Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article EPULONES

EPULONES. Collège sacerdotal romain, formant, avec les pontifices, les augures, les duumviri puis decemviri et quindecemviri sacris faciundis, l'ensemble des quatre grands collèges, dits summa ou amplissima collegia1. Il est d'ailleurs le moins important des quatre, et figure toujours en dernier lieu dans la surie 2. Il est aussi le plus récent, et de beaucoup. Il fut institué en l'an 538 U.C. 196 av. J.-C., sur la proposition du tribun de la plèbe C. Licinius Lucullus. Il se composa d'abord de trois membres (triumvirs epulones)3. Puis il en compta sept. La date de cet accroissement ne nous est pas connue. Peut-être faut-il attribuer l'initiative de cette mesure à Sylla. On sait qu'il a renforcé les pontifes, les augures et les decemviri sacris faciundis 4. César, qui voyait dans la multiplication des honneurs un moyen de gouvernement, porta le nombre des epulones à dix s. Mais on ne rencontre de decemviri epulones ni dans les textes littéraires ni dans les textes épigraphiques. Les uns et les autres ne mentionnent jusqu'à la fin que des septemviri, soit que le terme consacré ait persisté, bien qu'en désaccord avec la réalité, soit que l'effectif, dépassé un instant, ait été ramené aussitôt au chiffre antérieur. On disait septemviri epulones pour désigner le personnel dans son ensemble 6, et septemvir epulonum, au singulier, en parlant d'un individu'. On trouve, une seule fois, dans un texte qui du reste est officiel, dans le calendrier de Préneste, l'expression « septemviri epulo EPU -739 EPU nom » Le plus souvent la traduction grecque n'est autre chose qu'une transcription ; « seatieudaip laou)a'iv«1v 9. Dans le texte grec du monument d'Ancyre, Auguste rap L'histoire du collège n'offre rien de bien particulier. Elle 1narche du même pas que celle des trois autres corps sacerdotaux, placés sur le même plan, sinon au même rang. A l'époque où il fut créé, le mode de recrutement en vigueur était la cooptatio. Lorsque, en l'an 650 U. C. = 104, av. J.-C., la loi Domitia eut substitué à ce procédé aristocratique le système électif mitigé que nous avons décrit ailleurs [DUUMVIRI SACRIS FACIUNms, p. 428-429] le collège des epulones fut enveloppé naturellement dans la réforme. Il en fut de même lorsque la loi Domitia eut été abrogée par Sylla en 673 U. C. 81 av. J.-C., rétablie en 691 = 63 par le tribun T. Atius Labienus, et confirmée vers 709 45 par César. Enfin tout ce que nous avons dit précédemment du régime des quatre grands collèges sous l'empire (Voy. p. 429-430) peut s'appliquer à celui-ci. Le seul trait qui caractérise en propre le collège des epulones, c'est qu'il paraît avoir été, sous la république, réservé aux plébéiens. Sans doute, au milieu du vIe siècle de Rome, l'antagonisme entre la plèbe et le patriciat n'était plus guère qu'un souvenir. C'est alors pourtant, en l'an 534 U. C. = 220, que l'on fonda les ludi plebeii, distincts des ludi romani, bien qu'ils eussent le même caractère et le même objet [LUDI]. Comme la fonction essentielle des epulones était de préparer le repas offert en cette circonstance à Jupiter, M. Mommsen a émis cette hypothèse que les prêtres préposés à la fête de la plèbe devaient être tirés de cet ordre. Il a été confirmé dans cette opinion en examinant la liste des personnages que nous savons avoir revêtu ce sacerdoce, avant l'empire. Elle est, il est vrai, très courte, mais les quelques noms dont elle se compose sont tous plébéiens ". Plus tard le recrutement devint mixte. Nous rencontrons parmi les epulones, indépendamment de l'empereur et des princes de sa famille qui étaient patriciens de droit, des particuliers, patriciens de naissance, ou admis, par faveur spéciale, dans la noblesse patricienne". M. Mommsen fait observer avec raison qu'on ne saurait rien conclure de ce fait en ce qui concerne la période de la république. Il cite l'exemple du consulat. On sait que, depuis les lois liciniennes, en droit (388 U. C.= 366), depuis 412 U. C.= 342 en fait, jusqu'à la dictature de César en 708 = 46, l'une des deux places de consul avait été réservée à la plèbe 13. L'empire, qui mit fin à ce privilège, a pu de même mettre un terme au recrutement exclusivement plébéien du collège des epulones. Sous l'empire, comme sous la république, c'étaient de grands personnages engagés dans la carrière des honneurs 1°. Le dernier connu est de l'an 377 après Jésus-Christ, sous le règne de Gratien". Il n'est pas probable qu'il y en ait eu beaucoup d'autres après lui. Ce qui est certain c'est qu'il n'y a plus trace, après cette date, de l'existence du collège. S'il a échappé au christianisme persécuteur de Gratien, il est douteux qu'il ait vécu au delà de Théodose. Les attributions des epulones sont clairement énoncées dans leur titre. Festus, ou plutôt son abréviateur Paul Diacre, les définit ainsi : « Epulonos dicebant antiqui quos nunc epulones dicimus. Datura est autem his nomen quod epulas indicendi Jovi ceterisque dus potestatem haberent". »Les epulones avaient donc pour mission d'annoncer les repas offerts à Jupiter et aux autres dieux, d'en fixer le jour (indicere), et, par suite, d'en surveiller les apprêts. Ces banquets tenaient une grande place dans la vie religieuse des anciens en général, et en particulier dans celle des Romains [EPULA]. Pendant plusieurs siècles ils furent présidés par les pontifes, mais à la longue ils étaient devenus trop nombreux pour ne pas exiger la création d'un ministère spécial 17. Toutefois il est à remarquer que les pontifes, en se déchargeant sur les epulones du soin de ces cérémonies, furent loin de s'en désintéresser entièrement. Ils conservèrent la haute main sur cette partie du culte qui leur avait été autrefois confiée. Ils déléguèrent leur autorité sans l'aliéner. Nous voyons par un passage de Cicéron" que les epulones eux-mêmes en référaient au collège pontifical pour tous les cas épineux soulevés par la célébration des repas sacrés, par exemple, quand un détail du rite avait été omis ou altéré. Les pontifes pouvaient annuler la cérémonie et la faire recommencer à nouveaux frais. Ils pouvaient même, s'il était nécessaire, en reprendre la direction. C'est ce qu'ils firent en l'an 714 U. C. = 40 av. J.-C., les epulones étant absents, et Dion Cassius, qui nous signale ce fait, ajoute qu'il n'était pas sans de nombreux précédents". Cette situation subordonnée des epulones explique leur place dans la hiérarchie sacerdotale. Leur compétence, toute d'emprunt, et d'ailleurs bornée à un objet unique, n'en réclamait pas moins une assez grande activité. Elle était à la lois multiple et monotone.Il nous est impossible d'énurnerer toutes les circonstances où elle se dépensait. Les textes qui nous en font connaître quelques-unes, ne les mentionnent pas toutes. Il y en avait d'accidentelles, et il y en avait qui revenaient régulièrement, à jour fixe. Au nombre des banquets extraordinaires, il ne faut pas compter les lectisternes [LECTISTERNIUM] qui formaient un élément ordinaire de la supplicatio, ordonnée et réglée par le collège sternes n'étaient d'ailleurs offerts qu'aux dieux, et ce qui caractérise l'epulum proprement dit, c'est la communion du dieu et des fidèles qu'on se représentait assis à la même table et prenant leur part des mêmes mets [EPULA]. Comme on l'a indiqué plus haut, la fonction essentielle des epulones était la célébration du repas offert Jupiterà l'occasion des ludi plebeii. Saint Augustin les appelle « parasites de Jupiter 20. » Cette expression qu'il n'invente pas n'avait en elle-même rien d'injurieux. Elle n'est devenue un terme de mépris que par suite d'une application détournée. Les Romains l'avaient EPU -740-EPU empruntée aux Grecs (Ira pû eereiv), et l'on sait que chez les Grecs le parasite ou convive des dieux était un personnage entouré d'une grande considération Ce repas, avons-nous dit, était offert à l'occasion des jeux plébéiens. Il y a là un point qui demande à être élucidé. Diori Cassius nous apprend que les jeux considérés comme sacrés étaient ceux qui comportaient un epulum n. Or, il y avait deux espèces de jeux qui répondaient à cette définition, les ludi romani et les ludi plebeii. Les premiers tombaient en septembre, les seconds en novembre, et la durée des uns comme des autres s'était prolongée, au fur et à mesure que s'était développé le goût des réjouissances publiques. Ils avaient atteint au commencement de l'empire leur maximum de durée, les ludi romani ne comptant pas moins de seize jours„ du 4 au 19 septembre, les autres en comptant quatorze, du 4 au 17 novembre". Le jour des ides, qui se plaçait dans cette partie du mois, étant consacré à Jupiter", avait été choisi pour repulum. C'est le jour indiqué pour cette cérémonie par les calendriers dont les fragments, plus ou moins incomplets, sont reproduits au tome I du Corpus. Ils donnent pour l'epulum Jovis des ludi romani le 13 septembre, et le même jour de novembre pour les ludi plebeii. Il résulte de là, au premier abord, que le banquet à Jupiter, le banquet des jeux, en vue duquel les epulones avaient été institués, « ut,.. illud ludorum epulare sacrificium facerent », dit Cicéron 2", se renouvelait deux fois l'an, une première fois au nom du peuple entier, une seconde fois au nom de la plèbe. Dès lors les epulones n'auraient pas été dans leur fonction essentielle les représentants de la plèbe, et l'on ne voit pas pour quelle raison ils auraient commencé par être exclusivement tirés de cet ordre. Une observation plus attentive nous autorise à revenir sur ces conclusions. Elle démontre que l'epulum Jovis proprement dit était celui des jeux plébéiens. D'abord il n'y en avait qu'un. C'est ce que dit encore au Ive siècle le polémiste chrétien Arnobe : « C'est demain le repas de Jupiter, car Jupiter dîne et il faut le gorger de nourriture. Ne voyez-vous pas comme il s'empresse? II est à jeun depuis longtemps et son jeûne est rompu une fois seulement dans l'année25 » Ce repas unique coïncide avec les ludi plebeii. En effet, si nous examinons de près les calendriers, nous remarquons que l'epulum Jovis à la date du 13 septembre n'est mentionné que par les Fasti Sabins 26, les Vallenses n, et les fastes des Arvales, découverts depuis et publiés au tome VI du Corpus28. Les Fasti Antiates mentionnent un epulum sans préciser 22. Enfin le calendrier rustique, dit Menologium Vallense, mentionne pour le mois de septembre un epulum Minervae30. Il faut faire attention à cette dernière indication. Elle jette un peu de lumière sur cette question obscure. Elle nous représente Minerve comme la divinité à laquelle l'epulum de septembre était spécialement consacré, Minerve formait avec Jupiter et Junon la triade capitoline. Ces trois divinités teûnaient ensemble sur le Capitole, dans le temple à trois cellae, Jupiter dans celle du milieu, les deux parèdres dans les deux autres, à sa droite et à sa gauche 31. Inséparables dans leur triple sanctuaire, il n'eût pas été convenable de ne pas les réunir toutes trois dans un banquet offert à une d'elles et célébré, comme nous le verrons, sous leurs yeux, à l'ombre du temple qui les abritait. C'est ainsi qu'au banquet de Jupiter on ne manquait pas de convier Minerve et Junon 32, Il était naturel qu'au banquet de Minerve Jupiter ne fût pas absent, et comme il était après tout le personnage le plus important de la trinité, on comprend la confusion qui s'est introduite à son profit. On comprend qu'il soit devenu le héros d'une fête où il ne figurait qu'à titre accessoire, en d'autres termes que l'epulum Minervae des ludi romani du mois de septembre ait pu être pris pour un epulum Jovis. Au reste il ne semble pas que l'epulum Minervae ou l'epulum Jovis des ludi romani (appelons-le comme on voudra) remonte à une bien haute antiquité. Tandis que l'epulum des ludi plebeii apparaît dans Tite-Live à partir du vat siècle de Rome 33, l'autre ne commence à figurer que dans nos calendriers qui ne sont pas, comme on sait, antérieurs aux dernières années de la république. Encore n'est-il pas mentionné dans le calendrier dit Mafeianum n (rédigé entre '746 U. C. = 8 av. J.-C. et 737 U, C. = 7 ap. J.-C. 35), qui pourtant ne manque pas de signaler au 13 novembre l'epulum des jeux plébéiens n. Il est vrai que le calendrier Amilerninum, postérieur à 769 U. C. = 16 ap. J.-C. 37 ne parle ni de l'un ni de l'autre38. Il ne faut donc pas attacher trop d'importance à ces omissions. Celle des auteurs antérieurement à l'ère impériale est la seule vraiment significative. L'epulum Jovis de novembre est signalé encore dans le calendrier Philocalien n qui est de l'an 334 ap. J.-C., et, chose remarquable, le même document ne parle pas de l'epulum des ludi romani40, ce qui paraît bien prouver l'importance prépondérante du premier. Il n'est question ni de l'un ni de l'autre dans le calendrier de Polemius Silvius en 448 41. Le christianisme, vainqueur sur toute la ligne, a décidément supprimé toutes les fêtes païennes. Il resterait maintenant à expliquer pourquoi ce privilège en faveur des jeux plébéiens, qui sont les moins anciens des deux, mais c'est une question dont la solution échappe à nos connaissances présentes. Cicéron, dans le passage où il mentionne l'institution du collège des epulones, en vue de l'epulum des jeux, nous dit que les pontifes, de qui ils tenaient leur mission, en avaient été chargés eux-mêmes dès le roi Numa "2. C'est une erreur. Sans doute l'usage des repas sacrés était aussi ancien et plus ancien même que Rome. Virgile sur ce point, comme sur tant d'autres, fait preuve d'un sens historique très juste, quand il les signale chez Ivandre et chez Latinus 43. Parmi ces repas il y en avait certainement qui étaient consacrés à Jupiter. Caton l'Ancien décrit celui qu'on lui offrait dans chaque maison et à l'occasion duquel on lui donnait l'épithète de dupalis". Cette cérémonie privée devait avoir un pendant EPU 7111EPU dans la vie publique, dès l'origine. Nous pouvons le supposer, bien que nous n'ayons sur ce sujet aucun renseignement positif. Mais, quant à l'epulum Jovis des ludi plebeii, il ne peut pas être antérieur à l'institution de ces jeux. Il est vrai que, pour la date de cette mesure, nous sommes réduits aux conjectures. Mais il est évident qu'elle ne peut se placer dans la période caractérisée par le nom de Numa. A cette époque Rome ne connaissait, en fait de jeux, que ceux qui étaient dédiés aux deux vieilles divinités latines, Consus et Mars ou Mamurius, les CONSUALIA et les EQUIRIA Ou MAMURALIA. C'est avec la dynastie étrusque, avec le temple du Capitole dont elle décide la fondation, dans cette période où commence à se dessiner l'évolution de la société et de la religion romaines en dehors des cadres rigides où elles s'étaient jusqu'alors tenues enfermées, c'est alors qu'est introduit l'appareil plus compliqué et plus riche des ludi romani '5. D'ailleurs comment admettre l'existence d'une fête plébéienne dans un temps où la plèbe était tenue en dehors de la cité et même ne représentait encore qu'un élément insignifiant dans la population? Si l'on en croit le Pseudo-Asconius, les jeux plébéiens ont été institués après la chute de la royauté, pour célébrer la liberté de la plèbe, ou bien après la sécession sur l'Aventin, en commémoration de l'accord intervenu entre les deux ordres 46. De ces deux dates la première est inadmissible. On sait trop que la révolution de 509 n'a pas inauguré pour la plèbe un régime de liberté. La seconde peut se soutenir. Le malheur est que la première mention des ludi plebeii n'est pas antérieure à l'an 538 U. C. = 21647. C'est peu après, en 54i = 213, qu'il est question pour la première fois de l'epulum Jovis46. Il serait surprenant, si cette fête avait existé depuis près de trois siècles, que les historiens n'eussent pas trouvé plus tôt occasion d'en parler. Ajoutons qu'elle avait lieu dans le cirque Flaminien 40 et que ce cirque ne fut construit qu'en 534 .220 pneus, p. 1192]. La création des triumviri epulones ne paraît donc pas de beaucoup postérieure à l'institution des ludi plebeii et du banquet qui leur était annexét0. La deuxième de ces mesures peut être considérée comme une conséquence et un complément de la première, et celle-ci s'explique assez bien par l'action de Flaminius, le vaincu de Trasimène et le constructeur du cirque qui porte son nom. On n'ignore pas en effet que ce personnage, qui était plébéien et animé de sentiments très hostiles au sénat, avait réveillé, dans la mesure et sous la forme où elle pouvait être évoquée à cette époque, la vieille querelle des deux ordres. L'antagonisme du patricial et de la plèbe, en tant que castes distinctes, n'avait plus de sens ni de raison d'être depuis longtemps. Mais les anciens cris de guerre servaient encore aux partis nouvellement formés, et c'était sous ces drapeaux démodés que combattaient l'une contre l'autre l'aristocratie sénatoriale et la démocratie. Essayons maintenant de nous représenter les choses telles qu'elles se passaient lors de l'epulum Jovis. Mais auparavant il faut élucider une petite difficulté relative esment à la date. La formule employée dans les calendriers est epulum indictum ou indicitur. Il y avait donc une indictio, c'est-à-dire une annonce faite à l'avance du jour de l'epulum. C'est à cette indictio que fait allusion Arnobe dans le passage cité plus haut 5t : « Jovis epulum crus est », mais ce lendemain n'est pas le 14; c'est bien le 13 que l'epulum avait lieu. Il ne pouvait avoir lieu que ce jour-là, le jour des ides étant consacré à Jupiter o2, et le lendemain (dies postridianus) étant considéré comme citer ou vitiosus, c'est-à-dire comme un jour de malheur, impropre à une cérémonie religieuse'. A quel moment précis l'indictîo était-elle lancée?Si l'on en croit Arnobe, c'était le 12. Si l'on en croit les calendriers, c'était le jour même, le 13. La question n'avait pas d'importance, la fête étant au nombre des feriae stativae, c'est-à-dire fixée une fois pour toutes. L'indictio, dans ces conditions, n'étai t qu'une formalité sans conséquence. M. Mommsen croit qu'elle avait pour objet, moins de fixer un jour connu d'avance, que de satisfaire à un devoir de politesse, puisqu'il s'agissait d'une invitation à un repas56. On peut se demander aussi par qui l'indictio était faite. S'il s'agissait d'une fête figurant dans le vieux calendrier de Numa, nous n'hésiterions pas à l'attribuer aux epulones, héritiers ou plutôt délégués des Pontifes. Mais les Romains, à mesure que se compliquait leur organisme politique, s'étaient montrés de plus en plus méfiants à l'égard de leurs corps sacerdotaux, Ils refusèrent à leurs prêtres toute initiative, se bornant à voir en eux des casuistes en théologie et des maîtres de cérémonies. Ils transportèrent au pouvoir civil, représenté par les magistrats supérieurs, les consuls et les préteurs, le droit de fixer les fêtes non prévues par l'ancienne religion 55. Il est donc probable que l'indictio de l'epulum Jovis appartenait soit aux préteurs, soit aux consuls, bien que la fête entière, dont l'epulum n'était qu'un épisode, rentràt dans les attributions des édiles, les édiles plébéiens étant préposés aux ludi plebeii, et les édiles curules aux luth romani". Arrivons au détail de la cérémonie. Valère Maxime nous apprend que Jupiter était invité à prendre place sur un lit, tandis que Minerve et Junon n'avaient droit qu'à des sièges. Il remarque que ce cérémonial avait passé de la table des hommes à celle des dieux, et il ajoute que la distinction qu'il introduisait dans le traitement réservé aux deux sexes s'était conservée au Capitole plus longtemps que dans les maisons particulières, « sans doute parce qu'il est plus difficile de maintenir dans la règle les femmes que les déesses " n. I1 aurait pu dire aussi que ce cérémonial même témoignait déjà d'un certain relâchement dans les habitudes des Romains. A l'origine, les hommes comme les femmes mangeaient assis S", et il n'est pas douteux qu'il n'en eût été ainsi dans le banquet de Jupiter, s'il avait été institué dans une très haute antiquité. On a vu, au contraire, qu'il était de fondation relativement récente, et s'il en fallait une preuve de plus, nous en aurions une ici sous la main. Quant aux repas (dupes) offerts anciennement par les particuliers et sans doute aussi au nom de EPU 712 EPU l'État, à Jupiter et à d'autres dieux, la question ne se posait même pas. Les premiers Romains n'avaient pas de statues pour leurs dieux. Ce n'est pas seulement parce qu'ils étaient pour cela des artistes trop inhabiles. La nature mémo de ces divinités répugnait à une représentation sous forme humaine. Elle avait quelque chose de trop vague, de trop abstrait. Pour rendre leur image présente, un symbole quelconque suffisait u. Le caractère anthropomorphique de la religion romaine, si visiblement étalé dans la cérémonie de l'epulum Jouis, n'est donc pas un attribut indigène et spontané. Il se produit et se développe au contact de l'Étrurie et de la Grèce. A cet égard on ne peut méconnaître l'influence exercée sur la fondation et sur l'organisation de cet epulum par le spectacle des LECTISTERNIA, inaugurés dès le milieu du Ive siècle de Rome, en 355 U. C. = 399 60. Les mannequins de Jupiter, de Junon et de Minerve ressemblent tout à fait à ceux des couples divins helléniques ou hellénisés qui sont censés banqueter accoudés sur les coussins du pulvinar. On sait d'ailleurs qu'ils ont fini par être eux-mêmes introduits dans ce cercle étranger. C'est en l'an 537 U. C. = 217 qu'ils y figurent pour la première fois 61, juste un an avant la première mention des ludi plebeii, c'est-à-dire très vraisemblablement un an avant la célébration du premier epulum Jovis 62. La triade capitoline, immigrée d'Étrurie avec les Tarquins, avait déjà par elle-même un caractère suffisamment exotique et naturellement adapté aux rites nouveaux. Elle était l'objet d'une dévotion passionnée que les divinités purement romaines n'avaient jamais inspirée. Elle se prêtait à, une idolâtrie dont les restes ne sont pas abolis dans l'Italie chrétienne. Sénèque a décrit ces scènes bizarres avec une verve indignée et railleuse, dont la polémique de saint Augustin n'a pas manqué de faire son profit. Bien que ces lignes n'aient point trait spécialement au banquet de Jupiter, elles montrent trop bien quel était l'aspect extérieur et l'esprit de cette cérémonie pour qu'il n'y ait pas lieu de les reproduire ici. Par ce qui se passait tous les jours, on pourra juger de l'attitude des fidèles en ce jour solennel. Sénèque rapproche des mystères d'Osiris le culte rendu aux dieux capitolins. Cette comparaison suffirait pour nous apprendre à quel degré d'exaltation mystique les esprits etaient montés. « Du moins cette frénésie (les mystères d'Osiris[ a une durée limitée. On peut tolérer un accès de folie par an. Mais entre au Capitole : tu rougiras de cette démence qui se donne en spectacle, de ces visionnaires qui s'imposent de ridicules offices. L'un nomme à Jupiter ceux qui viennent le saluer, l'autre lui annonce l'heure qu'il est; ici est son appariteur; là son parfumeur, dont la pantomime simule tous les mouvements de celui qui frotte les baigneurs. Des femmes font mine d'arranger la chevelure de Junon et de Minerve, et, debout, loin de la statue et même du sanctuaire, remuent les doigts à l'instar des coiffeuses; d'autres tiennent le miroir; quelques-uns prient les dieux de leur servir d'assistants dans une cause, ou bien leur présentent requête et les mettent au courant de l'affaire. Un habile archimime, vieillard décrépit, jouait tous les jours ses rôles au Capitole, comme si les dieux voyaient avec plaisir ceux que les hommes s'étaient lassés de voir. Des artisans de tout genre sont là qui travaillent pour les dieux immortels. Toutefois, si leurs services sont stériles, ces gens-là n'en offrent pas de vils ni d'infâmes. Mais on voit des femmes assises dans le Capitole qui se figurent Jupiter amoureux d'elles. Elles ne sont même pas effrayées par Junon et la jalousie que lui attribuent les poètes 6t1. » Il y avait pourtant quelques traits par où l'epulum Jovis rappelait encore l'austérité des moeurs et de la religion indigènes. Nous avons vu que, contrairement à ce qui se passait aux lectisternes, où tous les dieux et déesses étaient étendus sur des lits à la grecque, Junon et Minerve restaient assises. On avait conservé dans le service et les mets la frugalité antique. Denys d'Halicarnasse en l'ait l'observation à l'époque d'Auguste. « J'ai vu, dit-il, le repas dressé devant les dieux, dans les demeures sacrées; les tables étaient de bois suivant l'usage des ancêtres, et la vaisselle était de terre. Les aliments étaient des pains, des gâteaux et quelques fruits. J'ai vu faire les Iibations; elles ne tombaient pas de coupes d'or ou d'argent, mais de vases d'argile, et j'ai admiré les hommes de nos jours qui restaient si fidèles aux rites de leurs pères 64. » Cette description, il n'est pas inutile de le remarquer, ne peut s'appliquer aux lectisternes. Le passage, d'où ces lignes sont extraites, a rapport aux fondations religieuses de Numa, par conséquent à des pratiques spécifiquement romaines. Les dieux n'étaient pas les seuls convives, On a dit plus haut et il faut rappeler ici que le caractère propre et la vertu même du banquet sacré. e'etait la communion à la même table des hommes et des dieux. La cité était représentée à l'epulum Jovis par le sénat 6e, et le droit de prendre part à ce repas et aux autres du même genre, le « jus publice epulandiRr » n'était pas un des moins précieux, parmi tons ceux qui constituaient l'ensemble des honneurs ou ORNAMENTA sénatoriaux. 11 était reconnu à ceux qui, sans siéger dans la curie, avaient reçu ces ornements par une faveur spéciale". Auguste le maintint, avec le laticlave et quelques autres avantages extérieurs, aux sénateurs indignes qui avaient bien voulu, en lui offrant leur démission, lui épargner l'ennui de les expulser65. Le banquet des sénateurs avait. lieu au Capitole même u, devant la cella de Jupiter 70. Les textes ne nous disent pas que le peuple y fût associé, niais cette omission n'est sans doute que l'effet du hasard. Nous voyons que, en d'autres circonstances analogues, on dressait pour lui des tables sur toute la longueur du Forum. Il mangeait en plein air. Tite-Live rapporte qu'un jour le mauvais temps l'obligea à s'abriter sous des tentes. La superstition vit dans cet incident l'accomplissement d'un oracle prédisant qu'un temps viendrait où il faudrait camper en plein Forum". Comme le remarque M. Fustel de Coulanges, dans un article précédent [amui, le caractère religieux de ces agapes finit par s'effacer ou par être relègue au second plan. Elles devinrent pour la foule une occasion de réjouissances et de distributions gratuites, pour les grands un moyen de popularité et un devoir de situation. Dès lors elles EPU 743 EQU allèrent en se multipliant. Elles eurent lieu, non pas seulement aux fètes consacrées, aux ludi plebeii ou romani, ou dans certaines circonstances extraordinaires, comme à la célébration d'un triomphe 72, ruais à tout propos, pour la dédicace d'un temple ou d'une statue73, pour les jours de naissance de l'empereur et des princes de sa famille74, pour les jeux en général et pour les funérailles, même pour celles des riches particuliers76. Il va sans dire que, dans ce dernier cas, les frais n'étaient pas à la charge de l'État7U. De même quand l'empereur offrait l'epulum, pour fêter un événement domestique", ou même quand il s'agissait d'un triomphe ou de quelque autre cérémonie publique 78. Dans cette société aristocratique, où les fortunes étaient concentrées entre quelques mains, on aimait à compter sur la munificence privée. Quant aux epulones, leur rôle était de veiller à ce que tout se passât conformément au rite, mais le rite s'était beaucoup relâché de sa rigueur primitive. Il avait été de règle, dans ces repas, de chanter des poésies à la gloire des dieux. Ces morceaux se transmettaient de génération en génération. Il semble, d'après un passage de Cicéron, que Caton l'Ancien en avait encore eu connaissance. Ce qui est certain, c'est que Cicéron en déplore la perte 79. Les exigences, en fait de luxe, avaient grandi. On n'avait pas renoncé à l'ancienne simplicité, mais on la réservait pour les dieux. Denys d'Halicarnasse ne peut la constater qu'à leur table, et il est bien obligé de reconnaître80 qu'en général elle s'était fort altérée. Les auteurs cous racontent le fait suivant qui s'était passé dans les commencements du vue siècle de Rome, en 624 = i30. Pour honorer la mémoire de son oncle Scipion l'Africain, Q. Maximus donna au peuple romain un epulum dont il confia les apprêts à Q. Tubero. Ce personnage était renommé pour ses talents, ses vertus et son adhésion enthousiaste aux doctrines stoïciennes. Il agit conformément à ses principes. Il installa sur le forum, non des triclinia, mais de petits lits en bois, dits à la carthaginoise, et, au lieu de tapis, les recouvrit de peaux de bouc. Il fit servir de la vaisselle en terre de l'espèce la plus ordinaire. Il ne traita pas plus richement le sénat au Capitole. Sénèque se et Valère Maxime 63 admirent beaucoup cet étalage d'austérité. Cicéron s'en moque 83, et quant au peuple, il s'en vengea en refusant ses suffrages à Tubero pour la préture 84. Sous l'empire, le luxe déployé dans les banquets des sénateurs était passé en proverbe eu. A cette époque l'usage s'était introduit de faire inviter leurs femmes par les princesses de la famille impériale 86. Les chevaliers, qui avaient fini par constituer un ordre de noblesse, intermédiaire entre le sénat et le peuple, étaient aussi traités à part 87. Ils prenaient place sans doute dans le voisinage du sénat, à une table inférieure. II y avait encore d'autres repas, plus restreints, auxquels devaient présider les epulones. Denys d'Halicarnasse signale ceux des curies", et Martial rapproche, pour la bonne chère, les banquets des pontifes de ceux qui se tenaient sur le Capitole 89. Nous savons très peu de chose sur les insignes des epulones. Tite-Live, en mentionnant la création du collège, ajoute qu'on leur reconnut, comme aux pontifes, le droit de porter la toge prétexte 91. Leur emblême était la patère avec laquelle ils faisaient les libations accompagnant les repas sacrés91. Une monnaie frappée en 738 U. C. = 9 avant J.-C. représente d'un côté Auguste et sur l'autre le simpulum, le bruits, le trépied et la patère. C'est une allusion aux quatre sacerdoces exercés par l'empereur 92. Au revers des deniers de C. Coelius Caldus, monétaire vers l'an 700 de Rome = 54 av. J.-C., on voit le père de ce personnage, L. Caldus, qui fut epulo, occupé des préparatifs du repas sacré (fig. 2.708). Il est debout derrière une table ou autel dressé entre deux trophées et au devant duquel on lit