Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article FURCA

FURCA, FUI.CILLA (Dixpavov). -I. La fourche à deux fourchons' servant à ramasser et remuer l'herbe, la paille, le fourrage, et à tout autre usage 2. Les deux fourches que l'on voit (fig. 3364, 3365) sont en fer et appartiennent au musée de Naples 3. Une fourche à long manche servait à décrocher les viandes ou autres provisions suspendues aux crocs d'Lln CARNARIUM4. LeS pê des fourches leurs filets°. II. Le même nom était donné à toutes sortes d'objets de même forme : par exemple aux tuteurs au moyen des quels on étayait la vigne et aux étançons d'une charpente 6; au collier que l'on imposait aux jeunes taureaux non encore domptés'. Dans les chariots à quatre roues, la fourche (azrpty, airpty;l.z) est la partie superposée à l'essieu antérieur et dans laquelle s'adaptent les limons'. La forme de la fourche est celle d'un V ou d'un A, quand les deux extrémités sont réunies par une pièce transversale en bois appelée sassoire9. Dans les chariots les plus anciens, la fourche est formée par l'extrémité fendue du timon; la fente était limitée par un anneau rivé sur le bois. Le timon ainsi fourchu portait le nom de farce'1'. On a dit aussi que la furca est un appareil fourchu qui sert à soutenir le timon du chariot dételé". Très anciennement on se servit de la furca pour punir les esclaves; la tête était encadrée par les fourchons et les mains attachées aux extrémitésf2. On les promenait ensuite par les rues, en les frappant de verges. Des citoyens romains aussi subissaient le supplice des verges lorsqu'ils étaient chargés de la fourche, mais ce châtiment était infligé seulement aux condamnés à mort et à ceux qu'on vendait comme esclaves t3; on l'a considéré comme le symbole de l'exclusion hors de la cité. On a souvent confondu la furca avec le patibulunt. Pour la distinction de ces termes et l'emploi de véritables four ches comme gibet, voyez CRUX. J. ADRIEN BLANCHET. FUITES BALLL EARII. Parmi les coupables de FUR TUSI soumis à une poursuite criminelle sous l'Empire [COGNITIO EXTRAORDINARIA], on comptait ceux qui commet taient des vols dans les bains publicsfores balnearii. Ils étaient punis au maximum des travaux forcés à temps [ores PUBLICUM], sans doute quand il s'agissait, ce qui était l'ordinaire, de gens de basse condition'. Cependant Pauli mentionne aussi la peine des mines [METALLUM], mais en ajoutant qu'à raison de la fréquence de ce délit, FUR -1410 les juges se montrent parfois moins sévères, Pour les soldats 1, on se contentait de prononcer le renvoi ignominieux, missio inhonesta [Mlsslo]. Si le vol émanait des capsarii ou gardiens salariés des vêtements des baigneurs, ils étaient justiciables d'un juge spécial, nommé été commis de nuit, cette circonstance, sous l'Empire, transformait le délit privé en un crime, donnant lieu à une poursuite extraordinaire [CRIMEN EXTRAORDINA Rluni ']. Le juge pouvait prononcer au maximum les travaux publics à temps, opus publicum temporarium. Jadis il en était autrement, parce que la loi des XII Tables autorisait à tuer le voleur de nuit". Mais la loi Aquilia et la loi Cornelia de sicariis bornèrent ce droit à l'hypothèse stricte de légitime défense Alors il fallut du moins aggraver la pénalité pour le fur nocturnus, et changer en crime ce qui n'était qu'un delictum privatum. On appliqua du reste la même doctrine au voleur armé, fur cum telo4; d'abord celui qui le tuait en se défendant n'encourait aucune peine, que le vol eût été commis le jour ou la nuit; mais en principe il était prescrit, si on pouvait saisir le voleur armé, de le remettre entre les mains des magistrats, pour le renvoyer au praeses, qui le jugeait extraordinem. Ceux qui avaient fait usage de leurs armes encouraient la peine des mines, METALLUM, et de la réparation morale, ministres attachés parles grands dieux au châtiment des coupables qu'elles poursuivent dans cette vie et qu'elle torturent encore au royaume des ombres, 1. Les Érinyes chez les poètes. -Le nom de 'EEsslEç qui les désigne chez Homère semble avoir été originairement un nom commun à p, proche parent de ce dernier et signifiant, comme lui, imprécation, malédiction 1. Quelques-uns des passages d'Homère où il est employé s'expliquent fort bien si l'on considère 4416 comme un nom commun; mais de même que Atè, Dikè, Moïra, Némésis, il tend à prendre une signification personnelle; le poète emploie tantôt le singulier, tantôt le pluriel, mais sans rien spécifier concernant le nombre de ces personnifications et sans leur donner de noms individuels. Nulle part même il n'est question de leur filiation, ni de leurs rapports de parenté avec d'autres dieux'. Elles reçoivent surtout la personnalité des épithètes qui les désignent; l'Érynis est appelée -lsEocroititç, celle qui marche enveloppée d'un nuage 3; ôaa7cn=r,Ttç, celle qui frappe fort 4 ; ailleurs elle est cTUUEFx, funeste, horrible FUR comme les régions stygiennes du royaume d'Iladès; son coeur, comme celui des divinités infernales, est impitoyable : y.EEntzov ris s Hésiode, qui ne nomme les Érinyes qu'au pluriel et avec l'épithète de xNaT4 a(, les fait naître de la Terre, fécondée par le sang d'Ouranos mutilé; par là elles sont les soeurs des Géants, des Nymphes Méliennes, de toutes les sombres divinités de la mort et du châtiment6, Chez Homère les Érinyes sont les gardiennes des droits sacrés de la famille et, d'une façon plus générale, celles des lois supérieures qui garantissent l'ordre dans la nature ; elles ne vengent pas tant les crimes quelconques qu'elles ne punissent la violation des règles primordiales du monde moral et physique'. Et tout d'abord elles châtient les offenses des enfants envers leurs parents, plus particulièrement envers la mère. Sur six cas de ce genre que nous offrent les poèmes homériques, quatre sont relatifs au droit de la mère s, et si l'on songe que dans le cas d'Oreste tuant sa mère pour venger le père, cas dont Homère ne parle pas, mais qui fournira le thème moral de l'Orestie 9, nous avons précisément le conflit du droit maternel, représenté par les vieilles déesses, aux prises avec le droit paternel, incarné dans les dieux nouveaux, Athéna et Apollon, il est impossible de méconnaître la valeur des théories qui ont fait reposer l'organisation primitive de la famille chez les Grecs sur la descendance maternelle iD. Arès, Méléagre, OEdipe et, d'une façon éventuelle, Télémaque servent d'exemples chez Homère pour nous montrer les prérogatives de la mère garanties par l'intervention des Érinyes; le châtiment de Phoenix maudit par son père Amyntor nous présente en revanche le droit du père placé sous la même sauvegarde 11. Ailleurs encore l'Érinys est au service du droit d'aînesse, quand Iris l'invoque au bénéfice de Zeus contre son plus jeune frère Poséidon '2. Nulle part chez Homère il n'est question des Irinyes comme vengeant les justes griefs des enfants contre leurs parents; c'est là un trait caractéristique de toute civilisation primitive. Cependant on voit poindre le droit des enfants chez Hésiode en ce que Cronos, qui a dévoré les siens, est justiciable des Érinyes, comme le sera plus tard Médée chez Euripide pour les avoir tués 73. Autre particularité digne de remarque : dans l'Odyssée les Érinyes protègent les voyageurs errants, les étrangers et les mendiants, c'est-à-dire qu'elles sanctionnent le droit des tiens et l'hospitalité 14. Enfin, elles sont préposées au maintien des lois qui régissent le monde physique et constituent l'ordre dans la nature. Lorsque Xanthos, le cheval fabuleux d'Achille, fait entendre des voix prophétiques pour annoncer la mort prochaine du héros, ce sont les Érinyes qui lui im FUR posent silence'. Les commentateurs remarquent à ce sujet qu'elles veillent sur tout ce qui est contraire à l'ordre naturel : e7riexo7ro( eirt 'r v i lt Tâ ?natxâ. Il faut interpréter de même leur intervention dans les aventures des filles de Pandarée 2. Comblées par les dieux de tous les dons de la nature et des faveurs les plus enviables du sort, elles sont finalement saisies par les Harpyes et par elles livrées aux Érinyes, qui en font leurs servantes. C'est la revanche de l'ordre universel, lequel ne veut pas que des mortels s'élèvent à une condition de félicité qui les égalerait aux dieux. Ceux-ci non plus n'échappent pas à l'empire souverain des Érinyes : lorsque Héraclite proclame que si Hélios s'avisait de sortir de sa route, les Érinyes, ministres de Dikè, se chargeraient de le rappeler à l'ordre, il parle suivant l'esprit de l'antique épopée 3. Hésiode résume en un vers leurs fonctions de gardiennes des lois, grâce auxquelles l'harmonie règne dans le monde physique et moral quand il soumet à leur puissance « les transgressions (i,ux xtElantâç) n des hommes et des dieux''. Par là les Érinyes, qui sont le plus souvent subordonnées aux grands dieux comme leurs ministres, en viennent à être placées sur la nième ligne qu'eux et même à les dominer; trait qui leur est commun avec toutes les personnifications morales, telles que Thémis, Dikè, Moïra, Némésis, etc. 5. Le serment étant la meilleure garantie du droit dans la société primitive, les Érinyes sont appelées à en assurer le respect' ; elles punissent le parjure jusque dans la région des morts. L'Iliade nous fournit deux formules de serment solennel, toutes les deux placées dans la bouche d'Agamemnon ; la première invoque, avec Zeus, Hélios, Gaïa et les Fleuves [FLul%HNA], les deux divinités (oi' r:vurOov) qui châtient aux enfers les ombres de ceux qui ont commis le parjure; l'autre prend à témoin, avec Zeus, Gaïa et Hélios, les Érinyes qui punissent sous la terre ceux d'entre les hommes qui ont violé leur serment; c'est-à-dire que les Érinyes se substituent en quelque sorte pour cette fonction à Hadès et à Perséphoné; elles sont, comme dit Aristarque, les servantes du couple divin, localisées avec lui dans les régions infernales Pour Hésiode, elles font partie de la légion des démons [DAEMON] qui vont errer sur la terre, le cinquième jour du mois spécialement consacré à Dikè, afin de venger les injustices'. Avant de les atteindre au séjour des morts, elle les châtient déjà durant cette vie, en frappant d'aveuglement et de démence, en exerçant sur les esprits l'influence funegte d'Atè". Mélampos et Agamemnon, l'un dans l'Odyssée, l'autre dans l'Iliade, mettent au compte de l'Érinys, soit seule soit associée à Zeus et à la Moira, l'aveuglement qui a causé leur faute. Ministres de la malédiction divine, personnifiant cette malédiction dans tous ses résultats, elles provoquent le plus terrible de tous, l'égarement qui, après un premier crime, en produit de nouveaux. ]Y. FUIT 11 n'y a guère de traces des Érinyes dans la littérature depuis Hésiode jusqu'à Eschyle; les philosophes comme Pythagore et Héraclite leur conservent à l'occasion les fonctions de ministres des vengeances divines et de gardiennes de l'ordre universel que leur avaient dévolues les poètes". Pindare parle de leur regard perçant" et Stésichore met aux prises, dans la légende d'Oreste, la justice primitive qu'elles personnifient avec le droit plus clément que représente Apollon. C'est ce dieu, en effet, qui fournit au fils d'Agamemnon l'arc avec lequel il pourra se défendre contre les terribles déesses t3. Le véritable créateur de la personnalité poétique des Érinyes, et par suite de leur représentation artistique, est le poète Eschyle. C'est lui qui, les invoquant et les qualifiant en divers endroits 'de ses tragédies, nous les a montrées dans celle des Euménides, conclusion de l'Orestie, comme des figures réelles et agissantes, sous des traits inoubliables, dont pas un ne se perdra à travers les âges et auxquels les poètes postérieurs ne pourront guère ajouter. Sous cette réserve qu'Euripide leur enlève la réalité religieuse pour les expliquer par des sensations et des imaginations subjectives, morbides même dans certains cas, on peut dire que les Érinyes de la tragédie grecque, sous leur forme idéale et typique, sont surtout celles d'Eschyle et que par son drame elles sont entrées dansl'art tt. Leur généalogie demeure incertaine encore; de même aussi leur nombre. Eschyle les nomme enfants de la Nuit éternelle ; Sophocle, filles de la Terre et des Ténèbres ; ailleurs elles sont simplement les enfants vénérables des dieux, ou les filles d'lladès et de Perséphoné, ou celles de Cronos et d'Euonymé c'est-à-dire de la Terre'. La couleur propre de leur teint est noire ; noires aussi les amples tuniques dans lesquelles elles apparaissent drapées 16. La qualité dominante de leur être physique est la rapidité à la course; quoique Eschyle ne leur donne pas d'ailes, il les représente lancées derrière le criminel dans une course furieuse, comme des chasseresses qui suivraient le gibier à la trace du sang 17, Si elles sont promptes à la poursuite, elles sont inévitables dans leur action ; il semble que leurs pieds d'airain, que leurs mains se multiplient pour atteindre et saisir le meurtrier 'g. Les plus anciennes représentations , moins des Érinyes, que des Gorgones, des Ilarpyes, etc., qui les ont précédées dans l'art, figurent naï vement cette rapidité foudroyante, en courbant presque à angle droit les jambes à la hauteur des genoux (fig. 3366)1' ; 178 FUR 1412 FUR c'est ainsi qu'il faut interpréter l'épithète de xai4(7rou; qui est donnée par Sophocle Euripide le premier leur a prêté des ailes, les assimilant à des Bacchantes qui, parmi les larmes et les gémissements, mènent le thiase sinistre sur les pas du meurtrier L'image qui domine est celle de chasseresses infatigables, laquelle se change en celle de chiennes furieuses, aux yeux dégouttant de sang, aux aboiements sinistres. Lorsque Eschyle Ies mit pour la première fois sur la scène, il les fit pareilles aux Gorgones de l'art primitif', entrelaçant leur chevelure de serpents, leur mettant aux mains de longs bâtons, des torches peut-être, que nous leur trouvons sûrement attribuées par Euripide ainsi que des serpents; aux pieds elles ont la bottine propre aux chasseurs; leur vêtement est d'abord la tunique longue (7roôilFri;), retenue par une ceinture de pourpre, puis la tunique courte qui laisse la liberté des mouvements et sur les épaules la chlamyde de couleur sombre '. La tradition a consacré l'effet de terreur que leur apparition au théâtre d'Athènes produisit sur les spectateurs Quant à leur être moral, il reste conforme, peu s'en faut, aux données de l'épopée. Elles vengent surtout toute espèce de crime contre les lois supérieures qui garantissent l'existence de la famille et de la société; en première ligne les crimes des enfants contre leurs parents 6. Elles interviennent contre Oreste, meurtrier de sa mère; contre les frères ennemis, coupables envers leur père et envers leur patrie; OEdipe lui-même encourt leur funeste action, à raison du meurtre de Laius. Cependant leur rôle a grandi dans la mesure même où les notions morales se sont étendues et purifiées. Clytemnestre chez Eschyle essaye de justifier le meurtre d'Agamemnon en disant qu'elle l'a immolé à Atè et à Érinys, à cause du sacrifice d'Iphigénie' ; Jason chez Euripide invoque contre Médée 1'Érinys des enfants qu'elle a tués 8. Chez Eschyle elles déclarent expressément qu'elles ne poursuivent pas le meurtre de l'époux contre l'épouse parce qu'ils ne sont pas du même sang 0. Euripide exploite la même idée mais avec une nuance de réfutation. Quant à Sophocle, il les prépose à la garde des droits domestiques en général, lorsque Ilyllas dans les Tracliiniennes les invoque contre Déjanire au nom d'Héraclès, lorsque, dans l'Eleclre, l'héroïne rend justiciable de leur action l'adultère, lorsqu'enfin, dans l'A jax, on leur demande de châtier toute espèce de meurtre accompli au nom d'une passion coupable 70. Eschyle déjà les avait appelées les « toutespuissantes malédictions de ceux qui ont péri » ; mais, en fait, il a limité leur intervention aux cas où le meurtrier est du même sang que la victime ; après lui, elles deviennent les vengeresses de tous ceux qui sont morts injustement 71. Une fois le crime commis, les Érinyes combattent pour les victimes; elles gravent le souvenir du forfait au plus profond de leur mémoire; le châtiment est tardif quelquefois, mais il est immanquable. Le coupable est leur chose; elles s'établissent au sein de sa race, elles en dévorent la substance et la détruisent : Non seulement elles sont identiques au châtiment (elles s'appellent simplement IIotvzl sur les vases peints et ...u.4ztat chez les poètes 13), identiques aussi aux Mères, personnifications de la mort sanglante et violente 1", mais leur nom sert à désigner tout ce qui est terrible, affreux, tout ce qui suggère l'idée du meurtre et de la vengeance criminelle. Les Frères ennemis sont appelés yÿpN.ara 'Epnéuv; Médée est une Érinys meurtrière et misérable. Chez Eschyle, le filet jeté sur la tête d'Agamennon est un tissu fabriqué par elles; de même, chez Sophocle, la tunique du centaure qui consume Iléraclès et l'épée dont se transperce Ajax sont sorties de leurs mains. Polynice a leur image peinte sur son bouclier; un message de mort est le Péan des Érinyes; les combats sanglants leur sont un prétexte à exercer leurs châtiments : 7rruovâv 'Epivé(ev 15; elles soufflent à l'occasion, sur les pays qui sont l'objet de leur haine, un vent de mort Dans l'esprit des hommes qui deviennent leur proie, elles jettent de même, non seulement l'esprit d'imprudence et d'erreur qui les précipite dans la carrière du crime, mais la folie furieuse 17. Tout d'abord, cette action est tout autre chose qu'un trouble purement physiologique, c'est un égarement religieux, une sorte de terreur morale, qui paralyse la volonté et qui livre désarmé le meurtrier aux vengeances divines. Ainsi faut-il entendre « l'hymne chanté par les Érinyes, qui enchaîne la raison (ôisuto; cpNEvùv) » dont parle Eschyle; « la privation du sens droit et de la conscience » (Myou ti'xvotz xuï cprEV(iiv) que personnifie l'Érinys chez Sophocle 18. La folie spéciale du meurtrier, folie faite de remords et de crainte, c'est la blessure causée par les traits terribles qu'elle lance 10. Toutes ces images, chez des poètes à l'âme religieuse, correspondent à un objet réel, à des personnifications d'essence surnaturelle et divine; c'est pour cela qu'ils n'hésitent pas à montrer sur la scène les terribles déesses. Euripide, tout en conservant aux Érinyes la réalité poétique, discute peul-être au nom de la froide raison; il en fait un produit du délire qui succède au crime, une création subjective des âmes où l'action sanglante et coupable a porté le trouble et désorganisé le FUR 1413 FUR jeu normal des facultés. Dans l'Oreste, dans l'Iphigénie en Tauride', les Érinyes n'apparaissent plus aux regards des spectateurs. Le héros seul croit les voir et les paroles que le poète Wace dans sa bouche les évoquent seules devant les imaginations'. Il ne se fait d'ailleurs pas faute, grâce aux réflexions des personnages qui gardent leur sang-froid, de réduire ces apparitions à un phénomène subjectif, d'ordre pathologique autant que moral. « Tu ne vois rien de ce que tu crois clairement apercevoir, » dit Électre à son frère, quand elle cherche à calmer ses accès de démence; et Oreste lui-même, à la question que lui pose Ménélas sur la maladie dont il souffre (ti(s r'âada)ur;v vdao; ;) répond par ce vers qui marque une date dans l'évolution de la morale religieuse des Grecs : « C'est la conscience de mon crime ; » aûvert;, Sit suvot8x Cependant, si chez Euripide et chez les poètes postérieurs les Érinyes perdent la réalité religieuse, leur être, dans le détail des passages où ils le font intervenir, n'en est que plus nettement déterminé. Euripide est le premier qui paraît avoir fixé leur nombre â trois, sans les distinguer d'ailleurs par leurs fonctions ou leurs noms'. Il achève et précise leur personnalité de chasseresses infatigables et inévitables, dont les vêtements mêmes exhalent la flamme et soufflent l'esprit du meurtre : il leur met aux mains tantôt des serpents, tantôt des torches pour atteindre les impies et les criminels ; il introduit surtout dans la poésie et par elle dans les représentations artistiques, une assimilation curieuse avec les Ménades du cortège de Dionysos, auxquelles elles semblent fournir comme un pendant sinistre'. Nous n'avons considéré jusqu'ici les Érinyes que sous leur face terrible et affreuse; mais la poésie et avant elle la religion les ont connues à titre de divinités vénérables, bienveillantes et bienfaisantes; ce qui n'étonnera pas si l'on considère leur nature morale, si l'on songe que le génie grec, dans la conception des dieux qu'il prépose à la vie humaine, aime à concilier les contraires, en légitimant la rigueur des châtiments divins par la sainteté du but et l'excellence idéale des résultats. Nulle part cette tendance ne s'est manifestée avec autant de force, n'a rencontré une expression plus saisissante que dans les tragédies où Eschyle et, à son exemple, Sophocle ont fait intervenir les Érinyes avec la qualité d'Euménides3. C'est dans la conclusion de l'Orestie que le premier de ces poètes nous fait assister à la transformation même de leur être, sous l'influence des grands dieux, d'Apollon et d'Athéna, en qui s'incarne le principe de la purification, la possibilité du pardon, l'idéal de la justice tempérée par la clémence, fondée sur l'appréciation raisonnée des responsabilités morales 6. Lorsque persuadées, non sans peine, et apaisées par Apollon, les vieilles déesses, qui ne représentaient encore que la loi brutale du talion, en sont venues à accepter le jugement de l'Aréopage, le suffrage d'Athéna ayant entraîné l'acquittement d'Oreste, nous les voyons du même coup abdiquer leur colère, changer en bénédictions leur chant de mort et d'imprécation furieuse, accepter sur le sol de l'Attique une sorte de domination morale qui sera le gage de sa prospérité. « Sans elles aucune maison ne sera heureuse ; par elles la terre sera fertile, les citoyens vaillants et unis ».... « Elle est grande, la puissance de la vénérable Érinys chez les immortels et dans les enfers; et parmi les mortels elle donne aux uns l'existence pleine de joies, aux autres une vie trempée de larmes. » Cette même conception des Euménides motive le dénouement de l'OL+'dipe à Colone' ; Sophocle s'abstient presque d'y évoquer les déesses sous leurs traits terribles ; il ne veut se souvenir que de leur influence bienfaisante a. C'est dans le bois sacré de Colone, aux portes d'Athènes, que le héros doit rencontrer, qu'il rencontre en effet la fin de ses jours et de ses misères. Et un double résultat est attaché à cette mort mystérieuse qu'avaient prévue les destins; malédiction sur les fils dénaturés qui ont chassé Œdipe ; prospérité et félicité sans fin pour le pays qui l'a accueilli, pour le roi qui l'a pris sous sa protection. Dans ces deux tragédies, dont la première est contemporaine de la plus ancienne représentation de l'Érinys par le ciseau de Calamis, l'expression poétique des déesses atteint à sa perfection ; on y trouve, naturellement développés et ramenés à l'unité, les éléments fournis par l'antique épopée, par la poésie lyrique de Stésichore, par les enseignements pythagoriciens sur la purification morale, par les pratiques du culte populaire sur le sol d'Athènes et par les traditions qui liaient ce culte à l'institution de l'Aréopage C'est-à-dire que les Érinyes y apparaissent comme la personnification complète de la loi morale, sanctionnée pour cette vie et, dans une certaine mesure, au delà de la mort, par des peines inévitables et par des récompenses assurées; et ces peines comme ces récompenses ne sont pas tant d'ordre transcendant et idéal, qu'elles ne découlent logiquement de la nature même des grands crimes e t de la pratique des vertus essentielles à l'humanité, de la justice et de la piété 10. Les poètes de l'âge suivant semblent oublier peu à peu, chez les Grecs et ensuite chez les Romains, que les Érinyes sont des divinités saintes et vénérables autant que terribles ; ils se bornent à en faire des tortionnaires au service des dieux infernaux, et des ministres exécutant le mal pour le compte des dieux irrités en général; ils renouvellent les peintures que l'antiquité en avait tracées, par l'exagération des traits horribles et repoussants" De l'époque des poètes alexandrins paraissent dater les noms donnés aux trois Érinyes et la distinction des FUR 14111 FUR l'onctions attribuées à chacune d'elles en vertu de ces noms. Alecto est celle que rien n'apaise, la personnification de la conscience du crime qui ne cesse de faire et du mauvais regard; Tisiphone, l'esprit de vengeance, issu du meurtre (=pet Tb Ttvsty Tobs vovéas)1; ce sont ces divers aspects qu'exploitent les poètes romains, identifiant de bonne heure avec l'Érinys des Grecs la FuRRINA de l'ancienne mythologie romaine. Les Érinyes que l'on appelait aussi Mavtat 2 devinrent les Furiae, à la faveur du radical fur, et la tragédie des temps de la République les popularisa d'autant plus aisément que les Romains crurent y reconnaître, soit des figures de leur fable nationale, soit des représentations du monde infernal, dès lors consacrées par l'art étrusque3. Quant aux Euménides, divinités vénérables et bienfaisantes, il ne semble pas que la conception s'en soit acclimatée ailleurs que dans les villes de la Grèce où un culte spécial leur avait donné de la consistance. Leur image s'efface de plus en plus devant celle des Furies proprement dites et, chez les poètes, le souvenir même d'Eschyle et de Sophocle ne suffit pas à faire vivre leur personnalité idéale . Ennius a mis les Furies sur la scène dans la tragédie d'Alclnéon, imitée d'Euripide3; elles s'avancent contre le héros, les mains armées de torches, le corps ceint de serpents. Chez les poètes du temps d'Auguste, ces deux traits restent classiques; des serpents s'entrelacent à leur chevelure, se roulent autour de leurs bras et leur servent de ceinture. Elles manient les torches brûlantes comme une arme, tantôt les lançant contre leurs victimes, tantôt les agitant pour en faire jaillir des flammes avec du sang. Parfois aussi on leur met aux mains un fouet dont les coups engendrent la démence. Leurs yeux, leur bouche, leurs cheveux, leur corps tout entier exhale un feu empoisonné °. Tout ce que l'imagination peut suggérer d'horrible et d'affreux, tout ce que la recherche de l'extraordinaire et de l'imprévu peut enfanter d'images violentes et de métaphores sinistres pour varier une matière depuis longtemps rebattue, sert à peindre les Furies; elles continuent d'occuper, dans le cortège des divinités infernales, la place la plus importante. Attachées au châtiment des grands coupables sur terre et dans la région des morts, elles sortent des profondeurs pour souffler, parmi les vivants, les passions sauvages, les instincts de guerre et de meurtre, pour y apporter les grands fléaux matériels ou moraux dont souffre l'humanité aux époques funestes de son histoire 7. Au nombre de trois chez les poètes du siècle d'Auguste, elles sont toute une bande chez ceux de l'âge suivant 8. Le nom de Dirae alterne avec celui de Furiae et s'applique par métaphore à toute personnalité humaine, à toute influence morale qui suggèrent l'idée du crime au service de l'envie, en particulier celle de la guerre civile °. Et même avant le déclin des lettres latines, les Furies ne sont souvent autre chose que d'affreuses sorcières qui mêlent des poisons et président aux forfaits contre nature 1Ô ; l'lrichthode la Pharsale peut être considérée comme le produit le plus achevé de cet art où le goô t de l'horrible, que les Romains avaient reçu de l'Étrurie, altère, jusqu'à en effacer le souvenir, la sombre majesté des tragédies helléniques. 11. Les Erinyes dans le culte. Les raisons de linguistique, récemment déduites par M. Bréal sur la signification et l'origine du nom des Érinyes, rendent on ne peut plus vraisemblable l'opinion jadis soutenue par Welcker, C. F. Hermann et O. Müller, combattue d'ailleurs par G. Hermann et Preller, que le culte des Érinyes a pris naissance en Arcadie, et qu'il fut identique à celui de Déméter 11. Pausanias mentionne comme ayant été vénérée dans ce pays une Déméter-Érinys; le verbe ip(vvsty y était employé pour désigner l'humeur sombre et irritée (Tb OuP,.w 7p'rOa(), (d'anciens lexicographes avaient déjà interprété, iptvG; par âpx tîs), ce qui mène à faire de Déméter-Érinys une divinité de la malédictionl2, peut-être tout d'abord de la malédiction qui sévit sur les productions de la terre, d'où elle se serait étendue ensuite à la nature morale. Le caractère d'une divinité agricole et domestique reparaît dans la conception des Euménides, telle qu'Eschyle l'a exploitée pour son drame"; et il est tout au moins digne de remarque que la malédiction d'Amyntor sur Phoenix, dont il est question dans l'Iliade, a pour effet de priver le héros de toute postérité". C'est à Thelpusa, en Béotie, qu'une légende naive avait cours sur les amours extraordinaires de Dé, méter et de Poséidonl ; la déesse y était figurée par deux statues, dont l'une, haute de neuf pieds, la représentait sous le vocable de Erinys, et l'autre, de six, sous celui de Lusia, image que quelques-uns prenaient pour une représentation de Thémis. De l'union de DéméterÉrinys et de Poséidon était issu le cheval Arion, que d'autres faisaient naître ou de l'Érinys tout court ou d'une llarpye 1G. Des traces d'un culte analogue existent à Phigalie et à Phlya, en Attique 17. Quoi qu'il en soit de ces fables fort anciennes (Pausanias s'en réfère à la Thébaïde d'Antimaque) et du rapport que l'on peut établir entre le culte de Déméter-Érinys en Arcadie avec les légendes FUR 1415 -Ful béotiennes ou attiques, il paraît constant qu'en divers lieux de la Grèce Érinys fut, très anciennement, un vocable de Déméter et que ce vocable a une origine arcadlenne; l'hypothèse d'un dédoublement donnant une personnalité distincte à l'Érinys, c'est-à-dire à la Malédiction, est d'autant plus probable que l'Érinys, d'abord unique, devient ensuite plusieurs et que dans son être se maintient, jusque chez les poètes du grand siècle, la signification favorable et bienfaisante qui est propre à Dé_ méter. La légende même des relations d'Oreste avec les Érinyes avait cours en Arcadie, peut-être grâce à une ressemblance de noms toute fortuite; Phérécyde racontait qu'Oreste s'était réfugié au temple d'Artémis à Oresthasium et que la déesse en aurait chassé les Érinyes acharnées à sa poursuite, comme nous voyons Apollon et la Pythie les écarter de l'autel de Delphes, dans les Euménides d'Eschyle'. Nous trouvons d'autres traces encore du culte des Érinyes en Arcadie, à Mégalopolis, et cela sous une forme éminemment populaire et archaïque2. A sept stades de la ville, sur la route de Messéné, elles avaient un sanctuaire où la légende racontait qu'Oreste avait été frappé de démence; elles y étaient vénérées sous le nom de M«vim, en compagnie des Charites'. Un peu plus loin, sur la même route, on montrait un rocher qui s'appelait A«xt'é ou N.v ilN.«, en souvenir d'un doigt qu'Oreste s'y serait coupé avec les dents pour apaiser les terribles déesses ; puis une autre chapelle encore, où il aurait fait le sacrifice de sa chevelure : ongles, doigt et cheveux coupés ne sont autre chose que les formes adoucies des antiques sacrifices humains 4. Un troisième sanctuaire, à proximité des deux autres, portait le nom de 'Ax.A, c'est-à-dire qu'il rappelait la guérison obtenue. On racontait que les Érinyes étaient de couleur noire avant l'expiation et qu'on leur offrait alors les iv « i (stzocT« propres aux divinités chthoniennes, mais que l'apaisement les rendit blanches et qu'elles devinrent l'objet de sacrifices proprement dits (uci«t), comme les dieux olympiques 5. Pris dans leur ensemble, les divers cultes des Érinyes en Arcadie nous offrent tous les traits essentiels de la légende et du culte athéniens que la tragédie a idéalisés. Il y a peu de traces du culte des Érinyes dans le reste du Péloponnèse; nous savons seulement que lesSpartiates, lors d'une épidémie qui sévit sur les enfants de la famille des Égides, élevèrent un sanctuaire aux Érinyes de Laïus et d'OEdipe, en qui ils incarnaient la malédiction céleste, et que le fléau cessa tout aussitôt'. Argos nous fournit, à défaut d'un témoignage historique ou littéraire, trois bas-reliefs votifs en l'honneur des Euménides'. L'un surtout (fig. 3367), est intéressant; il représente les Euménides au nombre de trois, sous la figure de femmes maigres et de haute taille, vêtues de longues robes, tenant un serpent d'une main et de l'autre une fleur. Devant elles sont deux adorants, le mari et la femme, dans l'attitude de la prière; une inscription porte : Et tsvicty mLyv. Il n'est pas douteux que sur ce monument les Érinyes sont invoquées comme présidant au bonheur de la famille, par l'accord des époux et la fécondité; de même qu'à Sparte on les implore pour arrêter la mortalité sur les enfants, il semble que les époux d'Argos leur demandent 11E. YM E ... ( X A N de bénir une union jusqu'alors stérile. Eschyle n'a eu garde d'oublier ces traits dans les Euménides'. A Céryneia, sur la côte de l'Achaïe, les Érinyes sont surtout vénérées à titre de vengeresses qui frappent les meurtriers et provoquent l'expiation. Quiconque était souillé de sang humain ne pouvait franchir le seuil de leur temple sans être frappé de démence'. Oreste en personne, disait-on, avait élevé ce temple; on y voyait les déesses représentées par d'antiques xoana et, à côté, des statues d'un caractère artistique, images des prêtresses qui avaient été chargées du culte. Sur le golfe de Corinthe, Sicyone paraît avoir joué, pour la diffusion de la religion des Érinyes en Attique, un rôle prédominant10. C'est de là, s'il en faut croire Pausanias, que serait sorti le nom d'Euménides, marquant leur transformation en divinités bienfaisantes. Elles y possédaient un sanctuaire situé au centre d'un bois de chênes verts, où on leur offrait tous les ans un sacrifice de brebis pleines, de miel et de fleurs; ce sacrifice leur était commun avec les Moïrai, qui avaient un autel au même lieu1l. De tous les cultes grecs en l'honneur des Euménides, ceux de l'Attique ou, plus exactement, ceux d'Athènes, ont eu le plus d'éclat et de célébrité; il n'en faut conclure qu'une chose, c'est que l'art et la poésie y ont su, mieux qu'ailleurs, faire valoir les données de la religion populaire, et les défendre longtemps contre l'indifférence qui faisait déchoir les croyances trop spéciales et les pratiques trop anciennes. On voit, par la décadence de FUR 1410 FUR la religion des Euménides dans le reste de la Grèce, que si celle d'Athènes a survécu jusque sous l'empire romain, ce fut au moins autant par le prestige de la poésie dramatique que par la force des traditions nationales. Nous rencontrons d'abord les Érinyes au dème de Phlya sous le vocable de EElt.vaé, vénérées en compagnie de Déméter Anésidora, de Koré Protogéné, de Zeus Ktésios et d'Athéné Tithronél; ce culte est de ceux où la nature agricole et domestique des Érinyes apparaît avec le plus d'évidence; à ce titre il est sans doute un des plus anciens, un de ceux où il convient de chercher la signification première des déesses et le point de départ de leur culte. Puis nous arrivons aux portes d'Athènes, dans le bourg de Colone, illustré par la légende d'OEdipe, telle que Sophocle nous la présente dans la tragédie connue 2. Là, entre deux collines qui ont donné son nom au dème, s'étendait le bois sacré des Euménides ; leur autel y était placé à côté de ceux de Poséidon Ilippios, d'Athénè Ilippia, non loin des sanctuaires héroïques d'OEdipe et d'Adraste, de Thésée et de Pirithoos3 ; c'està-dire que les déesses y étaient en contact avec les plus anciennes divinités, avec les héros protecteurs du pays. Dans ce bois la légende plaçait une des portes qui s'ouvraient sur le monde souterrain; Thésée et Pirithoüs étaient descendus par là, quand ils entreprirent de ravir Perséphoné OEdipe y avait rencontré la purification de ses souillures, une mort mystérieuse et la glorification par l'apothéose ; on y localisait son tombeau, gage de prospérité pour la ville d'Athènes; on en faisait un lieu d'asile pour tous les voyageurs errants 0. Peut-être que, dans le nom d'un couvent dont les ruines subsistent au sommet d'une des collines, il est permis de retrouver, aujourd'hui encore, le souvenir du culte des Euménides; ce couvent s'appelait : "Aytot 'Axévôuvot a. Pour prier les Érinyes près de l'autel de Colone, il fallait remplir trois cratères, entourés de fils de laine, avec l'eau puisée à la source du bois; à l'eau du troisième on mêlait du miel, puis on faisait les libations, en prenant soin de ne vider entièrement que le cratère d'hydromel; sur le sol on étendait trois fois neuf branches d'olivier ; puis on priait à voix basse, et l'on s'éloignait en silence sans regarder en arrière 7. Pythagore songeait-il à ce détail du culte, lorsqu'il faisait cette recommandations « Quand tu quittes ta maison, ne te retourne pas, les Érinyes marchent derrière toi »? Le vin était absolument exclu des offrandes en l'honneur des déesses; elles ne devaient être sollicitées que par des substances inoffensives et douces, par l'eau, l'huile, le miel, des fleurs et des victimes pacifiques, telles que les brebis pleines, généralement noires9. Ce culte de Colone semble tombé en désuétude au temps de Pausanias qui ne mentionne plus en ce lieu que le bois sacré de Poséidon10. A Athènes, la religion des Euménides se rattachait à l'institution de l'Aréopage par la légende d'Oreste, telle qu'elle a été mise sur la scène par Eschyle. L'enceinte où elles étaient honorées était située entre la colline même de l'Aréopage et la pente ouest de l'Acropole". L'adyton du sanctuaire se trouvait dans une crevasse du rocher, sur le flanc est de la colline. On peut remarquer d'une façon générale que les lieux où s'est fixé le culte des Érinyes ont un aspect sauvage, qui évoque l'idée du monde infernal". Dans le péribolos se dressaient des statues de Pluton, d'Hermès, de Gaïa, divinités chthoniennes; les autels des Euménides étaient placés à l'entrée de la caverne t3. C'est là sans doute que furent érigée la statue unique de Calmis, et plus tard les deux statues de Scopas, lorsque le nombre de trois déesses, proclamé pour la première fois par Euripide, fut entré définitivement dans l'opinion populaire'}. O. Müller, s'appuyant sur un passage d'Eschyle, a conjecturé que dans la caverne même on voyait des xoana, que l'on parait, aux jours de fêtes, avec des vêtements couleur de sang". C'est auprès de ces autels que furent massacrés les partisans de Cylon qui y étaient venus chercher un asile; quand Épiménide entreprit de purifier la ville, frappée de malédiction en raison de cet attentat, il procéda avant tout à la lustration du sanctuaire souillé 1a 'fous les auteurs athéniens s'accordent à faire intervenir les Euménides dans l'institution de l'Aréopage. L'orateur Dinarque appelle les juges de ce tribunal leurs compagnons : aovo(xouç; les trois jours du mois où ils siégeaient solennellement étaient consacrés à l'une d'elles; les citoyens acquittés avaient à leur offrir un sacrifice 17. Enfin,les Aréopagites choisissaient les EEoo-loto(, parmi les citoyens d'une moralité irréprochable; leur nombre paraît avoir été de dix18. La famille sacerdotale des IIésychides, qui rattachait ses origines au héros Hésychos, avait à désigner ]es prêtresses qui portaientle nom spécial de )ertic(oat ; Hésychos lui-même et les Ilésychides tiraient leur nom du silence religieux dans lequel ils avaient à s'acquitter des fonctions du culte, Car les rites étaient accomplis la nuit, à la lueur des torches, Il y avait, en l'honneur des Euménides, une fête et une procession spéciales, célébrées au mois Hécatombéon et mises en rapport avec la grande fête des Panathénées20. Le cortège partait du temple d'Athénè Polias sur l'Acropole; on sacrifiait en chemin au sanctuaire d'Ilésychos, situé auprès de la porte inférieure de l'Acropole" ; puis on se rendait à celui des Eurnénides. Les esclaves étaient exclus de la procession, où ne devaient figurer que des hommes et des femmes sans reproche ; les éphèbes des meilleures familles préparaient eux-mêmes les gâteaux destinés aux sacrifices; le reste des offrandes consistait en lait et miel mêlé d'eau que l'on mettait dans des vases d'argile. On peut induire d'un passage d'Eschyle qu'on FUR 1417 FUR immolait aussi la nuit des victimes animales, sans doute des brebis noires'. Un oracle existait au sanctuaire des Euménides sur l'Aréopage, mais il était sous l'invocation spéciale de Hadès, comme le prouvent des inscriptions découvertes sur l'emplacement même2; il y avait aussi une formule spéciale de serment par les l'si.vxi et des prières où on les assoçiait à Zeus Soter et à Apollon, invoqués en faveur de la ville3. Les affranchis et les étrangers avaient le droit d'offrir des sacrifices dans le péribolos; toute l'enceinte sacrée était un lieu d'asile, notamment pour les esclaves fugitifs'. Cette religion des Euménides était encore dans toute sa force aux premiers temps du christianisme ; Pausanias, qui n'a trouvé aucun vestige de leur culte à Colone, est très explicite sur celui d'Athènes et nous savons par Dion Cassius que Néron, lors de son voyage en Grèce, n'osa pas approcher de leur sanctuaire, sous la préoccupation des meurtres de Britannicus et d'Agrippine 6. Divers documents épigraphiques, pour la plupart originaires d'Athènes, prouvent d'ailleurs, pour leur part, le caractère populaire de ce culte des Euménides. Sur des tombes ou trouve des imprécations qui remettent aux Érinyes le soin de venger toute profanation de la sépulture : « Maudit soit qui n'épargnera pas ce tombeau... qu'il soit sans cesse sous l'oeil des Érinyes ! » Ici un mort confie sa tombe aux divinités souterraines, à Pluton, à Déméter, à Perséphone, aux Érinyes 7; là, c'est un enfant qui se plaint d'avoir rencontré la mort aussitôt après sa naissance et qui s'en prend à l'Érinys inévitable'; là encore nous lisons, sous une forme métrique, des imprécations contre une certaine Sosikléia, imprécations qui semblent s'inspirer d'une parole de Pythagore : « Je t'enchaînerai pan des liens infrangibles au fond du Tartare, en compagnie d'Hécate infernale et des Érinyes qui frappent de démence (il),t0taivxtç) ». Il reste également des vestiges de quelques superstitions populaires en rapport avec la religion des Euménides. Un proverbe grec plaçait les animaux sous la protection des Érinyes : aloi xzl xuvwv 'Eptvdsç; déjà chez Eschyle, mais le passage paraît n'être qu'un métaphore très poétique, l'Erinys punit l'être cruel qui ravit aux oiseaux leurs petits 70. Enfin, à un point de vue tout différent, on appelait morceau d'Erinys, un être laid et mal conformé : 'L' Envi«» ârdPpco ~7r1 ,ri» 8vast8rv". Dans un poème orphique, de composi tion d'ailleurs récente, on cite le corail comme la pierre qui préserve de l'action funeste des Érinyes 12. Nous ne parlons que pour mémoire de quelques légendes étranges, citées par le Pseudo-Plutarque, qui met la personnalité des Érinyes en relation avec les fleuves du Phase, de l'Araxès et de l'Alphée, avec la montagne aussi du Cithéron appelée N.uz; 'EEtvut,v, ce qui s'explique par le souvenir d'OEdipe, sans qu'il soit nécessaire de recourir à quelque aventure romanesque, comme a fait l'auteur inconnu du traité Des Fleuves". III. Les Erinyes dans l'art. Il n'est plus possible aujourd'hui d'accepter comme exacte la parole célèbre de Lessing : « J'ose soutenir que les anciens n'ont jamais représenté une Furie plastiquement" ». L'art primitif en Grèce les ignore, il est vrai ; mais il y a sur les vases à figures noires des Harpyes et des Gorgones, tout aussi horribles que les Érinyes la; et le jour où celles-ci ont conquis la popularité, grâce à la tragédie, elles sont entrées dans l'art et s'y sont développées selon deux types, l'un vénérable qui correspond à la conception des Euménides, l'autre terrible et finalement affreux, qui est le type propre de l'Érinys-Furie dans le monde gréco-romain. Le premier ne nous est connu encore que par les basreliefs trouvés à Argos, dans le bois qui leur était consacré et dont nous avons parlé plus haut 16. C'est sans doute ainsi que Calamis comprit l'Érinys unique dont il fit la statue pour le sanctuaire de l'Aréopage. Pausanias remarque qu'elle n'avait absolument rien de terrible, rien qui la fit ressembler aux divinités sinistres du monde infernal 17. Il en fut de même des deux Érinyes en marbre de Paros que Scopas sculpta, environ un siècle plus tard, sans doute pour compléter au même lieu la triade, désormais consacrée, des Euménides vénérées sous le vocable de 2;s,vvzf; des critiques modernes ont cru les reconnaître, mais à tort, dans deux figures d'Hygie 18. Le type redoutable s'ébauche à partir d'Eschyle, qui doit en être considéré comme le créateur. Par des transformations successives, il évolue vers l'horrible et y atteint en effet, quand le goût s'altère et que le besoin du nouveau, dans les arts aussi bien que dans les lettres, s'affirme par des exagérations caricaturales. Les éléments des représentations les plus anciennes sont empruntés aux démons ailés, Harpyes, Gorgones et autres personnifications morales d'un caractère sinistre, comme Éris, Deimos et Phobos, qui se rencontrent sur des vases à figures noires (voy. plus haut fig. 3363)16. A partir de ce moment, on peut distinguer les Érinyes en deux classes, celles qui portent la tunique longue, pareilles aux Euménides des bas-reliefs d'Argos; pour les distinguer, les artistes leur mettent des serpents dans les mains, mais non encore dans la chevelure, comme le dit Pausanias en parlant des Érinyes de la tragédie cscllyléenne20. Telle est la Furie unique, vêtue d'une tunique à petits plis et, par-dessus, d'un manteau qui retombe sur le bras droit en longs pans affectant la forme d'ailes, avec un serpent dans chaque main, sur un vase à figures rouges (fig. 3368) qui peut dater du ve siècle 2'. Telles encore, mais plus récentes, et sans serpents dans les mains, les trois Érinyes représentées sur une amphore de Vulci (fig. 3369), escortant l'ombre de Clytemnestre 22. FUR 1418 FUR. La transition vers le type plus mouvementé nous est fournie par un vase du plus beau style (fig. 3370), avec deux Érinyes à la tunique longue, l'une tenant un serpent de chaque main, l'autre un serpent et un miroir où se réfléchit une image, qui peut être celle de Clytemnestre. Oreste, entre les deux, se défend d'un côté avec l'épée, de l'autre avec le fourreau 1. Tel est aussi le cas de l'Erinys unique qui, sur un vase du musée Jatta à Ituvo, s'élance sur Oreste agenouillé, l'épée à la main, auprès de l'omphalos, tandis qu'Apollon sous le laurier lui tend un arc. L'Érinys en tunique longue(7tois ;)tient deux serpents d'une main, un seul de l'autre 2. L'aspect de ces Érinyes est plutôt imposant, mais leur attitude est vive et se concilie moins avec l'ampleur majestueuse du vêtement. Cette tenue leur convient encore lorsqu'elles sont re présentées c c_ au seuil du temple de Del phes ou près de la tombe d'Agamemnon 3. Mais déjà, dans cette scène, même quand les Furies sont endormies, la tu nique courte prédomine'; les Érinyes ne nous apparaissent plus comme les divinités graves de la réparation morale, mais comme les vengeresses rapides et infatigables, acharnées à la poursuite des criminels. De même qu'Eschyle, pour les peindre dans sa tragédie, s'est souvenu des Gorgones et des llarpyes, ainsi les artistes se bornent à reprendre à l'art primitif les représentations de démons soit ailés, soit lancés seulement dans une course rapide, c'està-dire courbant jusqu'à terre le genou; parmi les figures de ce genre que Gerhard a groupées, une seule (fig. 3366) pouvait passer pour une Furie 6, à cause du serpent qui l'accompagne et qui restera le principal emblême. Puis le typo se perfectionne et devient celui de la chasseresse infernale ; le plus souvent elle est chaus sée do l'Ex »omis (fig. 3371) 6; celle d'un vase de la collection Coghill est ailée, elle porte des serpents dans la chevelure et dans la main gauche; de la droite elle cherche à saisir Oreste qui se défend en fuyant'. Ailleurs, outre les serpents, elle est armée d'une torche, parfois aussi de la lance ou de l'épée. L'épée est rare chez les Grecs; de même le fouet; sur un trépied une Furie est représentée tenant une hache 8. La torche et l'épée sont les emblèmes les plus ordinaires de la Furie sur les sarcophages étrusques et romains qui représentent des scènes de meurtre et de carnage; elle y ligure tantôt au repos, contemplant avec satisfaction son oeuvre de mort, FUIT 1419 FUR tantôt en action, excitant les combattants ou dressant sa torche comme un avertissement sinistre; ainsi la Furie qui sort de terre avec un flambeau immense et qui saisit par la bride les chevaux attelés au char d'AuPlIARAiis (voy. t. l , fig. 265)1. On considère comme représentant la Furie de la tragédie en grand costume (fig. 337`2), celle qui, d'un air insolent, s'éloigne devant Apollon, tandis qu'Oreste, réfugié auprès de l'omphalos, se tourne en suppliant vers Athéna. Un serpent de grande taille entoure le corps; sa tête se dresse au-dessus de celle de la Furie , dominée encore par les ailes qui doublent presque la taille; un serpent plus petit s'enroule, comme une bandelette, autour des cheveux ; les pieds sont chaussés de l'endromis des marcheurs de profession ; la tunique courte, retenue sur la poitrine par deux baudriers croisés, est à manches et richement ornée de broderies2. Les représentations les plus récentes donnent à la Furie la couleur noire 3, tordent sa bouche, recourbent son nez en bec d'oiseau, s'efforcent de la rendre la plus hideuse possible ; parfois on lui trouve des ailes aux tempes '. Sur le vase de Canosa, ailleurs encore, la Furie prend des allures de Bacchante, en ce qu'elle porte la nébris sur le bras ou jetée sur les épaules'. Indépendamment de la Furie que les Étrusques et, à leur exemple, les Romains ont fait figurer sur les sarcophages (fig. 3373, cf. 3359), plutôt avec le caractère d'une personnification des destinées funestes' que comme celle des vengeances divines, nous trouvons l'Erinys mêlée à la représentation de légendes diverses 7. La plus fréquemment exploitée est la légende d'Oreste, pour laquelle les artistes s'attachent à suivre Eschyle et Euripide. Puis viennent les légendes d'OEdipe et de ses fils, de Médée, de Méléagre, IV. d'Amphiaraiis, de Pélops, etc. Enfin elles sont toujours à leur place dans les représentations du monde infernal [INFERI]. Sur l'amphore de Canosa on voit une Érinys, costumée à la fois en bacchante et en chasseresse, frapper du fouet Sisyphe qui roule son rocher; une autre Érinys, munie de deux torches, menace Héraclès qui cherche à entraîner Cerbère 8; sur un vase d'Altamura figurent deux Érinyes appelées llotvut, l'une assise sur une peau de panthère, l'autre la portant nouée autour de la tête '. Une amphore de Ruvo et un vase de Cumes nous montrent des Érinyes mêlées au châtiment d'Ixion et cherchant à arrêter sa roue; un autre, Thésée et Pirithoüs enchaînés par une Furie ailée 10. Une mention spéciale est due aux illustrations du Virgile du Vatican : l'une représente Alecto, vêtue d'un manteau rouge, portant la torche d'une main, le bâton de l'autre, avec des serpents dans les cheveux, qui tâche d'arrêter Énée avec la Sibylle à l'entrée des enfers; l'autre nous donne l'image de Tisiphonè montant la garde sur la tour d'airain, reconnaissable aux serpents de sa coiffure; la troisième représente Junon qui appelle contre les Troyens Alecto armée de serpents et d'une torche. Ces illustrations sont du Ive siècle et s'inspirent de sarcophages romains". J. A. IIILD.