Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article DEMOKRATIA

DEMORRATIA (Qrgoxpar(a). Les anciens distinguaient trois formes principales de gouvernement : 1° la monarchie ou gouvernement d'un seul; 2° l'aristocratie ou gouvernement de l'élite des citoyens ; 3° la démocratie ou gouvernement de la masse du peuple'. Cette classification, acceptée encore aujourd'hui, presque sans réserve, par la science politique, se trouve déjà nettement exposée dans Hérodote; elle a été adoptée par Platon, mise en pleine lumière par Aristote et reproduite par Polybe'. 1. Dans trois discours qu'il a attribués à des Perses, parce que, disait-il, ils sembleraient incroyables à quelques Grecs, Hérodote s'est efforcé de déterminer les caractères, les avantages et les inconvénients de chacune des trois grandes formes de gouvernement. La démocratie, telle qu'il la comprend, présente quatre traits essentiels : 1° tous les citoyens sont égaux devant la loi; ce caractère a. aux yeux d'Hérodote, une si grande importance qu'il donne le nom d'leovog(a au gouvernement du peuple ; 2° la nomination aux magistratures a lieu par voie de tirage au sort (7c«),yt) ; 3° les magistrats sont responsables; 4° le peuple tout entier (rô 7ràOoç) exprime son avis sur toutes les questions qui peuvent se présenter'. C'est dans la communauté des citoyens que réside le pouvoir : iv y«p rôr 7co)J.ôi evt râ 7r«via. Hérodote, en vantant les mérites du gouvernement de la foule, ne prétend pas toutefois que ce gouvernement soit partout possible et durable. Un peuple, à qui l'on n'a rien enseigné, qui n'a pas appris à discerner ce qui est bon de ce qui est mauvais, ce qui est juste de ce qui est injuste, ne sera pas ordinairement en état de gouverner. Ignorant de toutes choses, il se précipiterait, en quelque sorte, sans réfléchir, sur les affaires publiques et les pousserait brusquement devant lui, à la façon des torrents subitement grossis par une pluie d'orage, fscu p'pw 7tioixp i ixe),oç. Le peuple désordonné ne sait pas ce qu'il fait, et ses violences sont aussi intolérables que l'arbitraire d'un tyran. De plus, les méchants s'associent pour flatter les passions de la foule, pour la dominer en la prenant par ses côtés faibles, jusqu'au jour où un homme se présente en défenseur du peuple opprimé par les démagogues. En reconnaissance du service rendu, la foule remet le pouvoir à son libérateur, et la monarchie se trouve ainsi rétablie, avec tous les dangers inhérents à l'exercice d'un pouvoir sans responsabilité. Ii. Platon et Aristote déduisent la théorie des trois gouvernements, le premier de l'analyse de l'âme humaine, le second de l'observation des faits sociaux, et, malgré la différence de leurs points de départ, ils arrivent au mémo résultat. Il n'y a, pour eux, que trois gouvernements possibles, parce que le pouvoir, par la nature même des choses, ne petit appartenir qu'à une personne, ou à plusieurs, ou à tout le monde. Il faut donc nécessairement qu'il y ait monarchie, aristocratie ou démocratie. Si le monarque, les aristocrates ou la foule, au lieu de gouverner dans l'intérêt général, gouvernent dans un intérêt particulier, il y aura tyrannie, oligarchie ou démagogie. Mais ce ne sont là que de simples corruptions du pouvoir, le principe est toujours le même, l'usage seul diffère. Ainsi la tyrannie est une déviation de la monarchie, comme l'oligarchie est une déviation de l'aristocratie et la démagogie une déviation de la démocratie. L'observation est juste, puisque c'est en vain que, dans les temps modernes, d'éminents esprits, Montesquieu entre autres, ont essayé de tracer une démarcation scientifique entre la monarchie et le despotisme d'un tyran. Ce qui est vrai seulement, c'est que chacune des trois grandes espèces de gouvernement peut, dans la pratique, offrir des variétés assez nombreuses. Entre la royauté absolue et héréditaire d'une part et d'autre part la royauté temporaire et élective, il y a bien des nuances; de même pour l'aristocratie et pour la démocratie. On pourrait même dire, sans trop d'exagération, que ces deux dernières formes de gouvernement ne se rencontrent guère en fait, sans être altérées par quelque déviation. L'aristocratie, rigoureusement parlant, est le gouvernement des meilleurs, des plus dignes; or, ce que l'on trouve presque toujours sous prétexte d'aristocratie, c'est le gouvernement des hommes les plus puissants ou les plus riches. La démocratie athénienne, au milieu de laquelle vivait Platon, était-elle bien réellement le gouvernement de l'État par le peuple tout entier? La foule n'obéissait-elle pas aveuglément aux suggestions de quelques démagogues turbulents ou ambitieux? Aussi, lorsqu'on voit les philosophes grecs décrire les conditions dans lesquelles telle ou telle forme de gouvernement doit fonctionner, on sent qu'ils n'ont pas sous les yeux de modèle à reproduire fidèlement. Platon s'abandonne trop souvent à des rêves d'idéal. Aristote, plus positif, cherche à réunir, à grouper tout ce qu'il a jugé bon dans les faits qu'il a observés ; c'est encore, dans une certaine mesure au moins, de l'utopie. Platon n'aime pas la démocratie ; il témoigne une préférence marquée pour le gouvernement aristocratique, c'est-à-dire pour un régime qui charge les meilleurs citoyens de la direction des affaires de l'État. Mais il désire cependant que la foule, si inférieure qu'elle lui paraisse, ait quelques droits, dont l'exercice pourra prévenir certains abus. Il estime qu'il convient notamment de placer, à côté des magistrats qui gouvernent, un corps qui, lui, n'agira pas, mais qui veillera au maintien des lois. Ces nomophylaques seront élus par le peuple tout entier, puisque Platon accorde le droit de suffrage, au moins au premier degré, à tous les citoyens qui sont en état de porter les armes ou qui les ont portées dans leur âge mûr'. L'élection devant avoir lieu à plusieurs degrés, il est permis d'espérer que les élus seront des citoyens sages et expérimentés et qu'ils s'opposeront, non seulement aux mesures qui porteraient directement atteinte aux principes sur lesquels repose l'État, mais encore et surtout aux résolutions qui ne menacent la constitution que d'une façon indirecte et parfois même à l'insu de ceux qui les adoptent. Voilà bien un essai de représentation nationale. Platon veut aussi que les magistrats soient responsables de leur administration devant ceux qui les ont nommés ou qui ont été obligés de subir leur pouvoir. Cette obligation de rendre compte de l'usage fait d'une magistrature aura un double avantage : elle arrêtera d'abord les incapables qui seraient tentés de poser leur candidature; elle maintiendra les magistrats dans le devoir. En outre, elle habituera la masse des citoyens à exercer une vigilance sur les abus et rendra les électeurs plus prévoyants dans l'intérêt général. Ce qui prouve bien d'ailleurs que Platon n'est pas systématiquement hostile à la démocratie, c'est que, si on lui offrait le choix entre cette forme de gouvernement et une oligarchie, il opterait probablement pour une démocratie mitigée. Il est plus facile, dit-il, d'arriver à un gouvernement excellent en partant d'une certaine démocratie (ex 2evoç ar,goxpx-riaç) qu'en partant de l'oligarchie ; car c'est avec cette dernière forme de gouvernement qu'un III. Si Platon est favorable à l'aristocratie, son élève Aristote, après mûr examen de toutes les raisons qu'on peut alléguer pour justifier le gouvernement des citoyens les plus vertueux, les plus méritants, les plus forts, les plus riches, écarte toute solution autre que le gouvernement de la masse des citoyens. Il reconnaît, sans hésiter, que les individus que l'on prend isolément dans la foule n'ont pas une très grande valeur. Mais si, au lieu de les séparer les uns des autres, on les étudie tous pris dans leur ensemble, on arrive à une valeur à laquelle nulle autre n'est comparable. Aristote remarque toutefois, fort justement, que l'oligarchie, ou aristocratie déviée sous l'influence des exigences de la pratique, ne consiste pas nécessairement dans la souveraineté d'une minorité, pas plus que la démocratie ne repose sur la souveraineté du nombre. Si l'on rencontre, en effet, un État composé de treize cents personnes, et que, parmi ces treize cents, il y ait mille citoyens riches, qui aient dépouillé les trois cents autres de tout pouvoir politique sous prétexte qu'ils sont pauvres, DEMI 69 --DEM le gouvernement, quoiqu'il appartienne à la majorité, ne pourra pas ètre appelé démocratique. Réciproquement, il n'y aura pas oligarchie, si les pauvres, quoiqu'ils soient en minorité, ont réussi à écarter du pouvoir la majorité composée de citoyens riches. Majorité ou minorité, bien que l'étymologie du mot oligarchie semble en tenir compte, sont sans influence à ce point de vue. La vérité est que, en droit, il y a démocratie là où la souveraineté appartient à tous les hommes libres, et oligarchie là où elle appartient exclusivement aux riches. Seulement, comme en fait les riches sont habituellement la minorité et les pauvres la majorité, on est excusable de dire que l'oligarchie est le gouvernement du plus petit nombre, la démocratie le gouvernement du plus grand nombre °. Aristote distingue plusieurs espèces de démocratie. La première est caractérisée par l'égalité absolue de tous les citoyens ; les pauvres et les riches participent à la souveraineté dans les mêmes proportions; aucune condition de cens n'est requise pour exercer les fonctions publiques. C'est la démocratie dans toute sa pureté. Dans une seconde, un cens ordinairement modique est exigé de ceux qui aspirent aux magistratures. L'égaIité n'est plus parfaite, puisque les citoyens qui possèdent le cens fixé sont dans une situation meilleure que celle des citoyens qui ne le possèdent pas'. Aristote distingue encore une démocratie dans laquelle tout le monde peut arriver aux magistratures, mais aussi tout le monde doit se conformer à la loi, et il l'oppose à une démocratie dans laquelle la loi a perdu sa souveraineté et la multitude décide tout ce qui lui plait. Il est vrai que, dans ce dernier cas, il n'y a plus, à proprement parler, de gouvernement, puisqu'il n'y a plus de pouvoirs légaux : l'État devient la proie des démagogues. Aristote, on le devine sans peine, repousse avec horreur une telle anarchie. Il est naturellement moins sévère pour la première espèce de gouvernement démocratique, et cependant il ne dissimule pas les inconvénients de cette démocratie absolue qui pose comme principe l'égalité, mais l'égalité en nombre, et non pas celle qui est calculée sur la capacité ou sur le mérite', Si l'on ne tient compte que du nombre, sans s'inquiéter de la valeur des personnes, les citoyens riches ne sont-ils pas abandonnés à la discrétion des citoyens pauvres? Ces derniers seront toujours, en fait, les plus nombreux, et il leur sera facile d'imposer aux autres toutes les lois qu'ils jugeront à propos d'adopter'. Pour qu'un gouvernement démocratique soit tolérable, il faut que le peuple se soumette aux lois fondamentales des sociétés et ne s'imagine pas qu'il peut substituer à ces lois tous ses caprices. Aristote voudrait donc, au fond, que les droits de chacun fussent réglés suivant ses aptitudes et ses mérites. Il préférerait cette égalité proportionnelle à l'égalité par l'effet de laquelle tous les citoyens indistinctement sont investis de tous les droits. On sent mème que l'idéal, pour lui, serait le gouvernement des classes moyennes, dont il se plaît à vanter la sagesse. C'est la classe moyenne qui assure à un État l'équilibre et la stabilité ; elle est l'ennemie des révolutions, parce que les membres dont elle se compose sont habituellement exempts de l'ambition qui pousse aux actions coupables, et jouissent d'une aisance qui les préserve des mauvaises suggestions de la misèrei0. « La classe moyenne, dit Aristote, se soumet plus aisément que toute autre aux ordres de la raison, à ces ordres qu'on écoute si difficilement quand on jouit de quelque avantage extraordinaire, en beauté, en force, en naissance, en richesse, ou quand on souffre de quelque infériorité excessive de pauvreté, de faiblesse et d'obscurité. Dans le premier cas, l'orgueil que donne une position si brillante pousse aux grands attentats; dans le second, la perversité se tourne vers les délits particuliers. Les deux classes extrémes sont ainsi également dangereuses pour la cité"... Les personnes de la classe moyenne ne convoitent pas, comme les pauvres, la fortune d'autrui, et leur fortune n'est pas un objet de convoitise comme celle des riches l'est souvent pour les indigents. L'État vit ainsi sans danger, dans une sécurité profonde, sans former ni craindre de conspiration i9... Les États les mieux administrés sont ceux où la classe moyenne est plus nombreuse et plus puissante que les deux autres réunies ou au moins que chacune d'elles prise isolément. En se rangeant de l'un ou l'autre côté, suivant les circonstances, elle rétablit l'équilibre et empêche toute prépondérance excessive 13... La classe moyenne est la seule qui ne s'insurge jamais. Là où les fortunes moyennes sont nombreuses, il y a bien moins de mouvements et de dissensions révolutionnaires. La moyenne propriété rend les démocraties plus tranquilles et plus durables que les oligarchies i'. » Aristote ajoute, comme dernière preuve à l'appui de ses observations sur l'excellence de la classe moyenne, cette remarque que c'est d'elle que sont sortis presque tous les grands législateurs : Lycurgue, Solon, Charondas en faisaient partie'. Aristote est donc partisan de la démocratie, mais d'une démocratie modérée. IV. Polybe a subi l'influence de la constitution romaine, dont il était grand admirateur. Comme il est plus historien que philosophe et qu'il a été activement mêlé à la vie publique, il expose ce qu'il a vu fonctionner, bien plutôt que le résultat de ses méditations personnelles. Il ne s'attarde pas à discuter les mérites de la république idéale de Platon ou à la mettre en parallèle avec les constitutions de Sparte, de Rome ou de Carthage. Une telle comparaison serait, dit-il, injuste, car les doctrines de Platon n'ont jamais été appliquées, et l'on ne peut pas dire quelles seraient leurs conséquences pratiques. Autant vaudrait établir un rapprochement entre une statue et un homme vivant. Si admirable que soit l'oeuvre de l'artiste, un parallèle entre une chose animée et une chose inanimée sera toujours défectueux et peu convenables. Et cependant, comme Platon, comme Hérodote et comme Aristote, Polybe admet trois grandes formes de gouvernement, royauté, aristocratie et démocratie", qui, en se corrompant, deviennent la monarchie, l'oligarchie et l'ochlocratie ". Avec Platon, il admet que la constitution la meilleure, la plus parfaite, serait celle qui réunirait les trois formes principales en les combinant dans une juste mesure ". C'est précisément parce que les Romains ont su réaliser cette combinaison et établir entre les trois formes un sage équilibre, qu'ils devinrent supérieurs à toutes les autres nations. Les consuls, le sénat et le peuple, participant tous aux affaires publiques dans de bonnes proportions, ne rappellent-ils pas, en effet, la DEM 70 DEM royauté, l'aristocratie et la démocratie 26? Déjà Lycurgue avait remarqué qu'une forme simple, reposant sur un principe unique, ne peut pas durer, qu'elle tombe par suite de I'exagération du défaut qui lui est propre". L'idéal à obtenir est donc une constitution mixte. Polybe ne se dissimule pas, d'ailleurs, que les meilleures formes de gouvernement sont, comme toutes les choses humaines, exposées à la maladie et à la mort. Dans un exposé simple et lumineux, il montre comment la royauté peut presque insensiblement se transformer en tyrannie insupportable. La transformation accomplie, les citoyens les plus recommandables par leurs mérites ne peuvent plus tolérer les injustices du tyran et prennent l'initiative d'une révolution. Reconnaissant du service qu'ils lui ont rendu en le débarrassant du tyran, le peuple laisse ces citoyens exercer le pouvoir. C'est l'aristocratie qui, à son tour, se transforme et dégénère en oligarchie. Lorsqu'il est las de la domination des oligarques, le peuple les chasse et conserve pour lui la direction des affaires. Il y aalors démocratie. Mais, avec le temps, la démocratie se changera en ochlocratie, avec les excès habituels, meurtres, proscriptions, partages des terres. Les citoyens honnêtes, pour mettre un terme à tous ces maux, chercheront un sauveur, capable de rétablir l'ordre, mais qui, sa tâche accomplie, ne manquera pas de restaurer la monarchie à son profit Il y a là, comme on le voit, un cercle sans fin de gouvernements, une évaxux).moatç que les nations parcourent tout entier, et elles se trouvent ainsi, à des intervalles plus ou moins longs, ramenées à leur point de départ pour recommencer le même voyage 22. V. Si, après avoir expose les doctrines des théoriciens, nous passons à l'observation des faits, nous constatons que, dans les cités grecques, à Athènes notamment, la démocratie fut d'abord modérée. La constitution paraît bien poser en principe l'égalité des droits; mais l'égalité, telle qu'elle la comprend, est proportionnelle aux aptitudes et aux mérites. Toutefois, comme il est malaisé de dire quelle est la valeur personnelle de chaque citoyen pris en particulier, on s'attache, pour déterminer la part qui revient à chacun, à quelque signe extérieur, le plus habituellement à la fortune. Les citoyens sont classés d'après le recensement de leurs biens, et on leur accorde des droits proportionnés à cette classification. Les membres des classes inférieures ne sont pas exclus de toute participation au gouvernement; ils interviennent dans la direction des affaires publiques, soit en siégeant dans l'assemblée du peuple, soit en élisant aux magistratures les citoyens des classes supérieures qu'ils jugent les plus méritants, soit en rendant la justice dans les tribunaux. Mais, en fait, ils n'usent guère des droits dont ils ont la jouissance. Pauvres pour la plupart et obligés de gagner leur vie par leur travail quotidien, ils doivent souvent hésiter à quitter leur atelier pour se rendre à l'assemblée ou au tribunal. Ce sont les citoyens riches et ceux de la classe intermédiaire qui gouvernent et qui jugent. On peut dire que, en fait, sinon en droit, cette démocratie est encore, dans une certaine mesure, une timocratie. Pour donner à la forme démocratique tout son développement, il faut d'abord faire disparaître les conditions de cens pour l'admission aux fonctions publiques. Tout citoyen pourra dès lors être investi d'une magistrature. Mais il faut encore quelque chose de plus; car, si les fonctions restent gratuites, les pauvres ne pourront pas les remplir. On exigera donc en principe que tout citoyen qui prend une part active au gouvernement de l'État, si minime que soit cette participation, doit recevoir un traitement23. L'assistance aux assemblées donnera elleméme lieu à une indemnité représentative du temps consacré à la chose publique. Les pauvres ne craindront plus de perdre inutilement leur temps en se mêlant au gouvernement et à l'administration de la cité. Attirés par l'appât d'une somme, modique sans doute, mais suffisante pour les besoins d'un jour et qu'ils gagneront sans peine, en écoutant les orateurs ou en assistant à des débats judiciaires, ils se rendront en grand nombre à l'assemblée et dans les tribunaux. La démocratie existera alors en fait comme en droit; on ne parlera plus d'égalité proportionnelle, l'égalité sera véritablement absolue. Si le peuple est, en très grande majorité, animé de burines intentions, s'il est assez fort et assez instruit pour résister aux suggestions mauvaises et aux entraînements irréfléchis, les inconvénients de cette forme de gouvernement ne seront pas trop sensibles. Mais l'expérience des républiques grecques montre précisément avec quelle légèreté les masses donnent leur confiance. En peu de temps, des citoyens sans réelle valeur peuvent prendre sur une foule impressionnable un ascendant dont ils abuseront pour la satisfaction de leurs convoitises personnelles. Ces hommes devenus populaires parce qu'ils flattaient le peuple tout en le dirigeant à leur guise, les démagogues, ont fait de quelques démocraties anciennes ce que Polybe appelait l'bzaoxpa-cfa 21, une espèce de gouvernement qu' Alcibiade qualifiait d'extravagance manifeste (lyo)oyouc v-1 «vota)", et pour laquelle, de notre temps, on a forgé Le peuple étant souverain, c'est l'assemblée générale du peuple qui doit juger en dernier ressort toutes les questions importantes 27. Le plus habituellement, il y a ou il doit y avoir des fonctionnaires spéciaux qui convoqueront cette assemblée, des commissions ou conseils qui prépareront ses délibérations, des magistrats qui présideront et dirigeront les débats, mais ce sera toujours l'assemblée qui discutera et qui statuera souverainement. Tout citoyen majeur et jouissant de ses droits civils peut assister à l'assemblée et prendre la parole. Le vote aura lien individuellement, tous les votants ayant des droits parfaitement égaux. Quand la démocratie était modérée, les réunions de l'assemblée étaient peu nombreuses. Mais dès que la démocratie devient absolue, le peuple se réunit très fréquemment, parce qu'il veut juger de tout par lui-mème". Les pauvres, qui touchent maintenant un salaire, affluent volontiers vers l'agora ou Pnyx, où ils forment la majorité, tandis que les riches, qui se sentent impuissants à diriger la foule et à empêcher l'adoption de mesures regrettables, s'abstiennent et vaquent à leurs affaires personnelles 29. D'un extrème on passe donc à un autre. Pour obtenir une assemblée régulière où tous défendront leurs intérêts, le gouvernement n'appartenant pas aux riches à l'exclusion des pauvres, ou réciproquement n'appartenant pas aux pauvres au détriment des riches, il faudrait que, après avoir attiré les pauvres par l'espé DEM -71 DEM rance d'une indemnité compensant le préjudice résultant de la suspension de leur travail, on retint les riches par la menace (l'une amende considérable qu'ils encourront le jour où ils ne siégeront pas 30. Il faudrait aussi, mais la tâche est délicate, trouver un mode de calcul qui sauvegarde véritablement le droit de la minorité en nombre, quand elle a pour elle une forte majorité de cens ". Si, en effet, la volonté du plus grand nombre pris arithmétiquement fait la loi, on peut craindre que des mesures injustes ne soient adoptées au détriment d'une minorité composée des personnes les plus riches et les plus faibles 32 Le principe de la démocratie absolue doit avoir cette autre conséquence que tous les citoyens pourront arriver aux magistratures. La perspective d'être un jour investi du commandement fera que chacun se résignera plus volontiers à obéir momentanément à son égal". On tirera donc au sort les magistratures toutes les fois au moins qu'une grande expérience personnelle ne sera pas impérieusement requise 3f. Il n'y aura donc pas de magistratures perpétuelles"; les fonctions seront d'une durée aussi courte que possible et la même personne ne pourra pas exercer plusieurs fois la même magistrature". Des magistrats ainsi choisis seront-ils accessibles à la corruption? On peut répondre à cette question délicate que la liberté d'accusation accordée au premier venu contre tout prévaricateur et la certitude, en cas de faute, d'être cité devant des juges dont l'intérêt sera le même que celui du peuple, devront inspirer d'utiles réflexions à ceux qui seraient tentés d'abuser du pouvoir que le sort leur a attribué ". Notons d'ailleurs que, même à l'époque où la démocratie eut pris tout son essor, on reconnut très sagement que certaines fonctions ne pouvaient pas être confiées au premier venu désigné par le hasard du tirage. Telles étaient à Athènes les fonctions de stratège, qui restèrent toujours électives. Mais comment découvrir les citoyens les plus dignes de remplir ces postes difficiles? Les Athéniens pensèrent que le choix devait être laissé au peuple tout entier. Aristote les approuve pour deux raisons. Chacun des électeurs, pris isolément, n'est pas, sans doute, un homme remarquable; mais chacun a sa part de vertu et de sagesse, et tous, en se réunissant pour voter, forment, en quelque sorte, un seul homme ayant un sens moral et une intelligence bien supérieure à ceux d'un individu, si distingué qu'on le suppose, qui serait chargé de l'élection ". En second lieu, une masse considérable d'électeurs est moins facile à corrompre qu'un individu ou qu'un petit nombre; elle est aussi moins accessible à la passion et aux erreurs qui en découlent". Tout cela est vrai, mais à une condition dont Aristote reconnaît loyalement la nécessité et qui malheureusement ne se rencontre pas toujours, à condition que la multitude soit formée presque exclusivement, ou au moins en très grande majorité, d'hommes honnêtes comme individus et comme citoyens. Les démocraties, même modérées, ne sont pas favorables à une grande extension des fortunes. Solon, s'il faut en croire Aristote, n'aurait pas permis à un citoyen d'acquérir une quantité illimitée d'immeubles'°0 . D'autres législateurs sont arrivés au même résultat en prohibant l'aliénation des terres, hors le cas de nécessité bien constatée et même en détendant le prêt sur hypothèque". Mais cependant les possesseurs de terres sont traités avec une certaine complaisance; les petits propriétaires fonciers et les agriculteurs apparaissent comme d'excellents citoyens, qu'il faut ménager parce qu'ils sont conservateurs des institutions régulièrement établies et peu sympathiques aux doctrines révolutionnaires. La démocratie absolue agit d'une façon tout opposée; elle n'est pas suffisamment respectueuse des droits acquis. La confiscation des fortunes, le partage des terres, l'abolition des dettes, la 7ra),tvroxir. c'est-à-dire l'obligation imposée aux créanciers de rapporter à leurs débiteurs des intérêts régulièrement perçus, l'attribution à. la foule des ressources du trésor public pendant (lue les citoyens les plus riches supportent directement les charges de l'État, sont des mesures devant lesquelles les démagogues ne reculent pas, persuadés que sans elles l'égalité qu'ils tentent atteindre ne pourra jamais être établie" Une démocratie ne voit pas sans inquiétude un citoyen acquérir, pour une cause quelconque, une influence prépondérante dans l'État : n'est-il pas, en effet, permis de craindre que ce citoyen n'abuse de sa grande fortune politique pour porter atteinte à la constitution? On imagina, pour remédier au danger, d'éloigner, pour un temps plus ou moins long, la personne jugée redoutable pour la démocratie. De là l'ostracisme d'Athènes et les institutions analogues qu'on trouve à Argos, à Mégare, à Éphèse, à Milet et à Syracuse". Lorsqu'il y avait, non pas seulement danger plus ou moins imminent, mais réellement attentat contre la constitution démocratique, la peine était plus rigoureuse : une action publique, la xxra)`ûaeolç rot Srµou ypxtprj, était accordée contre le délinquant. Malgré toutes les précautions prises pour assurer la perpétuité du gouvernement populaire, presque tous les États grecs, vers la fin du Ive siècle avant J.-C., offrent le douloureux spectacle de luttes ouvertes entre la démocratie absolue, avec quelques-uns de ses excès, et une minorité réactionnaire qui demande à l'étranger l'appui dont elle a besoin pour combattre avec chance de victoire. Le résultat de ces guerres intestines, auxquelles se trouvaient mêlés les ennemis héréditaires, était facile à prévoir et il ne se fit pas attendre. Les cités grecques perdirent successivement leur indépendance, cette indépendance qui est le principe fondamental du gouvernement démocratique n. Est-ce une démocratie sérieuse que celle qu'on retrouve parfois à Athènes, après la bataille de Chéronée, détruite par Antipater, rétablie par Polysperchon, détruite encore par Cassandre, puis restaurée par Démétrius, etc. ? E. CAILLEMER.