Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article HARPOCRATES

IIARPOCRATES ('Ap toxpâ.'cr,;, `Ap7co7r ;, `Apisoxp~ nom sous lequel le dieu égyptien Horus fut adoré à Alexandrie d'abord, puis dans tout le monde grécoromain, à côté d'Isis, de SÉRAPIS et d'ANums 1. Ce nom n'est qu'une forme hellénisée des mots égyptiens Ilar-pakhrat, qui signifient « IIorus l'enfant ». Dans la religion pharaonique IIorus représentait le soleil levant; la victoire qu'il remporte chaque jour sur les ténèbres de la nuit avait inspiré un mythe où se mêlaient des idées morales et mystiques ; on racontait que le dieu suprême Osiris avait été mis en pièces par Set, son éternel ennemi, et que celui-ci avait dispersé ses membres pour l'empêcher de reparaître. Mais bientôt Isis, épouse d'Osiris, enfantait IIorus ; le jeune dieu vengeait son père et se rendait maître de Set, sans cependant parvenir jamais à l'anéantir. Ce drame divin symbolisait, en même temps que la succession alternative des jours et des nuits, le perpétuel antagonisme du bien et du mal, de la vie et de la mort dans la nature et dans l'humanité. Horus formait avec Osiris et Isis une triade dont il était la troisième personne; on le représentait sous la figure d'un enfant, portant sur un côté de sa tête rasée une longue boucle de cheveux, à la façon des enfants égyptiens, et tenant entre ses lèvres l'index de sa main droite, geste familier au premier àge; souvent il était accroupi sur une fleur de lotus, symbole de résurrection. On considérait aussi l'épervier comme son image 2. L'Horus égyptien avait été, au temps d'Hérodote, identifié par les Grecs avec leur Apollon 3, qui personnifiait comme lui le soleil et jouait sans doute un rôle analogue dans les mystères de Delphes et d'Éleusis. Après la fondation d'Alexandrie, Horus, hellénisé le plus souvent sous le nom d'Harpocrate , reçut des artistes la forme qu'ils donnaient alors à Éros, celle d'un enfant aux membres potelés, aux longs cheveux retombant en boucles sur les épaules; on lui conserva le geste qui distinguait ses images dans l'art égyptien, mais on attacha à ce geste un sens tout nouveau; l'idée se répandit qu'en portant un doigt à sa bouche le dieu commandait aux initiés de garder le silence sur les profonds mystères qu'on leur avait révélés. Catulle emploie par plaisanterie le nom d'Harpocrate pour désigner un personnage discret 5. Parmi les figures d'Harpocrate 6, il HAR 13 HAR faut distinguer d'abord celles où l'on a visiblement imité l'art égyptien, soit qu'elles aient été exportées d'Égypte dans l'antiquité, soit qu'on les ait fabriquées hors de ce pays. Elles sont exécutées avec une raideur et une sécheresse voulues et elles portent des attributs copiés sur les monuments de l'Égypte, tels que le pschent et le fouet'. A Myrina (Asie Mineure) on en a trouvé une en terre émaillée, chargée d'hiéroglyphes faux'. En second lieu viennent les figures dont le style est conforme aux traditions de l'art grec; quelques exemplaires, d'une facture hybride, pourraient servir de transition entre cette catégorie et la précédente. Dans les images proprement gréco-romaines 3 le dieu porte sur le front, comme ses parèdres Isis et Sérapis, une fleur de lotus ou un croissant'. Il est généralement nu comme Éros, ou légèrement vêtu; parfois aussi il a des ailes derrière le dos Un carquois rappelle ses attributions de divinité solaire identifiée avec Apollon 6. Par suite du rapport que sa destinée présente avec celle du Dionysos des Mystères [BAccius], il a le front ceint d'une couronne de lierre'; une nébride est jetée sur ses épaules' ; sa main gauche tient une corne d'abondance, symbole de la fécondité de la nature, dont il personnifie les forces inépuisables °. Identifié avec Hercule, vain queur des monstres, il est parfois armé d'une massue10. Il est probable qu'à l'origine les artistes ne donnèrent au jeune dieu alexandrin qu'un petit nombre d'attributs; mais la plupart des images que nous possédons datent de l'époque où le syncrétisme accumulait sur une même divinité les symboles les plus divers. On confondit alors dans la personne d'Harpocrate tous les types de dieux enfants, créés par les artistes antérieurs.Les Romains ajoutèrent à ses attributs la bulle [BULLA], qui chez eux ornait le cou des petits enfants"; on emprunta enfin à l'iconographie égyptienne l'épervier, qu'on plaça à ses côtés". La statue reproduite dans la figure 3704 est un des monuments qui représentent Har pocrate sous la forme la plus simple et la plus achevée ; elle a été exhumée dans la villa d'Hadrien, à Tibur ". Une terre cuite de Tarse, en Cilicie (fig. 3705), nous montre le jeune dieu tenant à la main la torche mystique et porté sur le dos d'une oie, animal que l'on sacrifiait à Isis R. Sur beaucoup de monuments, Harpocrate est réuni aux autres divinités alexandrines ; il importe seulement de noter ici qu'on le voit quelquefois sur les genoux de sa mère, Isis, qui lui donne le sein f5. Pline l'Ancien nous apprend que les Romains de son temps commençaient à porter au doigt, montées en bagues, les images d'Harpocrate et de ses parèdres16; nous avons un grand nombre de pierres gravées et de figurines de métal qui ont servi à cet usage 17; on leur attribuait une vertu prophylactique. Les mêmes types se voient aussi sur des amulettes, que l'on suspendait à son cou". IIARPYIA , "AP tuta, le plus souvent au pluriel, 'AE7tulat' , 1. Caractère et rôle. Les Ilarpyies, dit Suidas, sont des démons ravisseurs, âF 7-.axtitxai ix(soveç 2, des divinités ravisseuses, âoaxxtitzxi OEai ; leur nom vient de âo77W 3. Elles apparaissent déjà dans Homère et Hésiode. L'Iliade et l'Odyssée ne disent rien de leur nombre et ne donnent le nom que de l'une d'entre elles, "AFetx 7ro64'(r,'. Dans Hésiode, elles sont au nombre de deux, 'AE),),cti z.'' '~xu7:É7:r,v TE Avec quelques variantes, ces deux noms sont reproduits parles mythographes 6. Les Latins et les commentateurs, à l'exemple de Virgile, en ajoutent souvent une troisième, Celaeno, I{E),rtvcl, ou Acholoe7. Elles étaient, dit Hésiode, filles de Thaumas, né luimême de l'union de Pontos et de Gaia, et de son épouse Élektra, fille d'Okéanos e. D'autres leur donnent pour père Poseidon6 ou Typhon" et pour mère Ozomène Elles habitaient tout au bout du monde occidental, sur les bords de l'Océan, suivant les uns" en Thrace, suivant d'autres, auprès de Salmydessos73, au fond de la Scythie'', ou dans les îles K7),u6vxt de lamer Sicilienne 15 ou dans les îles Strophades de la mer Égée" ou dans une caverne de la Crète 17 ; quelques-uns même les attribuent au Péloponnèse", où le fleuve TiyE t ç aurait pris d'elles son nouveau nom de "Ap7tu;. Ces déesses rapides avaient enfanté les coursiers des HAR HAR héros. L'Iliade donne pour père aux chevaux d'Achille, Xanthos et Balios, le vent Zéphyros qui avait surpris la Harpyie Podargè' dans les prairies d'Okéanos. Voss avait déjà rapproché, avec raison, semble-t-il, cette tradition homérique de la légende arcadienne sur Poseidon Hippios et Déméter-Érinys 2. A l'exemple d'Homère, Stésichore donnait pour mère aux chevaux des Dioscures la Ilarpyie Podargè 3, Nonnos la Harpyie Aellopous au cheval Xanthos et à la jument Podargè 4. Arion, cheval d'Hercule, était né d'une Harpyie et de Poseidon ou de Zéphyros 5 ; nous nous rapprochons de plus en plus de la légende arcadienne, puisqu'Arion était né de l'union de Poseidon avec l'Érinys-Déméter. Les Ilarpyies sont, à l'origine, les messagères du dieu infernal, comme Iris, leur soeur 6 l'est du dieu céleste. Ce sont les pourvoyeuses de l'enfer, qui viennent ravir les mortels et les emporter à l'extrémité du monde, vers le pays des Ombres ou les îles des Bienheureux. « Et maintenant les Harpyies l'ont enlevé sans gloire », ces mots se trouvent deux fois dans l'Odyssée, quand le poète fait raconter la mort d'Ulysse par Télémaque d'abord, puis par Ulysse lui-même 7. Elles sont les fournisseuses des Érynies ; et quand les scholiastes et les arrangeurs de théogonies voulurent coordonner en système le chaos des légendes et des traditions, ils arrivèrent à la combinaison tripartite : Furiae apud Inferos, Dirae apud Saperas, in medio Ilarpyiae 9. Peut-être ce système contient-il une part de vérité : il faut, en tout cas, le rapprocher de la légende arcadienne sur les trois groupes d'Érinnyes, célestes, terrestres et infernales 10 Mais dans la langue poétique (les Harpyies furent surtout une machine de tragédie ou d'épopée), Ilarpyies, Euménides, Érynnies se confondent". Fnriarum ego maxima, dit Celaneo dans VirgileS2; "AF7rutat I01o0weç versifiée13. De proche en proche, on les assimila aux autres vierges divines de l'Occident, les Hespérides 14, ou aux autres monstres infernaux : Lucain f5 les appelle Stygias canes, et Ilésychius ip7r3tx'rtxobç xuvaç 16; on leur attribua toutes les épithètes et tous les synonymes nécessaires à la mesure du vers, p.syxaoto Aib; familias Jouis canes Jovist0 II. Représentations. Les IIarpyies, disent les commentateurs, avaient emprunté leur nom à un oiseau20, car les Ilarpyies volaient à travers les airs et c'étaient des démons ailés. Homère ne nous parle pas des ailes des IIarpyies. Mais, dans Hésiode, ce sont déjà des vierges à la belle chevelure qui, sur leurs ailes rapides, égalent les vents et les oiseaux 81. C'est ainsi qu'elles étaient représentées dans le tableau dont parle Eschyle : elles se distinguent par leurs ailes des Euménides non ailées, dit la P.thie22. C'est ainsi que nous les représente un vase très ancien d'Égine fig. 3706 23 A l'origine donc, les Harpyies n'avaient du monstre que les ailes : Apollonius et Virgile les peignent encore ainsi, en leur donnant toutefois des serres 24, et le poète ajoute : pallida semper ora faine. Peut-être, à son époque, le type de la Harpyie avait-il subi la même transformation qu'on a souvent signalée pour le type des Gorgones et qui, de la Gorgone à face ronde, a fait sortir la Gorgone au visage émacié, aux traits tirés par la faim [GonGoNrES] 25. Mais, l'amour du merveilleux et les versificateurs aidant, le type de la IIarpyie se compliqua bientôt. On lui donna des oreilles d'ours, un corps d'oiseau et une tete humaine". Comme on en faisait l'intermédiaire entre la Furie et l'Euménide et que l'une était oiseau et l'autre chien, on lui donna aussi ce double caractère 27. Les symbolistes se mirent au travail et prouvèrent que les Harpyies devaient être trois, et que chacune avait un visage de vierge, un corps emplumé et des ailes d'oiseau 28. D'autres en firent des oiseaux fantastiques, ayant la tête, les pattes et le plumage d'une poule, la poitrine blanche, des cuisses et des bras humains23 Tous ces attributs des Harpyies sont aussi donnés aux Sphinx, Gorgones, Sirènes, Hespérides et à une foule d'autres monstres légendaires : il est donc fort difficile de reconnaître les unes et les autres sur un grand nombre de monuments figurés et déjà les auteurs anciens les confondaient 30. La confusion avec les Sirènes est d'autant plus facile que celles-ci sont aussi des génies funèbres, des messagers de mort, et qu'elles devinrent un des attributs funéraires les plus usités dans tout le monde anr 1 1 tique. Les archéologues sont d'accord pour reconnaître des Harpyies (fig. 3707) surie fameux monument de Xanthos, découvert par Fellows31 et transporté au British Mu HAR -1511AR seum : il est connu sous le nom detllonument des Harpyies 1. Mais Gerhard remarquait déjà que dans ces monstres on pouvait aussi bien voir des Sirènes 2, et ce nom de Sirènes est appliqué, en effet, à des représentations absolument .identiques sur les tombes ou dans le mobilier funéraire des nécropoles étrusques On ne peut qu'émettre les mêmes doutes sur certains types monétaires que les uns attribuent à la Crète, d'autres à llarpagia de Mysie (fig. 3708)'. Il semble qu'avec plus de raison on pourrait reconnaître une IIarpyie dans le monstre à tête et bras humains, oreilles de bête, double paire d'ailes, corps, pattes et queue d'oiseau qui, sur un vase de Vulci 5, s'envole en emportant à bout de bras deux figurines humaines (fig. 3709). De même sur une situla de bronze provenant du Picenum Mais, à tous ces monuments, il manque toujours un indice certain et, comme Panofka le regrettait déjà pour les bas-reliefs de Xanthos', quelque inscription nous disant: « Ceci est une Harpyie et non point une Sirène ou une Gorgone ». En l'absence de pareils indices, le départ est presque impossible. Dans un texte d'Eschyle, Gorgones et Harpyies vont ensemble Sur le coffre de Kypsélos et le trône d'Amyclae, elles se voyaient aussi côte à côte. Il doit en être de même sur un grand nombre de monuments qui nous sont parvenus' ; pour quelques-uns nous pouvons l'affirmer : tel le vase de la figure 3706 avec l'inscription APCIIYIA et des zones de palmettes et de monstres ailés. Peut-être, dans certains cas, la présence du cheval pourrait-elle être un argument, à cause des légendes homériques sur les coursiers divins, fils de la Harpyie 1a. III. Légendes. Les Harpyies apparaissent surtout dans deux légendes : la légende de Phinée et la légende des filles de Pandaros. La légende de Phinée et des Harpyies 11 compte parmi les plus anciennes de la Grèce. Hésiode dans son Pr,; IIEi,(oôo; l'avait déjà traitée '=; Eschyle, puis Sophocle, qui y font allusion, dans d'autres pièces, l'avaient mise à la scène"; Antirnachos et Pisandros la reprirent 14. La version poétique d'Apollonios nous est seule parvenue" ; Valerius Flaccus la traduit avec quelques variantes70. Du côté des historiens, commentateurs et mythologues, Denys de Milet, Ilellanicus, Phérécyde ont été cités ou résumés par Diodore de Sicile et les scholiastes 77. D'autres variantes ont été rapportées par Apollodore, Servius, Hygin, Palaephate, Tzetzès 18 et d'autres encore. Voici la version d'Apollodore : les Argonautes débarquent à Salmydessos de Thrace, où règne le vieux devin aveugle Phinée : les uns le disent fils d'Agénor (Hésiode le dit fils de Phocix, fils d'Agénor et de Cassiopée, fille d'Arabes, et frère de Cilix), les autres de Poseidon. Les dieux l'ont frappé de cécité pour avoir révélé l'avenir aux mortels ; ou pour avoir aveuglé lui-même les enfants de son premier lit, Plexippos et Pandion, à l'instigation de sa seconde femme Idaïa, fille de Dardanos; ou pour avoir enseigné aux fils de Phrixos, malgré Poseidon, la route de Colchos vers la Grèce. Les Harpyies sont envoyées chaque jour par les dieux, pour enlever sur la table de Phinée les mets à peine servis ou les souiller d'excréments et d'infectes odeurs. Les Argonautes viennent demander à Phinée la route de Colchos. Phinée ne consent à les instruire qu'après sa délivrance : les deux fils de Borée, Zétés et Kalaïs, chassent les Harpyies. Cette légende était passée en proverbe, G)C7CEE Tt; 47CUtx Tâ rr(a s 'rs xps),61iEVG;13. Les artistes archaïques l'avaient déjà représentée sur le coffre de Kypsèlos et le trône d'Apollon Amycléen20; Eschyle parle d'un tableau sur le même sujet". Une peinture de vase" semble directement inspirée du texte d'Apollonios. En présence des Argonautes, descendus de leur vaisseau, les Boréades ailés, armés de l'épée et de la lance, poursuivent deux Harpyies : elles s'envolent, l'une portant un syphos noir à figures rouges, l'autre laissant échapper des morceaux du festin. Phinée aveugle, barbu, vêtu d'un costume barbare, s'appuie sur un sceptre et semble maudire les monstres. Un autre vase attique 23 représente peutêtre le même sujet; c'est du moins l'avis de Millingen. Au centre Phinée, le sceptre en main, assis devant une table, semble apostropher deux Iarpyies, femmes ailées et long vêtues, qui s'enfuient à gauche en emportant des viandes et des plats ; à droite, l'un des Boréades brandit la lance ; une troisième Harpyie s'enfuit derrière lui et laisse échapper un plat que l'autre Boréade (?) se baisse pour ramasser. Une représentation plus certaine (fig. 3710), de la même légende se trouve sur une coupe à figures noires provenant de Forli et appartenant au musée de Wurzbourg 24. Phineus aveugle est HAR -1GHAR assis sur un lit; devant lui, une table chargée de mets vers laquelle il tend les mains ; mais les Harpyies viennent la piller et s'enfuient vers la mer, qu'indique une ligne de flots et de poissons; Zétès et Kalaïs les poursuivent, cherchant d'une main à les atteindre et de l'autre brandissant l'épée. Tous les détails de la peinture repor Lent à la période archaïque, et certaines particularités, comme la présence des Heures, par exemple, pourraient faire penser à une origine attique. La légende des filles de Pandaros et des Ilarpyies nous est donnée par l'Odyssée' : « Privées de leurs parents par la volonté des dieux, les filles de Pandaros restaient orphelines dans leur maison. Aphrodite les nourrissait de lait, de miel et de vin parfumé. Héra les dotait de la beauté et de la sagesse par-dessus toutes les autres femmes. Athéna leur enseignait les travaux merveilleux. Mais, en l'absence d'Aphrodite, montée vers l'Olympe pour demander en leur faveur au dieu de la foudre des mariages prospères, soudain les Ilarpyies ravirent les jeunes filles et les donnèrent pour servantes aux Érynnies. » Polygnote, au dire de Pausanias 2, avait représenté cette légende dans la Leschè de Delphes. Certains l'ont reconnue, sans bonnes raisons, semble-t-il, sur le monument de Xanthos 3. IV. Interprétation. Les Ilarpyies ont prêté à un grand nombre d'interprétations. Les commentateurs anciens avaient remarqué déjà que dans l'Iliade les tempêtes, 06_11at, jouent le rôle des Ilarpyies dans l'Odyssée. Ils en concluaient que les Ilarpyies ne sont que la personnification des cents conjurés, v€p.s v rue;popal, des tempêtes, Ot'ion= 4, des vents violents et ravisseurs, x2Tatytôd6ctS, pIrwotxc(6. Certaines légendes, les enlèvements de vierges et d'enfants par Zéphyre et Borée, donnaient à cette explication une valeur apparente. Aujourd'hui encore, ces idées sont en faveur surtout depuis les rapprochements qu'ont cru pouvoir établir certains mythologues indianistes avec tels personnages de la légende védique. Suivant J.-F. Cerquand', les noms mêmes des Ilar pyies indiquent leurs fonctions: Aellô la tempétueuse, Ocypètè, qui vole vite, Nicothoè, la première à la course, Aellopous, aux pieds de tempête, Podargè, aux pieds blancs, Célaïno, la sombre. Les Ilarpyes, filles de la Mer, parcourent l'espace avec une effrayante rapidité; elles amassent les nuées dans le ciel; elles soulèvent les flots du vaste Océan. Ce sont, en effet, des vents et les Anciens ne l'ont jamais ignoré. Pour expliquer les Harpyies, il faut s'adresser aux Marouts védiques, qui apparaissent en général sous la figure de guerriers forçant la nue à répandre ses trésors; cette lutte hostile se change quelquefois en une lutte amoureuse : c'est pourquoi les Marouts sont appelés les taureaux des vaches célestes. Ainsi s'expliquerait l'union de Zéphyros et de la Harpyie Podargè et la naissance des chevaux divins. La pluie, résultat naturel de l'union, principe de la fertilité, devient indifféremment, par un symbolisme transparent, chevaux, vaches, riz, or ou parfums... Les Marouts se montrent souvent portés sur des chevaux, pendant que les nues deviennent des cavales $. La mention de « la prairie qui borde l'Océan » rappelle encore les Marouts à la fois ravisseurs et bienfaisants. C'est là, en effet, à l'horizon lointain, qu'ils vont amasser, avec les vapeurs, les trésors dont ils chargent leurs coursiers et qu'ils répandront sur la terre pour le bonheur des hommes°. A côté de cette interprétation naturiste, les Anciens avaient inventé déjà une explication evhémériste : les Harpyies ne seraient que les deux filles du roi Phinée, Éraseia et Harpyia, qui, par leurs prodigalités, auraient ruiné leur malheureux père et l'auraient ensuite torturé : d'où le nom de "aa ruta 10 donné en proverbe aux dissipateurs et surtout aux ÉTaï pat avides". HAR 17 HAit Les modernes, à leur tour, trouvèrent une autre explication evhémériste : « Les enlèvements d'hommes et de femmes attribués aux Harpyies, la dévastation des lieux où elles apparaissaient, leur séjour dans les îles de la Grèce, et leur origine attribuée à Thamnas, Neptune ou Pontus, les rapprochaient sensiblement des pirates qui, voguant au milieu de la tempête et fuyant sur la mer avec leur proie comme si des ailes agiles les avaient emportés, désolaient autrefois les plages habitées depuis le PontEuxin jusqu'à l'Épire » 1. Alfred Maury, qui a adopté cette interprétation 2, avait d'abord pensé que les Grecs avaient reçu les représentations des llarpyes de leurs voisins, Égyptiens ou Sémites, et qu'ils en avaient seulement imaginé les légendes explicatives. Il rappelait particulièrement l'oiseau fabuleux des Arabes, l'Anka, représenté comme la Harpye avec une tête humaine et qui se tient dans les montagnes du Kaf entourant l'univers. Lorsque les Arabes veulent exprimer qu'une chose a péri ou s'est anéantie, ils disent qu'Anka Maghreb l'a emportée'. Mais de toutes ces tentatives d'explication aucune peutêtre ne mérite autant d'attention que l'explication d'E. Curtius 4, si toutefois on la dégage de quelques fantaisies sur le symbolisme de l'oeuf 5. Il semble que l'auteur ait raison de rapprocher ,des Harpyies ces oiseaux à tête humaine qui, sur les peintures égyptiennes, planent au-dessus des couches funéraires. V. BÉRARD. HARUSPICES. Devins étrusques, ou appliquant les méthodes de la divination toscane, et particulièrement la divination par les entrailles. II est probable que leur nom, dont l'orthographe est variable' et l'étymologie douteuse', est un mot latin qui signifie «inspecteur d'entrailles». Ce nom commun, synonyme d'exlispex, extispicus, pouvait, par conséquent, V. s'appliquer à tous ceux qui pratiquaient la divination par les entrailles', et notamment aux iepoexd rot grecs, dont l'appellation se rapproche, même par la consonance, de son synonyme latin. Dans ce sens technique, le mot haruspex ne spécifie ni l'origine de la méthode, ni la nationalité présumée de celui qui s'en sert. Il a même pris, par une extension abusive, mais inévitable, le sens de « devin » en général. Ces libertés de l'usage invitent à la prudence dans le triage des textes. Nous ne devons retenir que ceux qui visent les devins toscans, renvoyant, pour ce qui concerne les méthodes internationales, à Nous ne connaissons la divination étrusque que par l'usage, officiel ou privé, qu'en ont fait les Romains, et par des renseignements dont les plus anciens datent du temps de Cicéron et de Varron, c'est-à-dire d'une époque oit les traditions et la langue de l'Étrurie n'étaient plus connues que de rares érudits. Elle formait un corps de doctrine 4, que l'on prétendait avoir été révélée aux lucumons étrusques par un génie autochthone, le nain Tagès et qui se trouvait consignée, avec des suppléments émanés de la nymphe Vegone ou Begoe s, sorte d'Égérie ou de Sibylle toscane, dans une compilation de livres hiératiques, mentionnés, en bloc ou par parties, sous quantité de rubriques diverses 7. Cette collection d'arcanes fut traduite en latin, à partir du ter siècle avant notre ère, commentée, découpée en extraits et analyses par divers auteurs, Tarquitius Priscus, A. Caicina, Nigidius Figulus, Clodius Tuscus, Julius Aquila, (Sinnius?) Capito, ltmbricius Melior (l'haruspice attitré de Galba), enfin par Cornelius Labeo (époque inconnue), qui, d'après un témoignage des plus suspects8, aurait « expliqué en quinze volumes les doctrines étrusques de Tagès et de Bacchétis Tous ces commentateurs et vulgarisateurs' infusèrent HAR -45HAR dans une tradition déjà en partie apocryphe, artificiellement vieillie et surchargée, leurs idées particulières, les systèmes théologiques, philosophiques, scientifiques en vogue de leur temps. De plus, il ne nous reste de leurs élucubrations que des fragments dispersés, trop mutilés et trop incohérents pour qu'il soit possible de retrouver, en les rapprochant par leurs parties communes, le fonds qu'ils ont exploité, à plus forte raison, de distinguer dans ce fonds les données purement étrusques des additions et adaptations d'origine exotique. Dans ces conditions, le plus sage serait de s'en tenir aux faits historiques qui attestent d'âge en âge la pratique de l'haruspicine étrusque : mais ces faits eux-mêmes sont inintelligibles sans une certaine somme d'idées systématiques et de règles générales, dans lesquelles nous essayerons de les encadrer. Il est inutile de chercher une classification qui suive soit le développement logique des principes, soit les traces historiques de leur application 1. Il n'y a qu'un point acquis, c'est que la divination toscane ne connaît pas la révélation intérieure, l'enthousiasme mantique elle est tout entière inductive [DIVINAT10], uniquement occupée à interpréter des signes extérieurs 2. Cette élimination faite, la logique voudrait que l'on commençât par les signes fortuits ou «prodiges », et que de ce fonds commun on vit se séparer peu à peu les méthodes régulières, l'art augural et fulgurai, la divination par les entrailles. Mais la séparation ne pouvait être et ne fut jamais complète, si bien que la logique aboutirait ici à la confusion. D'un autre côté, l'histoire s'occupe surtout des prodiges et fait dans l'interprétation des prodiges une large place à la science fulgurale : mais elle permet aussi de reconnaître que la divination par les entrailles a été la forme courante et populaire de l'haruspicine, tandis que la science fulgurale n'a pris une place éminente que sur le tard, sous l'influence rivale de l'astrologie MATIIEMATICI . Et cependant, l'art fulgurai est, dans nos textes, étroitement associé à la théorie du « temple », qui, elle, est primordiale et domine tout l'ensemble de la divination toscane. S'il est vrai que Rome fut fondée « suivant le rite étrusque 3 », c'est suivre l'ordre des faits connus que de commencer par la théorie du temple, laquelle implique un exposé des principes de l'art fulgurai. 1. Le temple [augural et] fulgurai. Les signes extérieurs de la pensée divine, étant nécessairement situés dans l'espace, empruntent à leur situation par rapport soit aux régions du monde visible, soit à l'observateur, une notable part de leur signification. Il faut donc, pour que la divination soit possible, que l'espace dans lequel doivent apparaître les signes soit divisé à l'avance en compartiments. Cet espace divisé est le temple [TEMPLUMAUGURES, DIVINATIO]. Aussi n'y a-t-il de propriété individuelle que celle qui est limitée par un tracé conforme aux rites, et une cité n'est vraiment assise que sur un sol converti en temple par les cérémonies observées lors de Ces idées, communes, sous leur forme la plus rudimentaire, aux anciennes populations italiques', ]es Romains en rapportaient l'origine aux Étrusques et nous savons qu'elles avaient été appliquées par les haruspices non seulement à la division du sol, mais à la répartition des membres vivants de la cité. Les méthodes à suivre pour ces calculs épineux étaient exposées dans les labri rituales. « On appelle ainsi », dit Festus, « des livres étrusques oii il est prescrit suivant quel rite doivent être fondées les villes, consacrés les autels et édifices; quelle sainteté protège les remparts, quel est le droit applicable aux portes; comment doivent être distribuées les tribus, curies, centuries, constituées et ordonnées les armées, et autres règles de ce genre concernant la guerre comme la paix»). Les contemporains d'Auguste étaient persuadés que leur droit augural et pontifical dérivait de la science antérieure et supérieure des Toscans, et que Tarquitius Priscus leur en enseignait les véritables origines'. Nous n'en éliminerons pas moins de notre sujet tout ce qui, en cette matière, nous est connu comme faisant partie des théories ou des pratiques augurales [AUGUrIES, AUSPICIA] et pontificales [rox Il est probable qu'à l'origine, il n'y avait pas de différence essentielle entre le temple étrusque et le temple romain. Comme les augures, les haruspices, avec la main armée du LITUrs 8, divisaient l'espace visible, ciel et terre, en quatre parties ou quadrants, en menant par les points cardinaux deux lignes droites, perpendiculaires l'une à l'autre (cardo ou méridienne et decumanus), qui se coupaient au lieu occupé par l'observateur (decussis). Celui-ci, dirigeant son regard suivant une de ces lignes, distinguait dans le temple la droite et la gauche (pars dextra-sinistra), l'avant et l'arrière (pars antica-poslica). Ces dénominations, se rapportant à l'observateur, se déplaçaient avec lui, et il paraît que les rites toscan et romain lui imposaient chacun une orientation différente 8. Il semble bien aussi que le temple étrusque resta, en théorie, du moins, un cercle divisé, pouvant être représenté, pour les divisions tracées sur le sol, par le carré inscrit; tandis que les Romains adoptèrent le carré inscrit, à l'exclusion de ]a forme circulaire, et détraquèrent toute cette géométrie mystique en IIAR 19 HAR faisant des lignes directrices non plus les diagonales, mais les axes du carré'. L'originalité du temple étrusque tient à une question de principe. Tandis que les Romains, simplifiant la tradition ou se refusant à la compliquer, considéraient tous les signes apparus dans le cadre du temple augural comme envoyés par Jupiter seu12, les haruspices avaient la prétention d'entrer en colloque avec plusieurs divinités et de reconnaître la main d'où partaient les signes fatidiques (manubiae) 3. Ils avaient été amenés ainsi à situer dans les diverses parties de leur temple différentes divinités dont le nombre, et par suite le nombre des parties du temple, ne pouvait qu'augmenter à mesure que l'art divinatoire gagnait en précision. Aussi, au temple quadripartite, autour duquel étaient rangés Jupiter, Junon, Summanus et Minerve, lançant leurs foudres de leurs sièges respectifs}, voyons-nous succéder des temples à huit, douze, seize secteurs. L'existence du temple à huit cases est postulée par celle, expressément attestée, du temple à seize compartiments, lequel a dû être engendré, comme le pense Cicéron par le doublement répété des parties du temple primitif. Peut-être faut-il rapporter à ce système la répartition, plus tard inexpliquée, des foudres entre neuf divinités ° et puisque le temps se divisait comme l'espace le nundinum ou semaine étrusque, ainsi que la succession des huit races d'hommes qui, au dire des haruspices, devaient dominer tour à tour sur terre On est en droit de supposer aussi un temple à division duodécimale, imitation plus ou moins artificielle du Zodiaque astrologique, qui aurait servi de domicile au groupe des douze Consentes ou Complices 8. Ces douze conseillers ou assesseurs de Jupiter auraient dû être armés de la foudre ° ; mais nous ne connaissons à leur sujet qu'une théorie à tendances monothéistes qui aboutit à réserver la foudre au seul Jupiter. Les Romains euxmêmes, en matière de foudres, n'avaient pas poussé la simplification aussi loin, car ils attribuaient les foudres diurnes à Jupiter, les nocturnes à Summanus 10. Les novateurs ne manquèrent pas de dire qu'ils restauraient sur ce point la tradition primitive 11. Il y mêlaient, en tout cas, des idées assez incohérentes. Suivant eux, Jupiter dispose de trois foudres (tres manubiae). Il peut lancer la première de sa propre initiative, comme avertissement. S'il frappe un second coup, moins inoffensif, il doit prendre l'avis des douze Consentes; enfin, il ne doit et probablement ne peut foudroyer pour tout de bon, au troisième coup, sans consulter les dieux « supérieurs et voilés 12 ». Ces six couples d'assesseurs ressemblent à la fois aux Olympiens et aux « dieux conseillers » de la Chaldée i3, tandis que les dii superiores et involuti rappellent les Moeres grecques ou tiennent la place de l'eiu.artiÉV-tl stoïcienne. Mais cette théorie compliquée perdait de vue les exigences de la pratique, qui cherchait à localiser les foudres dans le temple et s'accommodait beaucoup mieux de divinités différentes tonnant dans les divers domiciles. Les haruspices qui préféraient développer la tradition nationale sur son propre fonds n'eurent qu'à multiplier le nombre des divinités fulminantes, en ajoutant à l'ancienne liste à quatre places les noms de Vulcain19, de Mars 15, peut-être d'hercule 1°, et d'autres encore que nous ignorons. Ils atteignaient ainsi, on l'a dit plus haut, au chiffre de 9. En combinant avec ce nombre de neuf divinités fulminantes la théorie susvisée des trois foudres attribuées à Jupiter, les Toscans arrivaient à compter onze espèces de foudres 17. Ce système a-t-il été accommodé à la construction du temple à douze cases, dans lequel aurait été ménagée peut-être une place vide, correspondant à la région où, vers le solstice d'hiver, les foudres partaient non plus du ciel, mais de la terre (inféra fulmina)", on l'ignore. Ce qui est certain, c'est que le système des onze foudres coexistait avec le temple à seize régions, le temple fulgurai par excellence et le seul pour lequel nous possédions la garantie de textes formels19. La répartition des divinités dans le temple à seize secteurs nous est indiquée, mais par un auteur du ve siècle, Marcianus Capella, qui ne cite pas ses autorités 20. Sa liste ne contient pas moins de 64 noms de divinités ou groupes de divinités, et il nous avertit lui-même qu'elle est incomplète. Que l'astrologie ait collaboré à cette mosaïque internationale, on n'en saurait douter quand on voit Fortuna et Valitudo occuper la même place (XI») que Valetudo dans le système astrologique des « sorts », Genius (Ve) et Genius Junonis Sospitae (IXe) correspondre aux « sorts » du mariage et de la progéniture, et Mars-Quirinus remplacer le « sort » de Militiez (II») 2t Le temple à seize cases doit avoir été imaginé par des haruspices préoccupés de lutter contre l'astrologie envahissante en lui empruntant quelques-uns de ses procédés. Ces diverses constructions géométriques ont eu pour HAR 20 HAR but de fournir un cadre étiqueté à l'observation des foudres, et nous n'avons pu les décrire sans y mêler les premières notions de la science fulgurale. Toutefois, il est presque certain que le temple primitif a servi longtemps, comme chez les Romains, à l'observation des auspices. Le type légendaire de l'augure romain, Attus Navius, passait pour avoir appris son art en Étrurie', et ni Pacuvius, ni Lucain ne croyaient commettre d'anachronisme en représentant les haruspices comme aussi habiles à interpréter la « langue des oiseaux 2 » ou le « mouvement de leurs ailes' » qu'à scruter le foie des victimes. Mais cette branche de l'art avait été délaissée par les haruspices, précisément parce qu'elle était encore vivace à Rome et que les Romains ne leur demandaient pas de consultations de ce genre. Ils se bornaient, autant qu'on en peut juger, à interpréter les actes insolites des oiseaux, comme des autres animaux ou l'apparition d'espèces rares, comme celles qui étaient dessinées dans certains ouvrages de « science étrusque ». Autrement dit, l'ornithoscopie atrophiée s'était réabsorbée dans la science générale des prodiges. L'art fulgurai, au contraire, dont la tradition tendait à s'oblitérer à Rome e, prit en Étrurie un essor qui en fit, dans la science des prodiges, une discipline à part. Les haruspices observaient ou interprétaient la foudre proprement dite (fui men-fulmen caducum), l'éclair (fulgur-fulguratio-fulgetrum) et le tonnerre (tonitru). Quant aux météores de toute espèce, bolides, aurores boréales arcs-en-ciel', comètes c'étaient des prodiges tenus en dehors des classifications courantes, comme aussi les foudres, éclairs et tonnerres observés par un ciel serein ". Que la foudre fût lancée par les dieux, il n'y avait pas à le démontrer. Ce postulat, commun à toutes les méthodes divinatoires, tirait ici une force singulière de l'embarras où furent toujours les physiciens d'expliquer comment le feu, qui tend par nature à s'élever, pouvait se précipiter avec une telle violence dans une direction opposée. La première question à résoudre concernait l'origine de la foudre, et elle était à peu près résolue d'avance par la répartition des divinités fulminantes dans le temple. On tirait encore des indices supplémentaires de la couleur des éclairs, le rouge vif trahissant la main de Jupiter "; le rouge sombre, celle de Mars 72 ; le blanc, plus ou moins livide, celle des autres dieux73 ; de l'heure, diurne, nocturne, crépusculaire (provorsa fulgura)''" ; ou de la coïncidence des foudres avec les fêtes des diverses divinités '° ; enfin, des effets produits, ]a foudre de Mars, par exemple, étant connue pour son énergie comburante". Ce n'était pas seulement pour savoir quelle main avait lancé la foudre que les haruspices cherchaient à préciser son point de départ. Ils devaient noter la direction du coup, à l'aller et au retour, car les anciens, confondant des phénomènes mal. connus même de nos jours ", croyaient que le plus souvent la foudre rebondit sur les corps qu'elle frappe, et va se perdre ailleurs ou même retourne à son point de départ". Toutes les foudres célestes suivaient une direction oblique ; seules, les foudres parties de la terre (in fera ou in ferna-terrena) frappaient droit ". Celles-ci étaient toujours funestes; les autres, de bon ou mauvais présage, suivant les cas. Les coups partis du premier quadrant du temple (entre le Nord et l'Est) étaient heureux, surtout si la foudre y retournait, le retour au point de départ étant toujours un signe favorable 20. Les effets matériels de la foudre ne pouvaient manquer de fournir un moyen de diagnostic important, pouvant révéler non seulement son origine, hais l'intention dont elle était le signe. Les haruspices, un peu trop aidés dans leurs classifications par les stoïciens, admettaient trois espèces de foudres, térébrantes, brisantes, brûlantes, celles-ci subdivisées en foudres qui noircissent (filscant), c'est-à-dire qui altèrent (decolorant) ou changent( colorant) la couleur des objets touchés, et foudres brûlantes proprement dites, qui grillent (afflant) ou brûlent à fond (comburunt) ou enflamment (accendunt) lesdits objets". Cette trichotornie, symbolisée par les trois dards du foudre classique [FULMEN], se retrouve dans l'analyse d'autres données ou procédés d'exégèse. Les trois foudres que maniait Jupiter, assisté ou non des Consentes et des Involuti (voy. ci-dessus), ne correspondent pas exactementaux genres précités, car elles sont classées à la fois au point de vue des effets et au point de vue de l'intention (avertissement, menace, exécution) 22. Une autre ordonnance distinguait la foudre qui effraye (ostentato IIAR 21 IIAR rium), celle qui présage (praesagum), celle qui détruit (perernptorium), division qui, ainsi remaniée', se rapproche de la précédente. Enfin, en ne considérant que les intentions, soit du moteur de la foudre, soit du destinataire, soit des deux ensemble, on aboutissait à des classifications psychologiques assez enchevêtrées, où se retrouvent des synonymes des espèces précédentes. Le docte Calcina distinguait trois espèces de foudres : la foudre conseillère (fulmen consiliarium), qui approuve ou désapprouve un projet médité par le destinataire ; la foudre de garantie (auctoritatis), qui présage les effets bons ou mauvais d'un acte accompli; et la foudre d'état (status), sorte d'apostrophe inattendue adressée aux gens dans l'état passif'. Cette dernière peut être une menace, une promesse ou un avertissement (f. monitorium) 3. L'analyse poussait plus loin ses distinctions. Les avis célestes peuvent être répétés (f. renovativa) '' et confirmés (attestanea-3 attestata) 6, ou, au contraire, annulés par contre-ordres (peremptalia)'. Avis ou menaces, les foudres pouvaient présager des maux inévitables, parfois déguisés sous la promesse d'un bonheur apparent (f. fallacia) 3, même l'exil ou la mort (pestifera) a, ou des malheurs dont l'échéance pouvait être soit écartée (deprecanea), soit différée (prorogativa)10. L'épithète de « prorogative » entre dans une autre classification, toujours ternaire, faite au point de vue de la durée des présages. Les foudres sont ou perpétuelles, ou finies, ou prorogatives (perpetua-fnita-prorogativa) ". Les premières, comme l'horoscope des astrologues, étendaient leur effet à la vie entière, soit des individus (f. fantiliaria) 17, soit des cités. Elles ne s'observaient qu'aux époques critiques, et les haruspices, soucieux de restreindre la part faite au fatalisme, avaient limité le nombre de ces époques à une seule pour les cités (le moment de la fondation), à deux pour les particuliers (naissance et constitution d'une famille) '3. Le pronostic tiré des foudres « finies » comportait une échéance à jour fixe". L'échéance des « prorogatives » pouvait être différée durant un certain laps de temps, au maximum trente ans pour les cités, dix ans pour les" particuliers au moyen des « procurations » enseignées par les haruspices, démarches dont l'efficacité pouvait aller jusqu'à transformer les fenita en prorogativa, et celles-ci en deprecanea. Cette plasticité du Destin est un trait caractéristique des doctrines toscanes, comparées à l'astrologie fe• On a supposé jusqu'ici que le destinataire des présages était connu. L'adresse des foudres était, en effet, indiquée par Ies circonstances de temps et de lieu. Pour les foudres demandées, attendues, observées, nul doute possible. Mais c'était le cas le plus rare. Pour les autres, l'adresse se déduisait, soit de la préoccupation présente du spectateur, s'il y avait éclair sans foudre, soit, avec certitude absolue, du lieu frappé : les propriétés ou la personne même, s'il s'agit des individus; les lieux et monuments publics ou les magistrats, s'il s'agit d'une cité. Dans une cité républicaine, des coups portant sur le Comitium ou les « lieux principaux » donnaient à la fois leur adresse et leur sens : ces foudres-prodiges présageaient des révolutions devant aboutir à la monarchie (f. regalia)". Les raisonneurs demandaient à quoi servaient les foudres tombées sur les res nullius, la mer, les déserts, la cime des montagnes; ils croyaient prouver par là que la foudre ne partait pas de la main des dieux 13. L'argument était facile à réfuter. Inaperçues, ces foudres n'existaient pas; observées, elles s'adressaient à qui en était témoin 19. En tout cas, ceux qui demandaient pourquoi la divinité foudroyait ses propres temples 20 avaient l'air d'ignorer que ces coups soi-disant fortuits étaient les plus significatifs de tous. Les haruspices y voyaient d'ordinaire des postularia ou postulatoria (fulmina), enjoignant de recommencer des cérémonies religieuses mal faites". L'art de l'haruspice « fulgurateur » 22 consistait à appliquer les principes ci-dessus exposés à un cas donné, en poursuivant l'opération divinatoire dans ses trois phases, observation, interprétation, exoration ou procuration 23. Avec les combinaisons possibles entre tant de données, il était assuré de ne pas rester court. La théorie des foudres rénovatives, prorogatives et périmantes surtout prêtait à des raffinements bien propres à émerveiller les profanes. « Dans l'interprétation des foudres », dit Pline ', « la science s'est perfectionnée au point qu'elle annonce à l'avance s'il en apparaîtra d'autres à jour fixe, et si elles annuleront la destinée ou si elles ouvriront d'abord d'autres destinées restées à l'état latent; le tout confirmé par d'innombrables expériences publiques et privées, dans l'un et l'autre sens 26 ». En d'autres termes, étant donné une foudre reconnue prorogative, les haruspices se vantaient de savoir à quelle date la prorogation prendrait fin, date à laquelle le présage serait ou renouvelé, ou provisoirement remplacé par d'autres, ou définitivement annulé. Mais toute cette casuistique d'arrière-saison, bonne pour humilier les astrologues, importait assez peu aux clients des haruspices. Ce qu'on attendait des hommes de l'art, c'était l'indication des mesures à prendre pour éviter HAR -22IIAR toute suite fàcheuse, c'était le mode de procuration. Il faut distinguer ici entre la foudre considérée comme présage et la foudre considérée comme projectile céleste. La foudre-présage, qui pouvait être un simple éclair, devait être procurée par l'accomplissement des volontés qu'elle signifiait', et il n'y a pas lieu d'anticiper sur ce qui sera dit plus loin de la procuration des prodiges en général. Par contre, la foudre offensive, qui laissait des traces matérielles de son passage, devait être procurée, indépendamment de l'interprétation, ou plutôt expiée 2 par des cérémonies spéciales. L'ancien rite romain, celui de Numa, ne connaissait qu'une expiation uniforme, appliquée par les Pontifes à tous les coups de foudre. Elle consistait en offrandes symboliques à Jupiter (Elicius?)3. Les Pontifes reconnurent eux-mêmes l'insuffisance de leur procédé national et finirent par se décharger tout à fait sur les haruspices du soin de purifier les lieux et objets frappés par la foudre. D'après un principe qu'on dit commun à la doctrine « des pontifes et des haruspices », la foudre ne frappait jamais que des lieux entachés d'une souillure quelconque b. Rechercher la nature de cette souillure préexistante était affaire d'interprétation, et l'effacer devait être l'effet de la procuration ordonnée en conséquence. Mais tout d'abord, il fallait conjurer l'espèce de maléfice apporté par la foudre elle-même au lieu frappé fulguritum) 5. Les haruspices y pourvoyaient en enterrant la foudre sur place. Il commençaient par « ramasser les feux célestes° », c'est-à-dire, les indices matériels de leur passage, et la foudre elle-même, qu'ils savaient trouver éteinte et solidifiée en pierre'. Ils enfouissaient cette foudre (fulmen condere) en récitant des prières lugubrese, et immolaient à cet endroit une ou plusieurs brebis (bidentes), dont ils avaient soin d'examiner les entrailles pour être assurés du succès de l'opération'. Enfin, ils faisaient enclore d'une barrière circulaire, à la façon d'un puits (puteal), sans le couvrir 10, ce tombeau de la foudre ou bidental, désormais inviolable, inamovible, et classé, comme tous les tombeaux, parmi les lieux S'il y avait eu mort d'homme, les haruspices « colligeaient » aussi les membres de l'individu foudroyé et l'enfouissaient (condere) sur le lieu même, sans les rites consolants des « justes funérailles" ». Aussi ce genre de bidental était-il particulièrement sinistre f3. On procédait d'une façon analogue avec les arbres foudroyés (arbores J'ulgoritae-fanaticae)15, qui restaient debout, comme des stèles funéraires, isolés et redoutés. L'observance de ces rites fit surgir bien des difficultés qu'eut à régler le droit pontifical. La théorie des foudres qui retournent sans demeurer sur place permit de réduire le nombre des bidentalia, et peut-être fut-elle inventée pour cela. On n'enfouissait probablement que les foudres restées en terre (f. atterranea) 1'. Mais quand il s'agissait de personnes foudroyées, le cas pouvait devenir embarrassant. Si un individu était foudroyé dans un lieu public, le rituel toscan exigeait qu'il fût enfoui sur place et la jurisprudence romaine interdisait de convertir un lieu public en sépulture privée Que ce lieu public fût dans l'intérieur de la ville, la difficulté était double, un article de la loi des XII Tables défendant d'ensevelir un corps humain in birbe". Enfin, si l'individu frappé survivait? Fallait-il le retrancher de la société, ou l'enterrer en effigie, comme on faisait pour les individus « dévoués » [DEVOTIO], ou affecter l'optimisme et considérer comme une caresse un coup qui ne tue pas 18 ? Même les végétaux fournissaient matière à scrupules. Le caractère « religieux » des arbres foudroyés étant, en droit pontifical, incompatible avec le caractère « sacré », que faire si la foudre frappait un bois sacré ? En pareille occurrence, les Arvales eurent recours à quantité de cérémonies pour faire disparaître les arbres touchés et acquérir le droit de les remplacer par d'autres 19. Le végétal pouvait aussi survivre au coup de foudre. Sans doute, on n'en faisait pas alors un objet « religieux » ; mais il était prudent de le traiter en suspect, et, si c'était un arbre fruitier, de ne pas offrir de ses fruits aux dieux. Ainsi, au dire de Pline, il était interdit de faire des libations avec du vin provenant d'une vigne touchée par la foudre20. L'art fulgurai en vint, de cette façon, à dicter des lois aux arboriculteurs timorés. Sous prétexte que, pour un arbre greffé que la foudre viendrait à frapper, il faudrait autant d'expiations spéciales que de greffes, il interdisait certains mélanges d'espèces incompatibles 21. Il reste encore, pour achever la table des matières de la science fulgurale, à parler de l'évocation et du maniement des foudres. C'était là un secret magique, dont l'emploi était dangereux pour les profanes (fulmina hospitalia) n et dont les haruspices eux-mêmes n'usaient pas volontiers. Ils vivaient sur les souvenirs légendaires de Tullus Hostilius, victime de sa témérité", et de Porsena, qui avait jadis tué à coups de foudre le monstre Volta sur le territoire de Volsinies 2:. Ils avaient si bien laissé oublier leurs talents en ce genre que, pour expliquer le miracle de la légion Fulminante, sous MarcAurèle, Claudien songe non pas à eux, mais aux mages HAR 23 HAR orientaux'. Ce n'est qu'à la fin du monde antique, comme nous le verrons plus loin, que l'on eut l'idée de les inviter à tourner l'arme céleste contre les Barbares. Aux formules capables d'attirer la foudre (elicere, cogere), le vulgaire eût préféré à coup sûr des moyens de l'écarter (exorare). Nais si l'un était difficile 2, l'autre l'était sans doute davantage. On disait bien que Tarchon, le premier disciple de Tagès, avait préservé sa maison en l'entourant de ceps blancs,. et que Tagès lui-même s'était servi d'une tête d'âne écorché pour faire fuir les orages3 ; mais on ne voit pas que les haruspices aient travaillé à raréfier la matière première de leur industrie. Ont-ils au moins essayé d'arrêter l'effet des foudres brûlantes? Pline parle de formules écrites sur les murs pour écarter les incendies 4, et une de ces formules : Arse verse, nous est donnée comme d'origine et de langue étrusques. On n'en sait pas davantage. II. Haruspicine proprement dite ou divination par les entrailles. Avant d'acquérir le renom de fulgurateurs émérites, les devins toscans passaient pour être incomparables dans l'art d'inspecter les entrailles. Leur nom usuel vient de là, et cette partie spéciale de leur art remontait sans conteste à Tagès', tandis que l'art fulgurai procédait aussi, ou peut-être exclusivement, des révélations de la nymphe Vegone. Une monnaie attribuée à Luna paraît représenter Tagès, coiffé du bonnet des haruspices, et les instruments du sacrificateur (fig. 3711)'. Il faut la rapprocher d'une statuette de bronze trouvée dans un tombeau voisin du Tibre, où l'on reconnaît généralement l'image d'un haruspice (fig. 3712) '. Ce n'est pas que l'extispicine étrusque eût des principes ou même des méthodes qui lui fussent propres. On s'accordait partout à penser que les victimes offertes aux dieux devaient être saines, bien conformées, et qu'une tare quelconque, extérieure ou révélée par l'autopsie, les empêchait d'être agréées. En outre, le sacrifice est une forme de la prière, et rien de plus naturel que de chercher dans le sacrifice même la réponse des dieux. Les Romains, comme les Grecs de l'âge homérique, semblent s'être contentés longtemps de cette divination rudirnentaire, qui leur permettait de savoir, d'après l'aspect des entrailles, si le sacrifice était agréé (litare perlitarexxa),ms,eiv) et, par conséquent, la prière exaucée. Mais il n'y avait aucune raison pour limiter à une simple affirmation ou dénégation la réponse des dieux. Ils pouvaient accepter ou refuser sans conditions, ou demander autre chose, ou enfin et surtout adresser de leur propre initiative des avis imprévus, promesses, menaces, reproches, etc. Cette porte une fois ouverte, la divination y passait tout entière. Il suffisait pour cela que le langage des signes convenus fût assez riche et d'une interprétation sûre. C'est précisément la multiplicité des détails observés et la richesse de leur répertoire exégétique qui faisait en cette matière la supériorité des Toscans sur leurs rivaux de tous pays. Comme la science fulgurale, l'haruspicine finit par se charger de superfétations suscitées par la concurrence de l'astrologie. Il fallut que l'animal disséqué devînt un microcosme 1D, et ses viscères un temple dans lequel étaient distribuées les in11'uences des diverses divinités ; ou bien le foie, l'organe fatidique par excellence, était à lui tout seul un temple. Nous reproduisons ici, en plan et en perspective, un monument déjà visé ailleurs [D1ViNATIO, fig. 21ii73j et qui paraît être une représentation schématique du foie considéré comme un temple à seize régions". Quand la magie et la théurgie furent à la mode, on imagina que les dieux, invoqués au moment de la consultation, venaient prendre place dans leurs domiciles IIAR 24 _HAIS respectifs pour répondre aux questions 1. Les vrais haruspices toscans ont dû écarter ou n'accepter qu'à regret ces théories suspectes. Ils admettaient bien, et rien ne les empêchait de faire cette concession aux raisonneurs, que les signes fatidiques ne préexistaient pas dans la victime, laquelle, par exemple, n'aurait pu vivre sans coeur ou sans foie; mais, pour imprimer les signes fatidiques dans les viscères, en vue et au moment de la consultations, il leur suffisait de l'intervention unique de la divinité à qui était offerte la victime 3. Les haruspices appliquaient donc leur art aux victimes immolées spécialement pour la consultation (hostiae consultatoriae) : les autres ne comptaient que comme vies offertes (hostiae animales), non comme instruments de divination4. Certaines espèces animales étaient plus sensibles à l'impression divine, avaient « le foie plus parlant» ». De là l'idée non seulement de disséquer toute espèce d'animaux, y compris, dit-on, l'homme °, mais encore d'adapter l'espèce au genre de consultation, en choisissant, par exemple, la colombe pour les amoureux, et ainsi de suite. Mais il n'est question de ces pratiques qu'à propos de devins d'origine exotique' : on ne nous dit pas que, comme les Cypriotes, qui imaginèrent de consulter les entrailles du porc, ou l'lamide Thrasybule, qui le premier essaya du chien 8, les haruspices toscans aient allongé la liste des animaux fatidiques. Nous ignorons également si le canon des viscères observables ou exia (c7t),âyzve), c'est-à-dire le foie, le coeur, les poumons, l'estomac, la rate et les deux reins 9, a été porté à ce nombre septénaire par les Toscans. On sait seulement qu'il était plus restreint à l'origine, et que les innovations faisaient événement. Pline a noté la date (274 a. Chr.) à laquelle « les haruspices commencèrent à examiner, dans les exta, le coeur10 ». Jusque-là, ils se bornaient sans doute à interroger le foie. Le foie n'était pas encore, au temps de Cicéron, le temple compliqué qu'il paraît être devenu plus tard. Les haruspices le divisaient sommairement en deux parties, ou plutôt en quatre, analogues aux quadrants du temple archaïque. Il leur suffit pour cela d'ajouter à la division naturelle de l'organe en deux lobes droit et gauche une division artificielle en deux parties, antérieure et postérieure, dont l'une était censée représenter les intérêts de l'observateur ou de son client (pars familiaris), l'autre, les intérêts et influences contraires (pars hoslilis, inimica irp« Ire oaoail,.tx) 11. Quant aux subdivisions anatomiques de ces parties, nous ne les connaissons pour la plupart que par la terminologie grecque 12, à laquelle ont peutêtre collaboré les médecins et les grammairiens. Les Toscans observaient surtout les extrémités saillantes de l'organe (fibrae 13), et les fissures qui le sillonnent (lissa 11, limites"). Parmi les « fibres », la plus importante était la tête (caput, xe?«aii) du foie 16, laquelle pouvait être atrophiée ou absente l', turgide ou double 78, cohérente ou détachée (capot eaesum)1°, et, dans tous les cas, dominait ou annulait la valeur des présages fournis par les autres régions. Certains praticiens (fissiculatores) accordaient une attention particulières aux fissures, comparables aux « lignes » de la chiromancie, ou aux combinaisons des fissures et des veines20. Il va sans dire que les anomalies plus ou moins prodigieuses, foies doubles 21 ou munis d'une double enveloppe", ou logés à la place de la rate 23, double vésicule du fiel", etc., étaient notées avec soin. Après le foie, le coeur. Il parait qu'un peu de graisse à la pointe était de bon augure 2''. L'absence du coeur était un prodige plus rare encore que l'absence de tête dans le foie, et, s'il se peut, plus menaçant ; il figure parmi ceux qui annoncèrent la mort de César 2G. On comprend qu'il n'ait pas beaucoup effrayé le dictateur, qui tenait les prodiges pour des supercheries 2'. Le poumon méritait attention. Même si les autres exta était favorables, un poumon « incisé » ordonnait de surseoir à toute entreprise 28. Des autres exta inscrits au canon, nous ne savons rien, sinon que la rate changeait parfois de place avec le foie, ce qui était un prodige 29. On ne saurait dire si c'est à l'haruspicine ou à l'astrologie que les interprètes de songes ont emprunté les pronostics spéciaux qu'ils répartissaient entre les divers organes. Il est plus probable que c'est à l'astrologie, car la vésicule du fiel, que les haruspices disaient consacrée « à Neptune et à l'élément humide 36 », concerne, chez Artémidore, l'argent et les femmes 31. Les haruspices se servaient des observations anatomiques pour amplifier et rectifier un pronostic général qu'ils tiraient au premier coup d'oeil de l'aspect des viscères encore chauds 32, et même, avant l'immolation, de l'attitude de la victime. Sénèque et Lucain accumulent dans des descriptions prétentieuses tout ce qu'ils connaissent en fait de présages fâcheux tirés de l'haruspicine internationale : victime récalcitrante; agonie longue et convulsive; sang noir, coulant sans jaillir; teinte livide et taches sur les viscères hors de leur place normale et baignés de pus sanguinolent; bile répandue, intestins déchirés et béants; foie avec tête double et décollée, poumons engorgés, coeur flasque, et autres particularités terrifiantes. Mais les observations envisagées jusqu'ici étaient plus ou moins communes aux devins de toute provenance : les divergences portaient sur l'interprétation 33. Ce qui caractérise spécialement le rite toscan, c'est le supplé IIAR -25IIAR ment d'informations obtenu par la cuisson des entrailles. Les Grecs revenaient volontiers, après l'autopsie, è. leur rites empyromantiques, observant les incidents de la combustion des entrailles et chairs placées sur le foyer. Ils brûlaient la part des dieux et ne faisaient cuire à l'eau que celle des hommes'. Les Toscans, au contraire, avant de consumer les entrailles fatidiques (exta porricere), les soumettaient à une ébullition prolongée. Il arrivait parfois alors que la tête du foie, ou même le foie tout entier, venait à se dissoudre (jecur extabescit), ce qui était naturellement prodige funeste 2. Les sacrifices consultatoires pouvaient être offerts en tout temps, à la requête et aux frais de l'ltat ou des particuliers. Les Pontifes romains jugèrent à propos d'instituer, en dehors des recours provoqués par des cas fortuits, des consultations régulières sans but précis, occasions offertes aux dieux de manifester leur bon plaisir. Huit fois l'an (10 et 14 janv. 16 et 26 févr. 13 mars 22 août 14 oct. 12 déc.) étaient offerts des sacrifices qui occupaient toute la journée, l'immolation ayant lieu le matin et la crémation des entrailles le soir. Le milieu de ces jours « entrecoupés » (Is i1'dotercisi) était faste (inter hostiam caesam et exta porrecta) 3; le matin et le soir, fériés [l'ASTI]. C'est une conjecture, mais voisine de la certitude, que lesdits sacrifices étaient offerts par les Pontifes assistés des haruspices, et que le laps de temps non férié était consacré à la cuisson des entrailles'. L'interprétation des signes se fondait, comme celle de tous signes quelconques, sur des associations d'idées soi-disant confirmées par l'expérience. Nous n'avons pas à faire ici plutôt qu'ailleurs l'inventaire de toutes les trouvailles dues à l'imagination des devins. Nous ferons remarquer seulement que les haruspices, cherchant à ramener leurs diverses méthodes à une doctrine d'ensemble, appliquaient à l'extispicine des classifications connues par leur emploi dans l'art fulgurai. Il y avait des exta regalia l', de même sens que les foudres de même nom, des exta adjutoria , comparables aux foudres « auxiliaires », et les exemples sont nombreux de sacrifices recommencés, soit pour obtenir que les entrailles ne fussent plus « muettes » 7, soit pour qu'on les vît confirmer ou annuler des présages antérieurs. Enfin, il se posait accidentellement, en extispicine plutôt que dans les autres méthodes, une question délicate, laquelle fut résolue de façon à encourager ceux qui voulaient tricher avec le destin. Les présages fournis par les exta s'adressant au propriétaire de la victime, cette adresse pouvait être changée par cas fortuit : par exemple, si, en temps de guerre, l'ennemi survenant s'emparait de la victime et faisait siennes les entrailles e. III. Interprétation et procuration des prodiges. Sans rivaux dans l'art fulgurai, incomparables dans l'extispicine, les Toscans étaient encore passés maîtres dans l'art d'interpréter et « procurer » les prodiges, du moins aux yeux des Romains, auxquels ils V. étaient devenus, pour cette raison, indispensables. L'interprétation des prodiges, on ne saurait trop le répéter, n'était pas, à vrai dire, une branche spéciale de la divination, mais la divination inductive [DIVINATlo] tout entière. Les méthodes autonomes exposées plus haut n'étaient à l'origine que des applications de l'art à certains ordres de faits réguliers, prévus, et, en ce sens, naturels : mais ces mêmes faits n'en étaient pas moins des « prodiges », c'est-à-dire des signes démonstratifs, produits et voulus par des êtres pensants, sans quoi ils n'auraient pas été susceptibles d'interprétation divinatoire, divination et prévision étant choses absolument distinctes. Au temps oh l'idée de loi naturelle, de causes fatales et impersonnelles, n'était pas née, il n'y avait pas de phénomènes naturels, au sens actuel du mot : il n'y avait de forces agissantes que des volontés. C'est la conception religieuse de l'univers, et aucune religion ne peut l'abandonner sans perdre du même coup sa raison d'être. Aussi, même lorsqu'il y eut des « physiciens n, les devins continuèrent à interpréter des phénomènes naturels, supposés produits par deux causes superposées, une cause naturelle ou efficiente, une intention surnaturelle ou cause finale. L'idée de prodige s'attacha dès lors aux phénomènes qui paraissaient dus, principalement ou exclusivement, à l'intention divine, comme étant plus ou moins contraires aux effets des lois naturelles connues. Chacun mesurant le domaine des lois naturelles à l'étendue de ses propres connaissances, la limite entre les faits d'ordre naturel et les faits prodigieux restait perpétuellement flottante, mais elle ne fut jamais supprimée. Les haruspices maintinrent même la qualification de prodiges à une foule d'incidents fortuits qui figurent sous le nom de Gs4o),a et domina dans la divination gréco-latine. Ainsi l'apparition d'un essaim d'abeilles en un lieu public était encore, au temps de Cicéron, un prodige menaçant, qui appelait l'intervention de la science puisée dans les « livres étrusques ° ». Des boucliers rongés par des rats à Lanuvium furent déclarés par les haruspices un « très grand et très triste prodige10 » ; en revanche, ce n'était pas un prodige qu'une truie dévorât ses petits ". Le prodige, de quelque nom qu'on l'appelle (prodigium, portentum, ostentum, monstrum, miraculum)12, est donc un fait qui ne saurait s'expliquer tout entier par des causes connues, susceptible, par conséquent, de révéler à l'homme de l'art sa cause inconnue. Les prodiges, étant toujours fortuits, ne peuvent être l'objet d'une observation voulue et préparée. La tâche propre des haruspices était de les interpréter, d'après leurs constatations ou les témoignages, et si on le leur demandait d'indiquer le genre de procuration appropriée. Ils avaient pour garantie de leur compétence une longue série d'expériences, consignées dans des re cueils spéciaux (ostentaria). Cette masse de faits, recueillis dans un pays qu'on disait particulièrement fécond en 4 HAR 2G HAR prodiges était classée d'après les objets qui servaient de matière et de support aux prodiges. Du moins, on cite de Tarquitius, traducteur de l'Ostentarium ?uscu2n, un Ostentarium arborarium', et un livre, spécial également, où il était question de bélier à toison de pourpre 3, c'est-à-dire des prodiges survenus dans le règne animal. Les Pontifes romains avaient aussi, dans leur Annales, un recueil de ce genre, qui s'accroissait de toutes les consultations soit révélées', soit demandées aux livres sibyllins et aux haruspices, consultations valables pour des cas identiques. Les Pontifes se jugeaient compétents pour procurer des prodiges aussi connus que le mouvement des « hastes » de Mars dans la Ilegia 3, les pluies de pierres 6, les vaches ou boeufs parlants', et même les tremblements de terre 8. On les voit, en 207 a. Chr., ordonner la procuration non pas d'un prodige seulement, mais d'un ensemble de prodiges, et ne recouvrir aux haruspices d'abord, aux livres sibyllins ensuite, que sur l'annonce de signes nouveaux 9. Les Pontifes ne croyaient pas avoir besoin pour cela d'interpréter les prodiges, de savoir à quelle divinité on avait affaire et ce qu'elle voulait. La curiosité passait plutôt à leurs yeux pour sacrilège, et les formules vagues de leur rituel (si deus, si dea es sive mas, sine femina, etc.) leur permettaient de traiter sans indiscrétion avec des puissances masquées. Numa les avait chargés non pas d'interpréter les prodiges, ni même de les procurer tous d'après leur propres lumières ; mais de décider « quels prodiges, envoyés par foudres ou autre phénomène quelconque, seraient pris en considération et procurés10 ». Un prodige étant annoncé, ils avaient à faire une enquête préalable leur permettant de, juger s'il fallait accepter (suscipere) pour le compte de l'État le prodige, alors déclaré « public », ou le considérer comme s'adressant à d'autres11. En cas de prodige public, ils avaient de plus à décider s'ils en ordonnaient eux-mêmes la procuration ou feraient appel à d'autres lumières. Ils pouvaient faire consulter les libri fatales i2' de Rome, les livres sibyllins, par leurs interprètes attitrés mais c'était un recours suprême, réservé pour les crises effrayantes 1s, et qui offrait un double inconvénient : celui de coûter fort cher, les procurations sibyllines exigeant toujours un grand déploiement de cérémonies, et de ne pas renseigner sur les causes secrètes des prodiges intervenus 14. Aussi, dès qu'ils se sentaient perplexes, et surtout quand l'opinion publique exigeait que les prodiges fussent interprétés, les Pontifes priaient le Sénat de convoquer les haruspices d'Étrurie, et, au besoin, d'organiser entre eux un concours avec primes 15 Il est à remarquer qu'à Rome, les haruspices consultés par l'État ne s'aventuraient guère à prophétiser l'avenir, ou ils ne le faisaient que si le Sénat leur donnait à comprendre qu'il désirait être aidé par des prédictions intelligentes. Interprétées par eux, les exigences des dieux (postiliones 1G postulationes 17) étaient presque toujours des réclamations et récriminations rétrospectives. L'avenir n'est visé d'ordinaire qu'on seconde instance et sous condition, c'est-à-dire pour le cas où les réparations demandées ne seraient pas accomplies. Ils suivaient en cela le goût de leur clientèle. Formalistes à outrance, les Romains étaient aisément convaincus qu'ils avaient dû commettre quelque irrégularité. En outre, la faute une fois constatée, le remède était facile à trouver et d'efficacité sûre, tandis que l'avenir est un champ dans lequel on jugeait dangereux de lancer les imaginations 78. Avec les enquêtes rétrospectives, les hommes d'État romains gardaient un droit de contrôle sur les machinations possibles de ces étrangers mercenaires, dont on avait souvent des raisons sérieuses de suspecter la bonne Coi. Les haruspices étant censés incompétents en matière de formalités suivant les rites nationaux, c'était aux théologiens et juristes romains de préciser le cas concret auquel s'appliquait le diagnostic des Toscans. Ce contrôle s'exerçait encore lorsque le cas était spécifié par le prodige lui-même et que l'interprétation allait jusqu'à indiquer non pas seulement le genre, mais l'espèce de procuration. On vit un jour, chose étrange, des haruspices mis à mort pour avoir ordonné une procuration qui parut absurde aux Romains, et qui, de l'aveu même des coupables, paraît-il, était absurde. La foudre ayant frappé la statue d'HIoratius Codés sur le Comitium, les haruspices en conclurent que le héros désirait changer de place; mais ils conseillèrent de le reléguer à l'ombre, tandis que le bon sens romain, aidé peut-être par les dénonciations de quelque concurrent jaloux, voulait qu'il fût transporté dans un lieu élevé et ensoleillé". Ainsi, les Romains retenaient comme vraie l'interprétation du prodige et rectifiaient la procuration d'après leurs idées propres. Interprétation et procuration étaient donc deux opérations distinctes, bien que connexes. La première formait l'objet propre des « réponses » (responsa) des haruspices : l'autre, plus ou moins indiquée par la réponse, devait être ordonnée par décret pontifical converti en sénatus-consulte 20. La formule de réponse commentée HA R 27 HAR par Cicéron dans son discours De haruspicum responsis ne contient que les considérants et l'interprétation, sans la procuration; celle-ci devait être libellée plus tard, après enquête sur les faits signalés par les devins. De même que les coups de foudre « restés à terre » comportaient une expiation préalable, indépendante de l'interprétation, de même les prodiges fixés dans un objet matériel exigeaient une opération analogue, qui consistait à débarrasser du monstre en question le sol de la cité. Comme on ne pouvait, sans susciter de querelles, transporter chez d'autres le signe et avec le signe le présage, on le noyait en mer ou on le détruisait parle feu. En 207 av. J.-C., un androgyne gros comme un enfant de quatre ans étant né à Frusinone, les haruspices décidèrent qu'il fallait le jeter en pleine mer, après l'avoir enfermé dans une caisse, pour que la terre ne fât pas souillée par son contact sur le parcours. Cela fait, les Pontifes décrétèrent une procession expiatoire, qui est la procuration proprement dite 1. Le code pénal romain, sorti tout entier de la théologie, traitait de la même façon les monstres moraux, les parricides. On les jetait à la mer, cousus dans un sac avec un chien, un coq, une vipère et un singez. La mention du singe, que les Étrusques avaient pu rencontrer jadis aux îles Pithécuses (7), rapprochée de ce fait que Strabon connaît le norn étrusque du singez, donne à penser que la loi romaine avait été formulée ou retouchée après consultation des haruspices. On peut soupçonner aussi la collaboration des haruspices au terrible règlement qui ordonnait d'enfouir vivantes les Vestales coupables d'inceste, leur faute ayant été de tout temps considérée comme un prodige4 [VESTALES]. Les livres de Tagès paraissent avoir assimilé aux prodiges tous les crimes qui peuvent rentrer dans la définition du sacrilège. Il y était écrit textuellement, au dire de Servius 5, que la postérité des parjures devait être expulsée, ce qui suppose pour les parjures eux-mêmes une peine plus dure encore. La logique pouvait mener loin dans cette voie, car la propriété foncière étant, d'après les révélations de Vegone 5, instituée par Jupiter, tout attentat à la propriété était un sacrilège. Lorsque la destruction des objets prodigieux s'opérait par le feu, le feu lui-même devait être produit par le bois d'arbres « malheureux»7. En 193 a. Chr., un essaim de guêpes s'étant posé à Capoue dans le temple de Mars, « on les recueillit et consuma soigneusement par le feu 8 ». La Campanie étant la patrie de la Sibylle, on consulta à ce propos les livres sibyllins; mais cette destruction préalable est bien conforme aux rites étrusques. Quant aux procurations proprement dites ou mesures prophylactiques destinées à prévenir tout effet ultérieur du mécontentement des dieux, elles étaient moins variées que l'interprétation, et ce serait peine perdue que de vouloir les mettre dans tous les cas 9 en rapport étroit avec celle-ci. S'il s'agissait de négligences ou omissions dans le passé, on recommençait les cérémonies entachées d'irrégularité, en ajoutant un supplément d'offrandes ou de prières. Si les prodiges n'étaient pas interprétés et s'ils n'étaient pas déjà relatés dans les Annales, les Pontifes combinaient de leur mieux le souci de l'économie avec la prudence, ordonnant le plus souvent des sacrifices d'hostiae majores et des « supplications » prolongées durant un nombre de jours proportionné au nombre et à l'intensité des prodiges. Lorsque les Pontifes renvoyaient aux livres sibyllins, ils se trouvaient par là même dessaisis au profit du collège compétent. IV. Spéculations biologiques et cosmologiques des haruspices. Dans les moments de crise, la préoccupation intense des esprits multipliait les prodiges. La crise passée, le vulgaire oubliait ses frayeurs et croyait avoir arrêté l'effet ou épuisé les conséquences des signes surnaturels. Mais la science des haruspices allait plus loin. Ils savaient (on l'a déjà vu à propos des foudres) distinguer le conditionnel de l'inévitable, et, dans l'inévitable, faire la part de ce qui pouvait être prorogé et de ce qui devait arriver à échéance immuable. Là oit l'ignorant n'avait vu que des incidents fortuits, ils reconnaissaient de temps à autre une échéance attendue et comprise dans un plan d'ensemble, une étape prévue dans la vie soit des individus, soit des sociétés. Ces hautes spéculations, suggérées surtout par l'influence rivale de l'astrologie, étaient imputées, comme toujours, à Tagès, auteur responsable de toutes les fantaisies de ses disciples. Elles étaient consignées dans des libri fatales, qui devaient ressembler d'assez près aux livres sibyllins. En ce qui concerne les individus, la tradition toscane ou soi-disant' telle ne pouvait évidemment fournir que des indications générales. C'est dans les Etrusci libri fatales que Varron avait trouvé un certain système biologique et théologique dont il a peut-être dérangé la structure en y mêlant des calculs venus d'ailleurs. D'après l'extrait, incomplet et mutilé, de Varron, « l'existence de l'homme est divisée en douze hebdomades : les deux [**lacune]. Il est donc possible, en employant comme prière les rites religieux, d'ajourner les choses fatales jusqu'à soixante-dix ans ; mais, à partir de cet âge, on ne doit plus le demander et on ne pourrait l'obtenir des dieux. D'ailleurs, passé quatre-vingt-quatre ans, les hommes perdent l'esprit, et les prodiges ne se font plus pour eux 10 » Les chiffres 12 et '7 trahissent l'intrusion de l'astrologie [3IATHEMATICI], du moins, des idées astrologiques qui avaient cours en Grèce dès le temps de Solonti. On sait aussi que le péripatéticien Staséas de Naples professait, en ce qui concerne le nombre des hebdomades et la valeur nulle de l'existence prolongée au delà du cadre normal, les idées attribuées par Varron aux Étrusques 12. Ce qui appartient en propre aux haruspices, c'est la théorie de la prorogation des échéances, et aussi probablement la mobilité des limites qui marquent les étapes de la vie. HAR -28HAR Ces étapes, que les astrologues grecs appelaient « climatériques » et fixaient d'avance en mathématiciens, leurs rivaux toscans les reconnaissaient à certains prodiges que les dieux, maîtres d'avancer ou de retarder l'heure, envoyaient en temps opportun. Du moins, comme on le verra plus loin, ils appliquaient le système des époques variables à la vie des peuples, et il n'est guère probable, ennemis comme ils l'étaient de toute fatalité inconditionnelle, qu'ils aient appliqué à la mesure de la vie individuelle des principes tout différents. L'idée originale de considérer comme des morts ambulants les vieillards qui se permettaient de vivre en dépit des chiffres doit être une transaction, imaginée peut-être par Staséas', entre l'astrologie et l'haruspicine. Le total des douze périodes étant fixé à 81 ans par l'astrologie, et l'haruspicine enseignant que les prorogations obtenues par les particuliers valaient pour dix ans 2, on en conclut qu'il était inutile de demander des sursis passé 74 ans, le reste de la vie suffisant tout au plus aux échéances des prorogations accordées dans les dix années antérieures. II y a lieu de supposer que la doctrine usuelle était plus complaisante, et même qu'elle laissait reporter dans l'autre monde l'échéance de dettes contractées dans celui-ci. Ce que Jupiter ne pouvait plus accorder, on le demandait aux « Destins » ; or le pouvoir du Destin pénétrait jusque dans le monde souterrain. On entend parler, à une époque, il est vrai, assez tardive, de « livres Achérontiques 3 » ou de « livres d'haruspicine et rites Achérontiens, qui passent pour avoir été composés par Tagès », et où il était question de ces prorogations et recours en instance suprême . Le nom de l'Achéron, que les Étrusques avaient dû rencontrer en Campanie, est à lui seul une étiquette significative, et il n'est pas impossible d'entrevoir le contenu probable de ces « Livres des Morts » ajoutés aux libri fatales. On a vu plus haut la distinction faite entre les hostiaeconsultatoriae et les hostiae animales qui comptaient comme « vies » (animae) offertes aux dieux. Or c'est un axiome applicable à l'histoire de toutes les religions que toute vie offerte aux dieux l'est comme équivalent et rançon de la vie de celui qui supporte les frais du sacrifice 5. Tous les sacrifices ordonnés par les haruspices pour détourner l'effet de présages funestes avaient donc pour effet de « dégager» leur client de l'étreinte du Destin (resolutoria sacrificia) 6. Si le rachat par le sacrifice pouvait exempter des maux de ce monde, pourquoi pas de ceux d'outretombe ? Ce raisonnement suffisait à ceux qui croyaient trouver dans le baptême sanglant des tauroboles et crioboles la « renaissance pour l'éternité » [TAUROSOLIUM]. Il semble que les haruspices, au temps où les religions mystiques entraînaient à l'envi leurs adeptes sur le che min de l'immortalité, aient mis une surenchère à ce concours. Les autres ne promettaient l'immortalité heureuse qu'à ceux qui s'y étaient préparés de leur vivant. L'effet des resolutoria sacrificia ne pouvait-il délivrer aussi les morts? « L'Étrurie, dit Arnobe, promet dans ses livres Achérontiques que, par l'offrande du sang' de certains animaux à certaines divinités, les âmes deviennent divines et sont affranchies des lois de la mortalité 7 ). Ce texte ne prouve pas qu'il s'agisse de sacrifices faits après la mort du candidat à l'apothéose ; mais, à supposer même qu'il prouvât le contraire, il ne faudrait voir là qu'une première étape de la doctrine. Les haruspices finirent nécessairement par découvrir qu'ils pratiquaient de temps immémorial le moyen d'assurer le bonheur des défunts par des sacrifices accomplis après leur mort. Ou les jeux funèbres, dans lesquels coulait le sang humain [CLADIATORES-P'UNUS], n'avaient aucun sens, ou ils avaient pour but, dans la conception primitive, d'envoyer au mort des compagnons et des serviteurs, plus tard, de lui fournir des substituts 8. Les dieux infernaux étaient censés accepter la rançon et donner la volée à l'âme rachetée Les haruspices n'eurent qu'à mettre l'apothéose à moindre prix pour élargir leur clientèle et faire entrer leur ministère dans la pratique courante. Aussi Tertullien demande-t-il en quoi diffèrent l'embaumeur et l'haruspice appelés auprès des morts1D. La réponse, qu'il feint d'ignorer, est que l'un s'occupait du corps ; l'autre, de l'âme. La doctrine eût été incomplète si elle n'avait trouvé un emploi pour les âmes divinisées. D'après Nigidius Figulus, qui « suivait les doctrines étrusques », elles formaient une quatrième espèce de Pénates". D'autres en faisaient des Dii viales (ivôôtot). Cornelius Labeo, qui avait traduit ou extrait des livres toscans un traité spécial sur la matière, leur donnait le nom générique de Dii animales 12. C'étaient autant de génies ajoutés à ceux dont les religions et philosophies à la mode 13 remplissaient l'univers. Appliquées à la vie non plus des individus, mais des cités, les doctrines étrusques sont plus intelligibles, plus certaines aussi, car elles doivent aux Jeux Séculaires de Rome [LODI S EcULARES] une notoriété particulière. Que les haruspices aient prétendu avoir dans leurs archives des prophéties concernant la destinée de certaines villes, on n'en saurait douter quand on voit les libri fatales". ou fata scripta 15 des Véïens spécifier les conditions auxquelles Véïes serait prise et annoncer conditionnellement, comme conséquence de la prise de Véïes, celle de Rome par les Gaulois. Les Romains, qui avaient acquis à beaux deniers comptants leurs livres sibyllins et les avaient mis sous clef, purent voir par cet exemple qu'ils n'avaient pas réussi à soustraire leurs IIAit 29 IIAi. secrets à la curiosité de leurs voisins. Aussi firent-ils grande attention à la• théorie des siècles « naturels », que les Toscans avaient d'abord construite pour eux dans les libri rituales' et vérifiée par leur propre histoire (Tuscae historiae 2). On lisait donc dans ces livres que la vie des cités, à partir du jour même de leur fondation, se compte par siècles ou générations 3, et que la durée de chaque siècle était égale à la durée de la vie de celui des citoyens existant à l'ouverture de cette période qui vivrait le plus longtemps. Les points de repère étant inégalement espacés et impossibles à distinguer par des moyens humains, les dieux envoyaient des prodiges pour avertir que l'échéance était arrivée. En consignant les prodiges de cette espèce survenus chez eux, les haruspices avaient constaté que les quatre premiers siècles de leur existence nationale avaient été de 100 ans chacun; le cinquième, de 123 ans; le sixième, de 118 ans; le septième, aussi de 118 ans. L'auteur des Tuscae historiae, écrivant au cours du huitième siècle, ignorait la durée de ceux qui restaient à courir, mais il savait qu'il n'y en aurait pas plus de dix en tout, après quoi « ce serait la fin du nom étrusque 4 ). Les Romains, suivant leur habitude, avaient adopté les idées de leurs doctes voisins, mais sans l'avouer et en essayant de se réserver la supputation de leurs destinées. Ils avaient transformé, sur l'ordre des livres sibyllins, de vieilles cérémonies expiatoires en Ludi Saeculares, célébrés à intervalles variables. A quelle étape en étaient-ils de leur carrière et sur combien de siècles pouvaient-ils encore compter ? Ils l'ignoraient, car un certain Vettius, contemporain de Varron, peut-être un haruspice amateur, disait que, si Romulus avait bien réellement vu douze vautours lors de la fondation de la cité, Rome durerait douze siècles D'autres croyaient savoir que la Sibylle parlait de dix siècles 6. Mais la Sibylle était devenue un être cosmopolite ; fallait-il entendre par là des siècles de Rome ou des périodes de la vie du monde? Ou, les parties étant modelées sur le tout, la vie des cités n'était-elle pas divisée, comme celle du monde, en raison décimale, de sorte que la somme de dix siècles, fatale pour les Étrusques, l'était aussi pour les Romains? Les haruspices semblent avoir pris plaisir à tourner autour de cette question qu'on ne leur posait pas, et à inquiéter, les Romains par des allusions équivoques, où il est inutile de chercher une logique que vraisemblablement ils n'y ont pas mise. Consultés sur les prodiges de l'an 88, ils annoncèrent « un changement de race et une transformation du monde », ajoutant qu'il « y avait en tout huit races d'hommes... à chacune desquelles la divinité a départi un laps de temps concordant avec la révolution d'une grande année7 ». Sans doute, cette année 88 marquait la fin de la nationalité étrusque absorbée par Rome, et le diagnostic des haruspices pouvait s'entendre ainsi; mais les prodiges visés s'étaient produits sur sol romain et concernaient par conséquent Rome. Si l'on songe que les Romains étaient alors la race dominante et marchaient à la guerre civile, on pressent quelque perfidie dissimulée dans le galimatias des haruspices. A la mort de César, une comète ayant apparu, l'haruspice Volcatius déclara publiquement « que ce signe annonçait la fin d'un siècle et l'entrée dans le dixième; mais que, pour avoir révélé le secret de la nature malgré les dieux, il allait mourir aussitôt : et, en effet, il s'affaissa devant le peuple assemblé $ ». Si l'Étrurie avait achevé son cycle en 88, il ne pouvait être question que de la destinée romaine. C'est sans doute ainsi que l'entendaient Auguste, qui avait recueilli le fait dans ses Mémoires °, et Virgile, qui chantait, quatre ans plus tard : « Le voici venu, le dernier âge du chant Guinéen" », âge d'or et renouveau pour les Césariens, fin du monde pour les républicains. De toutes ces rêveries mystiques, le fondateur du régime impérial sut faire sortir une grande espérance. Auguste, nouveau Romulus, passa pour avoir régénéré la vieille cité et avoir fait en son nom un nouveau pacte avec la destinée 11. Les Jeux Séculaires de l'an 17 av. J.-C. tracèrent la ligne de démarcation entre l'ancien cycle et le nouveau. On a vu que, bon gré mal gré, les haruspices avaient étendu leurs spéculations de l'Étrurie à Rome, et de Rome au monde romain, lequel, un peu d'équivoque aidant, pouvait passer pour le monde entier. La théorie des huit âges paraît être une application de la division de l'espace à celle du temps. Le cycle des dix siècles doit provenir d'une autre origine, du principe même de la numération décimale. On s'attend à voir paraître l'inévitable division duodécimale, support de l'astrologie. Les Toscans firent ou laissèrent faire, sous leur nom, des combinaisons de toute sorte sur le thème de l'harmonie préétablie dans l'univers. S'il y avait douze Consentes (ou douze signes dans le Zodiaque), n'était-ce pas que la vie cosmique comptait autant de périodes, et que chacun de ces dieux (ou de ces signes) présidait à son tour au branle universel ? Mais, le monde une fois arrivé à sa fin, que devenaient ces dieux moteurs, qui faisaient partie du monde? De là la doctrine d'après laquelle les Consentes naissaient et disparaissaient avec le monde 12, tandis que, sans doute, les Dii superiores ou involuti assistaient à la palingénésie cosmique. Enfin, un anonyme, qu'on nous donne pour « un homme compétent, ayant écrit l'histoire chez les Toscans 13 », avait fabriqué, avec des bribes de la Genèse biblique et un peu d'astrologie, HAR -30IIAR une histoire du monde à la fois rétrospective et prophétique. Suivant lui, la vie du cosmos se divise en douze périodes millénaires ; les six premières, employées à la création des diverses parties de l'univers, les six autres mesurant la durée assignée au genre humain. Le fait qu'un fabricant d'apocryphes de basse époque recourait encore aux « Histoires Toscanes » pour accréditer ses fantaisies témoigne de la vitalité des traditions issues de l'Étrurie, vitalité qu'elles devaient pour une bonne part à l'existence de corporations d'haruspices. V. Les collèges d'haruspices. L'histoire intérieure de l'Étrurie est un livre fermé. Il est probable que l'aristocratie des Lucumons détenait le dépôt des traditions sacerdotales, et, en particulier, les arcanes de la divination révélée par Tagès. Cette caste, au sein de laquelle les femmes, paraît-il, participaient à l'exercice de l'art divinatoire dut ouvrir peu à peu l'accès des études théologiques et rituelles aux classes inférieures même à des étrangers, s'il en faut croire la légende d'Anus Navins 2, s'en désintéresser de plus en plus à mesure que la pratique de la divination devenait un métier, et disparaître enfin, laissant à sa place des écoles ou corporations d'haruspices groupées autour d'un président d'âge 3. Les Romains ne savaient plus guère à quel moment ils avaient pris l'habitude de recourir aux haruspices pour interpréter les prodiges, et la légende eut toute liberté pour reculer cette date du côté des origines. Denys d'Halicarnasse s'imagine que Romulus avait institué des haruspices officiels, à raison d'un par tribu, « pour assister aux sacrifices », assertion qui compte parmi les méfaits de cet érudit. Numa, qui symbolise l'ensemble des rites nationaux, passe cependant pour avoir consulté les haruspices à propos d'un prodige qui relève de l'art fulgurai, la chute du bouclier ancile'. Avec les Tarquins affluent à Rome leurs compatriotes. L'haruspice Olenus de Calés cherche à transporter aux Toscans le bénéfice du prodige qui promet l'hégémonie aux possesseurs du Capitole 6. Ce qu'on peut inférer des traditions qui veulent que Romulus ait fondé Rome etrusco ritu, que Numa et Tullus Hostilius aient pratiqué l'évocation des foudres et qu'Attus Navius ait été disciple des Toscans, c'est que les Romains ont, durant un certain temps, essayé de s'assimiler quelques procédés toscans et de les appliquer eux-mêmes ; puis que, en fin de compte, ils prirent le parti de classer l'haruspicine, comme les livres sibyllins, parmi les compléments nécessaires de la divination nationale 7. Au temps des guerres puniques, le recours aux haruspices est entré dans les habitudes. Déjà, au siège de Véïes, les Romains avaient été enchantés de mettre la main sur un haruspice du pays, qui leur enseigna le moyen de prendre la ville 8. En 385, ils avaient fait à Ieur calendrier une forte retouche, qui leur liait les mains durant 36 jours de l'année, sur le conseil d'un haruspice 0. Peut-être cependant ne renonçaient-ils pas à l'espoir de se suffire à eux-mêmes. Tite-Live a lu quelque part que, au temps des guerres du Samnium, les jeunes Romains de bonne famille apprenaient l'étrusque, comme plus tard le grec, et étaient « versés dans les lettres étrusques 10 ». Or, il n'y avait en Étrurie d'autres lettres » que les archives sacrées, et l'on n'y pouvait guère, apprendre que la divination ou l'arpentage fondé sur la théorie du temple. Mais si des notions superficielles pouvaient suffire à débrouiller les présages privés, ce n'était pas trop, pour interpréter les prodiges publics, de la science des maîtres. Que des cornes vinssent à pousser tout à coup au front du préteur Génucius Cipus 11 partant pour la guerre, ou qu'un pivert se posât en plein tribunal sur la tête du préteur urbain 1Elius12, on n'eût pas su, sans les haruspices, que ces honnêtes républicains étaient en passe de devenir rois, s'ils ne prenaient le parti, l'un de s'exiler, l'autre de broyer entre ses dents la tête du malencontreux oiseau. Durant la deuxième guerre punique, les prodiges se multiplient, et les Romains sont d'autant plus inquiets qu'ils se méfient des Toscans. Aussi les voit-on feuilleter les livres sibyllins, et après Cannes, courir à Delphesl3. Les haruspices appelés de temps à autre risquent leur tête, si le soupçon prend corps'. Cependant, les généraux, se trouvant insuffisamment avertis par les auspices de rite national, emmènent avec eux des haruspices pour consulter les exta et, au besoin, interpréter les prodiges. On en trouve auprès de Ti. Sempronius Gracchus 15 en 212, de Q. Fabius Maximusl6 en 209, de M. Marcellus 1' en 208. L'extispicine fait déjà depuis longtemps 18, comme divination à usage militaire, une concurrence victorieuse aux auspices ex tripudiis [AUSPICIA1. Mais ces haruspices mercenaires, détachés de leurs corporations, n'avaient pas le prestige de ceux qui venaient en corps de l'Étrurie, à l'appel du Sénat. Leur science devenait une profession, la profession un métier, le métier une exploitation de la crédulité publique. On voyait s'implanter à Rome des charlatans de toute sorte, des haruspices de carrefour (haruspices vicani) ou diminutifs d'haruspices (harioli) qui, pour une drachme, promettaient des monceaux d'écus, et « trouvaient plus d'esprit dans le foie d'autrui que dans le leur 13 ». Les patriotes romains voyaient avec déplaisir cet engouement. Caton tenait pour certain que ces gens-là se moquaient du monde, et s'étonnait que deux haruspices pussent se regarder sans rire20. Le père des Gracques traitait de « Toscans et de Barbares » des haruspices officiellement consultés21. Mais le cas même de ce Gracchus, contre qui les haruspices avaient fini par avoir raison, ne put qu'affermir la foi en la divination toscane. Il fallait bien, du reste, que la place laissée vide par l'art 31 HAR augural, converti tout entier en mécanisme formel, fût occupée par une autre source de révélation. Le Sénat voulut tout au moins que la source où puisait l'État fût pure. Au plus fort de la guerre, il avait entrepris de « délivrer de ses terreurs religieuses » le peuple affolé. Le préteur urbain eut ordre, en 213, de retirer de la circulation tous les livres de prophéties et d'incantations, et aussi « toute méthode écrite de sacrifier»). Après avoir entravé de son mieux les consultations privées, le Sénat se préoccupa de chercher des garanties pour les consultations officielles. Le scandale des Bacchanales (186 a. Chr.) lui fournit l'occasion de faire une nouvelle chasse aux importateurs de superstitions étrangères. Comme le rite de l'initiation bachique était venu de l'Étrurie, on aurait pu mettre en cause à ce propos les Toscans. Aussi le consul Postumius prit-il soin de montrer que la discipline étrusque faisait partie des institutions des ancêtres et que, pour défendre la religion nationale, les « réponses des haruspices » avaient toujours ajouté leur autorité à celle des décrets pontificaux et sénatusconsultes 2. Quel rapport y avait-il d'ailleurs entre l'art savant des haruspices et les vaticinations de convulsionnaires exaltés par l'orgie' ? Peut-être est-ce Postumius qui suggéra au Sénat l'idée de former pour le service de l'État, non pas à Rome, mais en Étrurie, un corps d'haruspices authentiques, de bonne famille et versés dans la pure tradition indigène. Il fut donc décidé que « entre les fils des premières familles, dix par chacun des peuples de l'Étrurie seraient mis d'office à l'étude, de peur qu'un art si important, tombé aux mains de petites gens, ne fût détourné de son office religieux vers le trafic et le gain ». Valère Maxime entend par là que dix jeunes nobles a seraient confiés à chacun des peuples de l'Étrurie pour apprendre les choses sacrées 6 ». S'il était prudent de se fier à Valère-Maxime, on pourrait conclure de là que chaque « peuple » toscan avait alors des traditions particulières, et que le Sénat voulait grouper en faisceau ces lumières dispersées. Un fait vient à l'appui de cette induction : c'est que, lors de la grande consultation de 65, il vint des haruspices «de toute l'Étrurie ° ». Nous ignorons si le SC. fut appliqué et dans quelle mesure il le fut. Cicéron le fait entrer dans ses Lois 7, et Claude dit plus tard au Sénat que l'aristocratie toscane avait conservé la science nationale par tradition domestique, « soit spontanément, soit sous l'impulsion des sénateurs romains a ». Néanmoins, on ne trouve pas trace d'une corporation spéciale, distincte des haruspices libres, telle que la:voulait sans doute créer le Sénat. Les haruspices que nous rencontrons au hasard près de Sylla', de Pompée 10, de César ", étaient des familiers de la maison : ceux que les gouverneurs de province (Verrès, par exemple) emmenaient avec eux étaient corn IIAR pris dans leur « cohorte »; tous étaient des praticiens libres et ne représentaient qu'eux-mêmes. Ce qui est certain, c'est que si le Sénat voulait se servir des haruspices pour des fins politiques, il fut servi à souhait. Fidèles aux traditions de leur pays, les haruspices en service officiel mirent toujours les dieux du côté de l'oligarchie républicaine en lutte contre les idoles de la démocratie 12. On les reconnaît dans ces devins qui, d'après les prodiges, déclarent funeste la colonisation de Carthage entreprise en 121 par C. Gracchus13; qui, en 87, avertissent le consul Cn. Octavius de ne pas se fier à Marius ", et qui, en 84, empêchent Carbon, l'adversaire de Sylla, de tenir des comices électoraux 1°. Cicéron les eut pour auxiliaires dans sa lutte avec Catilina 16 et contre Clodius 17: enfin, ils encouragèrent de leur mieux Pompée et le Sénat à abattre Césari°. Appien raconte que, en /i3, au moment où les triumvirs dressaient leurs listes de proscription, le doyen des haruspices mandés par le Sénat, « ayant dit que les royautés d'autrefois allaient revenir et que tous seraient esclaves hormis lui seul, ferma sa bouche et retint son souffle jusqu'à ce qu'il mourût" ». Sous tous les régimes, la divination appliquée à la politique est un danger. Des gens qui avaient prédit à date fixe la mort de César et celle d'Auguste20 n'étaient pas inoffensifs. D'autre part, la divination toscane étant depuis des siècles incorporée aux habitudes romaines, on ne pouvait traquer les haruspices comme les astrologues et autres marchands de pronostics. Le Toscan Mécène, au dire de Dion Cassius 2', conseillait à Auguste, « attendu que la divination est nécessaire », de nommer des haruspices et augures patentés, qui auraient seuls permission de frayer avec le public. Auguste se contenta de défendre d'une manière générale les consultations à huis clos et tout pronostic concernant les décès". Tibère renouvela sa défense, en l'appliquant expressément aux haruspices 23, les seuls devins qu'il n'eût pas proscrits. Sous ce régime de suspicion, les haruspices authentiques avaient intérêt à se séparer de la masse des charlatans qui pouvaient usurper leur titre. Il est probable qu'ils n'ont pas attendu l'initiative de Claude pour former un « ordre », dont les membres, en nombre limité, devaient se recruter par cooptation. Une inscription, qui, d'après la forme des caractères, paraît dater du temps d'Auguste, mentionne un haruspice, L. Vinuleius Lucullus, qualifié de « l'un des Soixante 2' ». Claude, le jour où il provoqua le SC. constitutif de l'ordre officiel des haruspices, n'aurait donc fait que destiner au service de l'État une corporation préexistante, laquelle garderait désormais intacte la tradition toscane, préalablement révisée par les Pontifes". L'ordre des haruspices ne devint pas pour cela un collège sacerdotal romain, accessible à tous les citoyens romains. L'haruspicine était toscane par définition et HAR 32 IIAR devait être pratiquée par des Toscans. Les membres de la corporation privilégiée se distinguèrent des autres par les titres de « haruspice de l'ordre des Soixante », « haruspice agrégé à l'ordre », ou encore « haruspice des Augustes»). On connaît mal l'organisation intérieure de l'ordre, où l'on rencontre des chevaliers romains Il avait, comme toutes les associations, un président, qualifié de « premier d'entre les Soixante », ou de « grand haruspice », ou de « maître public des haruspices ' n, et une caisse commune'. L'histoire nous renseigne encore moins sur son rôle officiel. Tacite, relatant des prodiges survenus dans les dernières années du règne de Claude', ne dit mot des haruspices. Il se contente de noter, à propos des prodiges de l'an 64, « l'interprétation des haruspices 6 », qu'il passe tout à fait sous silence quand il s'agit des prodiges non moins effrayants de l'an 69 Enfin, lorsque, en 70, on recourut pour diriger la reconstruction du Capitole à la science des haruspices, de peur de déroger aux traditions du temps des Tarquins, l'historien ne s'inquiète nullement de la qualité des « haruspices rassemblés » par le préfet de la Ville L. Vestinus8. Suétone, les compilateurs de l'histoire Auguste, Ilérodien, Ammien Marcellin, qui mentionnent tant de fois les haruspices, ont l'air d'ignorer l'existence de l'ordre. Lampride rapporte que l'omniscient Al. Sévère institua des cours d'haruspicine fréquentés par des boursiers de l'État 9 ; il ne dit pas que ce fût pour utiliser ou recruter les haruspices officiels. Aurélius Victor ne songe pas davantage aux titres des haruspices dont Gordien aimait à s'entourer a°. Tout porte à croire que le projet de Claude n'aboutit pas" ; que les haruspices ne voulurent ni de l'estampille officielle, ni d'un manuel expurgé par les Pontifes. L'ordre resta ce qu'il était, une sorte d'académie libre, dont l'unité était idéale et les membres dispersés. Les Soixante n'auraient pas suffi, du reste, même avec des « adjuteurs " », à former aux saines traditions les haruspices qui pullulaient alors de par le monde. Il y en avait dans différentes villes, soit groupés en collèges, soit classés parmi les appariteurs 13, et qui exerçaient l'art en bloc ou par spécialité 14 : il y en avait dans les légions, consultés dans les grandes occasions par les généraux, et à tout moment par les soldats'° En Italie, la vogue de l'haruspicine passait celle de l'astrologie 46, Pline l'Ancien constate que les « fibres et entrailles » préoccupent une grande partie de l'espèce humaine 17. Pline le Jeune a connu un avocat des plus retors, qui consultait toujours les haruspices sur l'issue de ses procès, et aussi sur les maladies des gens dont il espérait hériter". Ce furent des haruspices qui soutinrent longtemps, sous Maximin, le courage des défenseurs d'Aquilée19. L'haruspicine avait sur l'astrologie le double avantage d'être à la portée des petites gens et d'être protégée par les religions20. L'inspection des entrailles se surajoutait d'elle-même au plus indispensable des actes religieux, au sacrifice. Mais ce qui avait été longtemps un avantage devint un prétexte à tracasseries sous les empereurs chrétiens, qui voulaient supprimer, comme empereurs, la divination, et, comme chrétiens, les sacrifices. Constantin commença par menacer du bûcher tout haruspice qui pénétrerait dans une maison autre que la sienne, et de la relégation celui qui l'aurait appelé chez lui 27 . Il crut bon d'expliquer, quelques mois plus tard, qu'il n'interdisait pas les sacrifices faits en public22. II entendait même autoriser et utiliser l'art fulgurai, dont les haruspices avaient gardé le monopole 23. Les fils de Constantin veulent abolir la « folie des sacrifices ». Peine de mort, confiscation menacent les délinquants et les fonctionnaires qui négligeraient de les punir 2i. Mais les « connaisseurs en prodiges » n'avaient pas besoin de sacrifices pour faire entendre à Barbation qu'un essaim d'abeilles posé dans sa maison lui présageait l'empire Constance, à ce propos, frappa pêle-mêle innocents et coupables. Julien, à qui un foie à double enveloppe avait promis la victoire sur Constance", « s'adonna à l'haruspicine » et employa à disséquer ses hécatombes des légions d'haruspices. Il les voulait d'origine et de science authentiques ; aussi les praticiens qu'il emmena en Mésopotamie s'étaient munis de livres sur lesquels ils appuyaient leur avis, souvent discuté par les philosophes jaloux de cette concurrence 27. Jovien s'abstint de réaction violente : il eut même soin, battant en retraite devant les Perses, de justifier sa résolution par les présages tirés des entrailles28. Valentinien, redoutable aux astrologues, magiciens, nécromants, et aux haruspices qui se mêlaient de politique 29, rendit un édit, en 371, pour mettre à couvert ceux qui pratiquaient honnêtement l'haruspicine traditionnelle 30. Mais le zèle chrétien de Théodose se buta à l'idée d'abolir toute espèce de sacrifices, et, à plus forte raison, « l'inspection du foie et des entrailles ». Dès lors, les édits se succèdent, ridicules autant qu'odieux, car l'empereur, qui ne trouve pas de supplices trop doux pour les contrevenants, s'apitoie sur « les victimes innocentes » immolées aux faux dieux 31. La procédure de lèse-majesté est appliquée à « quiconque osera consulter IIAS -33FIAS les entrailles palpitantes, même quand il n'aurait rien demandé contre ou sur la santé des princes »). Ces édits furibonds durent intimider les haruspices et faire rentrer dans l'ombre ceux qui vivaient sur le public. Du reste, il y avait des chrétiens partout, et la présence d'un chrétien suffisait pour rendre les entrailles muettes2. Mais, s'ils pouvaient entraver l'exercice d'un métier, les empereurs ne pouvaient déraciner une tradition fixée dans des livres, considérée partout comme une science, et, en Toscane, comme un héritage national. Dans cette science même, il y avait une partie que les édits impériaux n'avaient pas expressément visée, l'art fulgural, et, dans l'art fulgurai, un côté par où il se rapprochait de la magie, mais s'éloignait de la divination, si redoutée du gouvernement. C'est en Étrurie, et comme possesseurs de recettes pour manier la foudre, que nous voyons apparaître pour la dernière fois les haruspices toscans. Au moment où les hordes d'Alaric approchaient de Rome (408), des « gens de Toscane » vinrent apprendre au préfet de la Ville que Nepete avait été sauvée des Barbares par « des tonnerres et éclairs effroyables, à la suite de voeux et cérémonies accomplis suivant les rites nationaux ». Ils offraient de défendre Rome avec ces armes célestes. Le pape Innocent consentit à l'essai, au dire de Zosime; mais les Toscans ayant déclaré ne pouvoir réussir si toute la ville ne sacrifiait en même temps aux dieux, on préféra traiter avec le Barbare3. Les thaumaturges s'attendaient sans doute à être dispensés d'opérer le miracle à ce prix. Vraie ou légendaire, l'anecdote termine bien l'histoire des haruspices toscans' ; elle donne à penser que ces hommes de tant de science ne manquaient pas non plus d'esprit. A. BOUCIIL-LECLERCQ.