FOENTUS (dâvetov). Dans l'énumération que fait Aristote des principaux contrats' figurent le prêt à usage
(zpigctç) et le prêt de consommation (Savetati.dç). Nous avons exposé [coMMODATUM, p. 3409] le peu que nous
savons sur le prêt à. usage ou commodat. Nous allons maintenant parler du prêt de consommation.
Ce contrat peut être défini : un contrat par lequel une des parties, qu'on appelle le prêteur, transfère à l'autre, qu'on appelle l'emprunteur, la propriété d'une certaine quantité de choses, dites fongibles, dont cette dernière pourra disposer souverainement, à la charge par elle de rendre, à une époque convenue, une égale quantité de choses de même espèce et de même qualité.
Le plus habituellement la chose fongible qui fait l'objet du contrat est une somme d'argent.
Le contrat peut être à titre gratuit; il y a alors prêt simplet. Mais il peut aussi être à titre onéreux: c'est le cas du prêt à intérêt. On a soutenu, il est vrai, que dans cette dernière hypothèse, il n'y a plus, à proprement parler, un prêt; qu'il y a plutôt un louage de capitaux. Mais les jurisconsultes anciens n'avaient pas plus que nos législateurs fait cette distinction.
Quelques philologues ont cependant admis son existence dans la langue grecque 3. Il y aurait eu, à leur avis, dans la terminologie juridique, deux expressions très distinctes, l'une pour caractériser le prêt simple : Xeéoç ou ;,•pÉ oç; l'autre pour caractériser le prêt à intérêt : Sâvetov. Mais cette prétendue différence ne nous paraît pas confirmée par les textes des orateurs. Isée, parlant de créances productives d'intérêts, dit : xp€« il-cl ,r6zot; ôtpetadIleva4, et Démosthène se sert du mot ôâvetov et de ses dérivés dans une hypothèse où il nous semble bien que le prêt était gratuit 5.
Ce que l'on peut admettre, c'est que les mots âvetov, Sâvetel.tcc, Savetau.dç, impliquent le plus ordinairement un prêt à intérêt'. Les capitalistes qui font fructifier leur argent sont appelés ol Save(ov'reç, et l'on trouve, comme synonymes de ces mots, avec une acception un peu méprisante, les mots ol 'roxtr'ra(. Mais, ici encore, il ne faut pas être trop affirmatif, puisque Aristophane, pour désigner des usuriers, se sert du mot ,Y,p tierat 7, dont on se
servait aussi pour désigner les débiteurs, et que, Harpocration en fait la remarque6, Démosthène employait précisément avec ce dernier sens
Le prêt d'argent à titre gratuit est considéré avec raison comme un acte de bienfaisance, puisque le prêteur, pour rendre service à l'emprunteur, se prive des avantages qu'il aurait pu personnellement retirer de la somme prêtée, et qu'il s'expose en outre à perdre cette somme, en totalité ou pour partie, dans le cas où l'emprunteur deviendrait insolvable. Comme les actes de bienfaisance sont toujours exceptionnels; comme, d'un autre côté, une société civilisée ne peut se comprendre sans un certain nombre de personnes ayant des besoins d'argent à satisfaire, il faut permettre aux capitalistes, qui consentiront à procurer à ces personnes l'argent qu'elles désirent trouver, de stipuler une indemnité. Cette indemnité représentera précisément la perte que le prêteur s'imposera en se dessaisissant de la somme prêtée et les risques qu'il courra de la perdre. La légitimité de cette stipulation paraît' universellement admise aujourd'hui. Elle nous semble avoir été également acceptée dans la pratique quotidienne de la vie des républiques grecques, dès qu'elles furent arrivées à ce degré de civilisation qu'implique le prêt d'une somme d'argent. Les orateurs se prononcent sans hésiter en faveur des bailleurs de fonds, qui ne livrent leurs écus que moyennant l'engagement pris par l'emprunteur de leur servir un intérêt. Quelques-uns vont même jusqu'à dire, avec Démosthène, qu'il convient de témoigner aux prêteurs toute la sollicitude possible. « L'emprunteur reçoit de bel et bon argent, dont il devient immédiatement propriétaire et qu'il emploiera à sa guise, tandis que le prêteur n'obtient en échange qu'une petite tablette de deux chalques ou un petit morceau de papier,sur lequel est inscrite une promesse de restitution 10. » N'est-ce pas d'ailleurs aux bailleurs de fonds que l'on est redevable du succès de beaucoup d'opérations commerciales, notamment de celles qui se rattachent au commerce maritime? « Il n'y aura plus de navires, plus de capitaines, plus d'équipages qui puissent prendre la mer, si la justice refuse aux prêteurs la part qui leur revient dans les profits réalisés par les armateurs 11 „
Cependant les philosophes et les poètes déclamaient
FOE 121 5 FOE
volontiers contre les stipulations d'intérêts. On peut ne pas attacher une grande importance au passage du Traité des Lois dans lequel Platon défend le prêt à intérêt, avec cette sanction que, si la défense n'est pas respectée, l'emprunteur sera autorisé à refuser, non seulement de payer l'intérêt, mais encore de restituer le capital'. Dans la république idéale de Platon, le prêt ne devait pas jouer un grand rôle, puisqu'il était interdit à tout particulier d'avoir chez lui des monnaies d'or ou d'argent 2. Plus grave est le témoignage d'Aristote : « L'argent, dit-il, est naturellement stérile ; il ne doit servir qu'à l'échange. En retirer un fruit, alors qu'il est incapable de rien produire, c'est agir contrairement à la nature' ». Que de fois, au moyen âge, on s'est servi de l'argument fourni par le philosophe grec, en le résumant dans cette brève formule : « Nummus non parit nummos » ! On aurait pu lui répondre que ce ne sont pas seulement les pièces d'argent qui sont naturellement stériles. Les maisons sont dans le même cas. L'argent, comme l'a dit Calvin, ne naît ni des toits, ni des murailles, et cependant l'on a toujours admis sans difficulté qu'un propriétaire a le droit de faire produire à sa maison des loyers. Ce n'est pas seulement en Grèce que l'on constate cette diversité d'appréciation du prêt à intérêt, par les philosophes d'une part, et par l'opinion générale de l'autre.
Le public athénien ne paraît pas avoir été hostile aux prêteurs à intérêts, à ceux du moins qui n'abusaient pas de la détresse d'un emprunteur ou de ses folles passions pour lui imposer des conditions trop onéreuses. Sans aucun doute, les usuriers, qui spéculaient sur la misère d'un débiteur poursuivi par ses créanciers, ou sur les besoins d'un fils de famille, désireux de se procurer une aisance éphémère au risque d'être bientôt dépouillé du patrimoine de ses ancêtres ', et qui réalisaient ainsi d'énormes bénéfices, étaient vus avec défaveur 5. Mais, lorsque le prêt n'avait pas ce caractère oppressif, il était, aux yeux du peuple athénien, aussi respectable et aussi inviolable que les autres contrats'. Les banquiers, qui, par un long exercice de leur profession, s'étaient fait la réputation d'être tout à la fois laborieux, justes et honnêtes, jouissaient de l'estime et de la confiance de leurs contemporains Aussi ne trouve-t-on pas dans l'histoire d'Athènes, à partir de la fameuse SEISACIITIIEIA de Solon, de soulèvements populaires, comme on en voit dans d'autres htats, pour l'abolition des dettes. On peut même dire que, malgré tout le respect qui s'attachait à la mémoire du grand législateur , la seisachtheia resta toujours pour les Athéniens une opération regrettable, dont les circonstances suffisaient à peine à expliquer l'emploi.
Aussi ce ne sont pas seulement les simples particuliers et les banquiers qui prêtent de l'argent à intérêt. Les dèmes, les phratries, les temples eux-mêmes' emploient en prêts fructueux tous leurs capitaux disponibles. Les représentants de ces personnes morales trouvent naturel de stipuler une indemnité, lorsqu'ils se privent d'une part de leurs revenus en faveur de tiers qui se livreront à des opérations industrielles ou commerciales.
Des capitaux productifs d'intérêts, les Athéniens disent
que ce sont des capitaux actifs, des capitaux qui travaillent (lvepyâ) °, par opposition aux capitaux qui restent oisifs et paresseux (4yâ)10. L'intérêt est, en quelque sorte, l'oeuvre du capital (pxa(ou spyov)11
Les Grecs distinguaient, comme nous, deux espèces très différentes de prêt à intérêt: le prêt ordinaire et le prêt à la grosse aventure. Le prêt ordinaire est quelquefois appelé éyyuov 12 ou syyscov Sxvscov. Cette dernière qualification, que nous pouvons traduire par « prêt terrestre », avait été employée pour faire antithèse au
prêt à la grosse aventure, appelé v«uTCxbv Sâvscov, « prêt
maritime », par allusion aux risques de mer dont le prêteur assumait la responsabilité. Le prêt ordinaire est un prêt solide, comme la terre ferme, et à l'abri des nombreux accidents auxquels les prêts maritimes, affectés sur des navires, peuvent être exposés. Le prêteur ordinaire court bien, si l'on veut, quelques dangers ; lorsque l'emprunteur deviendra insolvable ou que les sûretés seront insuffisantes, le prêteur ne recouvrera pas toute la somme prêtée. Mais sa créance ne disparaîtra pas jusqu'à ce qu'elle ait été payée ou éteinte par un mode équivalent au payement. C'est en ce sens, pour bien montrer la solidité du droit du créancier, qu'on a pu dire que, dans le Sxvscov Eyyecov, la somme prêtée est à
risques, au lieu d'être, comme dans le prêt à la grosse, à la charge du prêteur, qui ne pourra rien demander à l'emprunteur s'il arrive malheur au navire, seront, dans le prêt ordinaire, à la charge de l'emprunteur. C'est bien ce que disent les débiteurs dans les actes écrits dressés pour constater leur obligation : « la somme qui m'est remise est à mes risques et aux risques de mes héritiers et ma fortune tout entière doit en répondre » (i Ms?
Par une application naturelle de la distinction que nous venons d'indiquer, les intérêts eux-mêmes étaient divisés en intérêts terrestres (Syyeroc Tdxoc) et intérêts
Quel était le taux habituel des intérêts à Athènes ? Si, comme le rapportait Androtion 1+, l'une des réformes de Solon eût consisté dans la réduction du taux de
l'intérêt (Tdxnv !,.sTPcdtri;) des dettes antérieures à son
archontat, il serait très étonnant que ce législateur n'ait pas osé restreindre pour l'avenir la liberté des conventions et fixer un taux maximum que les contractants ne pourraient pas dépasser. Et cependant il paraît incontestable que le taux de l'intérêt resta absolument libre. L'orateur Lysias nous a conservé, en l'expliquant et en le commentant, le texte original d'une loi de Solon autorisant les prêteurs à exiger des emprunteurs l'intérêt
blance, Androtion n'a pas bien compris la réforme de Solon. Aristote 16 dit très nettement que la ascsaxest« fut une véritable abolition des dettes : d)anv xpswv ârroxorâ;
Quoi qu'il en soit, à Athènes, comme dans toutes les autres républiques grecques, la détermination du taux
de l'intérêt fut abandonnée à la convention des parties. Cette liberté illimitée a dû être, sans doute, après comme avant la réforme, la cause de beaucoup d'abus. Il y eut, non pas seulement des prêteurs au mois (c'était le droit commun à Athènes), mais aussi des prêteurs à la journée,
les -hp.EpoSavetezad, dont les plus modérés exigeaient au
moins une obole par mine, ce qui leur valait le surnom d'ô6oloezTat et leur permettait de réaliser un profit de 61 p. 100 par an, tandis que d'autres réclamaient une obole et même une obole et demie par drachme
doublant ainsi leur capital en quatre jours et percevant un taux équivalant à 9100 p. 100 par an. S'il n'y eut pas de plaintes trop vives, c'est que probablement l'expérience démontra que de tels prêts, si excessives que fussent les convoitises des prêteurs, pouvaient, dans certaines circonstances données, être fort utiles à l'emprunteur. Un homme laborieux arrivera très souvent, en se procurant, même à un prix exorbitant, les instruments de travail qui lui font défaut, à gagner assez pour payer le prêteur et pour nourrir sa famille.
La fixation du taux de l'intérêt conventionnel pouvait avoir lieu de deux manières différentes2. Dans le premier cas, les parties indiquaient la somme que le prêteur recevrait par mois pour chaque mine prêtée : É d Sp«xp.r„
ou neuf oboles, ou deux drachmes pour une mine et par mois, comme nous disons aujourd'hui quatre, cinq ou six francs pour cent francs par an. Dans le second cas, les contractants déterminaient la fraction de la somme prêtée que l'emprunteur devrait verser pour une certaine période, par exemple pour un an ou pour la durée d'un voyage maritime : Tdxot 45=0 t, intérêts du sixième,
Tdxot èlIt7LÉp.75TOt , intérêts du cinquième, comme nous
dirions aujourd'hui le denier 6, le denier 5. Le second mode était surtout employé pour les prêts à la grosse aventure ; mais il pouvait aussi se rencontrer dans les prêts ordinaires, et, en pareil cas, la fraction désignée représentait, sans doute, l'intérêt exigible pour une année tout entière.
Les historiens qui ont essayé de préciser le taux habituel de l'intérêt en Grèce et particulièrement chez les Athéniens ont entrepris une tâche difficile. Le prix des objets de première nécessité, du blé entre autres, était essentiellement variable ; la moindre crise pouvait le doubler ou le tripler. N'en devait-il pas être de même pour l'argent ? Le taux de 12 p.100 par an (une drachme pour une mine par mois) a de nombreux partisans 3 ; on le renntre assez fréquemment. Mais on rencontre presque aussi souvent le prêt E7:' ivva ô6o?OT;, c'est-à-dire à neuf oboles par drachme pour un mois, 18 p. 100 par an, et ce qui donne beaucoup d'autorité à cette tarification de la valeur de l'argent, c'est que le législateur l'avait adoptée pour les intérêts légaux, dus indépendamment de toute convention. Lorsque le mari ou ses héritiers ne restituaient pas la dot de la femme aussitôt après la dissolution du mariage, ils devaient jusqu'au jour de leur libération payer aux créanciers de cette dot un intérêt de neuf oboles par mois : s v' ÉvvÉ« ô6oaoTç
cpopeiv °. Or i1 est conforme au bon sens que l'intérêt légal soit aussi voisin que possible de l'intérêt conventionnel moyen. L'hésitation est donc permise entre 12 et 18 p. 100 par an.
Mais on rencontre naturellement dans les textes qui nous ont été conservés beaucoup d'autres proportions. En voici des exemples :
É7t' ôxt(.'o ô6o))oiç : 16 p. 100, denier 6 1/4. htri Suei Spaxp.aiç : 24 p. 100, denier4,16.
ri Tptet Spaxp.oaq : 36 p. 100, denier 2,77.
Tdxot É7tô€xzTot : denier 10 10 p. 100. rdxot ÉzcdYBsot : denier 8 = 12 1/2 p. 100. Tdxot lcpExTOt : denier 6 = 16 2/3 p. 100.
: denier 4 1/2, 22 1/2 p. 100.
Tdxot É7rtTÉTapTot : denier 4 = 25 p. 100.
Tdxot Ér(TptTOt : denier 3 = 331 /3 p. 100.
Nous limitons aux taux qui précèdent notre énumération; on peut considérer le plus bas, 10 p. 100, et le plus fort, 48 p. 100, comme des extrêmes. Dans une inscription d'Oropos, qui peut être du III° siècle avant notre ère, et qui est relative à un emprunt à contracter pour la réfection des murs de la ville, on lit que les capitalistes qui prêteront au moins un talent au denier 10 (Tdxot É7rcôÉxzTot) seront, de plein droit, eux et leurs enfants, proxènes et bienfaiteurs de la ville d'Oropos, et qu'ils jouiront de beaucoup d'autres avantages les mettant sur un pied d'égalité avec les citoyens d'origine 6. Le taux de 10 p. 100 était donc bien un taux modique, un taux de faveur. Les cas dans lesquels on rencontre un intérêt inférieur à 10 sont peu nombreux et s'expliquent presque tous par des circonstances particulières 7. Tantôt le contrat n'est pas, à proprement parler, un contrat de prêt; ainsi un prix de vente de 35 mines produit une mine d'intérêt 8; un capital de 3000 drachmes, employé à la constitution d'une rente perpétuelle, produit 210 drachmes par an, soit 7 p. 100 9. Tantôt il s'agit de prêts consentis par des personnes morales, qui se préoccupent moins d'obtenir de gros revenus que de trouver des emprunteurs solvables 10, ou bien encore de prêts consentis à des personnes morales dont le crédit explique la modicité de la redevance". En sens opposé, le taux énorme de 48 p. 100 a été quelquefois accepté avec une facilité surprenante, non seulement par des emprunteurs aux abois, mais encore par des villes soumises à des réquisitions militaires. Deux banquiers romains, les frères Cloatius, méritèrent d'être qualifiés de bienfaiteurs de Gythion pour avoir consenti à prêter à. cette malheureuse ville, rançonnée par un des lieutenants de Sylla, 4200 drachmes à raison de 4 p. 100 par moisie. Il est vrai que, plus tard, les Cloatius réduisirent l'intérêt à 2 p. 100 par mois et firent une remise de 1500 drachmes sur les intérêts déjà exigibles. Au temps de Cicéron, un autre banquier romain, Scaptius, prêtait aux habitants de Salamine de Chypre, en demandant des usurae quaternae ou quatre centièmes (centesimae) par mois13. Pour
FOE 1217.FOE
les taux supérieurs à 48 p. 100, ils rentrent dans la catégorie des prêts dont nous avons déjà parlé, auxquels
se livraient les i o),octiaTatoutioxo')iûti ot, gens qui, leur nom
même l'indique, jouissaient de peu de considération. L'opinion publique ne paraît pas avoir été beaucoup plus favorable aux prêteurs qui faisaient payer aux emprunteurs l'intérêt des intérêts (âvaToxteudç), ou qui prélevaient, au moment même du prêt, une partie de la somme prêtée, pour se payer à l'avance les intérêts à venir. Nous avons cité [t. 1, p. 265, ANATOKISMOS1 les textes relatifs à l'anatocisme. La seconde pratique est flétrie par Plutarque, parce qu'elle révèle une avarice insatiable Elle implique, dit-il, la fraude et le mensonge, puisque le prêteur inscrit sur son registre qu'il a remis une certaine somme à l'emprunteur, alors que, en réalité, il lui a donné beaucoup moins. Elle est d'ailleurs contraire à la nature, car elle autorise la perception de fruits qui, en vérité, n'existent pas. Comment l'emprunteur aurait-il fait produire à la chose ce qu'il donne au prêteur, puisque la chose ne lui a pas encore été remise? Mais, en droit, de telles stipulations ne devaient pas être considérées comme illicites. Elles augmentent sans doute les charges des emprunteurs; mais cette augmentation ne saurait être prohibée sous l'empire d'une loi qui autorise toutes les stipulations relatives au commerce de l'argent et ne limite pas le taux des intérêts.
S'il faut en croire quelques historiens, une inscription d'Orchomène' nous offrirait un exemple d'intérêt éventuel vraiment exorbitant. La ville d'Orchomène, très obérée, comme beaucoup de villes grecques, avait emprunté à une femme de Thespies, nommée Nikaréta, une somme d'environ 17000 drachmes, qui, par suite de l'adjonction d'intérêts non payés, s'était élevée d'abord à 17585 drachmes, puis à 18833. N'obtenant pas ce qui lui était dû, Nikaréta donna son adhésion à une convention nouvelle par laquelle les polémarques et de nombreux citoyens reconnurent avoir reçu de Nikaréta, à titre de prêt sans intérêts, cette somme de 18 833 drachmes, et s'obligèrent solidairement, les uns comme débiteurs principaux, les autres comme cautions, à la payer dans un délai déterminé. On est bien tenté de voir dans cette obligation une novation de la dette primitive par changement de débiteur. Les notables citoyens d'Orchomène se seraient donc substitués à la communauté. Mais beaucoup d'objections peuvent être faites à cette appréciation du second contrat. Pourquoi Nikaréta aurait-elle abandonné la garantie que lui offrait le crédit d'une cité pour se contenter du crédit de simples citoyens? Pourquoi aurait-elle consenti à ces simples citoyens un prêt gratuit alors que le prêt fait à la cité produisait des intérêts? M. Ludwig Mitteis 3 estime qu'il n'y eut pas novation, mais bien adjonction d'une obligation
fictive, contra fidem veritatis, et conditionnelle, découlant
d'un prêt qui n'avait pas eu lieu réellement, et qui se combinait éventuellement avec la première obligation. Si, avant l'échéance prévue, la ville d'Orchomène exécute
ses engagements, tout sera réglé et Nikaréta devra libérer les obligés subsidiaires. Si, au contraire, la ville d'Orchomène laisse passer la date fatale sans payer, Nikaréta pourra demander que les deux obligations soient l'une et l'autre exécutées. Elle obtiendra ainsi, à titre de peine pour retard du débiteur, le double de ce qui lui est réellement dû. Si cette interprétation est admise, il faut avouer que Nikaréta ne pouvait imaginer une meilleure combinaison pour intéresser les principaux citoyens d'Orchomène à la libération de leur ville dans le délai fixé'''.
Les prêteurs athéniens, autant qu'on peut en juger d'après une plaisanterie d'Aristophane s, aimaient à se faire payer par mois les intérêts de leurs créances, et la date habituellement adoptée pour ce payement des intérêts était le dernier jour du mois. Voilà pourquoi les débiteurs peu solvables étaient fort malheureux dès le commencement de chaque troisième décade, obligés qu'ils étaient de trouver les ressources nécessaires pour faire face à leur obligation °. Voilà aussi pourquoi Strepsiade aurait bien voulu enfermer la lune dans un étui pour l'empêcher de reparaître; car, s'il n'y avait plus de nouvelles lunes, il n'y aurait plus de payements d'intérêts 7. Ces témoignages du poète nous paraissent confirmés parle mode d'évaluation des intérêts. En fixant le taux exigible à une drachme, à neuf oboles, à deux drachmes, les Athéniens ne pouvaient pas avoir en vue une période de longue durée. Ces chiffres représentaient seulement l'intérêt d'un mois.
Mais rien ne faisait obstacle à l'adoption par les parties d'un autre mode de règlement. Dans le prêt à la grosse, le payement des intérêts avait lieu en même temps que le remboursement du capital prêté, c'est-à-dire lorsque le navire était arrivé à bon port dans le lieu de destination. On aurait pu de même, dans un prêt ordinaire, stipuler que les intérêts ne seraient exigibles qu'avec le principal. A plus forte raison pouvait-on stipuler que les intérêts, au lieu d'être payables tous les mois, seraient payables tous les ans, xaT' Évtaurdv 8. C'est ainsi que les sommes empruntées par Apollodore pour l'exercice de sa triérarchie produisaient des intérêts exigibles à la fin de l'année °.
Il va de soi que le payement des intérêts, comme le payement du capital, n'était libératoire que s'il avait lieu entre les mains d'une personne ayant qualité pour recevoir et pour donner quittance. En première ligne se placent naturellement le créancier et ses représentants juridiques. Mais quels sont ces représentants ? Nous avons aujourd'hui un assez grand nombre de documents anciens, qui paraissent bien contenir de véritables clauses de payement à l'ordre du créancier ou de payement au porteur f0. Le débiteur s'oblige à payer l'intérêt et le ca
celui qui présentera le titre, que ce soit le créancier ou
iinoç s7ttp€p th lp ttûToû. Il y aurait peut-être exagération à
FOE 1218 FOE
dire que la clause à ordre et la clause au porteur étaient toujours sous-entendues dans les actes écrits qui constataient les prêts. Mais on les rencontre assez fréquemment dans les auyypapaf dont nous possédons le texte intégral.
La convention détermine aussi quelquefois le lieu dans lequel devront être payés les intérêts et le principal. Ainsi Praxikiès de Naxos, qui prête trois talents à la ville d'Arkésiné dans l'île d'Arnorgos, stipule que le payement se fera à Naxos 1. En l'absence d'une clause aussi précise, la dette aurait-elle été quérable? Une réponse affirmative pourrait s'appuyer sur un passage de Démosthène'.
Parfois aussi, le prêteur désigne expressément les monnaies qu'il pourra être obligé de recevoir en payement des intérêts et du principal', stipulation prudente à une époque où le titre des monnaies variait de cité à cité.
A l'arrivée du terme fixé pour le remboursement du capital, si le débiteur ne remplissait pas ses obligations, on disait de lui qu'il était maintenant en demeure de les éteindre (b77ep-gFl.epoç) Lorsque le créancier s'était fait accorder des sûretés réelles, un gage (i (upov) ou une hypothèque (n oOrjxr1), il pouvait, suivant toute vraisemblance, saisir ou faire saisir et vendre la chose engagée ou hypothéquée, et, mieux encore, se mettre ou se faire envoyer en possession de cette chose 6. On disait alors qu'il y avait É.tPareta ou ibtelTeurtç6. Pour faire respecter sa prise de possession, le créancier avait à sa disposition
Quand ces actions réelles lui faisaient défaut, ou lorsque leur exercice ne lui donnait pas entière satisfaction, le créancier pouvait agir en justice contre le débiteur pour le faire condamner personnellement au remboursement de la somme prêtée. L'action particulière
tendant à ce but était la xp€tuç ou xpéouç ô(x, sur laquelle
nous n'avons pas de renseignements. Un des discours de Lysias contre Eschine le Socratique se rapportait à une action de ce genre : 7rpbç Aisxfnv,.. xpéci;; mais il ne nous a pas été intégralement conservé, nous n'en avons que d'assez courts fragments 7.
Il était toutefois permis aux contractants d'insérer dans leur convention une clause dispensant le créancier de ce recours à la justice. Nous trouvons plusieurs exemples d'une véritable formule exécutoire, donnant au prêteur le droit d'agir contre le débiteur sans intervention préa
lable de la justice (ivexupxety 7rpb ixr;ç) 8. « Si le débiteur
ne paye pas à l'époque fixée pour le remboursement, le créancier pourra faire valoir sa créance comme s'il avait
Dans le dernier état du droit grec, notamment parmi les Grecs d'Égypte, l'emploi de cette formule exécutoire est si fréquent qu'elle était certainement devenue de style dans les actes de prêt 9.
La procédure que nous venons de décrire était naturellement applicable non seulement au cas où le créancier voulait obtenir le payement du principal de sa créance,
mais encore au cas où il demandait une prestation d'intérêts. Il semble bien cependant que l'opinion publique faisait une différence entre les poursuites rela tives aux intérêts et celles qui avaient en vue le capital. Se montrer rigoureux et impitoyable dans une simple demande d'intérêts, c'était agir en misérable usurier, prêt à abuser des malheurs et des embarras du débiteurf°.
La loi de Gortyne récemment découverte contient une disposition 11, dont le sens précis n'a pas encore été bien déterminé, mais qui, à notre avis, peut être interprétée d'une façon si raisonnable qu'on ne serait pas étonné de rencontrer dans le droit attique une disposition analogue. Lorsqu'un débiteur venait à mourir, son créancier devait, dans le délai d'une année, agir contre ses héritiers ou représentants pour faire constater l'existence de son droit. Ainsi entendue, la loi crétoise nous rappelle la vieille maxime de notre droit coutumier que « toutes exécutions cessent par la mort de l'obligé ». Pour que le créancier fût autorisé à poursuivre les biens de l'héritier de son débiteur, il fallait que cet héritier se fût lui-même obligé personnellement à la dette, ou que le créancier eût obtenu contre lui un jugement de condamnation. La loi de Gortyne décide que le juge, saisi de l'action contre les héritiers du débiteur décédé, fera appel aux souvenirs de tous ceux qui pourront attester l'existence de la créance. Après les avoir entendus, ainsi que le demandeur, et leur avoir fait confirmer leur témoignage par un serment solennel, il donnera acte au demandeur de sa qualité de créancier. Ce dernier obtiendra ainsi une sorte de titre-nouvel de sa créance, au simple, vtxâv Tô â.7rÀ6ov, c'est-à-dire sans que la situation des héritiers du débiteur soit aggravée, lors même qu'ils se seraient défendus contre son action, lors même qu'ils auraient expressément nié la créance. Aucune peine ne leur est infligée pour cette négation, parce que, comme le dira plus tard la loi romaine : « In alieni facti ignorantia tolerabilis error est 72 ».
Jusqu'au commencement du vie siècle avant notre ère, les emprunteurs furent souvent obligés de s'engager personnellement, non pas dans le sens que nous donnons aujourd'hui, avec l'article 2092 du Code civil, aux mots « obligation personnelle », mais en ce sens qu'ils mettaient leur corps à la libre disposition de leurs créanciers ", qu'ils pouvaient être obligés à travailler comme esclaves" et qu'ils couraient même le risque d'être vendus à l'étran
L'un des premiers actes de Solon fut de défendre cette affectation au prêt de la personne du débiteur 16. Aristote n'hésite pas à dire que cette défense est la plus importante des trois grandes réformes démocratiques qu'on peut signaler dans la législation de Soloni7.
Il paraît bien toutefois que l'ancienne servitude pour dettes fut légalement maintenue, en prévision d'une hypothèse assez exceptionnelle. Une personne, capturée par des pirates, si elle était obligée d'emprunter pour payer sa rançon et recouvrer sa liberté, devait avoir grand soin de se libérer le plus tôt possible envers son bailleur de fonds ; car, si elle n'exécutait pas son engage
FOE 1219 FOE
ment, elle était mise à la disposition du créancier'. Cette exception paraît très naturelle à. M. 1t. Dareste ; elle n'est pour lui qu'une simple application de la règle que toute personne, qui a fait des frais pour la conservation d'une chose, a le droit de retenir cette chose jusqu'au remboursement de I'impense2. Mais n'arrive-t-on pas ainsi à consacrer pour l'hypothèse qui nous occupe l'assimilation que Solon avait essayé de détruire entre les personnes de condition libre et les choses mobilières ou immobilières'?
A l'époque où la réduction du débiteur en esclavage était licite, la contrainte par corps était, à plus forte raison, permise contre lui. Solon supprima également cette voie d'exécution pour presque toutes les hypothèses 3. Il la laissa seulement subsister pour quelques débiteurs de l'État, dont nous n'avons pas à parler ici, et pour les débiteurs condamnés à la suite d'une action commerciale. Nous avions cru pouvoir tirer d'un passage d'Antiphon cette conclusion que la contrainte par corps était aussi permise lorsque l'emprunteur condamné à payer était un étranger Mais le texte sur lequel nous nous sommes appuyé a paru, en général, trop vague pour justifier notre opinion'.
Même dans les cas où la contrainte était permise, on peut soutenir, en invoquant des arguments d'analogie, que le débiteur avait le droit de s'y soustraire en fournissant à son créancier des cautions. II faut même aller plus loin et reconnaître que l'emploi de ce moyen de coercition n'était pas vu avec faveur 6. Dans certaines circonstances, on l'assimilait à un acte d'impiété et les tribunaux le punissaient sévèrement. Evandre, ayant obtenu contre un étranger, nommé Ménippe, dans une affaire commerciale, un jugement de condamnation, se crut autorisé à mettre la main sur son débiteur un jour où il le trouva assistant à la célébration des mystères. Ménippe le poursuivit devant les tribunaux et il fut sérieusement question de lui infliger la peine capitale. Mais le débiteur fut le premier à trouver cette peine excessive. Le malheureux créancier fut seulement condamné à abandonner sa créance tout entière, deux talents, et à payer à son débiteur des dommages et intérêts représentant le préjudice qu'il lui avait causé en l'obligeant à rester à Athènes pour plaider contre lui7.
Si l'opinion publique se montrait rigoureuse pour les prêteurs impitoyables, elle n'était pas indulgente pour les emprunteurs qui se mettaient hors d'état de payer leurs dettes. Ces derniers étaient parfois soumis à des obligations humiliantes, dans le genre de celles que nous rencontrons dans nos anciennes coutumes. Michelet' a rapproché avec raison les textes relatifs au bonnet vert des débiteurs insolvables du texte relatif au xdcptvoç des Béotiens. Nicolas de Damas nous dit, en effet, que, en Béotie, l'insolvable était condamné à aller s'asseoir sur la place publique et à y rester coiffé d'un xdpptvoç ou panier d'osier. Il ajoute que cette peine infamante fut appliquée à Mnésarchidès, père d'Euripide ; ce serait même pour échapper au souvenir de cette humiliation
IV.
que Mnésarchidès aurait quitté la Béotie et serait allé s'établir à Athènes. Mais de très bons juges estiment que le témoignage de Nicolas de Damas sur ce dernier point est suspect; Euripide était, d'après d'autres historiens grecs, Athénien d'origine, et se rattachait même à une des familles nobles de l'Attique
On serait a priori tenté de soutenir que les Spartiates n'ont pas connu le prêt à intérêt. Il était défendu aux citoyens d'avoir chez eux des monnaies d'or et d'argent La seule monnaie autorisée était une monnaie grossière, vdt.s,tati,a atôlleoilv, que son poids rendait peu maniable et qui n'avait pas cours en dehors du pays ". Le commerce de l'argent paraît d'ailleurs avoir été interdit à Sparte 12. Les économies que les citoyens auraient pu faire devaient donc rester improductives dans l'intérieur de leurs maisons. Ces prescriptions légales étaient encore en vigueur au ive siècle ; un général, nommé Thorax, fut puni de mort pour avoir eu, en sa possession particulière, de l'argent 13. Mais, en réalité, la loi n'était pas scrupuleusement respectée. Les Spartiates plaçaient leur argent à l'étranger, en particulier chez leurs voisins d'Arcadie 14'. Ils le déposaient dans les temples, qui, comme on le sait, ont joué souvent le rôle de banquiers et remettaient aux déposants une partie des profits réalisés avec leur argent". Dans une inscription du ve siècle, il est question d'un dépôt d'argent qu'un Spartiate a fait dans le temple de Tégée. A Sparte même, au temps d'Agis, il y avait beaucoup de créanciers et de débiteurs, si bien
que l'on procéda à une véritable ypcwv â7toxontii. Un feu de joie fut allumé pour détruire les xaâpta ou registres sur lesquels les prêteurs inscrivaient les sommes par eux prêtées 16. Il est évident que tous ces prêts n'étaient pas gratuits. La gratuité se concilierait mal avec les nombreux textes qui parlent de l'amour des Spartiates pour l'argent (pt)apyupia) et de leur désir de faire fortune '7. Malgré toutes les restrictions législatives, les Spartiates finirent par être, en or et en argent, plus riches que tous les Grecs 18, et les prêts à intérêt ont certainement contribué à ce développement de leur prospérité mobilière 19.
Chez les Cnossiens, dans l'île de Crète, l'usage s'était établi que les emprunteurs devaient enlever avec vio
lence (47CV(i) l'argent dont ils avaient besoin 2D. Cette rapina rei alienae était évidemment fictive ; elle devait être concertée avec le prêteur et exécutée en présence de témoins. Le but que l'on se proposait en agissant ainsi était sans doute de donner au créancier un moyen très énergique, plus énergique que les simples actions civiles, pour obtenir le payement de sa créance. Si, en effet, le débiteur ne se conformait pas à son obligation, le créancier pouvait intenter contre lui, non pas seulement la xpouÿ aÉxil, mais encore l'action organisée pour la répression du vol avec violence et lui faire par suite infliger une pénalité très rigoureuse. Avec la perspective d'un tel danger, l'emprunteur avait le plus grand intérêt à se libérer de sa dette au jour fixé.
Nous avons dit plus haut que l'abolition des dettes
154
FOE 1220 FOE
(/pEwv âaoxo1rrj), que Solon se crut obligé d'édicter, n'avait pas laissé de très bons souvenirs dans l'esprit de la grande majorité des Athéniens; les historiens en parlaient le moins possible. Il ne serait donc pas surprenant que des précautions eussent été prises pour éviter le retour d'une pareille mesure. Mais, au lieu de faire comme les Romains qui légiféraient contre les prêteurs en imposant à leurs exigences et à leurs convoitises diverses limitations, ce fut probablement aux citoyens que défense fut faite d'ordonner une nouvelle abolition. Cette défense est écrite, textuellement, dans un document plus que suspect, dans la prétendue formule du serment que les Héliastes devaient prêter à leur entrée en fonctions : les Héliastes s'obligent, non seulement à défendre la constitution démocratique de la cité, mais encore à ne jamais voter le partage des biens et l'abolition des
dettes privées (T)v xpEuv TWv i fiov âlroxo7râç) 1. Cette
promesse n'est certainement pas à sa place dans un serment judiciaire; mais le rhéteur qui a composé la formule l'a sans doute tirée de quelque autre serment d'ordre politique. Cette supposition est d'autant plus vraisemblable que l'on constate, dans d'assez nombreux textes 2, l'aversion des Athéniens pour cette abolition, si bien qu'ils la prohibèrent expressément dans plusieurs conventions diplomatiques'. Isocrate regarde comme un des titres d'honneur des Spartiates qu'il n'y eut jamais chez eux d'abolition des dettes".
Dion Chrysostome ne sait pas trop si l'on trouverait ailleurs qu'à Athènes, dans les républiques grecques, quelque exemple d'un recours à cette mesure révolutionnaire 5. Nous sommes aujourd'hui mieux renseignés. Deux inscriptions d'Éphèse, du ter siècle avant notre ère, sont relatives à une xpriiv â toxo7ri, motivée parle désir de rétablir la concorde entre les citoyens, peut-être au moment où la cité allait se trouver en guerre avec Mithridate 6. La première contient une abolition pure et simple des dettes chirographaires'. La seconde limite les droits des créanciers hypothécaires et réglemente cette limitation avec un soin minutieux pour prévenir tout conflit entre les intéressés. Les détails dans lesquels le législateur entre pour concilier les droits des créanciers avec les aspirations des débiteurs sont trop nombreux pour que nous puissions les résumer ici ; nous devons renvoyer au texte même de l'inscription 3.
A Mégare, lors d'une révolution ochlocratique, le législateur ne porta pas atteinte au capital des créances. Mais le préjudice causé à certains prêteurs ne fut peutêtre guère moins sensible, puisqu'un décret ordonna que les intérêts régulièrement perçus par les créanciers seraient restitués aux débiteurs. C'est à cette restitution d'intérêts que l'on donna le nom de xa),tvrox(a 9.
On s'explique plus facilement la disposition suivante, écrite dans la première des lois d'Éphèse dont nous avons parlé : pour les dettes hypothécaires, qui ne sont pas comprises dans l'abolition, «les intérêts ne serontpas comptés à partir de l'année qui commence jusqu'au jour où le peuple d'Éphèse sera revenu à un état plus prospère 10 „.
Ne peut-on pas enfin rapprocher des abolitions des dettes la destruction par lé feu, à Sparte, au temps d'Agis, des livres sur lesquels les prêteurs enregistraient les noms de leurs débiteurs 11 ?
Aux renseignements que nous venons de donner sur le prêt ordinaire, il convient d'ajouter quelques mots sur le prêt à la grosse aventure, le nauticum foenus du droit romain, qui paraît avoir été très fréquent à Athènes
Ce qui caractérise ce genre de prêt, c'est que le bailleur de fonds remet à l'emprunteur un capital, avec affectation spéciale sur des objets exposés à des risques maritimes, sous la condition que l'emprunteur ne remboursera la somme prêtée que si les objets affectés au prêt arrivent heureusement à leur destination. Si, au contraire, ces objets viennent à périr au cours du voyage par suite d'un accident de mer, l'emprunteur sera libéré; il n'aura pas à restituer la somme prêtée.
Le prêt à la grosse était d'un usage quotidien dans les cités commerciales de la Grèce, parce qu'il leur tenait lieu de notre contrat d'assurance maritime qu'elles ne paraissent pas avoir connu. De même que l'assureur se charge aujourd'hui, moyennant une prime, des risques de la chose assurée, de même le prêteur à la grosse, moyennant une promesse d'indemnité assez forte pour le cas où les objets seraient sauvés, prenait à sa charge les risques des choses affectées au prêt. Il y a toutefois entre l'assurance et le prêt à la grosse des différences qui expliquent la préférence accordée à la première de ces institutions sur l'autre. Dans l'assurance, notamment, quoi qu'il arrive, la prime est acquise à l'assureur; celui-ci reçoit donc toujours quelque chose comme contrepartie de son obligation, tandis que, dans le prêt à la grosse, en cas de sinistre, le prêteur, non seulement perd la somme prêtée, mais encore ne peut pas réclamer le profit maritime par lui stipulé 13
Il y a donc pour le bailleur de fonds des risques plus grands encore dans le prêt à la grosse que dans l'assurance. Le contrat peut à juste titre être qualifié d'aléatoire. Voilà pourquoi la loi athénienne avait défendu aux tuteurs de recourir à ce mode de placement pour les sommes appartenant à leurs pupilles. Ces sommes ne pouvaient être employées qu'à l'acquisition de biens dits terrestres, Ëyyetot 1''. Mais la prohibition n'était guère observée. Lysias parle de tuteurs qui, lorsqu'on leur demande des comptes, ne représentent que des titres de prêts maritimes, au lieu d'exhiber, comme le veut la loi, des biens solides, Ëyystov T-v oua(av1fi. Ailleurs, il s'occupe d'un tuteur qui a placé l'argent de ses pupilles sur un navire, avec la pensée bien arrêtée de mettre les risques à leur charge si l'opération tourne mal, et de garder pour lui tout le profit si le navire arrive à bon port'".
Toujours à cause des grands risques auxquels les bailleurs de fonds étaient exposés, les prêteurs à la grosse pouvaient exiger, sans que personne y trouvât à redire, des intérêts beaucoup élevés que l'intérêt ordinaire. C'est ainsi que, pour des voyages de très courte
FOE 1221 FOE
durée, de l'Hellespont à Athènes par exemple, on trouve des prêts au denier huit 1` Pour de plus longues traversées, ce sera presque le denier trois : 30 p. 100 du capital 2.
L'affectation au prêt à la grosse est permise sur tous les objets qui courent le danger de périr par suite d'accidents maritimes, par conséquent sur le navire lui-même, corps et quille sur les agrès et apparaux 4, sur l'armement et les victuailles, sur le chargement. Tous ces objets peuvent être affectés conjointement ou isolément. Ainsi Apollodore, pendant sa triérarchie, cherche seulement à emprunter sur les agrès de son navire, ces agrès étant sa propriété, tandis que le corps et la quille appartenaient à l'État.
L'emprunt eût-il été possible sur le fret à faire du navire, ou sur le profit espéré des marchandises, c'està-dire sur des choses qui n'existent pas encore lors du contrat? Les textes autorisent le prêt É7rl 'rt vat %. Mais le mot grec vxûaov est presque aussi ambigu que notre mot fret ; tantôt il désigne les marchandises transportées, tantôt le prix du transport de ces marchandises. Aussi la question que nous avons posée est-elle très discutée. Le discours attribué à Démosthène contre Lacritos nous paraît contenir un argument décisif en faveur de la validité de l'affectation. Nous y lisons, en effet, qu'Androklès a prêté sur le chargement, sur trois mille mesures de vin de Mendé, et qu'Antipater a prêté sur le navire et
sur le vxûacv ei Tôv ll vTOv Le vaûaov affecté à Antipater
ne peut pas être le chargement déjà affecté à Androklès (ou à Aratos), puisqu'il était défendu d'affecter au prêt à la grosse des biens qui ne fussent pas complètement libres. C'est le prix du transport du chargement'. Les mots siç Tèv IIdv-rov viennent à l'appui de cette interprétation. Il s'agit bien du prix du transport de la cargaison jusqu'au Pont 7.
Lorsque les objets affectés au prêt à la grosse étaient susceptibles de dépréciation, le prêteur, qui tenait à se prémunir contre ce danger et à toucher le profit maritime, stipulait presque toujours que l'affectation aurait lieu sur des choses d'une valeur bien supérieure à la somme prêtée. Ainsi Androklès, qui prête 30 mines, avec un profit maritime de 225 à 300 p. 1000, exige que l'emprunteur affecte à ces 30 mines un chargement valant un talent, c'est-à-dire le double du capital prêté 8. Dans un autre contrat, on lit que, pour un prêt de 20 mines, avec un profit maritime de 600 drachmes, il y auraune cargaison de 4000 drachmes9. Démosthène présente comme une vérité presque incontestable que, pour un prêt de 75 mines, il faut que l'emprunteur fournisse un gage de 115 mines, si l'on adopte le texte vulgaire, et même de 150 mines, c'est-à-dire toujours du double, si l'on tient compte d'une correction assez vraisemblable proposée par Reiske'6.
Pareille précaution était moins nécessaire lorsque le prêt était affecté, non pas sur des marchandises dont le cours était nécessairement très variable, mais sur le navire lui-même, moins exposé à une prompte dépréciation. Dans le discours de Démosthène contre Apaturios,
on lit qu'un navire, qui fut vendu aux enchères pour 40 minesS1, avait été précisément affecté à une dette de 40 mines1', si bien qu'il y avait égalité parfaite entre le capital avancé et la valeur du gage.
Le prêt était quelquefois consenti pour un voyage
simple (ÉTEpdirÀouv Sxve(~ tv)13, d'autres fois pour un voyage double (4.poTepd7r)■ouv), c'est-à-dire pour l'aller et pour le retour 14
Dans le premier cas, le payement devait régulièrement avoir lieu dans le port d'arrivée. Si le créancier n'y avait pas de représentant qui pût surveiller le déchargement et la vente de la cargaison, et toucher le montant de sa créance, il était obligé de faire route avec le navire. Nous connaissons des exemples de ces voyages presque forcés. Dans d'autres cas, au lieu de partir lui-même, il faisait accompagner le navire par un fondé de pouvoirs. On pourrait même, à ce point de vue, indiquer une application curieuse du prêt à la grosse. Un Athénien, que ses affaires appelaient dans une ville plus ou moins éloignée et qui était obligé d'emporter avec lui une forte somme d'argent, avait un grand avantage à jouer le rôle de prêteur avec affectation sur le navire qu'il choisissait pour la traversée. En prêtant au maître du navire son argent, au lieu de le garder sur lui improductif, il s'assurait un bénéfice éventuel, sans augmenter ses risques. La perte ne devait-elle pas être toujours la même pour lui en cas de naufrage, que la mer engloutît son argent ou les marchandises sur lesquelles cet argent serait affecté 15? A l'arrivée dans le lieu de destination, le capitaine lui rendait la somme prêtée en y ajoutant l'intérêt maritime. yy
Dans le second cas ( i.poTSpd7r)ioov Fxve(ctv), la restitu
tion du capital et le payement du profit maritime ne pouvaient être exigés que lorsque le navire était revenu au point de départ, après avoir accompli son double voyage. Dans le contrat de Lacritos, un délai de vingt jours, à compter de la rentrée au port, est accordé à l'emprunteur pour l'exécution de ses obligations. Les marchandises, emportées à l'aller et vendues dans le lieu de destination, devaient alors être remplacées, pour le retour, par d'autres marchandises achetées dans ce lieu et que l'emprunteur importerait dans le lieu d'où il était parti". Sans ce remplacement, le navire fût rentré vide ; le prêteur n'aurait pas eu le gage spécial affecté à sa créance, ce gage qu'il pouvait faire saisir et vendre en vue d'être payé sur le prix à l'exclusion des autres créanciers.
Régulièrement, les objets affectés au prêt à la grosse devaient être francs et quittes de toutes dettes antérieures et l'emprunteur s'engageait à ne pas les affecter dans l'avenir à de nouveaux emprunts u. Si, malgré cette clause, il souscrivait de nouvelles obligations, il se rendait coupable d'une double fraude. Il ne tenait pas, en effet, la parole donnée au premier prêteur, et s'exposait de ce côté à une poursuite fondée sur le dol dans l'exécution. Il trompait, en même temps, le second prêteur, puisqu'il lui présentait comme libres des biens déjà affectés, et, de ce chef, il pouvait également être poursuivi i8.
FOE 1222 FOE
Aussi voyons-nous, dans le plaidoyer contre Lacritos, le second bailleur de fonds affirmer qu'il ignorait, lorsqu'il a consenti à prêter, qu'un prêt eût déjà été consenti. S'il eût été bien renseigné, il n'aurait pas donné d'argent à Apollodore 1.
Et cependant un nouvel emprunt pouvait devenir nécessaire, au cours du voyage, pour des réparations urgentes au navire, pour des soins à donner à la cargaison. Faut-il dire que, en pareil cas, le prêt, qui va assurer la conservation du vaisseau ou de son changement, ne sera possible qu'avec l'agrément du premier bailleur de fonds ? C'est la thèse soutenue par Androklès dans son plaidoyer contre Lacritos. Mais que fera-t-on si ce premier prêteur n'a pas accompagné le navire ou s'il n'a pas de représentants autorisés? II semble naturel d'accorder au capitaine la faculté d'emprunter. C'est ce qui explique la réflexion de Libanius que l'affaire
d'Androklès était mauvaise (7rp~y .x aov7)pdv) 2.
Le second bailleur de fonds se faisait ordinairement consentir par le premier une subrogation à ses droits, ou une cession de son privilège d'antériorité. Il ne
remettait l'argent que v É7LC7pé7rur 'MU= ol 77pdrepov ôeôxvecxdTeç 3. Un nouvel emprunt, si le prêteur eût dû
être primé par les créanciers antérieurs, aurait été presque irréalisable. Aussi croyons-nous que, même en l'absence d'une subrogation ou d'une cession expresses, le dernier prêteur aurait pu se faire payer sur le gage par préférence aux créanciers plus anciens. La justice exige, en effet, que, dans ces affaires de prêts à la grosse aventure, les créanciers soient colloqués, non pas dans l'ordre des dates de leurs créances, mais bien plutôt dans l'ordre inverse (erunt novissimi primi ), les derniers ayant conservé le gage des premiers 4.
C'était seulement, nous l'avons dit, lorsque le navire arrivait à bon port, que le débiteur devait rembourser le prêt à la grosse et payer le profit maritime. Mais l'expérience démontrait que beaucoup d'emprunteurs, pour se soustraire à leur obligation de restituer, avaient recours à des manoeuvres dolosives. L'une des fraudes les plus habituelles et les plus lucratives, lorsque l'affectation portait sur une cargaison, consistait à simuler un chargement, c'est-à-dire à garder par devers soi la majeure partie de la somme empruntée, à ne mettre sur le navire qu'une quantité dérisoire de marchandises, puis à faire naufrage en ayant soin d'éviter tout danger personnel 5. On venait ensuite dire au créancier qu'on était libéré de la dette par l'effet du sinistre maritime. Les prêteurs essayaient bien quelquefois de prévenir cette fraude en défendant au capitaine de sortir du port avant que l'autorisation lui en eût été donnée G, et elle n'était accordée qu'après inspection du navire et du chargement. Mais la défense n'était pas toujours respectée. Pouvait-on d'ailleurs la sous-entendre ?
Quand le naufrage était plus tard allégué, la fraude ne se présumant pas, c'était au bailleur de fonds à démontrer que l'emprunteur avait agi en haine de ses droits. Combien de fois il dut lui être malaisé de fournir cette preuve ! Mais, s'il réussissait dans cette tâche difficile, il avait certainement une action personnelle contre
l'emprunteur pour obtenir la réparation du préjudice qui lui avait été causé. C'était en vue d'assurer le succès de cette action que le prêteur exigeait que des cautions vinssent s'obliger envers lui à côté de l'emprunteur.
Même en laissant de côté les hypothèses de fraude, en supposant que le contrat avait reçu son exécution complète, que le navire était de retour dans le port et que le moment était venu de remplir les engagements contractés, il y avait place pour une obligation personnelle. Si l'emprunteur ne payait pas dans le délai qui lui avait été imparti à compter de son retour, et nous . lisons qu'une vingtaine de jours suffisaient pour liquider l'affaire 7, le créancier pouvait se mettre en possession de l'objet affecté au prêt à la grosse; il avait le droit de le vendre au prix qu'il en trouvait. Si le prix de la vente ne suffisait pas à le désintéresser intégralement, il était autorisé à poursuivre son débiteur sur tous ses autres biens, biens terrestres, biens maritimes, en quelque lieu qu'ils fussent, sans être tenu de s'adresser préalablement aux tribunaux pour obtenir un jugement de condamnation 3. Une action personnelle lui appartenait également contre les cautions. On rencontre même, dans un cas où il y avait plusieurs prêteurs, un exemple curieux de solidarité active : singulis solidum debetur. Chacun des prêteurs peut agir pour la totalité, comme si ses co-créanciers étaient en cause et s'associaient à son action. Du côté des débiteurs, il y a aussi solidarité : singuli solidum debent. Si les emprunteurs ne ramènent pas le navire dans le port et ne le représentent pas aux prêteurs, ils payeront le double de la somme prêtée et chacun d'eux pourra être actionné pour la totalité'. Si, dans toutes ces hypothèses, la solidarité n'existait pas de plein droit, elle était au moins habituelle et les capitalistes prudents s'en assuraient le bénéfice par une stipulation expresse.
Tout en proclamant bien haut que les lois et les actes écrits ne sont d'aucune utilité pour le prêteur lorsque l'emprunteur n'est pas un très honnête homme 10, les bailleurs de fonds avaient bien soin de faire constater par écrit les conditions d'un prêt à la grosse. L'acte ainsi dressé s'appelait vaurtx~ cuyypacpdl 11. Les clauses variaient sans doute suivant les circonstances; mais il y avait certainement aussi des stipulations si naturelles qu'elles étaient de style et se retrouvaient dans tous les actes. Un exemple très curieux de vauTtxi~ auyypap nous a été conservé dans le discours attribué à Démosthène contre Lacritos 12. Est-ce le texte original de l'acte à l'occasion duquel le discours a été composé? Est-ce une pièce fabriquée par quelque commentateur? Qu'elle soit authentique ou apocryphe, elle est conforme aux vraisemblances. Les fragments d'autres r'uyyexcpr. qui nous ont été conservés nous autorisent à l'utiliser comme un document digne de foi 13.
Les parties ne se bornent pas à indiquer la somme prêtée, le taux du profit maritime, le lieu de destination du navire; elles précisent la nature et la quantité des marchandises qui seront affectées au prêt, soit pour l'aller, soit pour le retour. Elles déterminent la route que le navire devra suivre, l'époque de l'année où le voyage pourra avoir lieu, les risques de naufrage étant
FOE 1223 FOE
plus grands dans certaines périodes que dans d'autres. «Si pour revenir du Pont-Euxin dans la Propontide, ils attendent l'automne, l'intérêt maritime s'élèvera de 223 p. 1000 à 300 p. 1000 ». L'acte règle aussi les pénalités civiles que l'emprunteur encourra s'il n'exécute pas ses engagements loyalement et de bonne foi. Très souvent son obligation sera alors doublée. Les risques qui pèsent sur le bailleur de fonds, non seulement pour le cas de perte totale, mais aussi pour le cas de perte partielle, pour l'hypothèse de jet à la mer, etc., donnent lieu à des stipulations non moins précises 1.
La loi elle-même, considérant quo les citoyens qui prêtent à la grosse aventure rendent un très grand service à la république tout entière en facilitant les opérations commerciales, indispensables à son existence 2, avait édicté des peines rigoureuses contre les débiteurs qui agissaient en fraude de leurs créanciers. Chrysippe rappelle à ses juges qu'un citoyen, appartenant à une famille honorable (son père avait été élu stratège), a été par eux puni de mort pour avoir emprunté à la grosse des sommes hors de proportion avec les objets affectés et pour avoir dérobé le gage sur lequel les prêteurs devaient comptera. Darios cite les lois qui ordonnent aux capitaines et aux gens de mer de se rendre dans le port désigné par les contrats de prêts à la grosse et qui frappent des plus terribles peines ceux qui manquent à leur obligation'. Puis il s'écrie : « Toi qui as enfreint nos conventions, tu serais à bon droit puni de mort par nos juges 5. »
Aucune forme solennelle n'avait été imposée à peine de nullité aux parties qui rédigeaient une vauTtx corp sps . Mais, habituellement, après avoir inscrit leurs conventions sur une petite tablette de cuivre ou sur un feuillet de papyrus 6, elles appelaient quelques témoins, en présence desquels avait lieu la signature ou l'application du sceau. La loi n'avait pas non plus déterminé si les parties devaient dresser plusieurs originaux ou si elles pouvaient se contenter d'un seul. Le prêt à la grosse consenti par Chrysippe à Phormion fut rédigé en double ; des deux exemplaires, l'un fut déposé à Athènes chez un banquier, l'autre resta entre les mains du créancier ou fut envoyé par lui à son représentant dans le lieu de destination Mais, dans beaucoup des affaires que nous connaissons, il n'y eut qu'un seul original.
Quand cet unique mode de preuve se trouvait entre Ies mains du créancier, le remboursement par le débiteur de la somme prêtée pouvait se faire très simplement, sans appeler de témoins. Au moment même oùil recevait le montant de sa créance, le prêteur exhibait son titre et le détruisait matériellement. Cet anéantissement désarme, en effet, le créancier, en lui enlevant le moyen d'établir ultérieurement l'existence de la dette8. C'est un moyen naturel et toujours usité de constater la libération. Lorsque plusieurs originaux avaient été dressés, si tous étaient entre les mains du créancier, on pouvait encore se borner à les détruire. Mais, quand ils étaient répartis entre plusieurs personnes, le débiteur était
astreint à des précautions contre l'éventualité de la présentation des actes que l'on ne pouvait pas anéantir. Il se faisait alors remettre une quittance écrite (irmoz.il), ou bien il exigeait l'intervention de témoins, aux souvenirs desquels, en cas de besoin, il pourrait s'adresser pour prouver qu'il est libéré.
Les contestations relatives aux prêts à la grosse aventure rentraient évidemment dans les affaires commerciales, dans ces î optxal a(xzt, dont l'instruction paraît avoir été successivement confiée à diverses magistratures. Aristote, dans son traité de la Constitution d'Athènes 9, range expressément ces actions parmi celles qui appartiennent aux thesmothètes. Mais il est probable que, à une date antérieure, elles furent de la compétence des
L'intérêt des parties en cause, commerçants, banquiers, armateurs, capitaines de navire, était que de tels procès fussent jugés avec célérité et de préférence pendant les mois d'hiver, durant lesquels la navigation était suspendue à Athènes. Et cependant, au ve siècle, cette célérité n'était encore qu'in volis. Xénophon proposait d'offrir des récompenses aux magistrats, qui, tout en veillant à ce que les décisions fussent aussi justes que possible, expédiaient rapidement les affaires commerciales et permettaient ainsi aux marins de reprendre la mer à la première occasion favorable12. Mais, au temps de Démosthène, le législateur était déjà intervenu pour remédier aux lenteurs de la procédure. Les affaires relatives au commerce devaient être jugées dans le mois de l'introduction de l'instance u. L'orateur se fait de cette disposition législative un argument contre l'opportunité d'un traité de commerce avec Philippe. « La Macédoine s'est bien passée de traité quand il était malaisé d'obtenir justice. Pourquoi en demandet-elle aujourd'hui que les juridictions commerciales statuent dans le mois? » Il est vrai qu'Aristote ne fait pas figurer nominativement les ip.7roptxal ô(xat dans son énumération des 8(xat i s rivot ". Mais il ne faut pas un grand effort pour faire rentrer les procès relatifs à des prêts à la grosse dans l'un ou l'autre des groupes indiqués par l'historien. D'ailleurs, de ce que la loi impartit un délai, il ne s'ensuit pas nécessairement que le procès doive toujours et surtout puisse toujours être jugé dans ce délai. Dans les affaires que nous connaissons le mieux, il fallut aller chercher au loin les preuves utiles à la découverte de la vérité. E. CAILLEMER.
Rome. Dans le droit romain archaïque, foenus désigne l'intérêt de l'argent et le prêt à intérêt lui-même. Festus en donne cette étymologie i5 : « Foenus... a fetu, quod crediti nummi alios pariant, ut opud Graecos eadem res Téxo; (de Tiare), engendrer) dicitur. » Varron 16 dit la même chose : « Foenus dictum a fetu, quasi a fetura quadam pecuniae parientis et increscentis. » Et il ajoute que pour cette raison, Caton et ses contemporains prononçaient Tenus et non foenus, comme feins et fecunditas.
Foenus, qui est le terme technique de l'ancienne législation pour désigner l'intérêt, est remplacé dans les
FOE 1221 FOE
textes juridiques classiques par usura, et quelquefois dans les textes littéraires par merces', et par versera 2 dont nous examinerons plus bas le sens exact. Quant au capital lui-même, il porte le nom de pecunia fenebris, et plus exactement sors, qui, au témoignage de Festus, est synonyme de patrimonium, chose possédée en propriété 3. On dit encore capot, summa crediti. Prêter, c'est pecuniam ou nummos ponere, collocare; emprunter, c'est pecuniam conducere.
Le foenus diffère du mutuum ou simple prêt de consommation, par la présence de l'intérêt qui en fait, au fond, une véritable location d'argent. Plaute saisit bien la distinction, quand il dit' : Si mutuo non potero, certum est sumam fenore; « Si je ne trouve personne qui me prête gratis, j'emprunterai à intérêt. » Quant à la manière de former le contrat de foenus, ce fut d'abord un NExum, et les intérêts furent promis dans la nuncupatio [MANCIPATIO] qui l'accompagnait. On eut aussi recours, concurremment d'abord et plus tard exclusivement, au contrat réel de 1Vi=TUutt, en y ajoutant seulement une stipulation (stipulatio, sponsio) relative aux intérêts. On trouvera au Digeste 5 un exemple complet de la manière dont les choses se passaient. Plutarque nous apprend a qu'à la fin de la République, un prêt sans intérêt était une grande rareté.
L'usage primitif était que les intérêts non payés à temps, c'est-à-dire au bout de l'année, fussent réunis au capital et portassent intérêt eux-mêmes. Si l'on doit s'en rapporter à un paysage assez obscur de Varron7, les intérêts des intérêts se nommaient d'abord impendium ; vers la fin de la République, ils reçurent le nom grec
d'anatocisme, anatocismus anniversarius 8 [ANATOKISMOS].
Quant au taux de l'intérêt dans le droit archaïque et jusqu'au dernier siècle de la République, Tacite en a résumé l'histoire dans une phrase célèbre, que nous sommes obligés de citer dans son texte, à cause des difficultés d'interprétation qu'elle offre : primo XII Ta
bulis sanctum ne quis unciario fenore amplius exercera, cum antea ex libidine locupletium agitaretur 9. Ce qui
est hors de contestation, c'est que jusqu'aux Douze Tables le taux de l'intérêt n'avait pas été fixé : l'usure était libre. Cette loi, pour apaiser les plaintes des plébéiens débiteurs, essaya de limiter l'intérêt. L'expédient ne réussit pas, disons-le en passant; mais voyons ce qu'on doit entendre par cette limite unciarium foenus. A cet égard, les interprétations ont été et sont encore des plus diverses. On les peut ramener à quatre principales.
1. Suivant la première opinion, le foenus unciarium est expliqué par les façons de parler des Romains qui, dans les temps classiques, nomment centesima usura l'intérêt de 12 p. 100 par an ou de 1 p. 100 par mois, et qui, prenant cet intérêt mensuel pour une unité (as), en nomment les fractions dexiantes usurae = 10 p. 100, dodrantes = 9,bes = 8, etc., enfin unciaria usura = 1 p. 100. Le foenus unciarium serait donc 1/12 p. 100 par mois ou 1 p. 100 par an, et le semiunciarium foenus qui lui succéda, serait seulement 1/2 p. 100 par an. Cette opinion a été sou
tenue principalement par Sigonius, par Brisson, par San. maise 19, par Montesquieu ", Beaufort'', et de nos jours, par Dureau de la Malle u. Mais on doit convenir qu'elle cadre mal avec les faits et avec la nature des choses économiques. On comprend peu comment un intérêt de 1 p. 100 eût été un fardeau si lourd à supporter, qu'on aurait été obligé plus tard de le réduire à la moitié, et comment cette réduction insignifiante de 1/2 p. 100 aurait causé un soulagement aux débiteurs. On comprend encore moins que, dans un temps et chez un peuple o à les capitaux étaient rares, l'intérêt ait pu être maintenu un instant à un taux si bas sans opérer la suppression des prêts, lorsqu'à la fin de la République, époque au moins aussi riche en capitaux, l'intérêt ordinaire est de 12, et le plus bas de 6 p. 100.
Une seconde opinion identifie le foenus unciarium avec la centesima usura et lui fait représenter ainsi 12p, 100 par an. Cette opinion, se fondant comme la première sur le langage de l'époque classique où usurae unciae signifie 1 p. 100, suppose seulement que dans l'État archaïque, il s'agissait de 1 p. 100 par mois, et qu'on aurait dit foenus unciarium, parce qu'on payait l'intérêt par mois et par douzièmes. La plus solide raison qu'elle fasse valoir, c'est que les jurisconsultes classiques appellent l'usura centesima, ou 12 p. 100, legitima usura, et que cette épithète est toujours réservée aux institutions établies par une loi, surtout à celles qui sont dues à la loi des Douze Tables (cf. legitima hereditas, legitima tutela). Si l'usura centesima était due au droit prétorien, si elle n'était pas identique à l'unciarium foenus, il n'y aurait aucune raison de la nommer legitima. Cette opinion, qui a été celle d'llotman't, de Scaliger i5 et de Forcellini 1e, a eu pour elle de nos jours, l'autorité de MM. Laferrière Ortolan qui avarié depuis" et Pellat13; mais malheureusement ils n'en développent pas assez les motifs pour qu'on puisse l'adopter sans hésitation.
Quelques juriconsultes des siècles derniers ont eu l'idée de ne pas chercher dans le foenus unciarium un tant pour 100, manière de calculer assez raffinée et en., tore inconnue dans la Rome primitive, mais une fraction du capital. Et comme les Romains avaient l'habitude de représenter l'unité par l'as et de la diviser en douzièmes qu'ils nommaient onces, on a pensé que le foenus unciarium signifiait un intérêt du 1/12 du capital, ou comme on dit un intérêt au denier 12, Mais les premiers qui ont mis ce système en circulation, entre autres J. Godefroy, sont tombés dans une exagération évidente, en croyant qu'il s'agissait d'un intérêt d'un douzième (uncia) par mois, ce qui, en douze mois, aurait produit 100 p. 100 ou capital pour capital; on s'est appuyé pour soutenir cette hypothèse sur quelques paroles de Tite-Live 29, dont on a pris l'exagération au pied de la lettre. Mais la nature des choses se charge de réfuter ce système. « Une législation sur le taux de l'intérêt de l'argent prêté, dit excellemment M. Troplong 21, doit nécessairement prendre sa règle comparative dans le produit de l'argent appliqué au commerce ou dans le produit des terres. Or, les affaires qui rapportent capital pour capital sont si rares,
FOE 1225 FOE
qu'une loi serait absurde si elle les prenait pour sa boussole. » Une telle législation n'aurait abouti qu'à la prohibition du prêt à intérêt. Ajoutons que le système dont il est question se fonde sur la supposition gratuite que dans la Rome des Douze Tables, comme à la fin de la République, les intérêts auraient été mensuels, lorsqu'il est tout probable, au contraire, qu'à cette époque, encore essentiellement agricole, le calcul des intérêts devait suivre la périodicité des récoltes et être supputé d'année en année, conformément aux périodes où l'agriculteur était en état de les payer'.
IV. On arrive ainsi au système qui paraît offrir le plus de probabilité, c'est-à-dire à celui qui entend par unciarium foenus un intérêt annuel au denier 12 (8 1/3 p. 100). Cette opinion fut émise pour la première fois dans une dissertation d'un docteur en théologie du xvue siècle, que Saumaise 2 repoussa par des injures, mais sans la réfuter. De nos jours, elle a été reprise avec un grand éclat par Niebuhr Mais cet historien pense que l'année pour laquelle l'intérêt du douzième est exigé, est l'ancienne année cyclique de dix mois, qui était d'un commun usage chez les peuples Italiotes, et que Censorin, qui vivait au 1I1e siècle de notre ère, affirme avoir encore été, dans son temps, de souvenir récent à Rome (recenlioris memoriae) 4. Un passage des fragments du Vatican prouve que l'année de dix mois était également familière aux jurisconsultes classiques ; de leur temps encore, l'année de deuil avait dix mois : Lugendi surit parentes
anno... quem annum decem mensuum esse Pomponius ait
On aurait donc 8 1/3 p. 100 pour dix mois, ce qui fait 10 p. 100 pour l'année ordinaire de douze mois. Cette conjecture semble confirmée par un fragment de Festuss, qui, parlant d'une loi rendue sous Sylla pour le payement des dettes, l'appelle lex unciaria. « Le mot est précieux, dit M. Troplong 7; c'est celui dont nous recherchons le sens. Que signifie-t-il sous la plume de Festus? La loi oncière va-t-elle prescrire quelque mesure de libération ou de règlement de compte, où nous trouvions l'once mise en rapport avec le nombre 100? Nullement. Elle fait, au contraire, ce que nous faisons : elle ordonne au débiteur de payer un dixième (decimam partem). Et pour cela, on l'appelle unciaria. C'est précisément ce que nous appliquons à l'usure appelée oncière par les Douze Tables. Nous disons que cette usure, qui était le 1/12 du capital quand les Romains ne connaissaient encore que l'année cyclique de dix mois, est devenue le dixième de ce capital lorsque l'année civile de douze mois eut remplacé l'année cyclique. »
Voici le texte même de Festus : Unci aria lex dici coepta est, quam L. Sylla et Q. Pompeius tulerunt, qua sanctum est ut debitores decimam partent... le reste manque, mais il semble aisé de suppléer : sortis annuis usuris penderent. Sylla, cet opiniâtre restaurateur du passé, essayait de revenir à l'intérêt des Douze Tables.
L'opinion qui admet que le foenus unciarium équivaut à 10 p. 100 a été soutenue, depuis Niebuhr, par les prin
cipaux jurisconsultes de l'Allemagne, tels que Savigny 3, Mueller Puchta Mommsen 11 et Rein 12, et en France par Troplong '3 et Giraud 14. Des quatre systèmes que nous avons passés en revue, celui de 12 et celui de 10 p. 100 semblent seuls raisonnables; ce dernier sur-. tout nous paraît avoir pour lui, sinon la certitude, au moins la plus haute vraisemblance, et c'est à lui que nous nous en tiendrons.
Après avoir fixé un taux légal à l'intérêt, la loi des Douze Tables prononça la peine du quadruple contre l'usure qui le dépasserait 15. Les édiles eurent aussi compétence pour poursuivre les usuriers et les mettre à l'amende 16,
Les prescriptions de la loi des Douze Tables ne semblent pas avoir été rigoureusement observées ni avoir produit tout l'effet de soulagement qu'en attendaient les débiteurs. Moins d'un siècle après, la loi Licinia Sestia (376-367 av. J.-C.) opérait liquidation des dettes existantes, en déduisant du capital les intérêts payés et en donnant trois ans17 pour s'acquitter du reste par portions égales. Quelques années plus tard (336 av. J.-C.) la loi Duilia Maenia était obligée de remettre en vigueur le taux légal de la loi des Douze Tables déjà tombé en désuétude 13. Montesquieu19 a cru à tort que Tacite s'était trompé dans le passage que nous avons cité plus haut, et que cette loi avait institué la première un taux légal. Il est impossible d'admettre que Tacite ait pu errer sur la loi des Douze Tables que tout le monde savait encore par coeur de son temps, et au contraire on comprend aisément qu'une prescription de cette loi ait pu tomber hors d'usage et être renouvelée cent ans plus tard. La continuation du même passage de Tacite résume ce qui eut lieu postérieurement : « Dein rogatione tribunicia ad
semiuncias redacta, postremo venta versura; multisque piebiscitis obviam item fraudibus, quae, toties repressae, miras per artes rursum oriebantur. » Le plébiscite qui réduisit le taux de l'intérêt à la semiuncia, c'est-à-dire, d'après l'explication que nous avons adoptée, à 5 p. 100 est la loi Licinia (352 av. J.-C.) qui ordonna aussi une nouvelle liquidation des dettes 20. Quant à ce qui suit, postremo vetita versura, l'interprétation la plus raisonnable qu'on en puisse donner est de l'appliquer à une loi Genucia (342 av. J.-C.) que Tite-Live 21 cite avec doute (invenio apud quosdam L. Genucium tribunum plebis finisse ad populum, ne fenerare liceret), et qui aurait interdit absolument toute espèce d'intérêt. Si on l'admet ainsi, vernira serait simplement synonyme d'usura. Primitivement il n'en était pas de même et le sens propre de ce mot était l'opération par laquelle un débiteur emprunte à un créancier nouveau pour payer l'ancien. C'est Paul Diacre qui nous l'apprend dans ses extraits de Festus 22 : « Versurant facere mutuam pecuniam sumere ex eo dictum est, quod initio, qui mutuabantur ab aliis, non ut domum ferrent, sed ut aliis soluerent, velut verterent creditorem. »
La loi Genucia reçut son complément dans la loi Marcia
FOE 1226 FOE
(349 av. J.-C.)1 qui accordait l'action de la loi per manus
injectionern contre les usuriers. Mais l'interdiction absolue de l'intérêt étant contraire à la nature des choses ne fut pas observée et le fardeau des dettes ne, fit que s'accroître. Il en résulta des troubles nouveaux pendant le Ine siècle av. J.-C., et une loi Flaminia minus solvendi
(217 av. J.-C.)2 qui ouvrit aux débiteurs les voies de la
banqueroute en les autorisant à se libérer avec les monnaies nouvellement réduites par le Sénat sur le pied de 16 as et une once au lieu de 10 as et 2 onces au denier. L'interdiction de l'intérêt étant maintenue en droit, des fraudes de tout genre furent mises en oeuvre pour l'éluder en fait. Par exemple, les emprunts avaient lieu sous le nom des alliés latins que l'interdiction n'atteignait pas, et il fallut une loi Sempronia (193 av. J.-C.) pour l'étendre jusqu'à eux3. Une loi Cornelia de Sylla' essaya d'en revenir au taux légal des Douze Tables.
La loi Valeria, qui vint deux ans plus tard (86 av. J.-C.), permit aux débiteurs de faire banqueroute des trois quarts'. Le procédé qu'elle employa était sans doute une réduction de monnaies' et Salluste' semble y faire allusion quand il dit: lb'ovissime propter magnitudinem aeris alieni, volentibus omnibus bonis, argenturn acre solutum est.
Cependant une coutume nouvelle s'était peu à peu introduite à Rome. Dans leurs rapports croissants avec les Grecs depuis la conquête de leur pays et de l'Asie Mineure, les Romains avaient emprunté à ceux-ci leur usure, fondée non sur les habitudes de l'agriculture, mais sur celles du commerce. L'intérêt en usage chez les Grecs, depuis un temps immémorial était de 12 p. 100 par an ; ils le comptaient par mois, à raison d'une drachme pour mine (ti)toç ,rb i l ôpa»tyl). L'usage de compter l'intérêt à tant pour cent leur était venu naturellement de ce que la mine valait cent drachmes. Ce mode de compter passa aux Romains sous le nom de centesima usura, c'est-à-dire d'intérêt à 1 p. 100 par mois (in dies triginta,
inque denarios centenos dari denarios singulos) 9. D'après
les témoignages historiques connusi0, Lucullus fut le premier qui s'en servit et en fit un taux légal pour la province d'Asie, s'écartant ainsi des purs usages grecs, où ce taux n'était qu'habituel, car chez eux l'usure était librei1. Les Romains adoptèrent en partie cette liberté, et, jusqu'à Justinien, ils n'imposèrent pas de limites au taux de l'intérêt maritime (nauticum foenus, pecunia nautica, seu trajecticia i2), ou de ce qu'on nomme en droit moderne le prêt à la grosse aventure. Cicéron imita dans sa préture en Cilicie l'édit de Lucullus, et à la même époque (51 av. J.-C.), sans doute après avoir été déjà adopté par le droit prétorien urbain, il fut converti en loi en vertu d'un sénatus-consulte cité par Cicéron", qui fixe le maximum de l'intérêt à la centésime.
C'est ici le lieu d'expliquer en quelques mots le mécanisme de l'usura centesima qui régna dès lors pendant toute la durée de l'Empire. Elle était payable chaque mois aux calendes (tristes calendae)" ; les livres des fonds prêtés tenus par les créanciers en prirent le nom de
calendaria, et l'on dit calendarium exercere pour signifier faire valoir son argentà intérêt 15, et calendarium legare 11 pour léguer ses créances avec les intérêts qu'elles avaient produits. La centésime, étant le maximum de l'intérêt légal, fut considérée comme une unité divisée en douze parties (as), dont les fractions (unciae) servirent à caractériser les intérêts moindres de 12 p. 100.
On eut ainsi :
Les intérêts usuraires dépassant 12 p. 100 étaient nommés suivant le même système : dupla ou bina centesima signifiait 24 p. 100, quaterna centesima 48 p. 100. En effet, la centesima n'éteignit pas l'usure, et nous voyons Verrès prêter à 2i 17, et Scaptius, agent de Brutus, à 48 p. 100'$.
Une seule tentative fut faite sous l'empire d'Occident pour abaisser l'intérêt ]égal; ce fut celle d'Alexandre Sévère 19, qui essaya de le réduire à 4 p. 100 ; mais cette loi n'eut pas de durée. Ce qui réussit davantage, ce fut la loi nouvelle qui s'introduisit peu à peu, prohibant l'anatocisme "0 et défendant d'exiger les intérêts accumulés au delà du montant du capital 21
Honorius et Arcadius interdirent aux sénateurs de prêter à plus de 6 p. 10022. Déjà Théodose le Grand avait remis en vigueur 23 l'ancienne loi qui frappait les usuriers de la peine du quadruple; mais il avait fixé à 24 p. 100 les intérêts de la chose jugée23, et Constantin avait limité à 50 p. 100 le maximum des prêts de denrées, libre auparavant. La raison assignée à la différence entre les prêts de cette espèce et ceux d'argent, c'est que le prix des denrées étant variable et aléatoire, le prêteur n'était pas sûr que trois boisseaux de blé qu'on lui rendrait au bout d'un an valussent alors les deux boisseaux qu'il avait prêtés; de plus on regardait les denrées, par exemple les grains, comme frugifères, tandis que, depuis Aristote, toute l'antiquité réputait l'argent stérile : 1Vumnli nummos
non pariunt 25.
Justinien remania toute cette législation et, sans aller jusqu'à supprimer entièrement l'intérêt de l'argent, comme l'Église le demandait et devait l'obtenir en Occident, il le réduisit à 6 p. 100 pour les prêts ordinaires, et même à 4 lorsque le prêteur était un personnage haut placé (persona illustris). Au commerce seulement il accorda 81). 100, et alla jusqu'à 12 dans le prêt maritime et le prêt de denrées 2". F. BAUDRY.
FOL 1227 FON