Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article DAEMON

DAEMON, 6cii zs v. Il n'y a point de terme, dans la langue religieuse et philosophique des Grecs, qui soit plus III. complexe, dont l'interprétation dépende davantage d'un milieu, d'une époque ou d'un système déterminés. La multiplicité, la variété des acceptions diverses de ce mot, étudié dans toutes ses nuances, est telle, qu'on peut dire sans exagération que l'esprit hellénique s'y reflète en quelque sorte avec toutes ses qualités de pénétration philosophique, d'imagination poétique, soit riante, soit sombre; il lui a confié ses inventions sur l'action de la divinité dans le monde, sur la nature et la destinée de l'âme humaine, sur la part du surnaturel dans la vie; après en avoir fait le terme le plus auguste du langage, il l'a laissé déchoir de degré en degré, jusqu'à n'être plus que le symbole du mal sous ses diverses formes. Si différentes cependant que soient les significations que ce mot revêtit à travers les âges, elles dérivent toutes logiquement de l'acception primitive qu'il a chez Homère et chez Hésiode. 1. Le daemon chez Homère. D'une manière générale, le daemon dans l'épopée primitive désigne la divinité en tant qu'elle exerce sur l'humanité une action ou bienfaisante ou funeste. OEÔç est la personnalité divine, conçue à l'image de l'homme, douée d'organes, de passions, de besoins comme luit ; Sc(µttly suggère l'idée d'une puissance secrète, indéfinissable, à laquelle tous les dieux participent et par laquelle ils font sentir leur supériorité à l'homme. Il se comporte vis-à-vis de euh comme numen vis-à-vis de persona divina 2, avec cette différence que le numen des Latins est toujours une influence vague et impersonnelle, tandis que le Saip.nly d'Homère est cette même influence entrevue, pour chaque cas particulier, avec une forme personnelle et arrêtée. Par un de ses aspects le mot Saipov suggère l'idée plus récente de providence 3 : c'est quand il s'applique à une intervention favorable des dieux. «Puisse un démon te ramener dans la patrie t » dit à Amphinomus un des prétendants. « Un démon a calmé les flots », dit Ulysse à propos d'une navigation heureuse `. Tel est encore le sens de l'expression : aûv Sa(p.oat, qui se rencontre seulement dans l'Iliade Toutefois les passages d'Homère où Saimv suggère l'idée d'une intervention favorable des dieux sont des exceptions ; ceux où il implique le sens d'une action funeste sont beaucoup plus nombreux, surtout dans l'Odyssée On l'y rencontre souvent avec les qualificatifs aauï(Eptic, xa),E7roç, mals, ou des déterminations analogues : « le dessein funeste d'un démon » ; « un démon tramait des desseins funestes 7 ». Un démon mauvais fait souffler le vent contraire qui arrête Ulysse ou le ramène chez Ca DAE 10 DAE lypso 8 ; un démon encore fait tomber des mains de Teucer l'arc au moment où il va frapper Hector 9 ; c'est l'intervention d'un démon qui dessèche la terre devant les yeux de Tantale et fait disparaître le mirage d'un succulent repas f0. Le démon obscurcit l'intelligence et l'abuse sur le sens vrai des choses" ; il anime d'une force irrésistible le combattant qui bondit sur l'ennemi dans la bataille pour lui donner la mort72; il personnifie cette mort même au point d'en exprimer franchement l'idée ". Dans un passage de l'Odyssée, d'ailleurs isolé, le démon s'oppose aux dieux, comme l'auteur d'une maladie qui frappe le père de famille, tandis que les dieux l'en délivrent ". Cette signification défavorable attachée à l'action du daenion, éclate surtout dans l'adjectif ôc, v:o; le ; chez Homère, cet adjectif est toujours au vocatif et appliqué à des personnes humaines, par exception à des divinités dans des circonstances qui les mettent de plain pied avec des mortels 16. Il convient à tous les êtres humains, placés dans une situation singulière, par l'action mystérieuse et le plus souvent funeste des dieux. L'homme est ôoetµovto; quand il est ainsi frappé par une puissance surnaturelle, sans que l'on puisse au juste attribuer ses épreuves à l'intervention d'un dieu déterminé. Mais il n'est jamais daemon lui-même ; Homère a pu dire d'Hector 17: «IL passait pour un dieu (Oeds) parmi les hommes ». Il n'aurait pu dire : Hector passait pour un daemon. C'est ainsi encore que nous rencontrons fréquemment Osoe(xe),o;, ioiOeos, etc., et d'autres déterminations semblables ; rirais ii n'y a point de composé de d c;sv qui mène à une idée analogue ; à l'exception de ôxtµwto;, dont le sens est tout différent, nous ne trouvons chez Homère que dn6toSa(uwv, appliqué à un homme qui est un favori des dieux, un enfant gâté du destin ". Mais de ce que le mot Sx(µwv personnifie le plus souvent l'action divine sur les mortels, il s'ensuit qu'il se substitue sans peine au mot Oed;, c'est-à-dire à la personnalité divine elle-même. Dans un grand nombre de passages, Sd(cwv n'est qu'un synonyme de Oeds ; et sauf une nuance, qui pour les modernes est à peine sensible, on peut mettre Oed; partout où Homère a mis ôa(v.wv; sans restriction aucune quand Sa(uwv est au pluriel f9. Nous avons déjà dit que la substitution inverse ne serait pas possible toujours. ax(uwv au sens de Oei; s'emploie au pluriel, tout comme numina, surtout à partir d'Auguste, est pris simplement pour dii" Les démons, en tant que dieux, sont multiples ; mais la tendance du mot à affecter, surtout la forme du singulier chez Homère, est telle, qu'un grand nombre d'interprètes y ont vu une sorte de profession de monothéisme instinctif 2t, un hommage inconscient à la force cachée qui se manifeste dans les phénomènes de la nature et dans la destinée de l'homme. Les commentateurs ont remarqué que le mot 2S1 ; ne se rencontre pas encore chez Homère82 : c'est ôaf1uv qui le plus souvent en tient lieu, là surtout où il est dit des puissances divines qu'elles filent les destinées des mortels 23. En dépit de ces apparences abstraites, le 'eaivwv n'enest pas moins, aux yeux d'Homère, une réalité concrète, une puissance expressive, qui ne porte pas en elle-même son caractère distinctif et invariable, mais dont les traits se déterminent suivant les circonstances où le poète la fait agir. II. Le Daemon chez Hésiode. Chez Homère les dieux seuls participent à la puissance démonique ; il semble qu'Hésiode la communique également à l'homme, et c'est, en effet, ce qu'affirme le plus grand nombre des commentateurs : il serait plus exact de dire qu'Hésiode a ouvert les voies à ceux qui, plus tard, au lieu de rattacher les démons aux dieux, ont admis que, dans certains cas, ils avaient une origine humaine. Ce qui appartient en propre à Hésiode, c'est d'avoir appelé démons des êtres intermédiaires entre les dieux et les hommes, et de les avoir chargés, dans l'organisation du monde, de fonctions qui, chez Homère, sont uniquement dévolues aux dieux. L'épopée primitive attribuait aux dieux et aux hommes une origine commune " ; elle ne reconnaissait entre eux d'autre différence de nature que l'immortalité ; mais déjà pour Homère l'humanité est déchue de sa condition première ; les dieux, pour surveiller les actions des hommes, descendent sur la terre sous la figure d'étrangers 25. D'autre part, les Phéaciens de l'Odyssée qui entretiennent un commerce immédiat avec les dieux et possèdent des prérogatives surnaturelles 26 ; Leucothéa, devenue déesse marine après avoir été de la race mortelle"; Ménélas, qui, une fois mort, va habiter dans les plaines de l'Élysée sur les confins de la terre, sont des êtres privilégiés qui, sans appartenir au monde des dieux, sont cependant supérieurs à celui des hommes. C'est cette conception qui se retrouve dans le mythe des âges d'Hésiode 23, où il est question de daemones, et dans un passage de la Théogonie, où Phaéthon est appelé démon divin" . Ces êtres démoniques sont ceux de l'âge d'or, qui, sur la terre, « vivaient semblables aux dieux, exempts de soucis, ignorant le travail et la douleur; ils ne connaissaient point la vieillesse énervante; mais, doués d'une vigueur toujours égale, ils se divertissaient dans des festins, loin de tous les maux... et quand la terre les eut cachés dans son sein, ils devenaient, par la volonté du grand Zeus, démons illustres, répandus sur la terre, gardiens des hommes mortels ; ce sont eux qui observent les actions bonnes ou mauvaises et, enveloppés d'un nuage, s'en vont à travers le monde, distribuant la richesse ; car telle est leur fonction royale. » Les êtres ayant appartenu à la race d'argent, sans être appelés démons, ont de même un caractère surnaturel ; ils deviennent, après leur trépas, mortels bienheureux, mais souterrains 30. Si l'on remarque qu'à ces deux générations fabuleuses, les héros qui conquirent Troie ou combattirent sous les murs de Thèbes ne succèdent pas immédiatement, mais qu'ils en sont séparés par la race tout aussi fabuleuse issue du frêne et bardée d'airain, on en peut conclure que les démons issus de la race d'or et les gardiens des mortels placés sous terre, n'ont jamais été des hommes au sens vrai du mot, mais qu'ils sont « les éléments du monde dans une conception morale et religieuse n. » Nous voyons d'autre part, par les fonctions dévolues à ces étres intermédiaires, qu'ils n'ont de commun avec l'humanité que leur premier nom. « Ils sont au nombre de trente mille suif la terre fertile les Immortels que Zeus a donnés pour gardiens aux hommes mortels; ce sont eux qui, enveloppés d'un nuage, et errants par toute la terre, observent les actions justes et les oeuvres criminelles ; et parmi eux figure Dicé, la fille de Zeus, vierge illustre et vénérable pour les dieux qui habitent l'Olympe 33. » On peut lui adjoindre Némésis etAïdôs, qui, se voilant de leurs blancs vêtements, quittent un jour la terre souillée de crimes et retournent parmi les dieux 33. Phaéthon, appelé par le poète démon divin, lorsque Aphrodité l'eut ravi à la terre et en eut fait le gardien de son temple, c'est-à-dire du ciel, et les Nymphes filles de Zeus, à qui Hésiode a également donné le nom de démons, en leur attribuant une durée limitée 31, appartiennent à la même conception mythique. Les démons, pour Hésiode, ne sont donc autre chose que des êtres intermédiaires entre les dieux et les hommes, personnifiant tantôt les vertus et les qualités morales, tantôt les forces cosmiques, celles-là surtout qui sont en quelque sorte mêlées d'une façon intime à la vie des mortels. Au-dessous des démons figurent les héros qui sortent de l'humanité et touchent aux temps historiques d'une part, à la période fabuleuse de l'autre; enfin viennent les hommes. Et c'est ainsi que Plutarque a pu dire d'Hésiode que, le premier, il a systématiquement classé tous les êtres doués de raison : les dieux au sommet; au-dessous d'eux les démons, puis les héros, qui comprennent les demi-dieux, et enfin les hommes 35. Buttmann 3G et d'autres mythologues après lui, remarquant qu'on chercherait vainement chez Homère une conception analogue à celle des daemones d'Hésiode, lui attribuent une origine orientale. Il n'est pas contestable en effet que les Pervers (anges gardiens) du parsisme (fravashi 37), les pitaras, ancêtres déifiés et les spapas 38, génies de Varouna qui, dans le Rig-Véda, surveillent les infractions à la justice, ont avec les démons du mythe des âges une grande ressemblance ; de méme les dii »fanes de l'antique religion de l'Italie. Mais on aurait tort d'en conclure, comme Welcker l'a démontré, que les démons d'Hésiode sont autre chose que le développement d'une antique croyance, commune à toute la race aryenne. Tandis que les Achéens, les Ioniens et les Doriens, hommes d'action et d'aventures, ont laissé cette tradition à l'arrière-plan, de leurs fables, les Éoliens, bergers paisibles et laboureurs besogneux, à qui la Grèce doit d'autres mythes semblables, ceux de Prométhée, de Pandore, d'Ogygès, etc., ont exprimé ainsi avec une sorte de prédilection la croyance à la décadence du monde, et aussi la théorie d'une certaine immortalité méritée par les âmes héroïques. Il en est résulté la définition plus exacte d'une classe de divinités intermédiaires ; Homère les connaissait déjà, mais il en avait laissé indécises et la généalogie et la nature : telles sont, par exemple, les Prières de l'Iliade, filles de Zeus, qui réparent les désastres causés parmi les mortels par Até 39 ; telle est Até elle-même, irpfc€x Atà; Ourl'n1p L0, et Ossa, Atôç âyytao; 41, dont les fonctions rappellent de tous points celles qu'Hésiode prête à ses démons. Il y a cette grande différence entre Homère et Hésiode que ce dernier rattache davantage ces personnifications à la race des mortels ; c'est que pour lui les hommes sont déchus et les dieux relégués au loin. Mais, même chez Hésiode, les héros seuls sortent directement de l'humanité réelle; seule la personnalité des héros est réelle et historique; celle des démons est fantastique, idéale et en fait divine. III. Le Daemon apdno),oç. Le rôle de ces démons dans l'organisation du monde est d'assister les dieux à titre d'auxiliaires et de ministres. Les Grecs leur ont donné, pour exprimer cette fonction, le nom de ne ivoaot, dont l'origine est incertaine, et que Platon explique par oI Énéuevot Otoiç ôait.iove; L2. Phaéthon, dans la Théogonie, est un npôno)505 d'Aphrodite ; de méme Dicé, dans les OL+'uvres et les Jours, est aoéno),o; de Zeus ; Lucien dit d'une divinité de ce genre, attachée à la personnalité de Zeus : tinaSôç 'ttç ôaip.orv icéusvoça3. Il ne faut pas confondre ces divinités subordonnées avec les Otài a iF,Eepot, les atigwuot ou aûvvxot, qui sont associés au culte d'une divinité principale, sans être expressément invoqués dans les prières et pour les sacrifices 44. La classe des démons npéno),ot est particulièrement nombreuse, et ils n'ont pas été moins vivants dans l'imagination des Grecs que les grands dieux. Quelques-uns d'entre eux sont aussi anciens que les dieux euxmêmes ; d'autres sont le produit de la réflexion qui, détaillant les forces de la nature physique et les sentiments de l'âme humaine, les personnifie successivement dans quelque être de nature démonique, sauf à le rattacher au culte de la divinité principale d'oit ils étaient issus. Deux raisons les multiplièrent à l'infini : la première est la nature même de l'imagination hellénique, qui revêt de contours arrétés tout ce qu'elle enfante dans le domaine des conceptions morales et religieuses. La seconde est le développement d'une sorte de pessimisme qui se figure le monde comme déchu, et les dieux relégués au loin, dédaignant toujours davantage d'intervenir personnellement dans les choses mortelles. En se pliant à la fantaisie, aux faiblesses, aux besoins et aux passions de chacun. ces êtres intermédiaires offraient à la piété individuelle un appui plus immédiat, les ressources d'une communion plus intime 45. Ce furent en premier lieu les prérogatives et les surnoms des dieux qui, se détachant de leur personne, étaient personnifiés à leur tour et devenaient des démons, ministres de leur puissance. Tels sont Péon, Thémis, Némésis, Opis, Agyieus, Aegeon, Glaucus, les Heures, les Parques, les Muses, les Charites, les Eilithyies, d'abord personnifiées en nom collectif, puis recevant des noms et des caractères distincts. L'imagination des foules morcelle ainsi l'être d'une divinité, trop complexe pour qu'elle en em DAE 12 DAE brasse à la fois tous les aspects. Welcker remarque qu'il y a là plus qu'un jeu d'esprit et qu'un procédé poétique ; ces personnifications sont si bien adaptées à leur objet, qu'on y reconnaît l'évolution progressive du sentiment religieux ; grâce à son caractère imagé, elle enrichit et embellit la langue. Ces personnifications se partagent les emplois divers et les actions des grands dieux ; elles servent à orner leur culte. Elles sont comme les rameaux issus spontanément d'un tronc vigoureux, et les anciens mythologues, pour les désigner, emploient l'expression générale : oi 7reel, oi nepi T jv e 'rpa, Satgaov Twv é L l mtévuaov, 7epl T v 'ArpoE(TVfv. Le plus souvent ces npôno),ot sont au nombre de trois, ou de trois fois trois ; quelquefois aussi au nombre de cinq ou de sept. Les chiffres pairs sont plus rares 46. Le prototype d'un grand nombre d'entre eux est Hermès, le dieu des services spontanés et gratuits '7 ; c'est lui qu'Homère charge de conduire Priam au camp d'Achille ; c'est lui qui porte un message à Calypso, qui tue Argus pour le compte d'Héra, qui sert de guide à Ulysse, qui mène Héraclès aux enfers ; son caducée est une vraie baguette magique avec laquelle il charme et endort : »rît; T'âv pô]v ôuzcTa. f ayez 48. Les 1107coaot sont particulièrement nombreux autour des divinités mystérieuses et chthoniennes ; dans la légende de Dionysos ils offrent à l'art et à la poésie un long cortège de figures.gracieuses et riantes, tandis que celle de Déméter, de Cora et d'17adès est l'occasion d'un grand nombre de personnification, sombres et terribles. On y voit se multiplier les êtres démoniques à face sinistre ou mélancolique : les Songes, Hypnos, Thanatos ; ce dernier employé d'une manière si heureuse par Euripide dans le drame d'Alceste. Les passer tous en revue reviendrait à faire l'historique d'une bonne partie du polythéisme grec. Il est parlé dans des articles spéciaux de ceux qui ont pris une place importante dans les croyances et dans l'art. Bornons-nous à remarquer que c'est parmi les personnifications démoniques du cortège de Dionysos et de Déméter qu'il faut chercher surtout les Sa(uovec xaOâpatot, éYviTat,tpé tot, âno7rép.nrtot, dont le culte, inconnu d'Homère et d'Hésiode, prit, à partir du vin° siècle, une importance considérable "e. Quel que soit leur caractère, riant ou sombre, quelle que soit leur action, bienfaisante ou funeste, toutes ces figures démoniques dérivent du mythe des âges et rappellent, les unes les gardiens terrestres (èntyîévtot (1ûisaxeç) des mortels, les autres les esprits souterrains (zo OoVtot .t. xn aÇ), qu'Hésiode avait définis. Mais elles ne forment pas à proprement parler une classe à part; elles se confondent avec les dieux; elles ne sont que la monnaie des grandes divinités; tant que nous demeurons dans les limites de la religion populaire, les démons chez les Grecs sont d'essence divine et non humaine, leur personnalité est fugitive, non permanente, dans un grand nombre de cas. C'est aux Sa(p.ovee 77p67Co)sot que se rattachent d'ailleurs un grand nombre de personnifications poétiques, voisines des abstractions personnifiées, qu'emploie à profusion la poésie latine chez Martianus Capella, chez les poètes latins du moyen âge et chez les troubadours leurs successeurs. Il y en a chez Homère, comme Phobos et Deimos, Éris, Enyo, Cydoimos, Alcé et Iocé, Phyza, sans oublier Até, les Prières, Ossa, dont il a déjà été question ; chaque fois que le poète les emploie, le caractère spécial de son imagination les doue d'une personnalité qui, pour être fugitive, n'en est pas moins expressive et vivante. Chez Hésiode ces figures, en se multipliant, perdent de plus en plus de leur réalité : la plupart oscillent entre l'allégorie et l'image, entre l'être et la personne. Les poètes de l'âge suivant continuent dans cette voie. Pour ne pas multiplier les exemples, qu'il nous suffise de citer Théognis, nommant l'Espérance et le Danger de redoutables démons 50 ; Euripide, qui dit de l'Ambition qu'elle est le pire des démons 51, et enfin un fragment de Ménandre, où Zrt),oTu7da est critiquée à titre de Soi(u sv v oe ou ea(p.tov Bee.c 5s IV. Daemon et Tyché. Le démon, personnifiant l'influence divine sur la destinée de l'homme et les choses mortelles, est dans un rapport étroit avec toutes les divinités que le sentiment religieux des Grecs charge en général d'en expliquer les mystères, c'est-à-dire en premier lieu avec Moira et Tyché 53. Les anciens avaient déjà remarqué que Tyché est inconnue d'Homère; elle apparaît pour la première fois avec le caractère démonique dans la Théogonie d'Hésiode u4. En revanche, l'épopée homérique est dominée par la figure aussi grandiose qu'indécise de Moira. C'est que Moira personnifie la destinée régulière qui attribue à chaque être une place fixe dans l'ordre universel ; elle répond à la vivacité du sentiment primitif qui voit dans l'organisation du monde l'accomplissement d'une volonté supérieure, d'une loi inévitable. Tyché, au contraire, personnifie la destinée variable, incertaine, capricieuse; elle s'impose d'autant plus aux imaginations, que la croyance à la justice et à l'ordre divins s'affaiblit davantage. Quant au Sa(po]v, il représente la destinée dans ce qu'elle a d'inéluctable, d'absolu, et par suite de funeste. Plus le sentiment religieux baisse, plus l'importance de la Moira diminue, tandis qu'on voit grandir celle de Tyché, et Daemon, à côté de Tyché, prendre une expression plus vague. Chez Homère, le Daemon partage avec la Moira l'administration des choses humaines; il en exprime surtout, nous l'avons vu, le côté redoutable, et le plus souvent suggère une impression pénible. Filant la destinée des mortels, il finit par s'identifier avec elle ; c'est dans ce sens qu'Hésiode dit à Pensés 56 : oa(uovl i'oïoc Érafla, ri pyoi ecrOal àcomvov, c'est-à-dire : « Quel que soit ton sort, que tu sois riche ou pauvre, etc., c'est le travail qui est le meilleur parti. » Plus tard nous trouvons Daemon et Tyché employés de concert dans les expressions bien connues : )(ct.« Salgova xat xnTâ auvTU~(cev, b Sa(pwv xai r T6 ) 56. Un vers d'Euripide y associe Moira : "53 tTVta goipa xai'rs x Saigasv T' écoc, dit Agamemnon forcé de sacrifier sa fille ; et Clytemnestre lui répond, associant à la destinée du roi la sienne propre et celle de sa fille : K«uôç ys xai 1-7* S' e[ç Tpuov 60r6 tp.ovtsv 57. Dans tous ces passages et dans d'autres semblables, Sa(uwv conserve toute l'énergie de sa signification homérique, celle d'une influence personnifiée, à laquelle l'homme tenterait vainement de se soustraire. Plus tard, au contraire, le mot Sa(p,wv se vide en quelque sorte du caractère divin qui le détermine; il équivaut à DAE 13DAE casus; e TUX:li;, Suera/'4 sont à peu près identiques b. ebSz(pwv etcaca awv. D'autres adj ectifs composés,comme xaxoSa(µwv, (iapuî;a(amv, indiquent également que le simple Sa(µwv tend à devenir l'appellation d'une puissance indifférente. C'est ainsi que l'emploie Aristophane lorsqu'il fait dire à un esclave : « Le Daemon ne nous laisse même pas disposer de notre corps 58.» Ici daemon signifie simplement: malchance. L'expression peut tomber plus bas encore : Pausanias l'emploie en parlant d'animaux avec le sens de casus 59. On s'appuie d'ordinaire sur l'antiquité et sur la fréquence de l'emploi de oa(uwv au sens de destinée, pour le rattacher étymologiquement au radical da, dare, Saisty, Sxhogat, S«aaaAat 60. On dit alors que ôa(µcov est identique à Svcrtiuwr et on rappelle que, chez Hésiode, les démons, sont appelés aaouroScirtu, qualificatif dont on rapproche celui de SwTrpe; M6,v donné aux dieux par Hésiode et une fois aussi par Homère G1. Cette étymologie a pour elle de faire rentrer S«(p.cov, personnifiant la destinée invincible, dans la catégorie des divinités primitives dont le nom implique l'idée de partage, telles que Moira et Némésis. Ace titre, elle nous semble préférable à celle que l'antiquité elle-même avait adoptée et que l'on trouve définie pour la première fois dans le Cratyle n; Sa(u.wv, suivant Platon, serait identique à ôarlawv ; ce nom aurait été donné aux hommes divinisés de l'âge d'or: ort tppdvtp.ot xai Sar'luovtç aav. L'homme vertueux après sa mort, ajoute le même auteur, devient démon, xarâ Trv t5i; ?poV7 este é-tuvua(av. Cette étymologie, justifiée par un fragment d'Archiloque, lequel se prête. d'ailleurs à une autre interprétation n, a le grave inconvénient d'expliquer le mot SaN.wv par des idées qui n'y étaient pas contenues à l'origine. Il est plus vraisemblable que cette personnification du sort qui s'impose à tous les hommes de par la volonté des dieux dérive de la notion du partage qui est au fond de toutes les conceptions primitives touchant l'organisation de l'univers. Il est vrai que Welcker ne retient l'identité de Sa(p.wv aai p, eov, Sar p.wv que comme une preuve de la spiritualité dont les Grecs ont pénétré leurs dieux à figure humaine ". Ils ne les ont pas conçus, dit-il, à la façon des sauvages de l'Afrique, divinisant leurs chameaux, leurs lamas ou tout autre être bienfaisant; pour les Grecs, le divin réside dans la nature spirituelle, dans la vis abdita quaedam, qui se manifeste par les phénomènes de la nature et par les événements de l'histoire. C'est cette force intelligente qu'ils auraient appelée du nom de aa(l,.siv, et de ce sens primitif serait dérivé celui d'être intelligent et sage qu'il possède chez Hésiode et qui domine chez les philosophes. Quoi qu'il en soit de cette discussion où chacun peut prendre parti suivant ses préférences, que l'on fasse prédominer dans le mot daemon la notion de partage ou celle de clairvoyance, il exprime surtout, durant la période classique, celle de la destinée inéluctable, et il n'y a point d'expression plus forte dans la bouche des Grecs pour en rendre l'idée. Il la personnifie d'une manière générale ; mais il sert aussi à donner un corps à la puissance mystérieuse qui règle le sort des nations sur les champs de bataille 65. L'envie des dieux, cette singulière influence qui, aussi bien chez les historiens que chez les poètes, cherche à rendre compte des revers extraordinaires frappant les rois et mettant aux prises les peuples n, suggère souvent le mot daemon et toujours en implique l'idée. L'esprit vengeur qui, au sein des familles héroïques, engendre les meurtres, liant la peine au crime, l'expiation à la faute, et fait le plus souvent de l'expiation un crime nouveau jusqu'à l'apaisement de la justice divine, est appelé par Eschyle Sx(u.wv yivva; ou âa«atwp 67. Ce démon des vengeances héréditaires et des crimes inoubliables au sein d'une même race est l'âme de la trilogie connexe. Lorsque le forfait à expier est du ressort des Erinyes, c'est-à-dire quand il s'agit de venger les lois saintes qui régissent l'organisation de la famille, le démon tragique s'incarne dans les Érinyes, qui sont alors appelées â),âa'cope; G8. Le démon qui châtie l'ambition de Xerxès est simplement une puissance funeste faisant rentrer dans l'ordre et dans la mesure le souverain qui a empiété sur les dieux; Alastor ou le démon des familles est un justicier divin qui venge la morale outragée 69. Apaisés par l'expiation, l'un et l'autre rentrent dans le repos et se transforment, le cas échéant, en divinités secourables et bienfaisantes, comme les Euménides dans la conclusion Enfin le démon personnifie la destinée individuelle, heureuse quelquefois, le plus souvent misérable. Ce sens est fréquent chez les tragiques postérieurs à Eschyle, tandis que le démon des familles, sous l'influence d'une morale plus humaine, s'efface de plus en plus de leurs drames. Lorsque OEdipe a découvert le mystère de sa naissance et de son mariage, le choeur gémit sur l'instabilité du bonheur chez les hommes : « 'l'ov adV Toc 7eup Setyl,.'t'wn, TÔv aôv H(J.OVS, ¶09 aôv, W Ta[UOV OLS(7:osx, F'po'7c.sv oüôiv uaxxpi w10. Électre déplorant la ruine de ses espérances, alors qu'elle croit tenir dans ses mains les cendres de son frère, s'en prend au démon funeste qui s'est acharné sur Oreste et sur elle : 6 Suaruy?i; ôaip.wv b ad; Te xâuô; ' . Comme il s'identifie avec un individu, le démon, chez le mème homme, se limite à un certain temps; de là. l'expression : €7t0pwv Sx(µwv'a. Lehrs insiste avec beaucoup de raison sur les difficultés qu'offrent des expressions de ce genre pour la traduction dans les idiomes modernes 73 ,aiuwv étant toujours une puissance agissante et personnelle, on l'affaiblit en le rendant par le terme abstrait de destin qui répond surtout à Tyché et seulement aux temps de la décadence du sentiment religieux. Il y a d'ailleurs chez les tragiques un certain nombre de passages où 6ai DAE 14 -• DAE o'n est associé à TsSy u pour en renforcer le sens et lui donner un relief plus personnel. Le messager qui, clans les Perses, annonce à Atossa la défaite de Xerxès, dit qu'un démon a anéanti l'armée en inclinant la balance (vers les Grecs) par une destinée inégale : b (utov... oûx iaoppé,us Dans la même tragédie nous trouvons: Tôv zb ivzidi (u.°v' oiettTv 'nlys Ç 76, Cette association est fréquente, surtout chez Euripide 7E. Dans le Cyclope, le poète fait dire à Ulysse protestant contre l'impiété du héros : « Ne faudrait-il pas croire (si Polyphème triomphait) que Tyché est un daemon, ei que le pouvoir des daemones est inférieur à celui de Tyché ?» Le démon au temps d'Euripide est toujours une personnification réelle, objet de la foi religieuse "; Tyché, dans laquelle on mettait surtout l'instabilité capricieuse du sort, tend de plus en plus à n'être qu'un mot vide, un pouvoir indéterminé que le scepticisme cherche à substituer à l'action des dieux. Longtemps cependant les deux figures du Daemon et de Tyché se sont fait pendant dans la mythologie et dans l'art helléniques, comme deux divinités de sexe différent et d'action à peu près égale78. On les vénérait avec le qualificatif de bon, secourable (Ayaiolaiµwv, Ayali %ri) ; Euphranor et Praxitèle les avaient représentés par des statues restées célèbres, le premier à Élis, le second à Athènes 79. L'Agathodaemon d'Euphranor avait les traits d'un jeune homme portant d'une main la corne d'abondance. de l'autre une gerbe d'épis et de pavots ; l'Agathe Tyché ceux d'une belle femme avec la corne d'abondance et le polos. Pline, qui nous a transmis ces détails, traduit leurs noms par Bonus Eventus et Bona Fortuna, le premier se rencontrant déjà chez Varron, qui lui donne pour pendant Lympha 80. L'un et l'autre sont la personnification de la prospérité, de la fertilité d'un territoire : « Nec non etiam precor Lympham ac Bonutn Eventum, quonialn sine aqua amuis arida ac misera agricultura, sine successu ac Bonn Eventu frustrant) est non cultura. » Seulement ce qui pour les Grecs est une vraie personnalité divine, est rabaissé par l'écrivain romain au rang d'une abstraction pieuse [AGATHODAEMON, Bonus EvENTUS]. L'Agathodaemon était vénéré dans certaines contrées aux Pithoïgies attiques, c'est-à-dire le jour où l'on goûtait pour la première fois le vin de l'année 8f. On l'invoquait même dans les repas ordinaires, avec une libation de vin pur, tandis que Zeus Soter recevait une libation de vin mêlé d'eau. La libation de vin pur était d'ailleurs personnifiée ellemème dans le démon Acratos, encore appelé Chahs ; et cette libation s'appelait : aadvbat Oa)ixpTOt 83. Pausanias raconte que ceux qui s'apprêtaient à descendre dans l'antre de rl'rophonius se soumettaient à plusieurs jours de jeûne dans une chapelle dédiée à Agathodaemon et à Agathe Tyché 83. Des inscriptions et des témoignages des auteurs parlent de confréries, nommées Agalhodaemonistes, qui se rattachaient sans doute au culte de Dionysos ; la libation au bon Daemon était cause que ce dernier était identifié souvent avec le dieu des vendanges. Au lieu de l'Agathodaemon on trouve aussi, comme pendant à Tyché, le dieu Tûjwv, dont les attributs sont ou le phallus, symbole de la fécondité, ou le serpent 84. V. Le Daemon personnel. Ces diverses personnifications incarnant la destinée de l'humanité en général, des nations, des villes et des individus, conservent au démon son unité, et peuvent être considérées comme les applications multiples d'une seule puissance divine. Mais plus ces applications devenaient fréquentes, plus le démon unique tendait à se morceler en une foule de divinités particulières, à se résoudre en autant de démons qu'il y avait d'hommes. La philosophie devait conspirer avec le sentiment religieux à donner à chacun son démon propre, et l'évolution dualiste à en inventer deux, un bon et un mauvais, pour chaque existence. Les premières traces de ce démon personnel se rencontrent chez Pindare, invoquant Zeus en faveur de Xénophon : alEvoxévToç EûOuve ex(p.ovoç oupov B5. Chez Esehyle le démon est presque toujours ou indéterminé et collectif, ou employé au pluriel comme synonyme de 6Ed;, c'est-à-dire que le poète reste dans la tradition homérique. Cependant des expressions comme : bx(uwv xotvôc... «).'oiv, en parlant des frères ennemis, le daemon des Plisthénides qu'invoque Clytemnestre, les réflexions d'Atossa sur l'aveuglement des hommes qui dans le bonheur s'imaginent que le même démon (Tôv a rràv nid Sil nova) fera gonfler leurs voiles, enfin la conception même du démon des familles, acheminent à multiplier les personnalités démoniques 88. Sophocle, qui s'affranchit de cette dernière conception, ne nous offre aucun passage qui d'une façon expresse suppose la pluralité des démons : il en est de mêmed'Aristophane. Chez Euripide au contraire, des exemples de ce genre sont assez fréquents. Andromaque parle du démon funeste 87 auquel elle est comme enchaînée. Admète dit de son démon qu'il est moins favorable que celui d'Alceste. Thésée va combattre sols les auspices de son propre démon et s'affranchir de toute société avec le sort d'Adraste. Nous avons cité déjà le passage d'Iphigénie à Aulis où Clytemnestre remarque que le même démon funeste unit son sort et celui de sa fille au sort d'Agamemnon. Le choeur, dans la conclusion du Rhésus, invoque le démon : b p.tO' ,Suwv 88. Un passage curieux est celui où Antigone dit de Polynice qu'il a expié son crime en livrant son daemon à la fortune : Paix! TŸi Téra Tôv bnLuova, c'est-à-dire sa personne à la mort". Pindare déjà avait invoqué le ôalwv yev,0ato; 90, celui, comme l'expliquent les scholiastes, qui dispose de la vie depuis la naissance, que l'homme reçoit en partage lorsqu'il vient au monde. Contrairement à la tradition homérique qui n'admet pas seulement le même démon pour tous les hommes, mais attribue à ce démon unique une action double, tantôt favorable, tantôt funeste, Pindare paraît en admettre deux pour chaque homme : Coronis, dit-il, fut vaincue par le démon contraire qui la poussa au mal 91. DAE 15DAE La première expression poétique de ce dualisme dans la multiplicité des démons personnels nous est fournie par Phocylide, s'il en faut croire Clément d'Alexandrie°2: « Il y a différentes espèces de démons répandus parmi les hommes, les uns qui les délivrent du mal et les autres... » et l'auteur ajoute, sans continuer la citation, qu'il est question ensuite de démons mauvais (cea ot Ss(uoveç). Théognis de même a dit « qu'un grand nombre ici-bas, doués d'un esprit mauvais, ont pour compagnon un bon démon; tandis que d'autres, avec beaucoup de sagesse, sont victimes d'un démon mauvais °3 ». Un passage d'Isocrate nous donne à entendre que la vénération craintive des hommes avait pour objet des démons funestes dont on cherche à détourner l'influence par des conjurations, et il les oppose aux dieux favorables °'. La croyance au démon personnel, multiple et par suite de nature double, gagne du terrain à partir de la guerre du Péloponnèse, sans toutefois devenir universellement populaire. Lehrs explique par cette croyance l'expression proverbiale de : 'Avayupdctoç Sxiuwv, et autres semblables qui s'appliqueraient, suivant lui, à quelque malheur fameux arrivé en un lieu et attribué à l'influence d'un démon spécial". D'autres usages cités par le même écrivain attestent plus clairement la vivacité de la foi hellénique dans l'action des démons bons ou mauvais. Tel est l'usage de consacrer une maison au bon Démon, d'attacher à l'entrée d'une personne , femme ou pédagogue, l'idée d'une influence bienfaisante ou funeste sur les destinées de cette maison. Le cynique Cratès avait la réputation de porter bonheur à. ceux qu'il visitait ; on écrivit au frontispice des maisons : « Entrée pour Cratès le bon Démon °6. Diogène de Sinope, venu en qualité de pédagogue chez un riche Corinthien, fut considéré par lui comme le bon Démon de toute la famille °7 ; un poète grec dit qu'en épousant une jeune fille, « un homme amène chez lui un démon bon ou mauvais. » Démosthène est, pour Eschine, en proie à un mauvais démon, dont l'influence pernicieuse agit sur tout ce qui l'environne 98 : «Gardez-vous, dit l'orateur, de couronner le mauvais génie de la Grèce, et préservez-vous du Daemon de la Fortune qui s'est attachée à cet homme. » Dans le même temps Ménandre formulait en ces termes la croyance aux démons chez les hommes éclairés 99 : « Tout homme, à son entrée dans le monde, reçoit pour compagnon un bon démon, qui lui servira de guide (p.ucrxywyi;) dans la vie. Mais n'allez pas croire qu'un démon mauvais puisse jamais nuire à l'homme de bien. » Le poète veut par ces derniers vers réfuter l'opinion de ceux qui prétendaient qu'un sort aveugle décidait du démon de chacun 100. « 0 le dur démon, qui m'a reçu en partage! » s'écrie un berger chez Théocrite, se faisant l'interprète de ce fatalisme décourageant 101. VI. Le Démon subjectif. Quoique ce dernier appartienne plutôt à l'histoire de la philosophie qu'à celle des antiquités, il est indispensable d'en dire quelques mots ; car il a contribué pour sa grande part à élaborer l'idée populaire du démon personnel et aussi celle du démonihéros dont nous parlerons plus loin. Lorsque la philosophie, dissertant sur la nature de l'âme humaine et de l'essence divine, chercha dans la langue usuelle le mot auquel elle pîit confier le résultat de ses investigations, elle y rencontra le mot daemon : l'emploi même qu'en avaient fait les plus anciens poètes, Homère et Hésiode, le prédestinait it ce rôle. D'une part, il semblait s'y être réfugié une sorte de monothéisme primitif ; et d'autre part, dans le mythe des âges, la croyance à l'immortalité des âmes héroïques s'était incarnée en lui. Pour Thalès, Héraclite, Démocrite et Empédocle, une âme divine pénètre l'univers; elle est comme le réservoir commun d'où toutes les âmes particulières dérivent 103. Parménide appelle Démon la divinité suprême qui des deux principes contraires tire tous les êtres de l'univers 103. Un fragment de poésie orphique dit de Zeus qu'il est « la seule puissance, le seul Démon ». Ainsi encore Critias, un des trente et disciple de Socrate, appelle démon la force unique que l'homme percoit sous les phénomènes variables du monde S0'. Ce monde est conçu ensuite comme peuplé d'âmes et de démons; chez Empédocle tout ce qui touche à la divinité, soit qu'on la comprenne à la façon des anciens poètes, soit qu'on la définisse comme Xénophane ou Parménide, reçoit le nom de démon'''. Tandis que chez Hésiode les démons sont des personnalités réelles, représentant les agents de la nature matérielle comme Phaethon et les Nymphes, ou les forces du monde moral comme Dicé, Némésis, Aïdôs, chez les philosophes les démons sont des entités métaphysiques, des abstractions psychiques. Le démon et l'âme de l'homme se confondent en un seul être : 3j0oç, âvlpGJng1 S«(;xwv 106 Tout au plus Démocrite dira-t-il, par métaphore, que l'âme est la demeure du démon : 'tir oixe'n piov isiuovoç 107. Pour lui, sous l'influence de la théorie matérialiste des atomes, les dénions prennent une forme visible ; ils sont des Eiôod.cs, les uns bienfaisants, les autres funestes, donnant des présages, faisant entendre des voix ; le philosophe formulait le voeu de ne rencontrer jamais que de bons démons 108. Ce sont là des façons de parler populaires; au fond, tous les philosophes confondaient le démon avec l'âme et absorbaient toutes les âmes particulières au sein de l'âme universelle, du démon unique. Les dieux, disait Héraclite, sont des mortels immortels, les hommes sont des immortels mor La théorie de la métempsycose allait mettre de l'ordre dans les générations démoniques remplissant l'univers et les disposer dans une savante hiérarchie 110. L'âme humaine est un démon emprisonné dans la matière , mais il y a des démons purifiés et affranchis qui habitent l'air lumineux, et d'autres soumis à la purification dans les DAE 16 DAE régions souterraines. Les démons de l'éther sont les conseillers, les guides, les amis de l'homme durant son existence terrestre; ceux des enfers sont ou les ministres de la purification, ou les âmes non purifiées encore qui ont à traverser d'autres existences. Phérécyde de Scyros, plus ancien que Pythagore dont il aurait été le maître, avait déjà dit que les astres du ciel étaient le lieu de séjour des âmes purifiées"J : de là elles agissent en qualité de, bons démons sur les hommes mortels ; elles leur distribuent la richesse, elles surveillent leurs actions et en rendent compte à Zeus ". Tel est Arcturus, l'étoile brillante qui remplit le rôle du prologue dans le Rudens de Plaute, morceau qui se rattache, suivant toute vraisemblance, aux enseignements pythagoriciens par le comique Epicharme 13. C'est à cause de leurs fonctions aériennes que les démons sont souvent représentés par l'art avec des ailes 1°. L'identification des démons avec les étoiles, suggérée par la philosophie, se rencontre avec la fable de Phaéthon dans la Théogonie hésiodique, qui fait de ce héros le gardien du ciel et un démon divin. A partir de Phérécyde, le procédé qui transplante la mythologie dans le ciel astronomique fut moins du domaine de la religion populaire que de la poésie savante : on sait comment, à Alexandrie et à Rome, les poètes s'en servaient pour exprimer l'apothéose. Toutes ces théories savantes sur la nature et les fonctions des démons, en mème temps qu'elles se développèrent suivant l'esprit des diverses écoles, se mêlèrent, celles du pythagorisme surtout, dans une certaine proportion, au polythéisme traditionnel; c'est dans les oeuvres de Platon, dans ce qu'elles nous apprennent sur le démon de Socrate, le plus célèbre de tous, qu'il en faut chercher l'expression la plus complète. Elles acquièrent toute la valeur d'un système de religion philosophique, destinée à remplacer l'anthropomorphisme d'Homère "5. Xénocrate, un des représentants les plus brillants de l'Académie, y introduisit, le reprenant d'ailleurs à Empédocle, le dualisme formel des bons et des mauvais démons 18. Avant d'indiquer comment cette démonologie allait fournir un puissant argument aux adversaires du polythéisme, il nous faut parler de l'influence qu'elles exercèrent sur les idées helléniques touchant la condition des âmes après la mort. C'est par là surtout que le démon des philosophes entama les croyances populaires. VII. Le daman-héros. « Celui qui admet trois classes d'êtres distincts dans la religion grecque : Otoi, Sx(poveç, pwe; se trompe, dit quelque part Welcker, de même que celui qui met dans la même catégorie :. 0tnE; et ia(govs; "". » Cette affirmation, rigoureusement exacte lorsqu'il s'agit de la foi populaire, ne l'est plus si nous nous enquérons de la religion des gens éclairés. En d'autres termes, les hommes divinisés qui, jusqu'aux temps des guerres médiques, sont invariablement appelés héros ou demi-dieux, prennent aussi le nom de démons depuis cette époque; ils deviennent démons après leur mort, quoiqu'ils fussent mortels par leur naissance. Ce fut là une idée toute philo sophique, mais qui n'en occupe pas moins une assez grande place dans la littérature populaire. Euripide ou l'auteur quelconque de la tragédie de Rhésus la consacre par un mot qui ne se rencontre, que nous sachions, nulle part ailleurs, quand il salue Rhésus du titre de: âvOpssr oôa(pwv 18. Isocrate dit d'Évagoras qu'il vivait au milieu des hommes comme un dieu ou comme un démon mortel : 2v àvOpoinot;.., Sz(snv Oviyr ç 19. L'exemple le plus frappant dans ce genre est celui que nous offre Eschyle dans la tragédie des Perses, lorsqu'il fait évoquer par Atossa l'ombre, de Darius. Celui-ci y est appelé : p.axao(trtç laolo(ewv ïaat)Etlç; ailleurs le choeur s'adresse à lui en le nommant : 6xlp,ovx pEyaaxuZi1j, ou simplement : Tôv lr(p.ova Aapeiov 120. De même Euripide, dans Alceste, dit de l'héroïne ravie par Thanatos qu'elle est devenue µcixatpa lu(µwv, tandis qu'il confère à Thanatos lui-même le titre de : Sacµôvwv xup(oç, passage où Sa(p,wv a manifestement le sens de manes 121 _En revanche, chez Sophocle, le moins novateur des poètes grecs en matière religieuse, nous ne trouvons aucune expression de ce genre, sauf qu'il dit d'Amphiaraüs : ûnô ya(oeç 7râp4uzoç ôte«s. nt '22. Mais, réduite à cette forme, l'idée est tout homérique. Ce qui prouve que la divinisation des morts et leur assimilation avec les démons est arrivée, du temps de Platon, à une certaine popularité, c'est que la comédie en plaisante. Lorsque Trygée revient de son expédition dans l'Olympe, un personnage lui demande s'il n'a pas rencontré quelque autre homme errant dans les espaces sublunaires; à quoi il répond qu'il y a bien vu deux ou trois rimes de faiseurs de dithyrambes'23 ; et dans un fragment conservé par Stobée, le même Aristophane s'égaye à propos de l'expression de bienheureux, p.axoeprAq, que l'on commençait à donner aux morts de son temps : 6 µaxap(trlç oi1erar xxt.SaoOEv Eüôaiµwv. « En effet, ajoute-t-il, il n'en reviendra point'-'. n A mesure que ces théories sur le sort des âmes se répandent, on voit s'accentuer dans la littérature l'opinion qu'il y a entre les dieux et les hommes une sphère intermédiaire qui commence par les héros du côté de l'humanité et qui se continue par les démons, d'un degré plus élevé, du côté des dieux. De là des invocations comme celle de l'orateur Eschine : i yq, xal Oeol, x«l la(p.ovtç, xal âvOpwaot 12 G, exactement pareille à cette phrase d'Antiphon : OÛTE OÉOVç, OUTE fjpn sg, OVTE âVOpG trOUÇ Ôt(60C6'a. Platon, dans l'Apologie, jouant sur le mot démon afin de laver son maître du reproche d'impiété, dit que les enfants des dieux, ceux que l'on appelait demi-dieux ou héros, sont les démons f26; et ailleurs, parlant des tombeaux des ancêtres, il dit qu'on les vénérera : d,ç Satp.dvwv Orjxaç. Les âmes des ancêtres sont considérées comme des démons souterrains : St(uOVtc xm'ŒXOivtot, 0l xatotx(SCOt OEO(. Aussi les Latins traduiront-ils souvent ôa(p.oveç par Lares, et Larunda en grec est appelée Satpôvwv prjtltp 12". Quand ils rendent Sa(povtç par Indigetes, comme fait Macrobe dans la traduction des vers célèbres d'Hésiode, ils y mettent l'idée de Sn(uovtç éac7J+pcot, divinités ou héros protecteurs d'une contrée1Y8. Du reste, il se fait à partir du Ive siècle DA E 17 DAE un mélange de toutes les opinions philosophiques et religieuses, concernant les démons, qui rend l'interprétation du mot arbitraire et incertaine pour un grand nombre de cas. Si l'on voulait classer méthodiquement les êtres divers qui se partagent le monde et rentrent souvent les uns dans les autres, on pourrait les grouper en commençant par l'homme; puis viennent les héros, puis l'âv8pw7toi«i1t.wv, homme divinisé de son vivant; ensuite le S«fz.(»v proprement dit; qui est ou l'âme de l'homme purifiée après la mort, ou une divinité de rang inférieur ; l'une et l'autre remplissent les fonctions de É6TtOOX.ot, yEVée)AtOt, i7tt mptot ; de là nous nous élevons au i«l1.tev 7tpd7toaoç qui séjourne aux enfers comme dans le ciel, et finalement aux dieux proprement dits, au-dessus desquels la philosophie place le A«Euwv unique, le Dieu immuable et éternel. VIII. Le Daemon mauvais, la istatè«tp.ovla.-Jusqu'au jour où les philosophes s'emparèrent du mot SaiExwv, les Grecs, suivant la tradition homérique, y mettaient le plus souvent une signification défavorable, sans en exclure cependant l'idée d'une influence bienveillante. Il était la ressource des cas extraordinaires, la personnalité indécise qui rendait compte, tant bien que mal, devant l'imagination des foules des grands coups du sort. Les théories philosophiques sur la nature de Dieu et sur la providence d'une part, le morcellement du démon unique en une armée innombrable de démons particuliers 139, allaient avoir pour effet de suggérer l'idée de deux sortes de démons : les uns bons et secourables, les autres mauvais et malfaisants. C'est à Xénocrate, un disciple de Platon, que revient la théorie de ce dualisme; elle ne devait être en faveur dans le monde hellénique qu'au premier siècle de l'ère chrétienne, plutôt encore chez certains philosophes qu'auprès des foules. Quelques stoïciens l'avaient adoptée ; d'autres plus nombreux la combattirent comme illogique et dangereuse 130. Nous la connaissons surtout par Plutarque, qui en est l'apôtre convaincu, on pourrait dire le pontife illuminé. Ce dualisme est intéressant, en ce qu'il est l'occasion, dans l'antiquité, de pratiques superstitieuses qui se prolongent bien avant dans les temps modernes, et aussi parce qu'il fournit à la polémique chrétienne des armes redoutables contre le polythéisme. Les philosophes les premiers parlèrent de démons se rendant visibles à l'homme ou se faisant entendre à lui par des voix 73'. Vers le même temps Hippocrate remarque que des hommes superstitieux s'imaginaient être entourés nuit et jour par des démons malins et il s'en préoccupe au nom de la pathologie732. Lorsque Cléomène, roi de Sparte, fut frappé de folie, on expliqua cet accident par l'influence d'un démon mauvais; nous savons par Hérodote que les Spartiates protestèrent contre cette opinion, déclarant que la folie était le résultat de l'ivresse habituelle : ix eutuoviou !JI niisvôç g.avitjv«t K),souleoa f33. Tecmessa parlant, chez Sophocle, du sombre désespoir d'Ajax qui médite le suicide, dit qu'il prononce des paroles funestes, telles qu'un démon et non un homme a pu les lui suggérer f34. Sou ITT. vent chez Eschyle, plus encore chez Euripide, le daemon implique une signification satanique, et Thanatos, le roi des démons, ressemble fort au prince des enfers dans le christianisme 135. Cependant, c'est chez ce poète que se rencontre une protestation formelle contre l'existence de démons mauvais, protestation que nous retrouvons plus tard, mais mitigée, chez Ménandre las. Alors aussi on voit surgir l'opinion que les âmes des hommes morts de mort violente deviennent des démons mauvais 137. Xénophon dit que ces âmes agissent en spectres vengeurs et suscitent contre les meurtriers des bandes de fantômes effrayants. L'âme de la victime hante le sommeil des juges qui n'ont pas condamné les assassins 133. Ces démons s'appellent âktrleot et aussi apoaTpô7cxtot f39. L'évocation de Clytemnestre, au début de l'Orestie, l'apparition de Polydore dans Hécube, celle de Darius dans les Perses, sans oublier la lutte de Thanatos contre Héraclès au sujet de l'âme d'Alceste, sont du domaine de cette fantaisie soinbre, par laquelle l'art sait idéaliser la superstition. Le double témoignage d'Aristophane et d'Euripide prouve que l'industrie des psychagogues ou évocateurs d'ombres est florissante à Athènes au moment de la guerre du Péloponnèse f40. Platon lui-même, dans l'épisode d'Er l'Arménien, décrit des tortionnaires infernaux en traits tels que Plutarque plus tard, ou même les hagiographes du moyen âge pourraient, sans rien y changer, les adapter à leurs rêveries sataniques 147 : « Il y avait là des hommes sauvages, qui semblaient de flammes.... âyptet, S1«7tupot iSoiv... ils s'emparaient des criminels fameux, leur liaient les pieds, les mains et la tète, puis les précipitaient, les écorchaient, etc. » Le monde des morts, réfléchissant comme dans un miroir idéal celui des vivants, offrait à l'imagination les deux séries d'esprits, qui se partageaient la destinée des hommes sur la terre. Le mot EstatSagcovi«, qui finit par désigner toute espèce de piété inquiète, formaliste et irrégulière, semble devoir son origine au culte des démons mauvais, à la pratique des évocations et des conjurations 142. Les exemples n'en manquent pas chez les auteurs, surtout au premier siècle de l'ère chrétienne. Plutarque particulièrement abonde en anecdotes relatives aux démons mauvais, à leurs apparitions, à leur influence sur la destinée des hommes 143. Brutus, avant Philippes, reçoit dans sa tente la visite de son mauvais démon, qui lui annonce la défaite 144; Cassius de Parme, réfugié à Athènes après le meurtre de César, voit se dresser devant lui un fantôme noir, aux cheveux tombants, à la barbe hérissée, d'une taille extraordinaire, qui se dit son mauvais démon et lui prédit sa fin prochaine 145. On sait comment les démons qui, chez les néoplatoniciens comme Proclus et Plotin, sont uniquement des entités métaphysiques destinées à interpréter le jeu des forces universelles, deviennent chez Porphyre et surtout chez Jamblique un prétexte à cérémonies théurgiques et l'objet de la magie pieuse 14G. Ils jouent un grand rôle dans les jongleries d'Apollonius de Tyane 147. Enfin dans les discussions qui eurent pour but, ou d'une 3 manière générale d'expliquer l'existence du mal dans le monde en la conciliant avec l'idée de la perfection divine, ou de justifier les fables anthropomorphiques quand l'allégorie ne réussissait pas à y mettre de la logique et de la morale, les démons mauvais se présentaient naturellement pour endosser toutes les actions qu'il était impossible de mettre au compte des dieux 148. Ils sont les agents responsables des sacrifices humains, des rapts, des exils, des retraites et des états de servitude que les poètes attribuaient faussement aux dieux. Plutarque nous donne de cette exégèse un curieux spécimen dans son interprétation du mythe d'Isis et d'Orisis. Les pères de l'Église chrétienne n'eurent qu'à étendre à tous les dieux du polythéisme ce que les philosophes à la façon de Plutarque avaient concédé de quelques-uns 14s. Le sens primitif du mot daemon, désignant la divinité en général, rapproché de celui que le mot avait fini par revêtir en s'appliquant surtout aux esprits du mal, fournit un argument facile et accessible à tous : « Les écrivains chrétiens, dit Grote 150, trouvaient d'abondantes raisons chez les anciens auteurs païens pour regarder tous les dieux comme des démons, et des raisons non moins abondantes chez les païens postérieurs pour dénoncer les démons en général comme des êtres méchants. » C'est ainsi que les démons, jadis identiques aux dieux, servirent à détrôner les dieux. IX. Les Démons dans le culte et dans l'art. Il peut paraître étrange que les démons, occupant une si grande place dans la littérature et la philosophie des Grecs, n'en aient obtenu qu'une insignifiante dans le culte et dans l'art. En y regardant de près, on arrive à cette conclusion, que le démon, d'une manière générale, est plutôt, même aux temps de l'épopée primitive, un produit de l'esprit philosophique qu'une création du sentiment religieux. Si l'on met à part les Safgaoveç 7cpôicoXot dont l'être est déterminé par celui des grands dieux auxquels ils servent de ministres, et d'une manière tout exceptionnelle certaines personnifications locales, les Soe(aovaç ilrizoiptot par exemple, dont la conception se confond avec celle des héros, on peut dire que les démons, en tant que démons, ne sont l'objet d'aucun culte spécial. On les invoque en nom collectif entre les dieux et les héros, et pour la masse, ils n'ont la réalité ni des uns ni des autres. Ils sont plutôt des êtres de raison que des personnifications mythiques. Aussi des fêtes en l'honneur des démons sont rares; quand nous aurons cité celles en l'honneur des Muses sur l'Hélicon et à Thespies, celles des Charites à Orchomène, des Erinyes à Sicyone et à Athènes, sous le vocable de oegtval Oeai, nous aurons épuisé tout ce que l'antiquité nous signale avec certitude i5' : et tous ces démons sont 7[p®7eo7.ot, c'est-à-dire voisins des dieux et haussés à. leur rang par l'essor d'une piété locale. Le culte étant la condition indispensable pour que l'être divin atteigne à la personnalité, les représentations artistiques de cet être sont en raison directe du culte. Cela seul explique que les démons, sauf les 7cpôao)ot, et en particulier ceux du monde souterrain, aient si rarement inspiré les artistes grecs. Du premier genre est la représentation de Diké sur le coffre de Cypsélus 050, celle de Diké et d'Adiké, reproduite dans la figure 2285, qui est empruntée à un vase peint 153, de Chloris dans un groupe de Praxitèle 164 des démons du tonnerre, Bronté, Astrapé, Kéraunobolos peints par Apelles155. Alaseconde appartient le démon Eurynomos, celui qui dévore les chairs des cadavres et ne laisse que les os, peint par Polygnote avec d'autres figures infernales, dans la Lesché du temple de Delphes 456 : il était, dit Pausanias, d'un noir bleuâtre, grinçait des dents, et sous lui s'étendait la dépouille d'un vautour. Une peinture, qui décorait un tombeau de Tarquinii, représente le départ des âmes après la mort ; elle nous montre deux espèces de démons, les uns noirs, les autres blancs, ceux-là dans une attitude menaçante et avec des instruments de torture 167 (fig. 2286). Pausanias dit avoir vu encore la peinture d'un démon qu'il nomme Lybas, d'autres disent Alybas, et dont il raconte la singulière histoire 155: il était noir, d'apparence horrible et vètu de peaux de bêtes. Comme spécimen de démons bienfaisants appartenant au monde souterrain, on peut citer ceux qui figurent avec Hermès, sur un vase peint d'Athènes, enlevant une jeune femme morte, sans DAI -19DAL doute Thanatos et Hypnos (fig. 2287) 150. Nous avons parlé plus haut et on peut voir dans des articles spéciaux, des représentations figurées d'AGATHODAEMON, de BONUS EVENTUS et de Tyché [FORTUNA], qui sont de beaucoup les plus fréquentes et les seules qui témoignent d'un culte vraiment populairef60 [voy. aussi GENIUS et HEROS]. J. A. Hn,D.