Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article DECEMVIRI

DECEMVIRI. Collège de dix fonctionnaires, chargés d'une mission civile ou religieuse. Il y eut plusieurs espèces de décemvirs, dont nous indiquerons successivement les principales attributions. 1. En première ligne et les plus importants de tous sont les decemviri legibus faciendis, magistrats extraordinaires institués pendant la république pour donner à Rome une législation écrite. Depuis l'expulsion des rois, les leges regiae étaient tombées en désuétude' ou avaient été abrogées par la loi 7'ribunitia de Junius Brutus. Les consuls qui avaient succédé à l'imperium des rois exercèrent la juridiction civile et criminelle avec la même étendue. Toutefois, elle fut limitée soit par la loi Valeria de provocatione, soit par la loi Sacrata qui établit le tribunat, avec la faculté de recourir aux tribuns, appellare tribunum, pour obtenir son auxilium, au moyen d'un veto [INTERCESSIO] contre tout abus de pouvoir d'un magistrat. Néanmoins, la coutume demeura la seule base du droit civil romain, en sorte que l'arbitraire des consuls, soit qu'ils jugeassent par eux-mêmes ou renvoyassent devant un arbitre (judex ou arbiter) après avoir posé la question de droit et de fait, était éminemment redouté des plébéiens, et particulièrement des débiteurs. Telle fut la cause de la rogatio annoncée dans les comices-tribus par le tribun Terentilius Arsa, en 292 de Rome (462 av. J.-C.), et proposée l'année suivante par les tribuns Cette proposition consistait à confier la rédaction des lois écrites, tendant à déterminer les devoirs des plébéiens envers l'État, à cinq ou à dix hommes instruits et expérimentés. Il s'agissait d'abord de restreindre l'imperium consulare : quinque viri legibus de imperio consulari scribendis, quasi populus in se jus dederit eo consulem usurum : on doit donc admettre que ce projet ne touchait pas uniquement au droit privé, mais encore à la constitution, c'est-à-dire à la lex curiata de imperio consulari, qui en était l'expression la plus nette et la base de la puissance patricienne 3. Il semble bien résulter en effet du texte de Tite Live, comparé avec un autre passage où il explique les modifications introduites dix ans après dans le projet définitif, que le premier projet n'était relatif qu'à la détermination des droits des plébéiens. Eux seuls, en effet, semblaient avoir besoin d'une protection particulière dans le texte de la loi, de même que l'intercessio des tribuns leur avait fourni un auxilium contre l'abus de pouvoir des magistrats'. Mais ce système d'une législation double conduisait à rompre l'unité de la république, et les patriciens, comme le sénat, refusaient de reconnaître l'autorité d'un plébiscite, qui, sous prétexte de ne toucher que les seuls plébéiens, constituait une règle obligatoire pour les magistrats. Les patres prétendaient que leur adhésion [PATRUM AUCTORITAS] était nécessaire pour donner des formes légales à un projet dont les conséquences réagissaient non seulement sur l'administration, mais sur la constitution même de l'État La lutte dura dix ans sur ce terrain. Elle finit par un compromis raisonnable : les tribuns modifièrent, en 300 de Rome, leur projet, en ce sens que la nouvelle législation établirait pour tous les citoyens une règle commune et uniforme, en un mot, l'égalité devant la loi aequanda libertas. Le sénat et les comices-curies adoptèrent le principe et des mesures préparatoires. Trois députés, Sp.Posthumius Albus, A. Manlius et T. Sulpicius Camerinus, furent, dit-on, envoyés en Grèce, pour prendre copie des lois de Solon, à Athènes, et étudier les autres législations des villes grecques On décida que dix commissaires (decemviri legibus faciendis 8) seraient chargés de la rédaction des lois nouvelles. On a essayé, depuis Vico, de révoquer en doute le fait de cette ambassade ; mais il n'a rien en soi que de vraisemblable, à raison des rapports de Rome avec le midi de l'Italie et avec les peuples commerçants de la DEC 32 DEC Sicile et de la Grèce; il est d'ailleurs attesté par tous les historiens anciens9. En 303, au retour des députés et lorsque les travaux préliminaires furent achevés, le sénat décréta en principe la création de decemviri ayant le pouvoir consulaire, et chargés de la rédaction des projets de la nouvelle législation. Ce fut une véritable transformation des pouvoirs organisés, mutalio formae civitatis. Suivant Niebuhr ", elle devait être permanente et succéder au consulat moyennant la suppression du tribunal qui paraissait devoir être inutile 11. Suivant d'autres, ce mode de gouvernement annuel ne devait être que transitoire u. Un simple sénatus-consulte ne paraît guère suffisant pour légitimer ce changement de forme du gouvernement; aussi Pomponius semble dire qu'il y eut à cet égard une loi centuriate 13, latum est ad populum. Peut-étre faut-il admettre avec Lange dans le silence des historiens, que le vote postérieur des comices pour l'élection des décemvirs fut considéré comme un jussus populi ratifiant la proposition du sénat. Ce qu'il y a de certain, c'est que ce dernier détermina l'étendue des attributions des futurs décemvirs i6. Ils devaient être annuels et leur collège était investi de l'imperium eonsulare, mais sans possibilité de PROVOCATIO contre leurs décisions; en conséquence, tous les autres magistrats, même les tribuns, avec leur droit d'intercessio devaient abdiquer ou être supprimés. Les plébéiens "ne renoncèrent au droit de faire partie du collège que sous la réserve expresse (le leurs libertés consacrées par la loi Icifia, sur le partage de l'Aventin, et par les autres lois sacrées, qui devaient être respectées par la législation future ". Enfin, le sénatusconsulte confiait formellement aux décemvirs le soin de rédiger, corriger et interpréter les loisl". Chacun d'eux, auquel tout citoyen pouvait faire appel, avait le droit ordinaire, à Rome, d'arrêter par son veto et de paralyser la décision d'un autre ou de tous les autres décemvirs 19. L'un d'eux, à tour de rôle, devait remplir les fonctions de magistrat, praefectus suri, ou castes urbis n, entouré de douze licteurs portant des faisceaux; chacun des neuf autres décemvirs n'avait qu'un appariteur, accensus. Suivant Denys", au contraire, les décemvirs auraient exercé la juridiction pendant un certain nombre de jours, et Niebuhr pense que chacun la gardait cinq jours comme les anciens interreges [1NTERREGNUM], mais c'est là une pure conjecture. Quoi qu'il en soit ensuite du décret du sénat, les consuls convoquèrent les comices-centuriates, en 303 de R. ou 451 av. J.-C., pour procéder à l'élection des décemvirs. Furent nommés Appius Claudius et T. Genucius qui avaient abdiqué le consulat 22, puis les trois envoyés du sénat, S. P. Posthumius, A. Manlius, Servius Sulpicius, enfin P. Sextus, consul de l'année précédente, L. Veturius, C. Julius, P. Curiatius, et T. Romilius. Ils durent être revêtus de l'imperium par une loi curiate, conformément aux traditions constitutionnelles, nos MAJORUM. Les décemvirs rédigèrent dix tables de lois avec le concours de l'Éphésien Hermodore 23, qui leur servit d'interprète pour les lois grecques et d'aide pour la rédaction des formules de la nouvelle législation, ce qui lui valut plus tard une statue au coniitium 24. Le peuple convoqué ad concionem fut invité à prendre connaissance des dix tables exposées sur le forum et à proposer ses observations 26. Ensuite le projet fut présenté ex auctorilate senatus aux comices centuriates, voté par eux, puis accepté, d'après le résultat des auspices, par les comicescuries 26, ce que suppose en effet la mention de la présence des pontifes et des augures. Le bruit s'étant répandu que les lois nouvelles présentaient des lacunes, on consentit à la création pour l'année suivante de nouveaux décemvirs; Appius Claudius les créa dans les comices centuriates, etluimèrne y prit place, le premier 27. Dès leur entrée en fonctions, aux calendes de mai, d'après une entente préalable, chacun d'eux parut entouré de douze licteurs armés de haches, signe d'un IMIERmM illimité. Ils rédigèrent deux tables nouvelles qui furent adoptées comme les précédentes. De là le nom de X ZLTabulae pour le recueil du droit romain, Corpus »iris romani26. Mais les décemvirs, après l'expiration de leur année, prétendirent ne pas se dessaisir de l'imperium 29, qui n'expirait jamais ipso jure sans une abdication formelle. Cette prétention, contraire à l'esprit de leur institution, parait avoir été appuyée par une partie des patriciens 30, hostiles au rétablissement des privilèges du tribunat. L'odieux assassinat de l'ancien tribun L. Siceius, et surtout le meurtre de Virginie31, déterminèrent, en 305 de Rome, une SECESSIO de l'armée sur le Mont Sacré, la nomination denouveaux tribuns, puis l'occupation de l'Aventin, et enfin l'abdication des deceinvirs, àla suite d'un traité qui rétablissait l'ancienne forme du gouver PLEBIS]. Le code des décemvirs survécut en entier. Nous n'avons pas à le caractériser ici 33 [LEx XII TABULARUM]. Il suffit de dire qu'il établissait l'égalité civile des deux ordres devant la loi, tout en maintenant l'interdiction du connubium 3'P des plébéiens avec les patriciens ; qu'il jetait, d'après les anciennes LEGES REGIAE ou d'après les coutumes, les bases 33 du droit de famille et du droit privé chez les Romains. Quant au droit public, il assurait aux comicescenturiates la connaissance des causes capitales, leur permettait d'abroger les lois communes, mais défendait de faire une loi personnelle, privilegium, dirigée contre un particulier ; enfin, cette législation empruntait seulement quelques détails 36 aux lois grecques. Les douze .tables gravées sur l'airain furent placées sur le forum 37. Quant au sort des seconds décemvirs, Appius, emprisonné malgré sa pravocatio au peuple, se tua en prison avant le jour du jugement 38 ; il en fut de mème d'Oppius 39 mais le tribun Duilius arrêta le cours des poursuites contre les autres décemvirs b0 II. Une seconde classe de décemvirs comprend les decemviri ()gris dividundis 4m, chargés de la répartition des terres d'une colonie [coLONIA]. III. 5 un collège de prêtres chargés de l'interprétation des livres sibyllins 42 [LIBRI sIBYLLINI]. Composé d'abord de deux membres seulement ou DuUMVIRi, il fut porté jusqu'à dix, lors de l'admission des plébéiens 43 à cet emploi. Dès lors il y eut cinq prêtres patriciens et autant de plébéiens ; plus tard enfin le collège se composa de quinze membres, L'origine et la nature des fonctions des decemviri est certain seulement que ce furent des magistratus minores, chargés de la juridiction en certaines affaires civiles. Quelques critiques modernes font remonter l'institution de ces juges jusqu'à l'époque de Numa ", les autres jusqu'à Servius Rullus, et les considèrent comme ayant été des juges plébéiens ou établis au profit des plébéiens "9. Mais cette opinion a été abandonnée par Walter lui-même dans la troisième édition de son histoire du droit romain 46. Son origine paraît, du reste, très ancienne, tant à raison du mot stlitibus, qu'a cause de la hasta placée devant leur tribunal. Suivant Meier 47, c'étaient des juges nommés, dès la première secessio plebis, par les tribuns du peuple, qui leur renvoyaient les affaires civiles, lorsqu'il y avait eu PROVOCATIO contre les décisions des consuls. Cette opinion s'appuie en effet sur un passage de Tite Live i6, d'après lequel l'inviolabilité fut attribuée par la loi horatia, en 305 de Rome, aux tribuns, aux édiles et judicibus decemvims 49. Ainsi, leur dénomination premiere aurait été judices decemviri. Plus tard, les consuls leur renvoyèrent directement les affaires civiles des plébéiens, et leur inviolabilité disparut comme étant sans importance pratique J0 ; leurs rapports avec le tribunat durent se relâcher également. Après l'institution de la préture urbaine en 387, et l'admissibilité des plébéiens à cette charge en 417, le secours des magistrats ou judices plébéiens dut paraître superflu, ce qui amena l'usage des arbitri ou recuperatores d'une part, et de l'autre l'établissement de la juridiction des CENTUMVIRI. Lange pense 51 que vers 507 ou 513, les juges décemvirs furent transformés en magistratus minores, ayant une juridiction spéciale et nommés par les comices-tribus 52, sous le nom de decemviri stlitibus judicandis 63. Suivant Rudorff n, ces juges auraient été primitivement chargés de recevoir le sacramentum des plaideurs dans les affaires civiles [ACTIO, t. 1, p. 541, ce qui explique la sacrant) capitis prononcée par la loi horatia contre ceux qui porteraient atteinte à ces magistrats. Lorsque les progrès de la puissance romaine en Italie eurent exigé une extension de la juridiction civile en ma tière de propriété, etc. (judicittm hastae 55), la poursuite et le recouvrement des gageures sacrées ou sacramenta56 sacramentls n (en 511 de Rome, 243 av. J.-C.), qui voulait assurer le payement de ces possessiones au profit du culte. Sans s'écarter beaucoup de ce système, Walter 58 465, en même temps que furent créés les triumviri capitales. Cette opinion trouve en effet une base solide dans le texte de Pomponius59, qui place à la même époque l'établissement de ces divers magistrats. Les decemviri faisaient alors partie des officiers appelés vIGINTISEXVIRI; ils jugeaient en matière civile 60 certaines questions, et notamment celles relatives à l'état de liberté 61. il est difficile de déterminer leur compétence et leurs relations avec le tribunal des centumvirs. Rudorff pense que la loi Julia judiciaria d'Auguste (725 de Rome, 25 avant J.-C.) en réorganisant le tribunal des centumvirs et le divisant en quatre sections, leur confia la décision des questions relatives à la garantie du sacramentum 62 dans l'intérêt de l'État 60. Dès lors les décemvirs furent seulement chargés de convoquer les centumvirs (cogere liastam) emploi autrefois confié à l'exquaestor 64. Ils ont donc cessé de praeesse hastae, comme le disait Pomponius 85. C'est à tort que certains auteurs ont conclu d'une inscription grecque 66 à la compétence criminelle des decemviri stlitibus judicandis ; il n'y a là qu'une fausse traduction du latin 67 Sous l'empire, ces magistrats firent partie des vigintiviri ou magistratus minores et, en général, étaient tirés de l'ordre des chevaliers '9. On revoit souvent les décemvirs mentionnés soit par les auteurs C9, soit dans les inscriptions 70. G. HUMBERT.