FANUM. Lieu (ou, par extension, édifice) sacré, soustrait par la consécration à tout usage « profane» et devenu la propriété nominative d'un être divin.
Le mot fanum est le terme le plus général qu'emploient et la langue du droit pontifical et le langage courant pour désigner les propriétés immobilières, nues, plantées ou bâties, appartenant aux dieux. Il est donc, suivant les cas, synonyme des appellations plus précises par lesquelles on distingue les différentes catégories
d'immeubles consacrés, luci ou nemora, sacella, crac, delubra, aedes sacrae ou (abusivement) templa; et il comprend en plus les terrains qui, consacrés, mais non aménagés en vue du culte, ne rentreraient dans aucune des catégories sus-énoncées.
1. Il est facile de vérifier dans les auteurs le sens courant du mot qui, employé le plus souvent au pluriel surtout par les poètes sert à désigner tous lieux et édifices affectés d'une manière quelconque à un usage religieux, soit sur sol romain, soit à l'étranger. Fanum contient, et par conséquent, peut remplacer les termes de sens plus restreint énumérés tout à l'heure. Ainsi, le fanum Feroniae 1 est le lucus Feroniae2, dans lequel se trouve le templum3 ou delubrum Feroniae4; le Febris fanum in Palatio 5 est synonyme de ara vetusta in Palatio Febris 6 ; l'ancien fanum Veneris Verticordiae 7 est identique à l'ara vetus 3 et au sacellum 9 de (Vénus) Murcia ; le fanum Carmentis 10 est pour Ovide un sacellum" , pour d'autres une ara 12 ; le fanum Herculis 13, primitivement un lucus 14, contient l'ara noaxirna 1° et l'édifice appelé indifféremment aedes Herculis l6 ou sacellum Herculis in Foro Boario17; le fanum Dianae in Aventino s'appelle aussi aedes Dianae 13 ou ara Dianae in. Aventino 19 ; le fanum Quirini comprend une aedes Quirini20. Il est inutile de multiplier ces exemples, comme aussi de chercher si certains auteurs n'auraient pas essayé de limiter le sens du mot fanum. H. Jordan 27 croit remarquer que Cicéron réserve l'appellation de fana pour les temples et sanctuaires étrangers, ou en tout cas situés en dehors du sol de la ville de Rome. A supposer que la remarque fût exacte, on en conclurait tout au plus que Cicéron choisissait volontiers le mot le plus vague que pût lui fournir le latin pour traduire des expressions sans équi
valent exact comme vmç, £epdv, 'cii.avos; tandis que, pour
les sanctuaires romains, il employait d'autres termes fournis par l'usage, le plus souvent, celui de aedes. Mais l'observation de Jordan est superficielle. Cicéron ne s'impose aucune règle; il se sert du mot fana dans la même phrase pour désigner, d'une part, les temples étrangers, de l'autre, les temples romains, en disant que « Verrès a orné plus de villas avec les dépouilles des fana (étrangers) que Mummius n'a orné de fana (romains) avec les dépouilles des ennemis" „.
Ce qui est vrai, c'est que les auteurs, peu soucieux des distinctions juridiques qu'on s'efforcera d'établir plus loin, ont étendu la qualification de fana aux lieux consacrés suivant des rites étrangers et qui n'étaient
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pas « sacrés » au point de vue du droit pontifical; absolument comme ils appelaient templa, à Rome et ailleurs, des. édifices qui n'étaient pas inaugurés. Ils emploient indifféremment templum ou aedes et fanum pour désigner les temples de la Grèce, même les plus renommés, comme ceux de Delphes, de Délos, d'Athènes, d'Éphèse et autres lieux, sans qu'on puisse discerner si, à leurs yeux, templum s'applique seulement à l'édifice (aedes) et fanum à l'ensemble du domaine consacré'. Il se peut même que fanum soit devenu le terme technique employé de préférence pour désigner les sanctuaires d'Isis, de Sérapis et de Cybèle 2, c'est-à-dire des temples desservis par des fanatici; le rapprochement étymologique établi entre fanum et fanatici (voy. ci-après) explique assez le fait. Encore ne faut-il pas oublier que le temple de la déesse orientale dont les prêtres étaient les fanatici par excellence, la Bellone de Comane, est appelée, dans des inscriptions rédigées par ces « fanatiques » eux-mêmes, aedes Bellonae 3. De même, ce n'est pas parce que Voltumna était une divinité étrusque, et Fortuna, une déesse hellénisée par fusion avec Tyché, que l'on rencontre des localités (groupées autour d'anciens sanctuaires) appelées fanum Voltumnae (Étrurie) et fanum Fortunae (0mbrie), mais bien parce que le mot fanum était l'appellation tout indiquée pour les lieux auxquels l'usage n'en avait pas attaché de plus précise.
Il serait intéressant de savoir ce que Marc-Aurèle, écrivant à son maître Fronton un puriste, s'il en fut entend au juste par fanum, distingué de delubrum et de templum et placé par lui entre les deux termes. « Il n'y a pas un coin à Anagnia, dit-il, ubi delubrum aut fanum aut templum non sit4. » S'il y a progression, comme c'est probable, delubrum désigne une esplanade, fanum un édicule, et templum un édifice.
En somme, l'usage a donné au sens du mot fanum une extension qui efface toute nuance, mais pourtant ne va pas au delà du sens de « lieu sacré » en général, c'està-dire consacré à des divinités quelconques. Lorsque le christianisme s'établit, il n'accepta pas pour les lieux voués à son culte une dénomination qui aurait semblé le confondre avec les religions dont il voulait, au contraire, se séparer nettement. Dans la langue des auteurs ecclésiastiques, fana désigne, comme auparavant, les temples ou sanctuaires païens, par opposition aux « églises ».
II. Si du langage courant l'on passe aux documents plus ou moins officiels, on s'aperçoit que l'acception du mot fanum n'y est guère définie, mais reste la même.
Après la prise de Rome par les Gaulois, le Sénat fit procéder à une restauration et purification générale des lieux sacrés profanés par la présence de l'ennemi. Le sénatusconsulte, si Tite-Live en reproduit exactement
les termes, ordonnait ut fana omnia, quod ea hostis possedisset, restituerentur, terminarentur expiarenturque0, Le terme fana est bien ici l'équivalent de « lieux sacrés », sacrés au sens juridique du mot, puisqu'il ne s'agit que de Rome 6. En 191 et 171 avant J.-C., le Sénat ordonne des sacrifices in omnibus fanis ou circa omnia fana in quibus lectisternium majorent partent anni fieri solet7. Les fana dans lesquels avaient lieu les lectisternes [LECTISTERNIUM] s'appelaient aussi, par synecdoche, des pulvinaria', et ce terme figure dans d'autres sénatusconsultes analogues, ou du moins dans les analyses qu'en donnent les auteurs'. Ici, il s'agit non pas des reposoirs qui pouvaient être dressés, même sur les places publiques ", lors des lectisternes extraordinaires, mais des salles permanentes aménagées dans certains édifices sacrés, par exemple, dans le temple de Jupiter Capitolin", dans celui de Cérès12, dans les temples de Juno Regina sur l'Aventin" et de Juno Sospita à Lanuvium14, en vue de lectisternes fréquemment répétés et assimilables aux epula du rite romain [EPULA]. Le terme fana, employé dans les deux sénatusconsultes, est doublement technique, car les sanctuaires visés sont déjà par eux-mêmes des lieux sacrés, et les salles de banquet y incluses portaient sans doute aussi, dans la langue du droit pontifical, le nom spécifique de fana. On peut supposer que les Pontifes, seuls compétents en matière de consécration, ont prévenu les usurpations du collège rival des Ilviri (Xviri, XVviri). S. F., ordonnateur des lectisternes, en exigeant que ces banquets fussent tenus en des lieux sacrés (fana), déclarés propres à cet usage 16 et «situés » ou « arrêtés » par les Pontifes (sistere fana) : autrement les lectisternes n'auraient pas été incorporés au culte public. Il est même probable que l'institution de ces fana contenus dans d'autres fanaà la façon des templa minora des augures" a dû soulever des difficultés juridiques. En effet, il fallait les installer dans un lieu qui, déjà consacré à une divinité, ne pouvait plus être attribué à d'autres, et, le sol efit-il été libre, le droit pontifical contraire en cela aux usages helléniques défendait de consacrer un même lieu, comme d'offrir un même sacrifice, à plusieurs divinités à la fois". Or, un lectisterne est essentiellement une réunion de dieux ou de couples divins groupés autour d'une même table et participant aux mêmes offrandes. Ces difficultés furent tournées d'une façon que nous ignorons et dont témoigne seule l'interprétation donnée par Antistius Labeo à l'expression pontificale sistere
fana 18.
Suivant une autre interprétation, qui n'exclut pas la précédente, sistere fana signifiait « marquer sur le sol des villes, lors de leur fondation, l'emplacement des futurs
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fanai ». De quelque façon qu'ait eu lieu cette délimitation, qu'il y ait eu ou non consécration préalable du sole, le sens du mot fanum n'a pas changé; il s'agit toujours de lieux sacrés, ou considérés comme tels par anticipation.
Il est au moins singulier de ne pas rencontrer le mot fanum dans la loi Papiria de 304, qui interdisait de consacrer des immeubles sans autorisation préalable. Elle nous est connue par deux résumés quelque peu divergents, où nous trouvons les mots aedes, terrain ou agros, arant3 et templum aramvet, désignant des espèces contenues dans le genre fanum, mais non pas l'appellation générique elle-même. On peut se contenter de remarquer que la loi a été incomplètement citée dans l'une et l'autre version et ne se trouve probablement pas contenue en entier dans les deux ; ou bien admettre que le législateur avait voulu restreindre l'application de sa loi aux espèces désignées. Mais, en ce cas, il faut introduire une distinction entre fanum et terra ou ager consecratus. Cicéron paraît bien entendre par « terrains » ou « champs consacrés » des propriétés adjugées aux dieux comme l'étaient celles des individus frappés de la « consécration des biens », propriétés dont le revenu ou le capital converti en argent devait être affecté aux dépenses du culte, mais qui n'étaient pas considérées comme le domicile de la divinité propriétaire et n'en portaient pas le noms. Ainsi l'idée contenue dans fanum se précise : un fanum n'est pas simplement un domaine consacré en tant que valeur, mais un lieu sacré dans sa substance matérielle, oti la divinité titulaire est censée présente.
Un document dont on ne peut méconnaître le caractère officiel et qui a dû être rédigé par les Pontifes, la charte ou « loi du temple de Jupiter Liber à Furfo » dans la Sabine, rapproche dans une même phrase le mot templum, employé çà et là comme synonyme usuel du terme technique aedes, et le mot fanum, servant à désigner l'ensemble du domaine non profane, considéré comme une entité juridique. « Si quelqu'un, dit la charte, a fait en ce temple un office divin à Jupiter Liber ou au Génie de Jupiter, que les peaux et cuirs des victimes appartiennent au fanum8. » Le sens donné ici à fanum n'est pas sensiblement différent de celui qui ressort des textes précédemment cités.
Enfin, bien que les termes fanum, aedes, templum, etc. soient souvent traités comme synonymes et qu'il ne soit guère possible de signaler l'un d'eux, à l'exclusion des autres, comme étant l'appellation officielle d'un sanctuaire donné, il semble qu'à Rome on appelait de préférence fana les sanctuaires (sacella) des plus vieilles divinités, ceux qui ne contenaient point d'édifice proprement dit ou s'en étaient passé longtemps, comme le fanum d'Hercule au Forum Boarium, que l'on prétendait anté
rieur à Énée'. Hercule avait aussi à Tibur un fanum, connu par les inscriptions de ses curatores8, et qui n'est jamais désigné sous un autre nom.
De tous les faits visés jusqu'ici se dégage l'idée que le fanum est bien le lieu sacré en général, le sol qui supporte et contient les plantations, constructions et aménagements quelconques destinés au culte.
III. Mais, si l'on s'enquiert du sens étymologique du' mot, pour rendre à cette médaille usée par la circulation sa frappe originelle, les difficultés commencent.
On se heurte d'abord à un fait mal expliqué: l'existence de fanatici ou extatiques prophétisant par enthousiasme, dont le nom passe pour un dérivé de fanum. L'explication courante, à savoir que les fanatici étaient attachés aux fana de la Bellone de Comme', de Cybèlef" et d'Isist1, est insuffisante; car fanum est un mot romain, un terme de droit pontifical, qui s'applique par extension, et non par excellence, aux sanctuaires des divinités exotiques. On dirait même que les inscriptions provenant des fanatici évitent de confirmer cette étymologie en appelant aedes ou pulvinar le temple dont ils sont les desservants. Peut-être éliminerait-on la difficulté en supposant que ce mot à désinence grecque n'est que la transcription défigurée d'un mot grec, de sens et de forme analogue 12, ou même une corruption de fatidici. Mais on le retrouve dans d'autres textes qui mettent hors de doute le rapport établi, à tort ou à raison, entre fanaticus et fanum. L'abréviateur de Festus nous apprend qu'un arbre frappé de la foudre était dit « fanatique » (fanaticadicitur arbor fulmine icta)13. On explique le fait en disant que l'arbre est converti en fanum. Mais nous savons, d'autre part, que les lieux frappés de la foudre(fulgurita,putealia,bidenialia) étaient classés parmi les lieux « religieux" », et non pas parmi les lieux « sacrés ». L'épithète est donc impropre, à moins qu'on ne préfère y voir une expression métaphorique, assimilant l'arbre frappé de la foudre au « fanatique » saisi par l'enthousiasme surnaturel". Enfin, on rencontre des expressions comme fanatica pecunia 1e, signifiant « revenus d'un fanum » ; fanatica causa dans le sens de
catégorie des fana » ou choses sacrées". Cette fois, la relation de fanaticus à fanum est évidente; mais il ne s'ensuit pas qu'elle soit fondée et rationnelle. Ce qui est certain, c'est que cette dérivation a été proposée par les érudits anciens : une fois acceptée, elle a pu autoriser des expressions comme celles-ci, où l'on pensait avoir restitué à fanaticus son sens primitif.
Il est maintenant aisé de comprendre le bizarre enchaînement d'étymologies par lesquelles la science peu store des premiers antiquaires romains avait cru pouvoir rattacher fanatici à fanum, et fanum à Faunus, envisagé
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comme source de la révélation ou Parole prophétique. « Cincius [Alimentas] et Cassius [Hemina], dit Servius, assurent que Faunus fut appelé dieu par Évandre et que, pour cette raison, les édifices sacrés furent appelés d'abord Faunae, puis fana; d'où ceux qui prédisent l'avenir sont dits fanatici'. » Ce texte pourrait être plus clair; mais il montre que le nom de fana s'attachait de préférence aux sanctuaires de la vieille religion nationale, caractérisée par le nom de Faunus, et que l'on ne connaissait pas encore à fanatiri d'autre sens que celui d'« inspirés». Le fanum ainsi entendu se rapprocherait du manteion hellénique.
Comme Faunus était généralement dérivé du verbe fari2, l'étymologie donnée par les vieux annalistes aboutit au même point de départ que celle de Varron. Varron définissait le fanum un lieu sacré, ainsi appelé parce que, en le consacrant, les pontifes en ont énoncé à haute voix la limite (bine Fana nominata, quod pontifices in sacrando Tati sint fnem) 3. Ce qu'il y a de plus important dans la définition de Varron, ce n'est pas l'étymologie, qui reste douteuse mais l'intention évidente de limiter le concept de fanum et d'en exclure tout ce qui n'est pas lieu consacré par les pontifes. Varron n'admet parmi les fana ni les lieux appelés par le droit pontifical loca sancta et religiosa, ni les temples, au sens augural du mot, ni, à plus forte raison, les lieux occupés par des cultes exotiques et improprement appelés fana. C'est une opinion à laquelle, de guerre lasse, il nous faudra revenir, mais une opinion discutable et discutée.
D'abord, l'étymologie varronienne elle-même suggère une objection très forte. Les lieux les plus « déterminés par la parole » (loca effata) qu'il y eût à Rome étaient les temples tracés par les augures. Varron ne l'ignore pas, car, avant de définir fanum, il donne de effata une définition étymologique toute semblable, à cette différence près que les augures sont substitués aux pontifes'. Si l'on fait abstraction de cette différence, qui n'a rien à voir avec l'étymologie, il n'y a aucune raison pour que fanum ne soit pas synonyme de locus effatus, terme qui est lui-même, en droit augural, synonyme de templum. Le langage courant, qui ne distingue guère entre fanum et templum, aide à l'illusion. Du reste, l'identité de fanum et locus effatus a été soutenue dans l'antiquité. Tite-Live raconte, à propos du temple voué en 294 avant J.-C. à Jupiter Stator, que Romulus avait déjà fait un voeu analogue, mais que l'on s'était contenté jusque-là d'un fanum, c'est-à-dire d'un terrain « énoncé pour être un temple » (sed fanum tantum, i.e. locus temple effatus, fuerat)s. L'érudition de Tite-Live s'appuie ici sur celle de Fabius Pictor, cité par lui quelques lignes plus haut, et il emploie les termes propres du droit augural. Dans
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un autre passage moins précis, mais aussi probant, on voit bien qu'il entend par fanum un lieu inaugure et consacré à la fois. Quand il est question de bâtir le temple de Jupiter Capitolin, Tarquin fait déblayer l'esplanade du Capitole et, pour cela, exaugurare fana sacel
laque quae aliquot ibi... consecrata inaugurataque fuerant. L'exauguration est appliquée sans succès in Termini fano7. Tite-Live ne semble pas distinguer entre la coN
SECRATIO et l'INAUGURATIO 3, qu'il traite comme des synonymes, puisque l'ExAUGURATIO, suivant lui, annule l'effet
de l'une et de l'autre cérémonie. En tout cas, il est hors de doute qu'il a présente à l'esprit la définition de Fabius Pictor, et que fanum est pour lui le sol inauguré. Aussi O. Müller n'hésite pas à affirmer que « fanum a dû être à l'origine tout à fait synonyme de templum », et que
les fana sont institués à Rome par les augures' ». 11 aurait pu citer à l'appui de sa thèse le texte de Festus déjà introduit plus haut dans la discussion", et faire remarquer que, si les fana étaient « arrêtés» (sistere fana) lors de la fondation des cités, ce devait être par le ministère des augures, l'orientation et la division du sol étant la fonction propre des augures.
A cette opinion, qui, si elle remonte à Fabius Pictor, devait être connue de Varron, s'oppose nettement la définition varronienne. L'érudit à qui nous devons presque tout ce que nous savons du droit pontifical et augural n'ignorait pas que la détermination des limites était la spécialité des augures. Il savait aussi que, quand un lieu devait être à la fois inauguré et consacré, l'inauguration était faite d'abord par les augures, et la consécration ensuite par les pontifes". Par conséquent, lorsqu'il définit fanum un lieu dont les limites ont été fixées par les pontifes lors de la consécration, tandis que celles des loca effata le sont par les augures, il veut dire que les fana sont des lieux consacrés, mais non préalablement inaugurés ; sans quoi, le tracé en eût été fait tout d'abord, et définitivement12, par les augures. Ainsi, dans la pensée de Varron, fanum devient presque l'antithèse de locus effatus et de templum ; il renferme l'idée pure de lieu consacré et exclut l'inauguration, si bien qu'un lieu à la fois inauguré et consacré n'est pas plus un fanum qu'un lieu simplement inauguré.
Enfin, nous voici en possession d'une doctrine précise et qui a le grand mérite d'être indépendante de l'étymologie proposée, car l'étymologie poussait, au contraire, à l'identification de fanum et de locus effatus. Pour introduire une distinction si tranchée entre l'un et l'autre terme, Varron a dû s'appuyer sur des faits que nous ne pouvons plus contrôler. Il y avait à Rome des lieux simplement inaugurés, des lieux simplement consacrés e t des lieux en plus grand nombre13 qui étaient inaugurés
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et consacrés. Mais le triage de ces catégories est impossible, et, fût-il fait, il faudrait encore connaître les qualifications officielles desdits lieux. Or, nous ne disposons que de dénominations usuelles, et l'usage ne tenait nul compte des distinctions théologiques. On appelait templa des édifices qui étaient simplement consacrés', et, en revanche, on n'appelle point fanum l e sanctuaire de Vesta (aedes Vestae), qui appartient certainement à la catégorie des lieux consacrés sans être inaugurés 2. On entend parler de « lieu consacré par un signe augural»), de portes « dédiées" », c'est-à-dire consacrées, quoique, comme on le verra plus loin, les portes en question ne fussent que des lieux « saints ». Les auteurs prodiguent les catachrèses de ce genre. Cependant, si capricieux que fût l'usage, on peut remarquer que l'on ne rencontre jamais le terme fanum appliqué à des lieux que nous savons avoir été simplement inaugurés et non pas consacrés comme la curia Hostilia5. D'autre part, on donne généralement le nom de fanum au sanctuaire d'Hercule sur le Forum Boarium (cf. ci-dessus) ainsi qu'au sanctuaire de Diane sur l'Aventin. Or, ces sanctuaires n'étaient pas inaugurés, car, suivant une règle traditionnelle, ils devaient avoir, comme celui de Vesta, la forme circulaires, forme incompatible avec l'auguraHou. De plus, l'Aventin, comme le rappelle la légende de Rémus, était mis en interdit par l'art augural. Enfin, la définition varronienne, maintenue dans toute sa rigueur, expliquerait assez bien pourquoi, bien que, comme on l'a vu, fanum soit devenu un terme générique, applicable à tous les lieux sacrés (ou quasi sacrés, sur sol étrangers), c'est pour les sanctuaires romains qu'il est le plus rarement employé. En effet, la plupart d'entre eux étaient inaugurés et consacrés'.
Il est évident que la théorie de Varron, qui restreint dans de telles proportions le sens de fanum, ne saurait être défendue contre tous les témoignages qui établissent le sens courant du mot. Ce n'était déjà plus, au temps de Varron lui-même, qu'un raffinement d'érudit. il faut renoncer aux sous-entendus que contient cette définition, et s'en tenir à la lettre même : un fanum est un lieu inauguré ou non consacré par les pontifes. Les lieux simplement inaugurés ne sont pas des fana.
Reste à voir si, sous cette forme, la définition de fanum peut supporter l'épreuve de la comparaison avec son antithèse pro fanum.
IV. D'abord,'on ne s'entend pas sur le sens exact de profanum. A première vue, profanum est la négation de fanum, comme profestus est opposé à festus9. C'est l'unique définition que donne Festus : profanum est quod fani religione non tenetur10. Suivant Macrobe, elle avait rallié à peu près tous les suffrages : profanum omnes pagine consentiunt id esse quod extra fanaticam causant sit, quasi porro a fano et a religione secretum". Macrobe oublie de dire qu'à tous ces suffrages manquent ceux de Varron et de Verrius Flaccus. Varron ne niait pas sans
doute que tel fût le sens courant, actuel, du mot : mais il croyait avbir retrouvé dans de vieilles formules le sens primitif, sens totalement différent de l'autre, car il établit une affinité étroite, et non plus une antithèse, entre fanum et pro fanum. On sait que souvent à Rome, suivant une vieille coutume sabine, des citoyens, magistrats ou particuliers, consacraient la dîme de leurs biens ou de leur butin à Hercule12. Cette dîme, présentée pour la forme à l'ara maxima du Forum Boarium, était ensuite distribuée au peuple, qui festoyait aux frais du donateur. En d'autres termes, la dîme, une fois consacrée (consecrata, dicata, pollucta), était aussitôt convertie à usage profane (profanata), et cette « profanation » était, aux yeux des intéressés, la partie importante de la cérémonie. Aussi disait-on, par une sorte d'ellipse, « profaner » la dîme de ses biens à Hercule ", dans le sens de « consacrer » et profaner ensuite. Dans une page que le vieux Caton a dû emprunter aux rituels pontificaux, il est question d'offrandes que l'officiant doit présenter aux dieux sans y toucher avec la main (profanato sine contagione'"). Ici encore, profanare a un sens analogue à celui de consecrare et identique à celui de pollucere. Au lieu de protester contre cet abus de langage, Varron, fasciné par la réputation d'antiquité attachée à l'ara maxima, fait reposer sur lui sa définition. A l'entendre, dans profanum, le préfixe pro signifie « devant », et « devant » ne veut pas dire « en face, à l'opposé », mais « attenant à ». Pro fanum est quod ante fanum, con
junctum fano. Hinc pro fanatum quod est in sacrificio; atque Inde Herculi decuma appellata ab eo est quod sacrificio quidam fanauur, i.e.ut fani lege sit.... quom enim ex mercibus libamenta porrecta surit Herculi in aram, tum polluctum est, ut, quom pro fanatum dicitur, id est proinde ut sit fani factum : itaque olim fano consumebatur omne quod profanum erat, ut etiam fit quod praetor quotannis facit, quom Herculi immolat publice juvencam35. Ce texte
est en assez mauvais état, et partant un peu obscur. Verrius Flaccus était plus clair, car il traduisait hardiment profana par deo dicata" ; aussi a-t-il scandalisé son abréviateur, qui refuse d'endosser la responsabilité d'un pareil contresens. Le fait est que l'érudition entrait ainsi en lutte avec le sens commun.
C'est sans doute à un effort fait pour concilier le système de Varron avec l'opinion courante que nous devons une théorie intermédiaire, d'après laquelle le profanum a bien été partie intégrante du fanum (ou sacrum), mais en a été séparé. Tel était l'enseignement du juriste Trebatius, lequel profanum id proprie dici ait quod ex religioso vel sacro in hominum usum proprietatemque conversum est". Pour lui comme pour Varron, profanum équivaut à pro fanatum, et il y a ou il y a eu contact entre fanum et profanum: contact qui s'établit, suivant Varron, qui cesse, suivant Trebatius.
Les systèmes de Varron et de Trebatius nous éloignent des sentiers battus; il y faut revenir. Pour tous ceux qui
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rie se piquaient pas d'aller au fond des arcanes théologiques, profanum désigne le domaine humain, par opposition au domaine ou propriété des dieux. Seulement, ce domaine divin, ils ne l'appellent pas fanum, mais sacrum. C'est qu'en effet le sens de profanum ayant gardé une extension qui permettait de l'appliquer à toute chose, et même à toute personne', libre d'attache religieuse, tandis que fanum ne se disait plus que d'un immeuble, et plus spécialement d'un terrain voué au culte, les deux termes n'étaient plus comparables. Mais, bien qu'on se contentât généralement de définir profanum, quod non est sacrum 2, le mot sacrum n'est pas non plus l'antithèse exacte de profanum. Les Pontifes classaient les choses non profanes en trois catégories, choses sacrées, saintes, religieuses abstraction faite du terme hybride sacrosanctum et ils attachaient une importance extrême à ces étiquettes : inter decreta ponti ficum hoc maxime quaeritur, quid sacrum, quid profanum, quid sanctum, quid religiosum'. En effet, les choses non profanes étaient inaliénables par vente 4 et ne pouvaient rentrer dans la condition commune que par des « profanations » rituelles, distinctes pour chaque catégorie 5. Nous avons donc une dernière question à nous poser. Le mot fanum n'étant applicable qu'aux propriétés immobilières des dieux, l'est-il du moins à toutes, c'est-à-dire aux lieux sacrés, saints et religieux, ou seulement comme nous l'avons admis jusqu'ici aux lieux sacrés? Autrement dit, le sens de fanum, qui aurait dû être l'antithèse adéquate de profanum, s'est-il rétréci au point de ne plus embrasser qu'une subdivision d'une partie du domaine divin?
C'est, une fois de plus, la définition varronienne (fanum = lieu consacré par les pontifes) qui est en cause, et à la merci de textes contradictoires. On ne peut même pas maintenir la ligne de démarcation entre le droit pontifical et le droit augural sans se heurter à une expression impropre qu'Aulu-Gelle insère, de son propre fonds, dans l'analyse de l'Isagogicon de Varron. Suivant lui, les trois curies Hostilia, Pompeia, Julia, ont été « constituées en temples par les augures, cum profana ea loca fuissent' ». Aulu-Gelle s'imagine qu'un lieu simplement inauguré n'est plus un lieu profane; il verse, sans s'en douter, dans la théorie combattue par Varron luimême, celle qui assimile locus effatus à fanum et fait constituer les fana par les augures. Ce texte une fois récusé, nous n'avons plus affaire qu'aux trois catégories pontificales.
Il est facile d'éliminer d'abord les loca sancta. En fait de lieux « saints », nous ne connaissons guère que les murs de Rome' et par extension des municipes romains', ou le vallum des camps romains6; et personne n'a jamais dit que ces immeubles fussent des fana. Des expressions littéraires comme sanctitudo fani10 ou sancta fana" n'entrent pas en ligne de compte, et on
peut même les accepter, car le caractère « sacré » contient et dépasse le caractère « saint15 ».
Il n'y a plus à exclure de la catégorie des fana que les lieux « religieux ». Ici, on peut appuyer certains doutes sur des textes. Le caractère religieux n'est guère susceptible d'être défini autrement que d'une façon négative. Sont religieux tous les lieux qui, sans être ni sacrés, ni saints, ne sont pas non plus profanes, étant mis hors de l'usage profane par une obligation de conscience (religio) que l'on ne peut enfreindre sans péché. Les raisons pour lesquelles ce caractère leur a été attribué sont très diverses. Elles sont empruntées tantôt à la légende et tantôt à l'histoire, à des souvenirs le plus souvent douloureux, attachés au sol comme une malédiction. Dans ces nombreuses variétés figurent les lieux frappés de la foudre et les tombeaux. Or, on a vu plus haut qu'un arbre frappé de la foudre, objet « religieux », était dit arbor fanatica". La valeur de ce texte, abrégé d'un abrégé, se réduit à peu de chose quand on songe que nous ignorons si l'expression fanatica est ici un terme technique ou une catachrèse populaire, signalée comme telle (dicitur) dans l'ouvrage original de Verrius Flaccus, et si elle n'est pas susceptible d'une autre interprétation.
Une autre objection plus sérieuse est tirée de Cicéron. Après la mort de Tullie, Cicéron veut absolument élever à sa fille, non pas un simple tombeau, mais un fanum. Ce n'est pas un mot qu'il emploie à la légère; il tient à ce que le monument porte ce nom14. On serait tenté d'en conclure qu'une chapelle mortuaire pouvait être un fanum sans cesser d'être un lieu « religieux »; car Cicéron, qui a eu jadis l'occasion d'étaler sa science du droit pontifical1t, n'ignore pas que son fanum, bâti sur sa propriété et pour sa dévotion privée, ne saurait être un lieu sacré76. En examinant le texte de près, l'objection s'évanouit. Cicéron veut donner à son monument l'apparence d'un fanum pour affirmer l'apothéose de sa fille; mais il n'espère pas en faire un fanum réel, classé comme tel parmi les lieux publics et sacrés. Aussi avouet-il lui-même que l'idée fixe dont il est dépossédé est quelque peu déraisonnable 17, et il s'excuse en disant que, par ce moyen, il obtiendra peut-être de la postérité, pour son fanum, le respect que l'on doit aux lieux religieux (religionem)".
Il faut donc maintenir à fanum le sens de lieu sacré, et le définir dans le domaine où le droit pontifical peut être rigoureusement appliqué un lieu public consacré par les pontifes romains à une divinité, pour être sa propriété et sa résidence. A. BOUCHÉ-LECLERCQ.