans certains casques antiques, la ressemblance est encore plus frappante, à cause du développement que prend cet appendice qui n'est plus une amorce ou petite hampe de métal destinée à contenir une aigrette, mais qui forme à lui seul une partie décorative en métal avec l'aspect d'une vraie corne d'animal. A l'époque romaine, on trouve fréquemment cet ornement sur les casques des peuples barbares, en particulier des Gaulois 28. C'est un casque du même genre, que portait Philippe de Macédoine (fig. 1950) dans la guerre contre les Romains, et qu'il heurta avec tant de violence contre la branche d'un arbre sous lequel son cheval l'avait entraîné qu'une des cornes, dit Tite-Live, fut brisée et se détacha : ce fragment, ramassé sur le champ de Fig 1930Philippe bataille et qu'on reconnut pour apparte nir au roi, fit courir pendant quelque temps le bruit de sa mort 29. Il ne faut pas confondre c es parties intégrantes du casque avec certaines décorations mobiles en forme de petites pointes ou cornes qu'on fixait sur la partie antérieure, comme un insigne militaire décerné après quelque fait d'armes; celles-ci portent le nom particulier de CORNICULUM. 10° Par analogie saros doute avec le cimier du casque, les Romains ont donné le nom de cornu à la touffe de cheveux fortement serrée en chignon et dressée sur le sommet de la tête qu'ils voyaient en usage chez certains peuples barbares, comme les Germains 30. Ce genre de coiffure était également connu des Étrusques [coMA, p. 1365, fig. 1843]. 11° On appelait encore cornua les deux extrémités de la baguette de bois ou d'os (umbilieus), autour de laquelle s'enroulait le volumen [LIBER]. Ces baguettes tout entières 31, ou bien leurs extrémités seules, étaient ordinairement peintes, en blanc ou en noir 32 ; Il y en avait qui étaient dorées 33. Sur une peinture de Pompéi 34, on distingue nettement le bout des deux baguettes autour desquelles s'enroulait le manuscrit ; à chacune des extrémités est suspendu une sorte de signet ou de cordon, avec une étiquette portant un chiffre romain qui servait à classe'le livre dans la bibliothèque. 12° En terme de stratégie militaire, cornu désigne le corps d'armée qui est placé à droite ou à gauche, cornu dextrum, cornu sinistrum, de chaque côté du centre, media acies 3J. M. von Géler pense que ces trois divisions formaient la triplex acies, que la duplex acies comprenait seulement les deux ailes, le corps central restant en arrière comme troupes de réserve, et que la simplex acies indiquait la formation du tout en un seul corps 3s Mais M. Hug a combattu cette opinion, en s'appuyant sur un texte de César qui montre que chaque cornu pouvait se fractionner en plusieurs détachements, formant à lui seul la triplex ou duplex acies 37 [ALA, ACtES]. La même expression est employée pour désigner l'aile droite ou l'aile gauche d'une flotte 38, 13° En général, et par analogie avec les cornua d'une armée, on emploie ce mot pour désigner le côté gauche et le côté droit d'un emplacement quelconque ; par exemple, en parlant d'un tribunal, on dit que tel personnage est placé in cornu, c'est à-dire qu'il siège à une des extrémités 39 ; un grand bronze de Trajan montre cette disposition avec l'empereur assis au premièr plan et en arrière, à l'extrémité du suggestus, un personnage secondaire qui distribue les tessères du congiarium aux citoyens romains (fig. 1951 45) Pline désigne la position de certaines statues en disant qu'elles étaient placées in cornibus comitii, aux angles de l'endroit du forum réservé aux comices 41 14° « Faire la corne ou les cornes » est un geste connu dans l'antiquité comme de nos jours. Chez les anciens, il se faisait avec un ou deux doigts repliés sur le pouce et il avait un caractère prophylactique, pour se préserver du mauvais mil et autres maléfices, à défaut d'amulette en qu'un sens de moquerie et d'injureb2. On trouve cependant en grec l'expression xipcrvm 7coccïv dans le sens du déshonneur infligé par une femme à son mari 43 COIi 1512 COR Nous avons réservé, en dernier lieu, pour I'étudier avec plus de détail, la signification la plus fréquente et la plus spéciale, celle de l'instrument de musique 15° Cornu, cor ou trompette. Cet instrument est employé surtout dans les camps; mais il a sa place aussi dans les assemblées à Rome, dans les cérémonies religieuses, dans les funérailles, et dans les jeux de l'amphithéâtre. Dans l'armée romaine les musiciens sont divisés en quatre classes, les tubicines, les bucinatores, les cornicines, les déjà fait remarquer que la distinction est souvent difficile à faire entre la butina et le cornu 40. Il paraît certain, comme l'indique l'étymologie, que tous deux dérivent de la corne d'animal que les pâtres employaient pour rassembler leurs troupeaux. Mais de bonne heure, et surtout quand ils ont été introduits dans les armées, ces deux instruments ont été fabriqués en métal" et leurs formes sont devenues quelque peu différentes, Si l'on en croit Végèce, la butina n'était plus qu'une trompette recourbée d'airain, quand le cornu gardait encore son aspect de corne de boeuf sauvage, simplement sertie d'argent (cornu ex uris agrestibius, argento nexum) L7. Mais dans un autre passage il dit que les cornicines se servent d'un acre curvo, en le distinguant de la butina 4g, et, en troisième lieu, il définit le classicum inc sonnerie de guerre que les bucinatores font entendre au moyen du cornu 1.5. Il y a dans tous ces textes une confusion singulière et elle provient sans doute de la confusion réelle qui existait entre ces deux genres d'instruments 10. Les auteurs modernes attribuent donc telle ou telle forme plus on moins recourbée au cornu et à la butina, suivant qu'ils s'attachent à l'un ou l'autre texte de Végèce. Ainsi, Kraner et von héler supposent que la butina était très lV NUVS VICTORin( COLLEGIO fortement recoure 1 bée, tandis que le cornu gardait davantage la Ibrme primitive et la matière même de la corne". Nous avons adopté, pour l'article BucINA et pour celui-ci, une interprétation contraire , préférant nous fier aux monuments eux-mélues plutôtqu'à des textes aussi con tradictoires. Or, dans un bas-re lief funéraire de Rome, on voit l'image d'un certain M. Julius Victor, qui appartenait au collegium liticinum cornicinumque et qui tient de chaque main le liluus et tc cornu (fig. 19521'2; on ne peut douter, d'après cette inscription, que nous n'ayons sous les yeux la véritable forme du cornu romain qui apparaît ici comme une trompette fortement recourbée (ex acre curvo), munie au centre d'une hampe qui relie ensemble les deux extrémités du diamètre, pour donner au cercle même plus de solidité et pour permettre au soldat de le tenir commodément, ainsi qu'on le voit sur plusieurs autres figures de bas-reliefs fig. 19113, 1954, 19415). Athénée attribue l'invention du ntpa; aux Tyrrhéniens o3 et, en effet, cet instrument se rencontre sur les monuments étrusques''; il rapproche des xépvvs les câ),ottyyeç, faisant allusion sans doute à la cda tty; cipoyyûar. Les Romains l'auraient donc emprunté, comme beaucoup d'autres choses, aux Etrusques. Le son en était rauque et menaéant, moins aigu que celui de la tuba ou du Iituus 65. A Rome, les cornicines forment une catégorie particulière de citoyens, en compagnie des tubicines et des accensi; ils se rangent dans la iv° ou 4° cLAssis, au nombre des gens dont le census atteint 11,000 as ou 25 mines, suivant qu'on adopte la division de Tite-Live ou celle de Denys d'Halicarnasse, et ils forment une centurie [eExsus, p. 10011; CENI'URIA, p. 1015). Chaque centurie étant divisée, pour l'organisation militaire, en juniores et seniores [CENSUS, ExERCITUS], les juniores seuls font campagne au dehors avec les légions, tandis que les seniores, ayant 45 ans accomplis, ne sont tenus qu'au service de défense de la cité. L'armée romaine en campagne comprenait donc une centuria cornicinum juniorurrc, en même temps qu'une de tubicines, une d'accensi, et deux de /abri". Dans les camps, le rôle des cornicines est différent de celui des tubicines. Végèce nous dit que les vigiliae, c'est-à-dire les gardes de nuit, étaient annoncées par le tubicen et relevées par le comice», '4. En pré-' sente de l'ennemi, ce sont les tubicines qui donnent aux soldats le signal de se mettre en mouvement; mais quand les cornicines sonnent , ce sont les étendards LsIGNA] qui sont portés en avant, et quand ceux-ci sont de nouveau remis en place, les cornicines font encore entendre une sonnerie 58. On remarquera, en effet, que, sur les reliefs de la colonne Trajane, les musiciens qui accompagnent les porte-étendards sont presque ge;lCe ¢:eroï COR toujours des cour que, de plus, ils out le même costume, une épée au côté, 1.a tété si 1. couvertes d'une peau d'ours (fig. 1953 et 1 d5El sa firme le texte de Yégêce, en montrant l'éi catégorie de musiciens avec les portes: quels ils forment une sorte de garde a b • les circonstances solennelles de la vie rr ,l+ sacrifice religieux, la pompe triomphait.. l ville, etc. Cependant ce costume des cors règle constante, car sur le reliefs de t et de l'arc de Constantin ils se présents. aspect, tantôt vêtus de la simple tunique et la (fig. 19:14) "0, tantôt coiffés d'un casque, ie corps couve_ de 'a blouse biche et du court, pantalon crue les soldats romains a' t adoptés pour se préserver des rigueurs d'un climat Dans toutes Ces pré.s dons, le "aras, e 1 que nous â5.-,4 vue qui fut l.e ,°e i;eaer' i de piitifis tores des saillies cira général, elle dép., ;. e Ise.. . la courbure supé.:e re d: l'instrument, mais porto comme dans la figure 19ilt' elle s''lève très ha ' e forme de longue ritlu minée eu bout par une sorte de croissant. La forme, qui est la plus usuelle s'est conservée jusque d les derniers temps du Bas-Empire; „ut. figure tiu sarcophage dit de Syagrius, ,H tissons, tiens un t n'-trunte^t de COR 1514 COR rie, semblable à celle des tubicines, et ils prennent part à tous les votes de l'assemblée au rang qui leur est assigné par l'ancienne constitution de Servius Tullius, sans doute dans la quatrième ou la cinquième classe [CENTURIA , p. 1015 ; coMITIA, p. 1378]. Ils ne se bornent pas à faire acte de citoyens en votant ; leur office, ou du moins celui de plusieurs d'entre eux, est nécessaire au premier acte de la cérémonie. Le président des comices centuriates ayant transmis l'ordre au peuple de se réunir (in licium vocare), ce signal était donné du haut des murs par une sonnerie des cornicines 73 [COMMA, p. 1379] ; même usage pour les comices curiates [Ib., p. 1394]. De même, quand les comices judiciaires étaient convoqués pour une affaire de parricide, l'accusé était cité à comparaître per cornicinem [Ib., p. 1394] : le cornicen sonnait devant sa porte et répétait ensuite ce signal du haut de la citadelle. Il n'y avait sans doute pas de cérémonie religieuse et publique de quelque importance, où cet instrument de musique n'eût sa place. Nous le trouvons mentionné dans les fêtes des Bacchanales, qu'il accompagne de ses accents rauques et profonds", sans doute à la façon dont les enfants célèbrent aujourd'hui encore le carnaval moderne. Dans la religion privée, il sert aux funérailles 75 somptueuses, ainsi que la tuba, et on le voit aussi prendre place sur certains monuments qui se rapportent aux cérémonies nuptiales 76. Enfin, dans les jeux de l'amphithéâtre, les différents actes de la représentation étaient annoncés par des sonneries de trompettes 77 [LUDI], où le cornu jouait certainement un rôle, car sur une belle fresque de Pompéi, à côté d'un goupe de gladiateurs qui paraissent entourer un vainqueur vers lequel une Victoire tend une couronne, nous voyons un autre gladiateur revêtu de son armure qui tient le cornu et sonne sans doute une fanfare en l'honneur de l'heureux combattant (fig. 1957)". E. POTTIER.