Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article DEMIOPRATA

DEMIOPRATA (Aru.tdapxrx), Nom générique sous lequel les Athéniens désignaient les biens qui provenaient des confiscations et qui habituellement étaient vendus au profit du trésor public. La confiscation générale des biens d'un condamné, soit comme peine principale, soit comme peine accessoire, a joué un grand rôle dans l'histoire d'Athènes. Les inconvénients qui ont décidé la plupart des législateurs modernes à supprimer cette peine de leurs codes, n'avaient pas cependant échappé aux Athéniens. Ils reconnaissaient d'abord que la confiscation n'est pas en harmonie avec le principe de la personnalité des peines, puisqu'elle frappe non seulement le coupable, mais encore des innocents, la femme, les enfants, les parents du condamné'. Ils avouaient également que la perspective d'enrichir le trésor public par des condamnations, plus ou moins méritées, peut susciter des accusations déplorables et devenir un grand danger pour la moralité publique. Ils étaient méme obligés de l'avouer; car nulle part l'effet démoralisateur de la confiscation n'a été plus sensible qu'à Athènes. Pour le démontrer, il suffit de citer quelques passages des orateurs dans lesquels les vices de cette peine sont, en quelque sorte, mis en relief. On vit des accusateurs insister effrontément, pour perdre l'accusé, sur le profit que les juges retireraient d'une condamnation, la confiscation des biens du coupable devant assurer le payement des honoraires alloués aux citoyens qui siégeaient dans les tribunaux'! Sous l'influence de pareilles considérations, la répression des fautes commises par les accusés n'était plus qu'un simple prétexte ; le but réel poursuivi par les accusateurs fut trop souvent l'enrichissement du trésor public'. Lysias reconnaît que, lorsqu'il y a pénurie d'argent, rien n'est plus difficile que d'obtenir une sentence d'acquittement, si l'accusé est riche et si sa condamnation doit avoir pour effet de remplir les caisses du trésor et de procurer de nouvelles ressources à l'État 4. Aussi les historiens nous disent-ils que les Trente, n'ayant plus d'argent pour payer les troupes, décidèrent que chacun d'eux allait s'attaquer à un riche métèque, pour le faire condamner à mort et attribuer ainsi sa fortune à la République 5. Le sénat lui-même, qui, en temps ordinaire, ne commettait pas volontiers d'injustices, se montrait favorable, en temps de détresse, à toutes les délations et prononçait parfois des condamnations peu justifiées'. Le mal devait être bien grand, puisque Isocrate a pu écrire, sans trop d'exagération, que, dans les temps de crise, à Athènes, un malfaiteur court moins de dangers qu'un citoyen paisible, mais riche. On pardonne aisément au premier, ou du moins on ne lui inflige qu'une peine légère. Le second est presque assuré de périr. Le nombre est plus grand, ajoute-t-il, de ceux qui ont été frappés uniquement à cause de leur fortune, que IDEM 64 DEM de ceux qui ont subi le juste châtiment de leurs fautes'. La peine de la confiscation était, en effet, véritablement prodiguée dans les lois d'Athènes, et nul citoyen n'était assuré de pouvoir y échapper. Elle était attachée, non seulement aux condamnations pour crimes de droit commun, meurtre volontaire (' éoç ix rrpovo(aç) 8, empoisonnement, incendie vol avec certaines circonstances aggravantes, mais encore aux condamnations pour crimes politiques, et l'on sait avec quelle malheureuse facilité les tribunaux athéniens les prononçaient : trahison" corruption7l, attentat aux institutions démocratiques', renversement des lois 13, etc. Il y avait même un délit si mal caractérisé, qu'il résume tous les autres. les plus graves ennpnèl 1'. Qui peut affirmer, en face de lois si élastiques, qu'il ne sera pas un jour reconnu coupable de quelque injustice envers le peuple, et, à ce titre, dépouillé de toute sa fortune? La confiscation atteignait encore ceux qui se rendaient coupables d'infractions aux prohibitions de mariage entre citoyens et étrangers 75; ceux qui, débiteurs de l'État, retardaient à l'excès. l'acquittement de leurs dettes 10, etc. Démosthène parle même de la confiscation encourue par le citoyen qui demandait au Sénat ou à l'assemblée du peuple de faire remise à une personne des sommes dont elle était débitrice envers le trésor public ". Aristophane pouvait donc, sans être taxé d'erreur, ranger les confiscations, à côté des impôts, parmi les ressources normales et régulières de la République athénienne ". Les citoyens qui se sentaient menacés de confiscation essayaient de soustraire à l'application de cette peine une partie de leur fortune. Parmi les fraudes signalées par les orateurs, nous citerons les suivantes. S'agissait-il de biens meubles, on les cachait soigneusement chez quelque ami ou on les faisait transporter à la hâte en pays étranger. C'est ainsi qu'Ergoclès réussit à faire tort à l'État de trente talents d'argent, qu'il fut impossible de retrouver chez lui, bien qu'il fût certain qu'il les possédait ". Les dénonciateurs, convaincus que ces trente talents étaient déposés chez des parents ou des amis, n'étaient pas éloignés de soutenir que. en vertu d'une simple présomption, les amis intimes 1 Ergoclès devaient être condamnés à les restituer. Pour les immeubles, la dissimulation était impossible; mais le condamné simulait des aliénations, favorisait et encourageait les tiers qui élevaient des prétentions destructives des droits de l'État. La confiscation, en effet, ne portait pas atteinte aux droits des tiers, qui, antérieurement à la condamnation, avaient acquis des droits réels sur les biens confisqués. Ainsi, la femme du condamné pouvait, malgré la confiscation, exiger la restitution de sa dot; les créanciers hypothécaires, demander le payement de leurs créances. Il semble méme que les créanciers chirographaires. ceux-1à du moins qui s'étaient procuré une preuve régulière. étaient autorisés à agir. Aussi voit-on une mère soutenir qu'elle est toujours créancière de sa dot et que la con fiscation des biens de son fils, devenu débiteur de cette dot, ne peut pas préjudicier à ses droits 20. Les frères du condamné se disent aussi ses créanciers pour disputer ses biens au fisc. Quant aux créanciers qui avaient suivi la foi de leur débiteur et avaient négligé de se procurer une preuve, ils étaient exposés à tout perdre 2f. La fraude était souvent malaisée à découvrir, et les espérances que les représentants de l'État avaient fondées sur la confiscation des biens d'un citoyen ne furent pas toujours réalisées. Une procédure spéciale, que nous avons exposée plus haut [AroGRArné], avait été organisée pour protéger réciproquement les droits des tiers et ceux du trésor sur les biens confisqués. L'État, pour conserver le profit des confiscations, n'avait pas seulement à lutter contre certaines réclamations peu justifiées, il avait aussi à se défendre contre la faiblesse et la sensibilité du peuple athénien 32. Les orateurs ne manquaient pas, lorsque l'occasion leur semblait favorable, de faire appel aux sentiments généreux du peuple, tantôt en faveur des orphelins ou des filles épicières, que la confiscation des biens de leurs parents allait laisser sans ressources, tantôt en faveur des ascendants, pauvres vieillards dont le condamné était le soutien et auxquels l'État devait assurer des aliments 23. Le trésor était même obligé de lutter contre les mauvaises passions, qui incitaient le menu peuple à traiter les biens confisqués en biens du domaine public. Lysias parle de citoyens qui s'emparaient sans scrupule du mobilier dont étaient garnies les maisons des condamnés, qui enlevaient et emportaient tout ce qui était susceptible d'etre déplacé, même les portes de ces maisons 26. Dans la première assemblée de chaque prytanie (xup(a cxx).za(a), les prytanes devaient rendre compte au peuple des confiscations qui avaient eu lieu et des incidents de procédure qu'elles avaient motivés 25 II ne faut pas confondre avec la confiscation générale de tous les biens, confiscation dont nous venons de parler et qui a été abolie chez nous par la charte de 1814, la confiscation des objets particuliers, qui sont les instruments ou les produits du délit. Cette confiscation spéciale de certains objets déterminés n'a pas été comprise clans l'abolition; ce n'est en réalité qu'une espèce de condamnation pécuniaire, imposant au condamné, à titre de peine, le sacrifice de quelques objets d'une valeur plus ou moins grande. On en trouve à Athènes plusieurs exernples. Étaient confisquées : 1° les marchandises vendues en contravention aux règlements sur la police des marchés 2° ; 20 celles que les négociants cherchaient à importer dans l'Attique sans payer les droits de douane 27, etc. Les créances du citoyen qui avait fait un prêt à la grosse à un capitaine de navire, sans lui imposer l'obligation de revenir à Athènes avec une cargaison de blé ou d'autres marchandises, étaient également confisquées 28. Une part, souvent égale à la moitié des objets saisis, était attribuée à celui qui avait découvert et dénoncé la fraude 2D. Que devenaient les biens confisqués? Dans les discours DEM 65 DEM prononcés en réponse à des demandes de confiscation, on voit les orateurs insister avec complaisance sur ce point que l'État ne s'enrichira guère par l'effet d'une sentence de condamnation. Ali! si la république devait en tirer quelque profit sensible, les défendeurs se résigneraient peut-être à leur malheureux sort. Mais ils savent avec certitude qu'une bonne part des biens confisqués disparaît, sans qu'on puisse dire ce qu'elle est devenue, ou plutôt elle est accaparée par les accusateurs; le surplus ne donne pas grand'chose. Aussi les orateurs demandent-ils aux juges de ne pas condamner leurs clients, promettant que ceux-ci, si on leur laisse leurs biens, en feront largement profiter la république, et lui donneront en liturgies plus qu'elle ne recevrait en devenant propriétaire ". Il doit y avoir là quelque exagération oratoire. Les biens confisqués n'étaient pas, en règle générale, directement distribués au peuple. On trouve sans doute quelques exemples de distribution en nature; Lysias parle même d'un fonds de terre, confisqué sur Pisandre, qui avait été donné par le peuple à Apollodore de Mégare" Mais ce sont des faits exceptionnels. Presque toujours l'État affermait les biens confisqués ou les vendait aux enchères publiques. Des magistrats, dont le nom rappelle précisément cette attribution, les 7cw cc ui, agissant sous le contrôle du sénat, étaient chargés de présider à la vente u. L'expérience avait démontré que le produit des confiscations était souvent adjugé à vil prix 13. Les biens des exilés pour cause politique, notamment, ne trouvaient pas aisément d'acquéreurs, parce que les citoyens qui auraient été tentés d'enchérir craignaient qu'une révolution ne rappelât l'exilé à Athènes et ne lui rendît sa fortune". Hérodote a jugé un certain Callias digne de vivre dans la mémoire des hommes, pour cette unique raison que, seul de tous les Athéniens, il osa, pendant l'exil de Pisistrate, acheter les biens du tyran vendus aux enchères au profit du trésor ". Pour remédier à cette dépréciation des IIp.treccTa, le législateur accorda aux acheteurs une faveur particulière, en les mettant à l'abri de toutes les chances d'éviction, soit totale, soit partielle, auxquelles sont exposés les acquéreurs dans les mutations ordinaires de propriété. L'adjudication des biens confisqués, à l'époque classique, purge, en effet, tous les droits réels existant sur la chose vendue, si légitimes qu'ils soient, notamment le droit du véritable propriétaire d'une chose englobée par erreur dans la confiscation. Une loi, citée dans le discours de Démosthène contre Timocrate, dit expressément que nul magistrat ne doit introduire devant les tribunaux une action relative à des biens vendus par le trésor public 3s Dans un autre discours, l'orateur, précisant davantage, nous apprend que le droit d'action sera, par application de cette loi, refusé même au plaignant qui soutiendrait que l'État a vendu injustement une chose qu'il n'avait pas le droit de vendre 37. Pollux confirme ces témoignages 3e III. lorsqu'il déclare que la ô(xTl =;oi)cI g était accordée contre quiconque troublait dans sa jouissance et sa possession l'adjudicataire d'un bien vendu par l'État 39. Les grammairiens font souvent allusion à des inventaires des biens confisqués, qui étaient gravés sur des stèles de pierre et que l'on conservait dans l'Acropole 40. C'est dans ces inventaires qu'ils ont trouvé beaucoup de mots, recueillis par eux dans leurs lexiques, comme ayant autrefois servi à désigner des objets mobiliers d'usage quotidien. Le x° livre de l'Onomasticon de Pollux ne contient pas moins d'une trentaine de citations prises in ,rois prf 4tot7piTotg". Des débris de ces inventaires, dressés par les Polètes, puis inscrits sur des tables de marbre, ont été retrouvés à Athènes. L'un des plus curieux se rapporte au procès bien connu des Hermocopides u ; il nous énumère, en effet, les biens confisqués sur Axiochos, Adimantos, Euphiletos, Kephisodoros, OEorlias, Panetios et Polystratos, qui furent condamnés pour mutilation des Hermès ou pour profanation des mystères'''. L'inventaire se compose de trois colonnes. A droite est la désignation des choses confisquées et vendues; au milieu, l'indication du prix d'adjudication; à gauche, le décompte du droit (fi n vtov) que l'acheteur a dû payer en sus de son prix 44. Du rapprochement de plusieurs fragments, il parait résulter que l'iinmvtov, espèce de droit de mutation, n'était pas exactement proportionnel au prix de vente ; c'était un droit gradué. Pour un objet de moins de cinq drachmes, l'acheteur payait uniformément une obole ; de cinq drachmes à cinquante exclusivement, trois oboles; de cinquante drachmes inclusivement à cent drachmes, une drachme. La graduation était la même pour la deuxième centaine : de cent à cent cinq, une drachme et une obole; de cent cinq à cent cinquante, une drachme et trois oboles, de cent cinquante à deux cents, deux drachmes, et ainsi de suite. Au-dessous de chaque série d'articles vendus, le rédacteur a fait le total des prix d'adjudication et des ircSvta. Cà et là apparaît la récapitulation de plusieurs totaux partiels. Une inscription du commencement du Ive siècle nous autorise à penser que, dans les années qui suivirent l'archontat d'Euclide, l'ir.6vtov exigé des acquéreurs des biens confisqués fut doublé 43. Nous lisons, en effet, que, pour une maison vendue quatre cent dix drachmes, l'adjudicataire paya, non pas seulement quatre drachmes et trois oboles, comme il aurait dû le faire d'après la législation en vigueur au ve siècle, mais neuf drachmes, c'est-àdire une somme deux fois plus forte. La même inscription nous dit qu'il y eut, à l'occasion de cette maison vendue quatre cent dix drachmes, une xaT«bo)ci de quatrevingt-deux drachmes, c'est-à-dire exactement de vingt pour cent. Cette xaroeoa4 est évidemment la même chose que la 7cap«xn et nar dont parlent les orateurs et les grammairiens ss. Toute personne qui élevait des prétentions sur un bien confisqué était tenue, disent-ils, de consigner préalablement une somme égale au cinquième de la valeur de l'objet litigieux, somme qu'elle recouvrait en 9 DENT 66 -DEM cas de succès, mais perdue pour elle si elle échouait clans son action. Le taux de 1'É7~vtov fut ramené, dans la seconde moitié du ive siècle, de deux à un pour cent; cette réduction nous semble attestée par les grammairiens, qui rapprochent. comme exprimant des idées synonymes, les mots Une part du produit de la vente des biens confisqués recevait habituellement une destination religieuse. Plusieurs textes relatifs à la confiscation parlent du dixième attribué à la déesse (iTttUUxarov rrç Oaoû), c'est-à-dire à Minerve L8. Un autre texte, dont l'autorité a toutefois été contestée, rapproche du dixième accordé à Minerve le cinquantième des autres dieux u. 11 arriva même parfois que, en vertu d'une disposition spéciale, la totalité des biens confisqués profita aux temples". Aristote proposait d'ériger en règle générale cette attribution aux dieux du produit des confiscations. « Au lieu de l'appliquer au trésor public, il faut, disait-il, le consacrer à la religion. On évitera ainsi les dangers que nous avons signalés plus haut. Les hommes pervers seront toujours arrêtés par la perspective de la peine, à laquelle rien n'aura été changé. Mais le peuple sera moins empressé à condamner, et les dénonciateurs moins enclins à chercher des victimes, lorsqu'il n'y aura aucun profit à espérer de la confiscation ". Nous n'avons pas à nous occuper ici de la confiscation chez les autres peuples de la Grèce. Nous savons que cette peine était appliquée à Argos", à Phlionte 56, à Sicyone 5'", à Sparte s6 et dans beaucoup d'autres cités grecques "6. Mais nous n'avons pas, comme pour Athènes, de détails sur son application. Nous citerons seulement un fait que nous trouvons dans l'histoire de Phlionte et que nous serions heureux de présenter comme étant le droit commun en pareil cas. Des Phliasiens avaient été exilés, leurs biens avaient été confisqués et vendus, et les acquéreurs avaient versé leur prix dans le trésor public. Au bout de quelque temps, les bannis furent rappelés, et on résolut de leur rendre les biens dont ils avaient été dépouillés. Mais on décréta en même temps que les acheteurs évincés pourraient se retourner contre le trésor pour étre indemnisés du préjudice causé par l'éviction ".