Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article DECIMATIO

DECIMATIO [MILITUM POENAE]. DECLA1UAT1O. Le mot declamare paraît avoir exprimé d'abord, chez les Romains, le débit d'un discours, quand il était prononcé d'une façon un peu trop véhémente ; on ne s'en servait qu'avec une nuance de raillerie'. Vers les dernières années de la vie de Cicéron, il désigna un exercice oratoire, dans lequel on choisissait des causes imagin aires qu'on traitait comme si on avait été à la tribune , afin de s'accoutumer à parler en public'. Il n'est pas douteux que ce moyen de !Pi _ se donner plus d'assurance et de prendre l'habitude de la parole ait dû être employé de tout temps. Nous savons que Démosthènes s'en était servi pour vaincre sa timidité et se défaire d'une prononciation embarrassée Mais on nous dit que c'est seulement vers l'époque de Démétrius de Phalère que les rhéteurs en firent un des éléments essentiels de l'éducation de l'orateur'. Du reste nous manquons de renseignements précis sur l'usage et le rôle de la déclamation dans les écoles de la Grèce avant la domination romaine. Elle s'introduisit à Rome avec la rhétorique grecque et y prit aussitôt une très grande importance. On peut dire que c'était à peu près le seul exercice qui fût pratiqué chez le rhéteur. On distinguait deux genres différents de déclamations, les suasoriae et les controversiae. Dans les suasoriae, on faisait parler un grand personnage qui discutait une question politique. Ce genre se rattachait à l'éloquence délibérative et ressemblait assez aux discours qu'on donne encore aujourd'hui dans nos classes. Comme il paraissait plus facile que l'autre, c'est par lui que commençait l'éducation des jeunes gens. Juvénal dit, dans un vers très connu, qu'il a souvent conseillé à Sylla d'abdiquer son pouvoir, et Perse, qu'il faisait le malade pour ne pas donner des avis à Caton mourants. Les controversiae, qui venaient ensuite, se rapprochaient du genre judiciaire, et n'étaient qu'une imitation des plaidoyers réels. Seulement tout y était fictif, aussi bien les causes qu'on plaidait que les lois qu'on prétendait appliquer. Si l'on en juge par le recueil des controversiae de Sénèque et les plaintes de Quintilien ',les sujets y étaient très singulièrement choisis. On n'avait aucun souci de faire défendre aux jeunes gens la justice et la vérité; on n'était préoccupé que d'inventer des histoires étranges, d'y accumuler des circonstances bizarres, afin de fournir une occasion à l'élève de déployer toutes les richesses de son esprit. Voici comment cet exercice était pratiqué dans les écoles romaines. Le rhéteur donnait à tous ses élèves le même sujet et chaque élève le traitait à son tour. Juvénal prétend que c'est un des plus terribles ennuis des pauvres maîtres que d'être forcés d'entendre si souvent redire les mêmes choses: Occidit miseras crambe repetita magistros 7. L'élève, qui avait écrit sa déclamation, la lisait d'abord de son banc à son maître, puis il la déclamait, debout, avec les gestes et l'attitude d'un orateur'. Une peinture de la villa Panfili nous montre (fig. 2295), à côté d'une scène qui représente un élève lisant son devoir à son professeur,deuxjeu nes gens debout, couverts de la toge, et qui ont l'air de débiter un discours en public. Ce sont évidemment des imperatorum rornanorum, Lena, 1825, in fine (Op. «ad. p. 208 et s.) ; Marquardt (J.) DECLAMATI0. t Cie. In Verr. IV, 66 o Ille auteur insanus qui pro isto contra me vehementissime declamasset. Sic enim nunc loquutur. 2 Cic. Brut. 90 : „ Commentabar dectamitans n; cf. Sueton. De clac. rlseler. 1 : a Cicero ad praeturanr osque etiam graece, latine vero senior quoque. 3 Cic. De fin. V, 2. Aristote faisait discourir ses disciples sur un sujet donné, Diog. Laert. V, 1,4.4 Quintil. Il, 4,41.-5-furet , 1, 16; Pers. 111, 45. -a Quint. Il, 10, 5; Petron Sat. 1.-7Inv. Vu, 154.8Id. 152 : uam quaecunque sedens modo legerat, haec eadem stars proferet. DEC -35 DEC écoliers qui déclament °. Sur un sarcophage, au musée du Louvre, où sont représentées des scènes successives de la vie du jeune Cornélius Statius, on voit (fig. 2296) l'enfant, devenu adolescent, debout devant son père ou son maître, clans l'attitude de la déclamation 10 Ces exercices donnaient lieu à des scènes bruyantes. Les écoliers avaient l'habitude d'applaudir leurs ca marades pour être applaudis à leur tour, quand ils déclamaient. C'était un échange de bons procédés et une preuve de savoir vivre, à laquelle on donnait le nom d'humanitas. Et même, ils ne se contentaient pas d'applaudir: avecl'exubérance de leur â.ge, ils trépignaient, ils hurlaient, ils quittaient leur place, quand ils entendaient quelque période bien cadencée ou quelque pensée brillante. « C'est là, dit Quintilien, ce qui nourrit la vanité des jeunes gens, ce qui leur donne d'eux une si haute idée que, si le maître ne leur accorde que des louanges modérées, ils prennent de son goût une mauvaise opinion 11. » On comprend que l'orateur Crassus, qui voyait d'avance le danger de ces écoles des rhéteurs, ait refusé d'en autoriser l'ouverture, et qu'il les ait appelées ludos impudentiae. Ajoutons que, quelquefois, les parents assistaient à ces scènes, et même, si nous en croyons Perse, qu'ils y amenaient leurs amis pour prendre part au triomphe de leurs enfants t'. En général, ces succès d'école flattaient beaucoup les pères rie famille ; ils en auguraient pour leur fils un brillant avenir, et lorsque le sort voulait que la mort enlevât le jeune homme avant qu'il eût réalisé les espérances que ses premiers succès avaient fait concevoir, ils le faisaientvolontiers représenter sur sa tombe dans l'attitude de l'orateur et déclamant, entouré quelquefois par les Muses ou par des génies qui en portent les attributs (fig. 2297)13 Après avoir déclamé chez le rhéteur pour se former I. l'éloquence, on déclamait encore, quand on avait quitté l'école, afin de conserver l'habitude de la parole et l'éclat de la voix. Cicéron nous dit que personne n'a cultivé cet exercice plus longtemps que lui 1c. Seulement, à la fin de sa vie, il avait remplacé les sujets oratoires par des questions philosophiques qui lui semblaient mieux convenir à son âge : c'est ce qu'il appelait senilis declamatio i3. Quand Pompée vit que la guerre civile allait éclater entre César et lui, il se remit à déclamer, pour être prêt à répondre à Carion, orateur populaire, qui défendait les intérêts de son rival : il aurait assurément mieux fait de rassembler des soldats °. Jusque-là, la déclarnation n'avait été qu'un exercice pour se préparer ou s'entretenir dans l'art de parler ; elle va changer de caractère à partir de l'empire. A l'école, l'élève n'était pas seul à déclamer; les professeurs le faisaient quelquefois pour lui donner l'exemple. Ils eurent l'idée, les jours où ils prenaient la parole, d'appeler le public à les entendre. Le succès qu'ils obtinrent dut piquer d'honneur les orateurs véritables, qui, eux aussi, se mirent à déclamer devant leurs amis, puis devant tout le monde. Cette innovation correspondit sans doute à celle dont on nous dit que Pollion prit l'initiative et qui amena la naissance des lectures publiques [RECtTATIO]. Cependant Pollion, qui lisait au public ses histoires et peut-être ses tragédies, n'admettait personne à l'entendre déclamer, u soit, dit Sénèque, qu'il eût moins de confiance dans le mérite de ses déclamations, soit plutôt, ce qui paraît plus vraisemblable, qu'étant un aussi grand orateur, il jugeât cet exercice au-dessous de lui 19 ». Mais nous savons qu'un autre orateur de ce temps, Hatérius, n'eut pas les mêmes scrupules et Sénèque nous dit qu'il improvisait des déclamations en présence du public. 11 y avait donc alors des représentations solennelles, qui devaient être, comme les lectures publiques, annoncées par des affiches, et dans lesquelles des professeurs célèbres, des orateurs en renom, plaidaient des causes imaginaires, sur des sujets empruntés à l'histoire ou inventés à plaisir, c'est-à-dire déclamaient. Quelques-uns de ces déclamateurs, comme Porcius Latro, se firent une très grande réputation dans ce genre d'exercices ; mais aucun d'eux n'avait pris la peine de recueillir et de publier ses déclamations. Heureusement Sénèque le père, qui les avait entendues avec une vive admiration dans sa jeunesse et qui possédait une mémoire merveilleuse, se chargea, sur ses vieux jours, d'en écrire les plus beaux morceaux. Il en composa un ouvrage qui porte, sur les manuscrits, le titre de Oratorien et rhetorum sententiae, divisiones, colores, et qu'on appelle ordinairement les Déclamations de Sénèque. C'est un livre très curieux, qui nous fait comprendre les raisons du succès qu'obtinrent, au plus beau moment du siècle d'Auguste, ces exercices de parole qui nous semblent si futiles. Non seulement il s'y faisait une très grande dépense d'esprit véritable, mais on trouvait moyen d'y insinuer tout ce qui préoccupait alors l'opinion. La politique elle-même n'en était pas tout à fait absente. On y faisait parler Cicéron dans les derniers jours de sa vie, cc qui était une occasion d'attaquer les triumvirs, sans en excepter Octave, et de rappeler le souvenir fâcheux des proscriptions. On y plaçait surtout en abondance les réflexions morales, les tirades philosophiques, les fines épigrammes, les tableaux de moeurs, les peintures de caractères, qui plaisaient par-dessus tout à une société distinguée et mondaine. Les sujets, qu'on essayait de rendre aussi DEC 36 DEC nouveaux que possible, les incidents appelés colores qu'on imaginait pour donner plus de piquant à la situation, avaient souvent un intérêt romanesque. Par exemple, la déclamation oit il est question d'un jeune homme pris par les pirates, qui est délivré par la fille de l'archipirata, éprise de lui, et qui l'épouse, est un petit drame ou une nuuvelle, et Scudéry l'a imitée dans l'Illustre Bassa. Le succès de la déclamation a duré autant que l'empire. Jusqu'à la destruction du inonde romain on a déclamé dans tes écoles pour apprendre à parler. Non seulement on y avait conservé les mêmes exercices, mais, en plein christianisme, on y traitait les mêmes sujets, quoiqu'ils fussent tout à fait païens. C'est ce que montrent les oeuvres d'Ennodius, qui fut évêque de Pavie à la fin du ve siècle, et dans lesquelles on trouve des déclamations tout à fait semblables à celles que nous lisons dans Sénèque et dans Quintilien. GASTON BolssIna.