Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article EXPOSITIO

EXPOSITIO ('Ardtastç, ixlouiç). Exposition des enfants nouveau-nés. GRÈCE. -A l'époque préhistorique, le chef de y€voç pouvait à son choix recevoir à son foyer ou vouer à la mort les nouveau-nés. Cher les Hellènes des siècles primitifs, comme chez tous les peuples d'origine aryenne ou, plus généralement, de moeurs rudimentaires', le droit d'exposer les enfants était conforme aux idées dominantes et aux institutions Partout où s'est établie une tribu grecque, ce droit semble avoir été constamment mis en pratique. Les traditions dérivées des sources les plus lointaines et les plus diverses parlaient d'enfants divins ou mortels que le chef de famille avait voulu rejeter dans le néant. Les Doriens de Crète commençaient par cet épisode l'histoire de Zeus'; les habitants de Mantinée, celle de Poséidon 4 ; les Lemniens, celle d'Héphaistos ° ; les Étoliens et les Thraces °, celle de Dionysos'. Asclépios à Épidaure', à Argos le petitfils de Crotopos3 et Persée70, en Arcadie Télèphe11 et la gracieuse Atalante 12 ; l'ancêtre commun des Athéniens, Ion"; enfin les fondateurs de Thèbes1', Amphion et Zéthos t7, et son roiOEdipe 10 : tous furent les légendaires victimes et restent les témoins authentiques de la vieille coutume. De tous ces contes se dégage une conclusion : durant la période où les mythes primitifs se grossissaient encore de détails empruntés à la réalité contemporaine, il a fallu que les expositions d'enfants, pour devenir des épisodes aussi communs dans les récits populaires, fussent les menus événements de la vie quotidienne. C'était déjà la ressource habituelle contre les naissances illégitimes ou gênantes. Dans les temps historiques, cette barbare habitude est universelle. A Gortyne, à Sparte, elle a reçu la sanction de l'État". A Thèbes, l'autorité publique doit s'en mêler1e, tant l'abus est criant! A Delphes 19 et à Sicyone 20; dans la Macédoine 21 et la Bithynie 22, quand ces pays sont entrés dans l'orbite du monde grec, comme en Achaïe 2'3 ou dans l'île de Lesbos 24, quand depuis longtemps la conquête romaine a tout englobé partout où l'on peut observer les moeurs grecques et tant que la vie grecque a eu ses manifestations propres, nos documents nous permettent de retrouver cet usage meurtrier. Mais où il paraît surtout en vigueur, c'est à Athènes. Là Aristophane 2G donne des indications précieuses, lorsqu'il en parle sur un ton uni, en passant, comme d'une chose naturelle. Euripide, le poète bourgeois des héros ramenés à la nature humaine, représente au théâtre la légende d'Ion, et, ce faisant, raconte longuement l'exposition d'un enfant athénien vers la fin du va siècle. Cent ans après, le personnage favori de la nouvelle comédie, c'est l'enfant abandonné et retrouvé par ses parents. Plusieurs pièces de Plaute et de Térence ont pour donnée fondamentale le récit d'une exposition ce récit a été emprunté évidemment par les comiques latins à leurs modèles grecs26. « Il faut que l'exemple en ait été bien commun dans la réalité pour qu'il ait pu servir aussi souvent aux dénouements de la comédie21 » car nous avons affaire à des auteurs qui préféraient à la gloire des poétiques imaginations le mérite d'une observation sincère et d'une peinture fidèle. Est-ce à dire que le fléau de l'exposition ait sévi plus cruellement dans Athènes que dans les autres cités? Il y a, au contraire, de fortes raisons pour croire que, dans la république la plus riche et la plus capable de sentiments humanitaires, on était moins souvent contraint et l'on répugnait davantage à cette dure extrémité. Nous avons plus de renseignements sur Athènes ; mais ils s'appliquent à toute la Grèce. Nous mesurons mieux les ravages du mal dans l'intervalle du ve au Ive siècle; mais nous voyons à des indices certains que, dans les siècles suivants, les progrès de l'immoralité publique le rendent de plus en plus effrayant. Pour comprendre le grand nombre de ces expositions, il faut démêler les motifs qui en guidaient les auteurs. La « jeune fille à qui il n'était pas permis d'enfanter 28 » voulait supprimer la preuve de sa honte. Elle n'avait pas seulement à redouter « l'amer déshonneur des unions défendues23 ». Elle pouvait être chassée de la maison paternelle et légalement vendue30. Aussi dut-il arriver à bien des Grecques de faire comme la Créüse d'Euripide : elle dissimule sa grossesse avec une persévérance indomptable 31 ; par un de ces miracles d'énergie et d'endurance que savent accomplir les fillesmères, elle étouffe les gémissements qui lui échappent" ; EXP 931 EXP elle accouche seule, clandestinement", et aussitôt elle s'en va clans les ténèbres. « sans autre confident que le malheur et le mystère », porter au dehors le fruit condamné d'amours inavouables". Cet enfant, elle l'aime ; quand elle le voit qui tend ses petites mains et par ses pauvres gestes demande à être pris', elle est éperdue de pitié". Pourtant elle n'hésite pas. Elle pourrait se résigner à la honte ; elle ne peut braver la juste colère de son père37. Tant que l'autorité paternelle fut vraiment forte en Grèce, cette crainte d'une peine infligée par le juge suprême de la famille détermina fréquemment les femmes dont Créüse est le type à l'acte désespéré de l'exposition" Pourquoi auraient-elles attendu la mise hors la loi privée? Le ehàtiment de la mère n'aurait pas sauvé l'enfant : on aurait toujours rejeté ce lita Lard Mais le plus souvent l'exposition était commandée par le père de famille. Chaque fois qu'il lui naissait un enfant, il était mis forcément en présence de l'alternative : faut-il l'élever ou l'exposer? Le cinquième jour avaient lieu les Ai1PuIDROMIA. Si l'on interprétait à la lettre un passage du Théétète on pourrait S'imaginer que cette cérémonie était rigoureusement accomplie dans tous les cas, et que là, devant l'autel d'Hestia, le père décidait souverainement et proclamait officiellement qu'il garderait l'enfant ou l'abandonnerait. Mais le texte de Platon se comprend tout aussi bien et l'on a l'avantage d'une plus grande vraisemblance, si l'on admet que la célébration même des Amphidromia réglait déjà la question. Le père qui ne voulait pas reconnaître son enfant n`avait pas besoin de prendre l'avis du conseil de famille" : dès lors, allait-il donner tant d'éclat à son refus ? Il s'évitait probablement le ridicule de convoquer à grand bruit tous ses parents pour leur faire part de sa résolution négative et leur présenter un enfant qui ne serait pas le sien. Fêter les Amphidromia, c'était recevoir le nouveau-né à son foyer. Ne pas les fêter, c'était dire assez clairement qu'on ne voulait pas le laisser entres dans la famille et dans la vie. Cette condamnation était-elle fréquemment portée ? D'abord le chef de famille pouvait avoir des doutes sur la légitimité de l'enfant. A en juger par les faits-divers de l'histoire et de la littérature, le cas se présentait assez souvent. Le roi de Sparte, Agis, refuse de reconnaître le fils né de sa femme 42. Il est vrai que cet enfant de l'adultère n'en est pas moins élevé dans le gynécée. Mais, dans l'Théc'Jre de Térence, c'est-à-dire d'Apollodore, ]Athénien Pamphile ne veut pas servir de père à l'enfant d'un autre : il ne reste plus qu'à s'en défaire 43. A Gortyne, la femme divorcée qui accouche doit présenter son enfant à son ci-devant mari : si cet homme ne le garde pas, la femme peut à son choix le nourrir ou l'exposer '''°. Dans toute la Grèce, le désaveu de paternité devait entraîner l'exposition. Mais il ne suffisait pas que la filiation du nouveau-ne fîit incontestable. Bien des Grecs étaient rebutés par les ennuis et les soucis quotidiens que suscitent les enfants. Ces mille petites misères semblent avoir été ressenties par les Athéniens avec une singulière vivacité". Ils n'avaient pas pour principe de laisser leurs fils s'élever tout seuls en liberté. C'était comme une culture de tous les instants, intellectuelle et morale, où collaboraient maîtres et parents 'e0. Quand on recherchait pour les siens cette éducation intensive et complète, pouvaiton accepter tous les enfants donnés par la nature'? Quand élever un seul enfant était déjà une entreprise si pénible et si compliquée, pouvait-on en élever beaucoup à la fois? « Non, dit un personnage de Ménandre, il n'y a rien d'aussi malheureux qu'un père, sinon un autre père qui a plus d'enfants47. 'e Est-ce pure exagération de comédie? Rien de plus sot que d'avoir des enfants, c'était un proverbe grec 48. Un philosophe, Démocrite, disait : « Élever des enfants est une affaire chanceuse. Le succès s'obtient par une vie de lutte et d'inquiétude ; l'échec se paye par une douleur qui reste au-dessus de toute autre 4e ». Que faire alors? « II ne faut pas avoir d'enfants » (Oi Ioxot J.ot yJSpzt 7te~a.ç xtiluîn;'0). Et si l'on ne veut pas mourir sans postérité? C'est bien simple : on adopte un jeune homme dont l'éducation est achevée; on le choisit à sa convenance sans avoir à remplir les multiples devoirs d'une paternité fastidieuse n. Il n'y a pas loin de ce conseil froidement cruel à la grossièreté brutale et malpropre du cynique Aristippe". Le plus grand nombre des expositions ne doit pas être attribué à cet amour excessif de la tranquillité. L'égoïsme des parents prenait, d'ordinaire, une autre forme. On songeait que les enfants coûtent cher 53. Aux filles on avait à préparer une dot. Aux gardons on faisait parcourir jusqu'à seize ou dix-huit ans le cycle des études traditionnelles : c'était s'imposer une lourde charge, ouvrir un compte qui ne devait plus se fermer. « Ce sont les fils des plus riches, dit Platon G4, qui commencent le plus tôt à fréquenter l'école et en sortent le plus tard ». Les riches eux-mêmes ne, voulaient pas assumer à plusieurs reprises une tâche aussi onéreuse". Quant aux gens des basses classes, ils refusaient de nourrir leurs enfants « de peur qu'une éducation imparfaite n'en fit de véritables esclaves sans instruction, sans nulle connaissance des belles-lettres 55 ». A. la rigueur on pouvait se saigner à blanc pour élever un fils; maïs s'il en venait un second, il était condamné. EXP -932EXP Ce n'est pas pour eux seulement, c'est aussi pour les enfants, que les chefs de famille redoutaient la pauvreté. On ne voulait pas faire souche de mendiants. La transniisssïon successorale et le partage égal entre les enfants mâles étaient de droit commun. Que faire, si l'on ne voulait élever d'enfants qu'à la condition de leur assurer une existence large? Déjà Hésiode voulait un seul fils par famille u, et Théognis reprochait à ses concitoyens de n'avoir qu'un idéal, « enfouir des trésors pour leurs enfants 56 1. A l'époque classique, Xénophon parle de cette prévoyance paternelle qui tracasse pour préparer l'avenir des enfants à naître °9. C'est Diphile ou Ménandre qui a trouvé dans la réalité de la vie grecque et communiqué à l'auteur des Adelphes ce conseil adressé à un père « Ménage, amasse, épargne, tâche de leur laisser le plus que tu pourras : fais-t'en un point d'honneur6o » Ces calculs, on n'admet pas qu'ils soient dérangés par la survenance d'enfants nouveaux. L'exposition des enfants n'est pas seulement un expédient à l'usage des pauvres qui « n'ont pas le coeur de léguer leur misère à leur progéniture, comme une douloureuse et grave maladie » Ce qui parait scandaleux à un philosophe du s siècle après Jésus-Christ 62, c'est qu'un grand nombre de pères « qui n'ont pas l'excuse de la pauvreté, qui sont à leur aise, parfois même opulents, osent cependant refuser les aliments aux enfants puînés, pour donner davantage aux aînés: on a recours à un crime pour procurer le bien-être à ses fils; on tue leurs frères, pour qu'eux-mêmes aient une plus grande part de patrimoine ». On repousse les intrus par une sollicitude dévoyée pour l'enfant qu'on élève ; en arrive à la plus immorale des pratiques par une dépravation de l'affection la plus morale. Bien des chefs de famille en Grèce, si on leur avait demandé pourquoi ils n'avaient pas plus d'enfants, auraient pu répondre comme le Scythe Anacharsis : « Parce que j'aime trop mes enfants u ». Voilà la principale raison alléguée par les Grecs pour exposer sur les chemins les produits d'une fécondité involontaire 6''. Cette raison semblait si plausible, que même les moralistes rigides qui combattaient sur le tard la coutume suivie par la « majorité» de leurs contemporains, même les philanthropes moroses qui considéraient la crainte de la misère comme un prétexte peu honorable, n'allaient cependant pas jusqu'à protester contre l'usage de l'exposition, mais se contentaient d'en critiquer les abus. Leur dédain des préjugés économiques n'osait pas imposer aux parents et aux héritiers déjà existants le sacrifice absolu de leur soidisant intérêt, mais se bornait à conseiller plus de désintéressement. Leur pitié indignée ne rêvait pas le sauvetage impossible de tous ces petits êtres abandonnés, Fiord. LXXV, 14) : Kas pieu tas riss ei hzo,.oe9ov e yhpw sis titis,. 'snTasa :Os yr, W o„ avas)ips,e. toisas.» ei elsi0e , exsudats sxu)aeie , mais demandait grâce et place dans les familles pour le plus grand nombre possible". C'est surtout des filles qu'on cherchait à se débarrasser. Dans les idées religieuses et sociales des anciens, la naissance d'une fille ne répondait pas à l'objet essentiel du mariage : le fils seul perpétuait la race. La fille n'appartenait à la famille où elle était née que jusqu'au jour où elle se mariait : de ce jour elle était toute à soir mari ; elle passait dans sa famille à lui, corps et âme. Jusqu'à l'âge nubile, elle était une charge pour ses parents; une fois placée, elle n'existait presque plus pour eux. Élever un fils était un devoir formel et un bonheur certain; en élever plus d'un pouvait encore passer pour une assurance contre les malheurs possibles, un placement susceptible d'avantages; mais élever une fille, c'était un luxe coûteux, un sacrifice sans compensation. Déjà, dans la légende, le père d'Atalante, refusait d'élever des filles 68. La nouvelle comédie semble avoir été peuplée de petites filles abandonnées. La Silénium de la Cistellaria a été ramassée à Sicyone 67. Celle-là, il est vrai, est le triste fruit d'un viol. Mais Casina, enfant trouvée que Plaute connaît par Diphile 66 est fille d'un citoyen athénien69. Dans l'lleautontimoroumenos, Chrémès, brave homme quelconque d'Athènes, averti par sa femme qu'elle est enceinte, lui déclare que, si elle met au monde une fille, il n'en veut pas; et voilà comment Antiphilé, issue de bonne famille, est exposée par ordre de sa mère". D'ailleurs, on n'a qu'à lire les fragments originaux qui ont survécu au naufrage de la nouvelle comédie.0n y voit combien ]es familles grecques préféraient les garçons et sous quelle forme elles témoignaient leur déception aux filles qui s'avisaient de naître quand même. Stobée a composé un demi-chapitre de son Florilegium avec des extraits qu'il classe sous ce titre : Qu'il vaut mieux des enfants du sexe masculin (6-n xpnf't-Tov3t oi 4creveg Tw 7ca(istv77). e Au premier rang il cite Euripide, et, à la suite de leur « poète d'or », tous les auteurs de la nouvelle comédie, Ménandre en tête. Posidippe indique crûment la règle de conduite adoptée par bien des Athéniens. « Un fils, dit-il, on l'élève toujours, même si l'on est pauvre ; une fille, on l'expose, même si l'on est riche 72. » Ceux qui exposaient leurs enfants ne demandaient pas mieux que de les faire sauver par d'autres. On y prenait même quelques précautions. On s'arrangeait de manière que la victime fût aperçue à temps. On chargeait 73 de la lugubre opération un esclave 74 ou l'une de ces vieilles accoucheuses75 qui vendaient pour tous les ouvrages louches leur complicité professionnelle. Le moment choisi était le petit jour76 : l'enfant aurait péri, s'il avait dû EXP 92 933 EXP passer toute une nuit avant d'attirer l'attention. Les lexicographes et les scoliastes des temps relativement rapprochés disent volontiers que les enfants étaient transportés dans des lieux déserts . C'est une invention romanesque. Au moins k l'époque classique, ils étaient, au contraire, placés en évidence 7'. On recherchait, pour les y exposer, les endroits fréquentés, tels que les hippodromes70; on les confiait aux divinités à l'entrée des temples" ou dans les grottes consacrées°t. On faisait le guet aux alentours n, on revenait sur les lieux u, pour pour être fixé sur le sort de ces pauvres enfants. On avait bien soin d'emmailloter le nouveau-né 88 La Créüse d'Euripide s'est hâtée d'ourdir un fin tissu". Elle en enveloppe Ion. Puis elle prend quelques-uns de ses pepla8t, roule l'enfant dans ces langes improvisés87, et attache solidement le tout". Sur un vase, qui reproduit une scène de comédie 80 est représenté un enfant trouvé (fig. 859) il est pourvu de son maillot. On se serait fait scrupule aussi de déposer l'enfant sur la terre nue. Ion est placé dans une sorte de coffre ou de corbeille ° en osier tressé de forme cylindrique °, à parois élevées03 et à couvercle mobile '. On devait fréquemment se servir de berceaux pareils à ceux qui sont reproduits sur les monuments figurés que ce fût une corbeille en forme de soulier (fig. 18) ou un van dans le genre de ceux où l'on voit couchés Dionysos (fig. 267) et Zeus", la dépense ne mou tait pas très haut. Le plus souvent, du moins k l'époque d'Aristophane, on exposait les enfants dans do grossiers pots d'argile, marmites k deux anses appelées épz; 50. De là l'expression comique employée assez habituellement pour désigner l'exposition : la mise que les Grecs attachaient à cette coutume une idée religieuse. Ils avaient l'habitude d'offrir les prémices aux divinités domestiques et à Zeus Herkeios dans des yé-cpxtt00. Y déposer ces êtres qu'on abandonnait malgré soi, n'était-ce pas les recommander k la protection des immortels? Aussi bien le van lui-même était-ii transformé en berceau, précisément parce que c'était le récipient mystique des offrandes à Dionysos, un présage de bonheur 501. On est d'autant plus tenté d'attribuer aux Grecs cette superstition, que l'exposition cessa probablement de s'appeler iyup1aég et de se faire à l'aide de sé'opxt dans les siècles où la foi s'était affaiblie. Plusieurs autres détails s'expliquent par la même préoccupation. On a toujours soin d'accompagner l'enfant d'objets divers, 'r 090cic7,'tèi)J.evz'°3. Créüse environne Ion de bandelettes sacréest03, lui pose sur la tête une couronne d'olivier'00. Ici nul doute bandelettes et couronne ont toujours été les symboles de l'inviolabilité 105, Ce même voeu, si touchant, si contradictoire avec la barbarie des parents et toutefois si profondément humain, se devine dans un usage très répandu. Au moment de jeter dehors un nouveau-né, on lui passait en sautoir ou bien on déposait k côté de lui dans un petit panier 1" un cordon de breloques variées 157. La royale fille d'rechthée attache au cou de son fils des bijoux précieux, des serpents d'or massif'''. Le pâtre Lamon trouve sur Daphnis une agrafe d'or et une petite épée k poignee d'ivoire100, sur Chloé, entres antres objets de grand prix, des anneaux d'èrtt0. Les plus pauvres tenaient k fabriquer un collier, un baudrier avec quelques misérables bibelots, et donnaient aux enfants qu'ils ne pouvaient pas garder cette suprême marque d'intérêt. Les auteurs dramatiques ne voient guère là qu'un moyen facile de faire constater l'identité de leurs personnages et d'amener le dénouement de leur pièce 151, Mais dans la vie réelle on ne peut guère espérer que les ensutsvitigtncc deviennent des 'vospi troT Il est même bien rare que le père ou la fille-mère qui EXP 934 EXP renonce à son enfant ait le ferme désir de le retrouver en des jours meilleurs et de le reprendre. Le souhait qu'on forme à l'ordinaire et qui a quelque chance de se réaliser, c'est que l'enfant, avant de rendre le dernier soupir, soit trouvé et recueilli. Qu'il vive. S'il meurt, qu'il emporte du moins dans le monde souterrain ces ornements funèbres qui lui assureront un bonheur posthume 1i". Les 6UVExsitO8xevx sont donc surtout des amulettes. Quels que soient ces objets, ils sont, comme les serpents d'or placés au cou d'Ion, « les gardiens chargés de veiller sur une existence 117 ». Ils donnent à l'enfant exposé tous les droits d'un suppliant'. Ces voeux étaient-ils exaucés ? Que devenaient les enfanls abandonnés à la commisération publique? L'exposition était-elle, dans la réalité, une simple renonciation de paternité, une offre anonyme d'adoption, de possession, ou bien un infanticide à peine déguisé ? D'après les mythes religieux et les fictions littéraires de la Grèce, on pourrait croire que le plus grand nombre était sauvé. La légende parlait d'lléphaistos nourri par les Sintiens ou par Thétis 119, de Zeus 120 et de Dionysos12' nourris par des nymphes. Elle disait que Teïèphe 122, Amphion 123 et OEdipe 124 furent recueillis par des patres, Ion par une prêtresse', Cyrus par une mendiante" Les artistes grecs figurent volontiers un satyre tenant dans les bras un nouveau-né qu'il vient de trouver sur son chemin. Les poètes de la nouvelle comédie et les romanciers de la basse époque aiment à représenter leurs héros, et plutôt leurs héroïnes, entrant dans la vie par la terrible aventure de l'exposition, Irais élevés par des courtisanes, des honrgenises, des bergers. C'est ainsi que Ménandre et Diphile, d'après leurs imitateurs latins, nous montrent, entre autres 127 Silénium grandissant dans la maison d'une Mélénis728, Casina traitée en fille par la brave Cléostrate1 9. C'est ainsi que Longus a fait entrer Daphnis et Chloé dans la cabane du chevrier Lamon i30. Mais ces exemples ne prouvent rien : ils s'expliquent trop facilement par la naïveté et le goût du merveilleux dans les traditions primitives, par les nécessités du plan et de l'intrigue dans les œuvres d'imagination. Il ne faudrait pas non plus alléguer la douceur accoutumée des moeurs helléniques, la 'ptaxv8po (x chère aux Athéniens. On ne connaissait pas le prix de la vie humaine en soi. Voyez ceux mêmes qui, par une bonté exceptionnelle, recueillent un enfant exposé : leur premier mouvement est toujours de le repousserf3'. La question est de savoir si la société grecque était organisée de telle façon que beaucoup de familles ou d'individus eussent intérêt à se mettre en quête de nouveau-nés. A cette question Longus semble répondre directement : « Ils sont nombreux, dit-il, ceux qui recherchent 'çmi vOe; 132. Mais Longus, outre qu'il euh ait six ou sept siècles après la belle époque de la Grèce, est sujet à caution en sa qualité de rhéteur. Or, qui fait-il ainsi parler? C'est le vieux Mégaclès, qui cherche à s'excuser de n'avoir pas gardé sa fille et qui accumule les mauvaises raisons : il n'avait plus de quoi; un moment de défaillance ; ii comptait bien que les nymphes auraient pitié de l'enfant ; et puis il y a tant de gens à qui cela ferait plaisir d'en avoir un! La vérité, c'est que l'adoption devenait rarement le salut des enfants exposés. Quand on avait envie d'adopter un fils, on le prenait déjà grand, pour n'avoir pas de peine à se donner pour son éducation 133 : on n'avait que l'embarras du choix; car toutes les familles collatérales convoitaient pour un de leurs membres la possession éventuelle d'une succession tout entière13i Il est toutefois telle circonstance oit l'on pouvait avoir besoin d'enfants exposés. Une courtisane voulait fixer à jamais un amant ; une femme stérile craignait d'être répudiée ou voyait son mari se détacher d'elle 135: elle simulait une grossesse et se procurait un enfant. C'est à ce subterfuge que, dans la Gistellur'ie, Silénium et son amie Gymnasia doivent la vie 136 : leurs prétendues rnères les ont mises au monde « sans l'assistance d'une sage-femme et sans douleurs ». Mais c'étaient évidemment des faits exceptionnels 137 Les courtisanes tenaient trop à leur liberté ; les épouses légitimes songeaient trop aux intérêts matériels de leur maison 100 Les suppositions n'étaient fréquentes qu'au théâtre. « Ces choses-là, dit Démosthène 13e, ne se voient que dans les tragédies. » Les poètes de la nouvelle comédie s'essayent tour à tour à faire une pièce avec ce titre à la mode : « ['Enfant supposé » (b ûnoââoÏ`tp.aïoç)1''0; mais pourquoi? C'est que la supposition était pour eux un procédé commode 141 Non seulement la supposition d'enfant était un cas très rare, mais le plus souvent l'enfant supposé était acheté sans avoir été exposé. Dans une pièce d'Aristophane, une femme veut donner bison mari la joie de la paternité : elle passe dix jours dans des douleurs feintes, jusqu'à ce qu'une vieille coquine lui ait procuré à prix d'argent l'enfant désiré 142. Démosthène prétend qu'à l'origine de Midias ii y avait un mystère : il félicite l'étrangère qui s'est débarrassée de ce fils à peine né, et raille la mère putative d'avoir fait pareille acquisition, quand elle aurait pu avoir mieux au même prix 1'`3. Ainsi les enfants exposés n'entraient guère dans les familles ni par la voie de l'adoption ni par supposition EXP 935 EXP frauduleuse. Qui donc pouvait les recueillir? On serait tenté de croire qu'en un pays où l'esclavage était une institution admise, les particuliers ou les marchands d'esclaves s'empressaient de mettre la main sur une denrée gratuite. C'était la servitude ; c'était du moins la vie. Le cas se présentait, en effet, mais de loin en loin 1't•. Parfois de braves gens, les petites gens plutôt, conciliaient leurs sentiments d'humanité et leur intérêt, en se préparant une servante reconnaissante et bien dressée Malheureusement, l'élevage systématique du bétail humain passait pour une opération peu avantageuse. « Il en coûtait moins généralement d'acheter l'esclave grand et fort que de courir la chance de l'élever depuis les premières années jusqu'à l'âge du travail 16 » Le maître restreignait déjà le croît de ses propres esclaves', et les forçait par la terreur à exposer, eux aussi, leurs enfants 1'3 : allait-il démentir par un coup de tête tous les principes de l'économie domestique et admettre dans son troupeau de célibataires et de femmes stériles des enfants qui ne lui étaient de rien ? En tout cas, quel commerçant aurait voulu, en l'absence d'une clientèle sérieuse, se ruiner à emmagasiner les enfants du premier âge, à pratiquer en grand le nourrissage des nouveau-nés? Dans ce genre de trafic, on dédaignait les enfants comme futures bêtes de somme ou de labour si l'on en prenait quelques-uns, c'était pour en faire des instruments de plaisir et des objets de luxe. On en ramassait dans les carrefours ; on en achetait à leur mère pour une menue pièce d'argent14'. Presque point de garçons; il n'y a pour eux qu'un emploi et qu'un débouché : ils sont expédiés comme eunuques dans les pays d'Orient1L'. Un peu plus de filles. Avec du coup d'oeil, on arrive à deviner celles qui se feront jolies ; on les soigne bien, et on réalise un beau bénéfice en vendant leurs charmes'''. Il en faut, d'ailleurs, pour l'exportation 152 : la demande est assez forte en Asie. Voilà le sort le plus ordinaire des enfants exposés qui ne meurent pas fU3. C'est à se demander si le bonhomme Chrémès n'a pas raison, dans une pièce de Térence imitée de Ménandre, lorsqu'il reproche à sa femme de ne pas avoir fait tuer sur-le-champ sa fille et qu'il s'irrite contre la sensiblerie de ces mères qui disent « Tout, pourvu qu'elle vive 15^ » Peu de Grecs se hasardaient donc à recueillir des enfants exposés. Il y avait encore une raison sérieuse pour faire hésiter quiconque aurait eu la tentation d'en élever, soit à titre de père, soit à titre de maître c'était la condition juridique de ces enfants. L'exposition était un simple fait, qui ne portait nullement atteinte au droit primordial et imprescriptible. Même l'indignité des parents n'entraîne pas leur déchéance antérieure à tout, la puissance paternelle reste supérieure à tout. Celui qui a recueilli un enfant, le « nour ricier » (t, (3)axwv 165, n.utritor 15e), peut en faire ce qu'il veut, mais provisoirement : il n'a point d'armes contre les revendications ultérieures. Le sauvé n'appartient au sauveur que jusqu'à opposition légitime de celui qui est seul xéptoç• Possession ici ne vaut pas titre : le droit acquis et relatif n'est rien auprès du droit naturel et absolu. L'enfant recueilli compte-t-il comme fils adoptif de celui qui lui a servi de père? Non : l'adoption n'est valable que si l'adoptant a obtenu préalablement la renonciation formelle du véritable père ; 1'Efulroi'rlatç ne suffit pas à créer une situation nouvelle sans l'ix7rot-rlatç [AnoPTIO]. Peut-il être considéré comme esclave de celui qui l'a pris comme bien vacant ? Pas davantage : s'il est d'origine servile, son propriétaire légitime, c'est le propriétaire de sa mère ; s'il est de naissance libre, il est soumis à l'autorité incontestable du chef de famille. A moins que ces ayants droit se soient eux-mêmes déclarés déchus, non par l'abandon, mais par la vente de leur esclave ou de leur enfant, ils restent maîtres de faire valoir à leur heure une autorité qu'ils ont pu laisser sommeiller sans la perdre. Tant que le maître ou le père véritable ne paraît point, celui qui a recueilli un enfant peut le traiter en enfant à lui ou lui demander son travail à titre de dédommagement alimentaire (-popEF«)157. Mais vienne le maître ou le père, il n'a qu'une preuve à donner, pour emmener son esclave (à'e1v eh 804 1Cav) ou pour remettre en liberté ôv-a) ; il n'a qu'un mot à dire, pour substituer à l'état de fait l'état de droit. Comment lui résister? La loi lui ouvre des actions au civil et au criminel qui ne donnent prise à aucun doute, à aucune exception 178. Voilà pourquoi, dans les oeuvres littéraires de la Grèce antique, la scène classique de la reconnaissance se termine toujours par la rentrée immédiate de l'enfant retrouvé dans la maison paternelle et sans la moindre protestation de la famille adoptive ou du maître temporaire, Ion, élevé par la prêtresse d'Apollon, se déclare esclave du dieu et serviteur des Delphiens qui l'ont nourri 15°. Il aime la vie paisible qu'il a toujours menée ; mais quand Xouthos se donne pour son père, du coup il cesse d'être au dieu 160 et se résigne à suivre une destinée nouvelle 161. Telle est la règle à l'époque d'Euripide; telle elle reste à l'époque de la nouvelle comédie. Le sujet de la pièce que Plaute a copiée dans la Cistellaria1", c'est l'histoire de Silénium, fille supposée de Mélénis, rendue à ses parents qui l'avaient exposée. Quand son identité est établie par les cespundia enfermés dans une corbeille, Mélénis, qui l'a élevée avec une tendresse maternelle, voudrait bien la garder; mais pas un instant elle ne se berce de cet espoir. Écoutez-la : « Sois à ceux qui ont tous droits sur toi » (eorum, quojam esse oportet te) 1". D'Euripide à Longus, il y a un intervalle d'au moins sept siècles, et dans les Pastorales de Longus, comme dans Fion, les enfants abandonnés au premier jour, puis retrouvés à l'âge adulte, font immédiatement retour de leurs bienfaisants éducateurs à leurs capricieux parents". I1 ne faut pas croire pourtant que les Grecs, avec ce tact moral qui leur tenait souvent lieu de logique en matière judiciaire, n'aient point senti l'injustice d'une pareille procédure ni cherché à concilier dans une mesure plus équitable les soudaines prétentions d'une paternité naguère virtuelle et les obligations fondées sur des services rendus. La question, au contraire, préoccupait vivement les esprits. Elle ne se posait pas seulement aux juristes et aux hommes politiques; elle était encore débattue dans les écoles de rhéteursf6J. Elle ne trouva jamais de solution définitive. La jurisprudence était si variable dans les différentes régions de la Grèce, si incertaine dans chacune d'elles, qu'à l'époque de la domination romaine, gouverneurs et peuples ne cessaient de demander conseil aux empereurs. On citait des lettres plus ou moins apocryphes écrites par Vespasien et Domitien aux Lacédémoniens, par Titus aux Lacédémoniens et aux Achéens. Pline le Jeune, mêlé au monde grec dans sa province de Bithynie, n'y comprenait plus rien : à son tour il prit une consultation auprès de Trajan « sur la condition et la pension alimentaire des enfants appelés Ap€,c-tct », c'est-à-dire « qui, nés libres, ont été exposés, puis ramassés par certaines personnes et élevés en servitude ». En l'absence de principes applicables à tout l'empire, Trajan répondit en consacrant une fois de plus les principes admis par les Grecs : on devait faire droit à la revendication du père, sans même accorder au maître, en guise de dédommagement, le prix des aliments'66. C'était plus qu'il n'en fallait pour décourager les bonnes volontés. Recueillir un enfant exposé, quand on pouvait le conserver toujours, c'était déjà plus méritoire que lucratif; élever un esclave, c'était déjà une bonne action bien plus qu'une spéculation habile. Et ce bien peu envié devait encore être précaire f Comme compensation à une charge lourde et certaine, on devait se contenter d'une jouissance sans sécurité : on préférait s'abstenir. On refusait d'élever les enfants d'autrui pour autrui. En résumé, il n'y avait guère à compter sur la pitié désintéressée des particuliers. Les associations charitables n'existaient pas. C'étaient encore l'esclavage et la prostitution qui sauvaient le plus d'enfants exposés, bien qu'on y regardât à. deux fois avant de faire des frais qui pouvaient être en pure perte. La mort, voilà donc le destin assez probable de tout enfant abandonné. C'est celui que prévoient les parents. Dans Euripide, Créüse est convaincue qu'Ion est voué à la mort1fi7 ; dans la nouvelle comédie, exposer un enfant, c'est le con damner à périrf6B. A la campagne, les bêtes et les oiseaux de proie ont là une pâture assurée, à moins que les magistrats (les démarques en Attique) arrivent à temps pour procéder à l'ensevelissement 1". A la ville, les fonctionnaires chargés de la police (les astynomes à Athènes) ont sans doute eu régulièrement à faire enlever par les esclaves publics les petits cadavres trouvés dans les rues f70. Si l'exposition des enfants était ainsi passée dans les moeurs, les lois du moins n'essayaient-elles pas de réagir? Dans la plupart des villes grecques, on ne voit jamais l'État intervenir. Est-ce une lacune dans nos documents? C'est peu probable : on s'aperçoit bien que l'exposition n'était pas défendue. Sinon, comment ne s'en serait-on pas caché avec plus de soin? Les filles séduites agissent dans le plus grand mystère, parce qu'elles ont tout à redouter de la colère paternelle. Mais quand le chef de la famille ordonne une exposition, il ne prend pas les mêmes précautions, parce qu'il n'a rien à craindre de la vindicte publique. Il ne s'arrange pas de façon que l'accouchement reste secret. Il met dans sa confidence et charge de l'exécution une de ces femmes dont la discrétion ne semble pas à toute épreuve. Il ne célèbre pas les Amphidromia, et fait ainsi part de l'événement à tous ceux qui s'attendaient à être invités. Si plus tard il retrouve son enfant et veut rentrer en sa possession, il dénonce lui-même les faits accomplis et fait valoir ses droits devant les tribunaux. Le voilà qui ramène chez lui l'enfant que d'autres ont élevé pour lui : que fait-il? il offre un festin à tous ses amis pour raconter la chose à plus de gens 571. Il serait bien naïf, ce criminel, qui bénévolement irait se chercher une complice comprome ttante et passerait son temps àêtre sein propre délateur. D'ailleurs, sous quelle qualification juridique aurait pu tomber l'exposition, pour entraîner des poursuites? Tant que l'enfant est en vie, il n'y a pas de délit commis, et la puissance paternelle demeure entière. Quand l'enfant succombe, le crime, si crime il y a, n'est autre que âxcuafou. Qui requerra la peine édictée contre le tpo'vsuç ou le (3ouXsét7ç? Le ministère public n'existe pas. Le plaignant sera donc nécessairement le père de la victime 7". Dans la logique du droit athénien, s'il y avait eu une action intentée contre l'auteur d'une exposition, il n'y aurait eu qu'un accusateur possible, l'accusé. Forcément, en matière d'exposition, la justice reste inactive, la loi muette. Le seul cas où l'exposition soit punissable, c'est le cas exceptionnel où elle s'est faite contre le gré du père ou au mépris de ses droits. A Athènes comme à Gortyne 173, lui seul peut poursuivre, et, s'il met en mouvement la puissance publique, c'est pour se faire allouer au civil une indemnité. On ne doit pas même s'étonner que l'État assiste impassible au spectacle sans cesse renouvelé de pareils attentats. L'érudition moderne s'est parfois demandé, non sans subtilité, si à Athènes cette abstention de l'autorité équivalait à la reconnaissance d'un droit positif 17. EXP 937 EXP ou à la simple tolérance d'un acte arbitraire". C'est mal poser la question. A la législation athénienne, comme à toute législation antique, a préexisté la souveraineté absolue de la famille, et cette souveraineté, une fois entamée, a retenu et maintenu tous les droits que le législateur n'en a pas expressément détachés. La loi n'a pas besoin de proclamer un droit privé par une disposition explicite. Elle ne l'interdit pas, elle ne le limite pas : par cela même, elle l'admet implicitement et sans restrictions 1''. Avant les prescriptions prohibitives de Solon, tout citoyen athénien avait la faculté de vendre ses enfants174; il eut de tout temps la pleine et entière faculté de les exposer. Ce dernier privilège se fondait encore sur une raison de plus : l'enfant ne faisait partie de la communauté politique que du jour où une déclaration formelle du père l'y avait fait entrer. Comment la cité aurait-elle couvert de sa protection les nouveau-nés? Elle les ignorait. On cite toutefois en Grèce des républiques qui cherchèrent à contenir dans certaines limites ce droit des particuliers. Au premier rang on a toujours placé Sparte. a L'enfant né, dit Plutarque f78, le père ne décidait pas en dernier ressort de l'élever (oûx v xép oç b ysvvre«ç -:pEpotv). Il le prenait et le portait dans un lieu appelé Lesché. Là siégeaient les anciens de la tribu. Ils examinaient l'enfant. S'il était bien conformé et robuste, ils ordonnaient de le nourrir et lui reconnaissaient [un droit éventuel à] l'un des neuf mille lots primitifs. S'il était chétif et contrefait, ils l'envoyaient aux Apothètes, gouffre voisin du Taygète, parce qu'il n'y avait avantage ni pour lui ni pour la cité à ce qu'il vécùt, condamné dès la naissance à n'avoir ni santé ni force.» On prétend généralementfi9, d'après ce texte, que la constitution de Lycurgue enlevait au père de famille la libre faculté d'élever son enfant ou de l'exposer, et qu'elle attribuait ce choix aux représentants de l'État. Cette interprétation est bien d'accord avec les idées courantes sur les relations de l'individu et de la communauté spartiate. Mais si l'on se borne à chercher dans le passage de Plutarque le sens que Plutarque y a mis, on ne remarque pas de différence essentielle entre Sparte et le reste de la Grèce dans la pratique de l'exposition. Était-il défendu au père d'abandonner les nouveau-nés dont il ne voulait pas augmenter sa famille? Pas un mot de cela. Tout ce que nous constatons, c'est qu'il était tenu, lorsqu'il avait résolu d'élever un fils, de faire ratifier sa décision par quelques notables de sa tribu réunis en conseil de révision 180. Encore le renseignement fourni par Plutarque prouve-t-il qu'en fait chaque père de famille ne soumettait à cette épreuve publique qu'un seul fils, ou du moins n'en présentait un second que si le premier avait été jugé bon pour les Apothètes : autrement, que signifierait ce droit de succession éventuelle au majorat du père qui est la conséquence ordinaire de l'admission I[I. du fils t81? Mais alors pourquoi le Spartiate n'apporte-t-il jamais à la Lesché que l'enfant destiné à être investi du droit d'aînesse? Parce qu'il se débarrasse des autres. L'État ne veut pas que le désir d'avoir un héritier de son sang l'entraîne à nourrir une bouche inutile ; l'État l'empêche d'élever un être faible ou infirme qui ne pourra pas un jour devenir un soldat vigoureux; l'État exerce un contrôle qui est en parfaite harmonie avec les institutions d'une cité militaire. Mais ce que l'État antique, même l'État spartiate, ne veut pas et ne peut pas faire 182 c'est de dire au chef de famille : « Cet enfant, je te somme de le garder; il est propre au service, à toi de le faire vivre. » Quand le Spartiate veut exposer un nouveau-né, il ne demande d'autorisation à personne. Une fois de plus on peut dire, avec Denys d'Halicarnasse'S3 : « A Sparte l'État n'a cure ni souci de ce qui se passe dans les maisons : la porte de la cour est pour chacun la Iimite où commence la liberté de la vie. » Si donc Sparte se distingue des autres villes de la Grèce, c'est que la puissance publique y intervient, non pas pour sauver le plus grand nombre des enfants que leur père désirait abandonner, mais, au contraire, pour condamner encore quelques-uns des enfants que leur père était tenté de laisser vivre. La seule ville grecque ou l'exposition des enfants ait été réellement interdite, c'est Thèbes. Mais nous n'avons sur cette honorable exception qu'un témoignage, celui d'Élienfb0. On doit considérer le fait comme authentique 185, sans pouvoir le ramener â une haute antiquité. La loi thébaine a tous les caractères d'une de ces lois tardives qui semblent décrire de visu le mal qu'elles sont destinées à combattre et qui en révèlent toute l'étendue par la rigueur même de leur sanction. Déjà, au temps de Polybe 'as, les Béotiens ne voulaient pas d'enfants. Il a fallu que la désorganisation des familles ait encore fait de redoutables progrès et que la ville se soit bien vidée de citoyens, pour qu'on ait osé assimiler l'exposition au meurtre qualifié et la punir de la peine capitale. Ce qui contribue dans cette loi à donner l'impression d'un acte assez récent, c'est que le législateur ne se contente pas de fulminer des menaces : il se rend compte que la peur du châtiment ne peut rien contre la nécessité et tente d'améliorer la situation par des réformes pratiques. Le père réduit à la dernière misère doit prendre son enfant à peine sorti du sein maternel, et l'apporter emmailloté devant les magistrats. Ceux-ci prennent l'enfant en charge, et l'adjugent au premier offrant, si faible que soit le prix offert. Un contrat est dressé, aux termes duquel, le père étant déchu de tous droits, l'adjudicataire s'engage à nourrir l'enfant, à condition que l'enfant, devenu grand, soit son esclave et lui paye ses débours en travail. Nous voilà loin de l'époque oit Philippe V de Macédoine crut pouvoir refaire une race épuisée par un décret qui, sans transition, sans prépara Lion aucune, sans chance de succès, ordonnait à tous de procréer des enfants et de les éleverf8i. Peut-être sommes-nous au siècle des Flaviens : à ce moment toutes les villes grecques cherchaient en tâtonnant à définir la condition des enfants recueillis 188. Peut-être même sommes-nous amenés au siècle des Antonins : ce sauvetage des OpETt-o( par l'organisation demi-sociale et demi-administrative du travail et de l'assistance publique rappelle les savantes combinaisons de l'institution destinée à sauver les pueri alimentarii. Thèbes peut donc revendiquer la gloire d'avoir, seule parmi les villes helléniques, porté une loi contre l'exposition des nouveau-nés ; mais elle avait à racheter un long passé d'indifférence barbare et de générations d'enfants sacrifiés. On aimerait à entendre, dans le silence presque universel des législateurs, s'élever la voix des philosophes pour flétrir les parents meurtriers et l'État complice, pour protester au nom de l'humanité méconnue. Mais les philosophes 189, dans leurs conceptions les plus purement idéales, conservent l'odieuse coutume : ils la déclarent bonne, nécessaire ; ils lui donnent ses titres et comme une consécration métaphysique. Platon défend que sa république contienne plus de cinq mille quarante citoyens, et veut « que le troupeau soit aussi choisi que possible ». On ne doit pas nourrir les enfants issus de parents trop vils 190. Même les enfants des meilleurs citoyens ne sont pas toujours portés au bercail commun. S'ils ont la moindre difformité, ils sont enfouis dans un lieu secret, « comme il convient 191 » : ne faut-il pas conserver dans toute sa pureté la race des guerriers ? Si les parents ont dépassé l'âge légal de la génération, c'est-à-dire si le père a plus de cinquante-cinq ans et la mère plus de quarante, l'enfant né de leurs relations doit de toute façon être exposét92. Tels sont les rêves du doux Platon. Et Aristote lui reproche 193 de ne pas limiter les naissances et de s'en fier au hasard pour établir la balance entre les ménages stériles et les ménages féconds. Il est vrai qu'Aristote va peut-être plus loin dans la même voie. Ni mariage ni droit de procréer avant dix-huit ans pour les femmes et trentesept pour les hommesf9'. Défense d'engendrer aux hommes ayant dépassé cinquante-cinq ans 195. Défense d'avoir des enfants au delà d'un nombre déterminél9s Que faire en cas de grossesse illicite? Le mieux est de provoquer l'avortement. Ce moyen préventif dispense de l'exposition, moyen répressif que les préjugés du vulgaire n'admettraient pas s'il était imposé par l'État et avait le but théorique de limiter la population197. En règle générale, l'on tuera donc l'enfant avant, plutôt qu'après la naissance. Mais si le nouveau-né est mal conformé, il faut bien que la loi prescrive l'abandon. Voilà donc Platon qui prépare les voies au règne de la vertu, Aristote qui recherche les conditions les plus propres à rendre une société heureuse : et l'un, pour écarter les indignes dont la naissance serait « une oeuvre de ténèbres et de lubricité 198, » l'autre, pour empêcher les enfants surnuméraires de constituer un jour la classe des citoyens faméliques, ils ont également recours à l'avortement obligatoire et à l'exposition systématique, non pas comme à des pis-aller, mais comme à des institutions de choix. Il faut arriver au 1°C siècle après Jésus-Christ pour trouver des plaidoyers en faveur des enfants abandonnés; et encore, s'ils sont composés à l'usage des Grecs et dans leur langue, ils ont pour auteurs un sophiste italien 199 et un théologien juif d'Alexandrie20o L'opinion de la Grèce ancienne sur l'exposition des enfants est donc à peu près unanime. Reçue dans la vie privée, cette pratique a été admise en droit par les législateurs et fondée en raison par les maîtres de la pensée. D'où_ vient cette aberration générale? Comment expliquer « ces grandes lacunes de la pitié et de la moralité publiques2°1 »? L'amour des enfants était-il donc un sentiment étranger aux Grecs? Y a-t-il là comme un sens qui leur manquait? Nulle part, au contraire, l'amour paternel et surtout maternel n'a trouvé une expression plus vraie, des accents plus émus et plus profonds. Stobée a consacré un chapitre entier de son recueilE0' aux auteurs qui avaient vanté le bonheur d'avoir une nombreuse postérité et professé « qu'il est beau d'avoir des enfants ». A l'envi philosophes et poètes développaient cette idée, chantaient cet hymne. Euripide, qui semble avoir réservé aux petits enfants le meilleur de sa fine sensibilité, se rencontre avec Isocrate et Aristote pour déclarer que l'idéal de la félicité humaine, c'est une maison remplie d'enfants qui viennent bien 203. Bonheur inaccessible, se disent-ils eux-mêmes avec tous les Grecs. Il serait à souhaiter qu'on pût élever beaucoup d'enfants ; impossible d'en conserver plus d'un ou deux''• On croyait obéir à une nécessité inéluctable. Le sol de la Grèce ne semblait pas capable de nourrir un homme de plus qu'il ne faisait. Dès l'antiquité la plus reculée et jusqu'à la conquête romaine, les villes et les bourgades grecques, serrées les unes contre les autres dans de petits États, tassées sur un territoire peu fertile, se trouvèrent trop étroites et trop pauvres pour une population trop dense. L'excédent indéfini des naissances sur les décès, compliqué par les arrivages toujours croissants des esclaves barbares, la multiplication illimitée des bouches à nourrir dans un pays où les récoltes annuelles et les richesses acquises étaient très limitées : tel est le mal contre lequel la Grèce eut toujours à se débattre. Mal étrange, qu'il faut bien connaître quand on veut examiner et juger les remèdes imaginés pour le combattre. Il n'y eut pas d'idée morale qui tînt devant ces éternelles menaces de misère et de famine. Pour les conjurer, particuliers et peuples ne reculèrent devant rien. La loi consacra, au moins par son silence, les mesures prises spontanément par chacun. En Crète, Minos recommanda la réclusion des femmes et l'amour EXP 939 -EXP contre naturel°'. 't Corinthe, Phidon fixa le nombre des naissances206, comme à Thèbes, Philolaos fixa le nombre des héritages207. Mariages tardifs, stérilité volontaire, avortements, tous ces moyens étaient couramment jugés bons20'. Voilà dans quel cadre il faut placer la coutume de l'exposition, pour comprendre qu'elle ait pu être pratiquée par tant de ménages grecs, autorisée par les pouvoirs publics, hautement soutenue par les princes des philosophes et des moralistes. Le péril économique n'admettait qu'un remède qui fût conforme à notre morale : l'aboli[ion de l'esclavage. On eût ainsi diminué le nombre des étrangers vivant de lasubstance des Grecs2°9, et fait de la place, rendu leur part, aux nouveau-nés du pays; on eût ainsi donné de l'élan au travail libre et augmenté la richesse nationale. On n'y pouvait songer. Les idées anciennes sur les droits et les devoirs des citoyens menaient logiquement par des voies parallèles à ces deux institutions indispensables : l'esclavage des barbares et l'exposition des enfants grecs. Ces idées, la Grèce ne sut pas tes transformer à temps. Ce fut une faute qu'elle paya cher. Elle luttait, luttait toujours contre l'accroissement de la population, lorsqu'elle s'aperçut un jour qu'elle était déserte "0, G. GLOTZ. Hamm L'abandon des enfants nouveau-nés ou leur exposition fut considérée comme licite dans les premiers temps de Rome, où cet usage avait été introduit pa,r les moeurs. On l'avait regardé comme une conséquence du droit de puissance paternelle, organisé par la loi civile sur des bases éminemment rigoureuses P3TRIA ParLSTAS] 311. Cependant la faculté d'exposer les enfants nouveaunés au de l mettre à mort fut bientôt soumise à certaines restrictions. D'après une disposition attribuée à Romulus par Denys d'Halicarnasse, le père, avant d'abandonner un enfant, devait le montrer à cinq voisins, qui examinaient s'il y avait lieu de le laisser périr, à raison de sa difformité ou de la faiblesse de sa constitution. D'un autre côté, le père était tenu d'élever les enfants males et le premier-né du sexe féminin 212. Cette dernière règle, que le même historien attribue aussi à Romulus, paraît difficile à concilier avec la précédente; car, à quoi bon cette mesure spéciale de protection, en présence de l'interdiction genéraled'exposer un enfant sans motif légitime. Le savant jurisconsulte allemand Rein 2t' pense que Denys n'a pas bien compris ou du moins exactement reproduit les sources oû il puisait. Nous croyons que la seconde disposition concernait seulement les enfants bien conformés, et tendait à permettre au père chargé d'enfants ou indigent de se débarrasser des filles puinées qu'il aurait eu de la peine à nourrir. Sans doute, le père avait un droit général de vie et de mort, reconnu par Denys lui-mêmeX44 ; mais l'exercice de cette juridiction domestique suppose la possibilité d'une faute, et ne saurait s'appliquer ici. Cette autorité fut consacrée également par la loi des Douze-Tables, qui reproduisit à cet égard les principes anciens, et permit au père de jeter son fils en prison, ou de le battre de verges, de l'attacher aux travaux rustiques, ou même de le mettre à mort, quel que fût son rang dans la cité'. H avait la faculté de rnanciper trois fois un enfant du premier degré et du sexe masculin; à l'égard des autres, une seule ma.ncipatien épuisait la puissance paternelle76. Enfin, cette loi non seulement lui permettait, mais lui ordonnait de tuer immédiatement un enfant difforme ou monstrueux". Tite-Live nous atteste encore que l'on considérait comme un devoir de tuer les monstres, dont la conservation paraissait dangereuse pour l'État2's. Les exemples d'exposition d'enfants abondent dans les auteurs classiques 219. Les esprits les plus éclairés avaient peine à comprendre la barbarie de cet usage, et tout concourt à en présenter la prohibition chez les Juifs comme une des institutions exceptionnelles qui séparaient ce peuple de tous les autres420. Cependant Suétone2=1 semble indiquer un progrès de l'opinion à cet égard. Une loi du Digeste'2'2'2 paraitrait indiquer une prohibition existante au temps de Paul, mais ce texte est suspect d'interpolation 223 ; peut-être le censeur intervenait-il. Quoi qu'il en soit, le crime s'accrut malgré l'éloquence déployée par Tertullien et par Lattante, précepteur du fils de Coustantin, dans un livre dédié à cet empereur'. L'influence du christianisme prévalut dans les conseils de ce dernier. En 315, if ordonna, pour prévenir l'abandon des enfants par les parents indigents, de leur fournir des aliments et dos vêtements aux frais du fisc; et en 322, cette mesure fut étendue de l'Italie à l'Afrique" a Dès lors, le meurtre de l'enfant nouveau-né fut probablement considéré comme un parricide [PARRICinIDIi]. Mais bientôt le fisc recula devant cette sorte de taxe des pauvres dont l'énormité l'accablait. Constantin fut obligé, en 329, de consacrer de nouveau l'ancienne faculté de vendre les enfants nouveau-nés (sanguinulenti), en cas d'extrême misère223. Mais il autorisa le vendeur à les reprendre en restituant le prix ; quant à celui qui avait recueilli un enfant exposé, il eut le droit de l'adopter comme fils ou de le garder comme esclave en compensation de ses soins', nonobstant toute répétition de la part de celui qui avait exposé l'enfant ; disposition confirmée par Honorius et Théodose en àl2'2". En 391, les enfants vendus par leurs parents furent déclarés libres lorsqu'ils auraient travaillé un certain temps au profit des acheteurs229. Quant à l'exposition des enfants, elle était punie de mort', au moins depuis l'année 374. Justinien reconnut une liberté pleine et saris condition aux enfants recueillis23", et édicta de nouveau la peine de mort dans la Novelle 153 contre l'auteur de l'exposition EXS -94MEXS