FABRICA. Ce mot, qui désigne toute espèce de manufacture, s'applique spécialement, dans la langue du bas empire aux fabriques d'armes de l'État t.
C'est une question assez difficile à résoudre que celle de la fabrication des armes destinées aux légions romaines. Tite-Live rapporte, suivant une tradition d'ailleurs fort acceptable, que les citoyens devaient, à l'origine, fournir eux-mêmes leurs armes ". Mais l'État eut, de très bonne heure, à Rome même, des arsenaux, armamentaria, d'où il tirait les armes destinées aux soldats 3.
Ces armes, les demandait-il à l'industrie privée ou les fabriquait-il lui-même dans des manufactures qu'il dirigeait? Sans qu'il soit possible de résoudre entièrement la question pour la période républicaine, il est vraisemblable que l'État eut, dès lors, à côté des arsenaux où il gardait son matériel de guerre, des « fabriques », fabricae, où il le confectionnait. C'est ce qui semble résulter d'un texte de Végèce, qui se rapporte. visiblement à un très ancien état de choses : « Les légions (ou les armées) avaient des manufactures de boucliers, de cuirasses, d'arcs, où se fabriquaient toutes sortes d'armes `. »
Les ouvriers qui travaillaient dans ces manufactures étaient-ils les FABRT des centuries créées par Servius Tullius? On peut en douter, en se rappelant que ceux-ci suivaient les légions, transportaient les machines, servaient surtout à construire les camps, à réparer les armes ou à remédier momentanément à l'insuffisance du matériel D'ailleurs ces fabri ne tardèrent pas à être versés dans les cadres des légions. On peut supposer que l'État faisait travailler, dans ses manufactures, des ouvriers civils, esclaves ou prisonniers de guerre, réquisitionnés par le général ou par son praefectus fabrum 6.
Nous ne sommes guère mieux renseignés pour les trois premiers siècles de l'empire. Toutefois l'existence de fabricae militaires, distinctes des armamentaria ou arsenaux, sans être prouvée, paraît assez vraisemblable. Un jurisconsulte du temps de Commode cite, parmi les sous-officiers de l'armée, un optio fabricae, qui devait être le directeur ou le surveillant de ces fabriques'. Il semble qu'il faille toujours distinguer entre les fabri qui
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servaient comme légionnaires et les ouvriers, libres ou non, qui travaillaient dans les manufactures militaires.
A partir du me siècle, on volt s'organiser peu à peu les fabriques d'armes de l'État. On constate qu'elles se trouvaient situées dans les camps ou près des stationnements militaires, qu'elles étaient attachées aux légions, que les ouvriers en étaient regardés, dans une certaine mesure, comme des soldats, tout en étant groupés en collège, collegium fabricae. Ces ouvriers s'appelaient non pas /abri, mais fabricensesa.
L'État n'avait point d'ailleurs le monopole des fabriques d'armes : les inscriptions nous font connaître un grand nombre de fabricants de boucliers, d'épées, de casques, de cuirasses, qui n'étaient certainement pas ouvriers des manufactures publiques
Sous le bas-empire, grâce à la Notice des Dignités et aux documents législatifs, les renseignements deviennent nombreux et concluants. Les fabriques d'armes sont désormais organisées et, à la différence des autres siècles, comme un service administratif civil, distinct de la direction militaire. Elles ne dépendent plus des chefs des légions, mais elles ressortissent directement au maître du palais, le magister officiorum 4. Elles ne sont plus rattachées à telle ou telle légion 5, placées dans le voisinage immédiat des frontières, ou dans l'intérieur même des campements. Elles ont été mises à l'abri dans les grandes villes de l'empire, et quelquefois à une grande distance des frontières et des légions. C'est là peut-être le principal changement que le Ive siècle vit apporter à la situation des manufactures; elles furent mises aux mains des pouvoirs civils.
Nous avons la liste des fabricae impériales pour le premier quart du ve siècles. La Notice des Dignités nous
donne, en même temps que cette liste, la figure des armes qui se fabriquaient dans ces manufactures
(fig. '2860). On voit que toutes ne confectionnaient pas indifféremment toute espèce d'armes. En Asie, il y avait une fabrique d'armes et de boucliers (fabrica scutaria et arnaorum) à Damas (on sait avec quelle persistance la fabrication des armes s'est maintenue à Damas), une fabrique de cuirasses (f. clibanaria) à Antioche 7, de boucliers et d'armes (f. scutaria et armen(aria) à Édesse, de lances (f. hastaria) à Irénopolis en Cilicie, de cuirasses à Césarée de Cappadoce, des fabriques de boucliers et d'armes à Nicomédie et à Sardes. Dans l'Illyricum oriental, on trouve des fabriques de boucliers et d'armes à Andrinople 8, à Marcianopolis, à Thessalonique, à Naïssus, à Ratiara, et une fabrique de boucliers à IIorréomagus. Une loi de 3741 mentionne à Constantinople une manufacture qui a dû disparaître quelques années plus tard °. L'Occident n'est pas moins riche en manufactures; à Sirmium, on fabrique boucliers, selles (scordisca) et armes; à Salone, des armes " D; des boucliers à Aquincum, Lauriacum, Carnuntum. L'Italie possède celles de Concordia (flèches) ", de Vérone (boucliers et armes), de Mantoue (cuirasses), de Crémone (boucliers), de Ticinum (arcs, fabrica arcuaria), de Lucques (épées, fabrica spatharia), toutes, on le voit, dans le nord de la péninsule et à proximité des camps des Alpes. Mais il y en avait d'autres que la Notice ne mentionne pas, à Bénévent par exemple 'a. La Gaule, le pays le mieux défendu et d'ailleurs le plus utile à l'organisation militaire de l'empire, est aussi le plus pourvue de manufactures. Argentan en possède une où l'on fabrique toutes sortes d'armes (fabrica omnium armorum); à Mâcon se trouve une fabrique de flèches, à Reims une d'épées, à Amiens une fabrique d'épées et de boucliers, une autre à Soissons. Autun et Trèves possèdent chacune deux manufactures : une de boucliers et une de balistes. Cela fait plus de trente manufactures d'armes dans l'empire et encore cette liste n'est-elle peut-être pas complète. Les inscriptions ou les lois nous font connaître d'autres fabriques impériales. Et il est curieux de noter que la Notitia ne signale aucune manufacture en Espagne, en Afrique, en Bretagne, en Égypte. N'y en avait-il qu'au voisinage de l'Euphrate, du Rhin ou du Danube? Y a-t-il une lacune dans le document? Ou étaient-elles, dans ces régions, directement rattachées, comme autrefois, aux corps de troupes" ?
Il faut remarquer que ces manufactures sont situées dans les régions qui pouvaient leur fournir les matières premières utiles à la fabrication, en particulier à proximité des mines de fer et des régions boisées. C'est ainsi qu'une des grandes fabriques d'armes de l'Orient était celle de Césarée en Cappadoce, pays riche, entre tous, en mines de fer14. Un des centres manufacturiers de l'Occident était la cité d'Autun, à côté des principales exploitations minières de la Gaule romaine. Les lois nous font connaître, en effet, que Ies provinces où étaient installées des fabriques de l'État devaient les approvisionner de fer ou de charbon : c'était un impôt qu'elles devaient
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livrer en nature, et il leur était interdit de s'en racheter moyennant espèces'.
Le travail qui se faisait dans ces manufactures était surveillé et contrôlé par les empereurs d'une façon qui paraîtra un peu minutieuse. Une loi de 374, relative aux fabriques d'Antioche et d'Orient, nous montre qu'on rendait mensuellement compte aux princes du nombre d'armes qui y étaient confectionnées; elle fixe en particulier à six par mois et par ouvrier la quantité de casques et de visières de casques qui devront être argentés et dorés dans chacune de ces manufactures On voit par cette loi que ces fabriques renfermaient, entre autres ouvriers, des BARBARICARII, c'est-à-dire des brodeurs, des parfileurs d'or et d'argent, ou des ouvriers imitant dans l'ornement des armes des dessins de broderie [CRRYSOGRAPHIA, p, 1137j. Il ne s'y fabriquait donc pas seulement des armes de guerre, mais aussi des armes de luxe et de parade, et on s'explique ce que dit dans une de ses lois l'empereur Théodose Il : « Ces manufactures sont un des soutiens de l'État; elles arment nos troupes et elles les décorent'. »
Chaque manufacture était sous les ordres d'un préposé, praepositus 4 ; en sous-ordre étaient le « premier : un doyen des ouvriers, primicerius s et un biarchus °, Plusieurs fabriques d'une même région pouvaient être réunies sous les ordres d'un comte 7. Le service des fabriques de l'État était centralisé à home et à Constantinople par « le bureau des fabriques» , scrinium fabricarum, qui faisait partie du secrétariat du magister o f ficiorum : ce bureau était dirigé par un ou plusieurs « sous-chefs », subadjuvae, et comprenait, semble-t-il, un assez grand nombre de « comptables », chartularii, parmi lesquels on prenait d'ordinaire les inspecteurs chargés d'aller visiter les manufactures'.
Une loi nous montre avec quelle rigueur administrative était réglé ce service des manufactures 9. Si l'État avait à faire un transport d'armes, le magister o f ficiorum envoyait au préfet du prétoire, qui avait dans ses attributions la direction de la poste et des voies, l'indication du nombre d'objets à transporter et de l'itinéraire que devait suivre le convoi; le préfet envoyait alors à la manufacture désignée les moyens de transport nécessaires, voitures ou navires.
Ce qui intéresse le plus dans cette très habile organisation, c'est la condition des ouvriers. Ils étaient traités à la fois comme civils et comme militaires : comme civils ils formaient un collegium; ils ne portaient point d'armes 10. Toutefois on les assimilait, dans une certaine mesure, aux soldats; il y avait parmi eux des vétérans, et on appelait leur service militia 11
Au premier abord leur situation paraît avoir été assez rude ; il leur était interdit de quitter la fabrique ; ils y étaient attachés, comme le colon était attaché à la terre;
pour plus de sûreté, l'État leur faisait imprimer sur le bras une marque au fer rouge 12. Leurs fils devaient suivre leur condition : ils étaient héréditairement ouvriers de l'État. Ils ne pouvaient point travailler pour le compte des particuliers, ni comme ouvriers, ni comme cultivateurs, ni autrement 13; à plus forte raison leur était-il défendu de vendre des armes 14.
Mais à côté de cela, certains privilèges financiers et honorifiques1', tels que l'excuse des charges municipales
[MuNUS, IDIMUNITAS], de l'obligation de donner le logement [METATUM] etc., faisaient des ouvriers de fabriques publiques, fabricenses]°, presque des personnages, supérieurs en tout cas aux simples soldats. Il faut bien que leur condition fût avantageuse, puisque les curiales quittaient parfois leurs sénats municipaux pour se faire indûment recevoir dans les fabriques publiques17. On s'explique que les ouvriers des fabriques pussent devenir fort nombreux et qu'il soit question, à propos de celle d'Andrinople, de leur « immense multitude', ».
Voici qui est plus singulier encore : tous ces fabricenses formaient un collège, un corps": consortium fabricensium20, disent les lois. L'État, par l'intermédiaire de ses inspecteurs, avait sans aucun doute la direction suprême dans le choix des titulaires de ce collège"; mais il est fort vraisemblable que les nouveaux venus devaient être agréés et, dans une certaine mesure, nommés par les membres actifs": c'était le système de la cooptation appliqué au collège des ouvriers de l'État, comme il était en usage dans tous les collèges romains. C'est qu'en effet l'empire, à partir du III° siècle, ne comprit guère l'organisation du travail et des services publics autrement que sous la forme de la corporation : la corporation devint le cadre suivant lequel il institua la la plupart de ses administrations civiles et en particulier de ses ateliers et de ses fabriques. Les ouvriers des manufactures d'armes, dit la loi, sont solidaires les uns des autres; ils rie doivent former qu'une seule famille 23 Ils doivent vivre et mourir dans la pratique de leur art, et leurs enfants hériteront de leur place et de leurs devoirs envers l'État". Il y a plus : si le fabricensis meurt sans héritier et intestat, ce sont ses collègues de la fabrique qui héritent de ses biens 25.
Voilà qui annonce la corporation du moyen âge. Et la comparaison s'impose si l'on songe que Justinien défendit aux particuliers de. fabriquer des armes de guerre 2s. Les fabricae forment dès lors des corporations héréditaires, fermées et dotées d'un monopole; mais elles ne l'exercent que pour le compte de l'État. C. J'LLIAly.