Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article EPHETAI

EPHETAI ('EFETat). A l'époque historique, ce mot désigne à Athènes un corps de cinquante et un juges permanents chargés de juger, dans quatre tribunaux spéciaux, quelques crimes d'une nature particulière. Mais la plus profonde obscurité règne sur les origines, le caractère et le rôle primitif des éphètes. Nous n'avons pas malheureusement le commencement du traité récemment retrouvé d'Aristote, de la Politique des Athéniens; nous n'avons sur les éphètes que le chapitre qui expose leur juridiction à l'époque historique'. Les seuls autres textes que nous ayons sur les éphètes sont : la loi d'amnistie de Solon, citée et commentée par Plutarque' ; deux fragments d'une loi pénale de Dracon, cités et commentés par Démosthène dans deux de ses discours ; une inscription de 409-8 contenant, avec le décret du peuple qui en ordonnait la reproduction et l'exposition en public, des fragments importants de cette même loi de Dracon, qui confirment ainsi l'authenticité des textes correspondants de Démosthène"; des articles de lexicographes, surtout d'Harpocration, empruntés aux deux discours mêmes de Démosthène et au traité d'Aristote sur la Politique des Athéniens °. Quelques renseignements accessoires, donnés par Photius, Suidas et Pollux, n'ont aucune valeur ; par exemple ces deux conditions exigées pour la charge d'éphète, l'âge de cinquante ans et une parfaite moralité, viennent évidemment de contresens sur les textes de Démosthène °. On n'a pas encore trouvé l'étymologie exacte• du mot éphètes; les lexicographes en indiquent plusieurs qui Artemid. Oneir. II, 3; Themist. Or. 21, p. 253 a; Pierson. ad Moerid. Lex. p. 139. 3 Plut. Lucull. 28; Agathias ap. Suid. s. v.; Etym. m. et Moeris, s. v.-'• Artemid. 1. 1. 6 Suid. s. v. 6 Lucian. 1. l.; Philostr. Imag. VI, p. 770; Anthol. in Bachm. Aneed. H. p. 361, 6 : 'Eola,ss,os sat iosaspIt sat 7aspi3n sa v, xo,s2ç ai).la; Schol. Lucian. Navig. 30 s;,v 0espé6,,r one), ii,ssi ,v issesptSa, lv «Mas salo0a,. Cf. Eust. Ad Od. p. 412, 51; Moeris, 1.1. et Pierson ad. 1. n'ont aucune vraisemblance, al aip.a-tt, Ezeatç ; Forchhammer s propose la racine f, 3j ast (les éphètes étant ceux qui s'asseoient pour juger) ; Schoemann tient pour daieaOat (ordonner)'; l'hypothèse la plus probable paraît être celle de Lange 10, qui fait dériver kat de oi irl rois Fsatç, le mot Ééott signifiant à la fois l'ensemble des parents, les compagnons, les concitoyens 11 ; les éphètes seraient alors les chefs des familles ou des citoyens. Cette étymologie s'accorde avec ce que l'on peut conjecturer du caractère primitif des éphètes. Ils paraissent être d'origine fort ancienne ; la loi de Dracon les mentionne comme une institution déjà existante et c'est probablement par un contresens sur un texte de Démosthène que Pollux croit qu'ils ont été créés par Dracon 12. Quel est alors leur rôle? Athènes a dû avoir à ses débuts, comme presque toutes les villes grecquesf3, son Sénat aristocratique. On a fait à ce sujet toutes les hypothèses". On a cru généralement, jusqu'à la découverte du traité d'Aristote, que ce Sénat avait été la corporation des éphètes, représentants des principales familles nobles. Cette opinion, émise par Otfried Mulleru, avait été fortifiée par l'ingénieuse explication qu'avait donnée Lange t6 de ce chiffre curieux de cinquante et un éphètes" : chaque tribu aurait fourni primitivement quinze représentants ; on aurait eu en tout soixante éphètes parmi lesquels auraient été pris tous les ans les neuf archontes, Outre leurs attributions politiques, les éphètes, comme tous les sénats -aristocratiques, comme les y€povteç de la société homéric he, comme la gérousie à Sparte 1', auraient exercé à eus seuls la juridiction criminelle jusqu'à la création de l'Aréopage. Les nouveaux renseignements fournis par Aristote sont contraires à cette théorie; l'Aréopage, comme l'indique d'ailleurs aussi la loi d'amnistie de Solon qui le mentionne avec les éphètes et le tribunal des archontes au Prytaneion u, existe longtemps avant Dracon ; recruté parmi les archontes sortants, il constitue la plus haute autorité politique et administrative et la principale cour criminelle ; les Aréopagites exerçent leurs fonctions à vie 20. Dracon établit à côté de cet Aréopage un Sénat de quatre cent un membreszf. Quelle peut être alors dans ce régime la place des éphètes? Il se peut qu'ils aient constitué primitivement un Sénat, avant la création de l'Aréopage et des archontes ; mais c'est une pure hypothèse. Tout ce que nous savons, c'est qu'à l'époque de Dracon, avant Solon, ils partagent la juridiction criminelle avec l'Aréopage et avec les archontes qui, en certaines occasions, par délégation spéciale du peuple 22, peuvent siéger au Prytaneion, leur local commun, comme juges criminels. C'est en ce sens qu'il faut expliquer la loi de Solon qui exceptait de l'amnistie ceux qui avaient été condamnés par l'Aréopage ou par les éphètes ou par le Prytaneion pour meurtre, massacre ou tyrannie 23. Le Prytaneion désignait sans doute ici la juridiction exceptionnelle que les archontes avaient exercée relativement au crime de tyrannie; les éphètes ont jugé les crimes (peut-être considérés comme involontaires) commis pendant la guerre civile (aaayai); enfin les meurtres ont été jugés par l'Aréopage. Le texte de Plutarque indique en outre que tous ces tribunaux avaient été présidés par les (:aetaeiç. Quels fonctionnaires désigne ce mot? On a émis toutes les hypothèses; Schoell, Wachsmuth, Wecklein n y voient les quatre réunis; Curtius 26, les neuf archontes ou simplement les trois premiers qui auraient gardé quelque temps le titre de rois; mais la comparaison du texte de Plutarque avec Aristote et avec le texte authentique de la loi de Dracon, où les t3aat)e s président encore les éphètes, prouve que ce mot désigne simplement les différents archontes-rois qui se succèdent au pouvoir, et qu'avant Solon c'est l'archonte-roi qui préside tous les tribunaux criminels 27. Nous ignorons si Solon modifia les attributions des éphètes. A l'époque historique c'est un corps de juges permanents, mais nous ne savons pas exactement comment ils se recrutent. Aristote parle d'un tirage au sort28 et cela pourrait faire croire qu'ils jugent par séries; mais les autres textes les montrent toujours réunis et en corps. Ils jugent en plein air. Ils ne gardent que le jugement de quatre catégories spéciales de crimes, dans quatre des anciens tribunaux, dans le Prytaneion, le Delphinion, le Palladion, à Phréattys, et quelques attributions accessoires. Puis ils perdent encore le Palladion conquis par les héliastes entre 403 et 397 29 et peut-être aussi vers la même époque le Delphinion30. Ils sont alors réduits aux formalités insignifiantes du Prytaneion et de Phréattys. Ils sont chargés en outre de juger celui qui a tué ou fait tuer le meurtrier fugitif qui s'est conformé aux prescriptions de la loi, c'est-à-dire qui s'est tenu en dehors de l'Attique, des grands jeux grecs et des fêtes amphictyoniques31. Enfin ils participent dans certains cas à la réconciliation du meurtrier avec la famille du mort, autorisent et règlent l'aiSeetç. 11 est probable que jusqu'à la EPH 646 EPI4 fin de leur existence ils continuent à se recruter dans les anciennes familles nobles. Voyons d'abord leur rôle dans les quatre tribunaux. Au Prytaneion, les éphètes ne remplissent qu'une simple formalité ; ils y jugent l'auteur inconnu d'un meurtre et les objets inanimés et les animaux qui ont causé la mort d'un homme 32. Le tribunal est présidé par l'archonte-roi; l'objet condamné est jeté hors des frontières par les quatre Wuaocexataaï,. Pausanias attribue l'établissement de cette peine à Dracon" ; mais il cite lui-même une tradition plus ancienne conservée dans la cérémonie des Buphonies (i3ougovmu) à la fête annuelle de Zeus Polieus [DIPOLEIA1 ; le premier prêtre, qui aurait tué le boeuf sur l'autel de Zeus, le premier (3ou dvoç, se serait enfui et la hache, instrument du sacrifice, aurait été absoute 3''. A Phréattvs, petit golfe sur le Pirée, les éphètes jugent l'auteur d'un meurtre involontaire qui, avant le terme du bannissement prononcé contre lui, a commis un second meurtre volontaire; ne pouvant rentrer impunément devant le pays, il plaide sa cause sur un vaisseau devant les juges qui siègent sur la côte. S'il est convaincu du second crime, il est condamné à mort; s'il est acquitté, il attend la fin de son exil à l'étranger": ce cas ne devait pas se présenter souvent ". Pausanias 37 indique l'origine légendaire de ce tribunal. C'est Teukros qui aurait été ainsi jugé le premier. Au Delphinion, vieux temple d'Apollon Delphinios, situé à l'est de la ville, en dehors des murailles, on juge le meurtre excusable ( évo4 Slxumoç) 36; le code de Dracon, dont plusieurs dispositions sont conservées dans/Démosthène, énumérait les excuses légales S9 : le cas de légitime défense pourvu que la menace fût sérieuse"; le meurtre involontaire d'un adversaire dans un jeu ; le meurtre dans un combat d'un concitoyen pris pour un ennemi ; le meurtre de celui qu'on a surpris auprès de sa femme ou de sa mère ou de sa soeur ou de sa fille, ou de sa concubine ". Puis on étendit l'excuse légale à beaucoup d'autres cas : au meurtre de l'individu surpris auprès d'un enfant libre "''-, du voleur de nuit, du voleur de grande route'"' ; à la mort d'un malade, causée involontairement par le médecin". Platon excuse également le meurtrier qui a pris la défense d'un membre de sa famille (et cela paraît conforme au droit existant 4G), et celui qui dans une révolte tue par nécessité une autre personne, rnéme son frère". Enfin l'excuse légale fut accordée, par raison d'État, à beaucoup de meurtres politiques. Andocide cite une loi de Solon qui autorise le meurtre de celui qui accepte une magistrature dans le nouveau régime après le renversement de la démocratie et qui donne ses biens au meurtrier 47. On ne sait si cette loi est de Solon, mais il est fort probable qu'il y a eu de bonne heure des dispositions de ce genre dans la législation athénienne; le décret du peuple proposé par Démophantos en 410, après la chute des Quatre-Cents, autorisait certainement le meurtre de quiconque tenterait de renverser la démocratie"; il y eut les mêmes dispositions dans une loi votée après la chute des Trente ". Pausanias indique l'origine légendaire du Delphinion; Thésée y aurait été jugé le premier après avoir tué les Pallantides rebelles a0. Le Delphinion est compétent quand l'accusé allègue l'excuse: mais ce n'est pas une pure formalité ; le tribunal doit vérifier l'excuse, comme dans l'affaire du meurtre d'Eratosthène et peut, si elle ne lui paraît pas fondée, condamner l'accusé à mort''. Le jugement n'est qu'une simple formalité, suivie des cérémonies de l'expiation, s'il n'y a pas contestation de la part de l'accusateur. C'est donc à l'archonte-roi à voir devant quel tribunal doit être portée l'affaire, selon la vraisemblance des allégations des parties. Il a le choix entre l'Aréopage et le Delphinion. L'Aréopage peut sans doute aussi admettre l'excuse et absoudre 52. Le quatrième tribunal siège au Palladion, vieux sanctuaire de Zeus et d'Athéna, situé, comme le Delphinion, à l'est de la ville, en dehors des murailles". Il y avait, sur l'origine de ce tribunal, une double légende ; dans Kleidémos54, Démophon enlève le Palladion aux Argiens qui venaient avec Agamemnon d'Ilion à Athènes et en tue un grand nombre : il est jugé par un tribunal de cinquante Athéniens et de cinquante Argiens. La légende est plus complète dans Phanodérnosss: les Athéniens tuent quelques Argiens sans savoir qui ils sont et par conséquent sans le vouloir; dans Pausanias ", Démophon est jugé. selon les uns, pour avoir tué les Argiens sans les connaître; selon les autres, pour avoir renversé et tué sans le vouloir un Athénien ; toutes ces légendes ont pour but d'expliquer la juridiction de ce tribunal, consacré aux meurtres involontaires. L'archonteroi examine l'intention pour choisir entre l'Aréopage et le Palladion; il renvoie au Palladion quand il n'y a pas eu intention de donner la mort fr.pésxma) 57. Quant à la 3cûaeuamç, c'est-à-dire au crime commis par celui qui pousse une personne à en frapper une autre, nos renseignements sont contradictoires: d'après Harpocrationu, Isée et Aristote tenaient pour le Palladion, Démarque pour l'Aréopage. On a essayé de concilier ces témoignages en distinguant deux sortes de (lov),euam; d'après le résultat: la (iov).euatç suivie de mort serait allée devant l'Aréopage; non suivie de mort, devant le Palladion 59 ; mais cette distinction est impossible, car, généralement, on n'envisage pas le résultat pour déterminer le tribunal compétent. Il se peut qu'Harpocration ait mal compris Dinarque mais, d'autre part, il est assez étrange que la f3ovhsuam;, avec l'intention de donner la mort, puisse aller devant un tribunal réservé en principe aux meurtres involontaires. Il est donc difficile de se prononcer 81. Peut-être faut-il admettre que la ou),euam; avec l'inten EPH 61,7 EPH fion de donner la mort allait devant l'Aréopage et que le conseil qui avait amené involontairement la mort d'une personne par le fait d'une autre, était réservé au Palladion. Dans plusieurs cas, c'est au Palladion qu'est jugé le meurtre de non citoyens, d'esclaves; et nous savons par Aristote82 que le Palladion était toujours en principe le tribunal compétent pour ce crime. Si nous le trouvons dans les exemples que nous avons fia, ce n'est pas seulement parce qu'il s'y agit toujours de blessures suivies de mort, c'est-à-dire de meurtres involontaires, mais surtout parce que la victime n'a pas le droit de cité. Si l'on admet que la j)oDtuatc qui a amené la mort avec préméditation relève du Palladion, les éphètes peuvent alors condamner l'accusé à mort n`. Dans les autres cas (meurtre involontaire, ouÀeuatç sans préméditation de meurtre), ils peuvent acquitter, si le fait n'est pas prouvé ; s'il est prouvé, ils condamnent l'accusé à un exil temporaire sans confiscation des biens 65 Quelle est la durée de cet exil'? Nous ne savons au juste ; les scholiastes parlent d'une année ; mais il faut certainement admettre une plus longue durée Les parents du mort peuvent abréger l'exil 67 ou même en dispenser complètement le meurtrier en lui accordant la réconciliation, i'o'Ecr „ soit sur le désir exprimé par la victime ellemême avant sa mort68, soit de leur libre consentement. Dans ce dernier cas il faut peut-être, en outre, l'autorisation des éphètes. Mais la réconciliation ne doit jamais être vendue à prix d'argent 69. Les parents autorisés à composer avec le meurtrier sont le père, les frères, les fils ; ils doivent être d'accord; l'opposition d'un seul fait obstacle à la réconciliation; à défaut de ces parents, on prend dix membres de la phratrie, choisis par les éphètes entre les nobles. Tel est le règlement de Dracon, encore en vigueur à l'époque de Démosthène ". Les éphètes doivent peut-être aussi déterminer, en cas de contestation, quels sont les parents qui doivent intenter et appuyer la poursuite criminelle devant l'archonte-roi" . Il n'y a rien de particulier dans la procédure suivie devant les éphètes au début de l'instruction, qui dure trois mois, on trouve au Palladion, comme à l'Aréopage, le serment des témoins et des parties " ; il est probable que l'accusé peut aussi s'enfuir après le premier discours.