Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article HYGEA

IIYGEA, 11YGIEL . (`Ty(stx). Déesse de la santé, ou plutôt déesse Santé, elle n'est que la personnification HYG 322 I1YG d'une idée abstraite. Elle n'appartient pas aux couches les plus anciennes de la mythologie grecque. Autour des dieux ou héros guérisseurs, comme Apollon, Asclépios, Amphiaraos, flottaient en quelque sorte les idées de santé et de guérison : l'une et l'autre idée, se façonnant peu à peu selon la règle de l'anthropomorphisme, devinrent des personnes divines, en aussi grand nombre qu'il y avait de mots différents pour exprimer ces idées; et ces divinités nouvelles formèrent le cortège ou constituèrent la famille de certains des dieux ou héros dont elles n'étaient en fait qu'une émanation. Hygieia fut la plus importante de ces abstractions personnifiées, celle qui réussit le mieux à prendre corps et à réaliser un type distinct. Origine et nature d'Hygieia. I1 importe d'établir qu'Ilygieia n'est bien, en effet, qu'une abstraction personnifiée, puis à quelle époque et dans quelles régions de la Grèce l'idée abstraite revêtit une forme concrète. Le premier fait à remarquer est le suivant : non seulement la déesse Ilygieia est associée d'ordinaire au dieu que les Grecs invoquaient entre tous pour conserver ou recouvrer la santé ; mais le nom d'Hygieia, considéré comme un simple qualificatif, se trouve joint parfois aux noms de divinités qui ne sont pas spécialement médicales, telles qu'Athéna et Déméter 1. Ce fait seul suffirait, d'après M. Usener 2, pour démontrer qu'Hygieia, loin d'être une abstraction graduellement transformée en être concret, est une très ancienne divinité indépendante de toute autre avant d'être subordonnée à certaines autres, ayant son caractère et pour ainsi dire sa vie propre, n'étant redevable qu'à elle-même de son existence : pour qu'on créât un jour une Athéna Hygieia, une Déméter Hygieia, il fallait qu'il y eût auparavant une déesse Hygieia, et c'est parce que l'individualité de cette déesse n'a jamais été entièrement méconnue, qu'on la voit passer librement d'un sanctuaire à un autre et se joindre comme 7r4oSFoç à différentes divinités, au lieu d'être liée à une divinité unique. Cc n'est pas le moment d'examiner la théorie de M. Usener, qui est très générale et dont le cas d'Hygieia n'est qu'un exemple particulier. Mais je crois que, pour ce cas du moins, la théorie est en défaut. Car le nom abstrait d'llygieia est déjà un obstacle assez gênant pour qui veut considérer la déesse comme ayant eu de tout temps un caractère concret. Un autre obstacle est l'espèce d'incapacité où nous voyons Hygieia de se passer des divinités à qui elle est associée ; elle ne se détache jamais de celles-ci, malgré le succès croissant de son culte. Or, si elle avait commencé par avoir une existence personnelle et que le souvenir s'en fût conservé dans l'esprit des Grecs, on comprendrait mal qu'elle n'eût point fini par recouvrer cette indépendance originelle. Bien mieux, elle eût dû, à ce qu'il semble, absorber en elle les dieux particuliers dispensateurs de la santé, elle qui, de par son nom, représentait d'une façon plus large et plus absolue le bienfait de la santé : au contraire, nous verrons que son état de dépendance à l'égard d'Asclépios va toujours se précisant davantage. Un autre obstacle encore à la thèse de M. Usener est le manque d'un type d'Hygieia bien caractérisé. Nous constaterons, en effet, que ce type, loin d'être imposé aux artistes par la tradition, a été en quelque sorte laissé à leur libre arbitre ; au Ive siècle av. J.-C., il est encore mal défini et, quoiqu'il ait pris ensuite un peu plus de fixité, cependant la physionomie de la déesse est une des moins accusées qui soient; on ne la reconnaît guère qu'à ses attributs, qu'elle a d'ailleurs empruntés à Asclépios, et par lesquels elle ne fait que mieux démontrer sa subordination au dieu guérisseur. Enfin, le témoignage de l'histoire s'accorde mal avec les témoignages de M. Usener. La carrière d'Hygieia, pour ainsi parler, se laisse suivre d'assez près à partir du ve siècle : une déesse nouvelle sortant d'un nom abstrait, prenant forme et figure, étendant de plus en plus son culte et s'assurant une bonne place dans le panthéon grec, voilà ce qui nous en apparaît à première vue. Cette carrière est tout l'inverse de celle que firent, par exemple, les dieux ou héros guérisseurs Pæéôn et Maléatès qui, après avoir eu d'abord une existence propre, s'évanouirent devant une réputation plus grande que la leur, et dont les noms finirent par n'être plus guère que de simples épithètes d'Apollon'. Pour admettre que ces destinées contraires ne le sont qu'en apparence, et qu'Ilygieia fut originellement une divinité concrète et personnelle avant de devenir certaines fois un qualificatif abstrait, il faudrait qu'il y eût au moins un témoignage de cette indépendance première d'llygieia, dans le genre de ceux que nous possédons pour Pæéôn et Maléatès : ce témoignage n'a pas été produit jusqu'à ce jour'. Nous devons donc continuer à croire, comme on l'a cru jusqu'ici', qu'IIygieia est une tard venue dans la mythologie grecque et qu'il ne convient de voir en elle, à ses débuts de déesse, qu'une abstraction personnifiée. Hygieia dans le Péloponnèse. C'est à Titanè, près de Sicyone, que l'on relève les plus anciennes traces du culte d'Ilygieia. Dans l'Asclépieion de Titanè, planté de cyprès séculaires, le simulacre du dieu était une idole vêtue d'un chitôn de laine blanche et d'un himation qui n'en laissait voir que le visage et le bout des pieds; il y avait à côté une idole pareille d'Hygieia, qui disparaissait tout entière sous l'amoncellement des bandelettes et des chevelures de femmes 7. Idoles très anciennes, certainement ; et, bien qu'il ne soit pas impossible que, pour l'une des deux, le nom d'Hygieia ait remplacé au cours des siècles quelque autre nom, celui d'ipionè peut-être, rien ne nous autorise cependant à affaiblir la portée du renseignement fourni par Pausanias. Mais il reste à déterminer quelle était la nature de cette Hygieia de Titanè; c'est ce que fait Pausanias lui-même dans deux passages différents, lesquels sont, par malheur, très brefs et très obscurs 3. Voici le sens qui me paraît en IIYG 323 IIYG résulter : Hygieia à Titanè n'était point considérée comme une déesse ayant une personnalité, une existence propre; elle n'était tenue ni pour la femme ni pour la fille d'Asclépios; elle lui était unie par un lien beaucoup plus étroit encore, car Asclépios et elle ne faisaient qu'une seule et même divinité en deux simulacres distincts : les deux figures jumelles étaient la traduction plastique du double nom Asclépios-Ilygieia appliqué à l'unique dispensateur de la santé. Mais pourquoi deux figures alors? Peut-être simplement à cause du genre différent des deux noms : le féminin Hygieia n'est que juxtaposé au masculin Asclépios et ne saurait se souder à lui comme ferait un qualificatif masculin. Des noms tels qu'Apollon Maléatès, Athéna Ilygieia, Déméter Hygieia, ne donnent l'idée que d'un être unique, d'une Déméter, d'une Athéna, d'un Apollon « spécialisés » par certains traits; mais le double nom d'Asclépios-Hygieia rend presque inévitable la conception d'un être à deux faces ou de deux êtres jumeaux, l'un masculin, l'autre féminin. Et peut-être saisissons-nous là ce qui fut, dans les profondeurs inconscientes de l'esprit populaire, la cause efficace de la transformation de l'idée abstraite de santé en une personnification concrète de la santé. Mais il n'en faut point conclure que Titanè fut le berceau d'llygieia ; car ce qui s'est produit en cet endroit peut s'être produit pareillement en tout autre où le mot û rietx a été joint au nom d'Asclépios, en guise de qualificatif ou plutôt d'extension et d'explication du nom divin. Rien ne prouve que Titanè eut la primeur de la nouvelle divinité ; nous devons dire simplement, dans l'état actuel de nos connaissances, que les traditions du culte avaient entretenu là, mieux peut-être qu'ailleurs, et attestaient toujours l'idée d'une pénétration réciproque et même d'une complète assimilation d'Asclépios et d'Hygieia. D'autre part, il est très notable qu'à Épidaure, dans le plus renommé des sanctuaires d'Asclépios, le culte d'llygieia n'a été qu'une importation tardive. Le fait a été contesté ; il n'est cependant guère douteux. Les inscriptions relatives à Hygieia qu'on a découvertes à Épidaure sont presque toutes de basse époque; la plus ancienne ne remonte pas au delà du 111e siècle av. J.-C.'. Les fameux récits de miracles ne montrent pas une seule fois l'intervention de la déesse. Ce n'est qu'au 11e siècle de notre ère qu'elle eut son temple dans le hiéron; elle le dut à la généreuse piété d'Antonin 3. On a dit à tort' que son effigie se retrouvait sur les monnaies autonomes d'Épidaure : c'est Épioné, femme d'Asclépios, anciennement honorée comme telle à Épidaure même et au hiéron 5, que l'on reconnaît aujourd'hui sur ces monnaies 6. Enfin tous les témoignages concordent pour établir qu'Hygieia n'appartient pas primitivement à la famille épidaurienne d'Asclépios 7. Il résulte de là que le culte d'Hygieia n'est pas nécessairement lié à celui d'Asclépios, bien qu'il semble en être l'appendice naturel. Sa place était également dans les sanctuaires de tous les dieux guérisseurs; Asclépios étant le principal de ces dieux, c'est surtout dans les sanctuaires d'Asclépios qu'llygieia devait a priori naître et grandir; mais ce n'est ni dans ceux-là exclusivement, ni dans tous ceux-là sans exception, qu'on doit s'attendre à la rencontrer. Des circonstances locales, qu'il nous est impossible de deviner, l'ont favorisée ici et là lui ont fait obstacle. Aussi ne faut-il pas imaginer un ordre de faits simple et systématique, d'après quoi son culte, ayant pris naissance à Titane, se serait de là propagé régulièrement dans le Péloponnèse d'abord, puis dans la Grèce entière $, Pas plus que le rôle de Titanè par rapport au reste du Péloponnèse, il ne convient de surfaire en ce point le rôle du Péloponnèse par rapport au reste de la Grèce. Tout en accordant que cette région était particulièrement propice au développement du culte d'llygieia à cause de l'extension qu'y avait déjà prise le culte d'Asclépios lui-même, on doit ne pas oublier que l'éclosion de la nouvelle déesse a pu parfaitemement se produire, en toute indépendance, dans d'autres contrées que le Péloponnèse, de même que, dans le Péloponnèse, elle a pu se produire en d'autres endroits que Titanè. On doit surtout se souvenir qu'llygieia fait défaut dans la religion d'Épidaure, et que ce n'est donc pas avec le dieu d'Épidaure qu'elle se serait évadée de son pays d'origine. Dès lors il ne subsiste plus aucun indice pour prétendre que son culte ait été dans le reste de la Grèce une exportation péloponnésienne. Hygieia en Attique. En Attique, notamment, le culte d'Hygieia paraît bien être autochthone; il n'a été qu'influencé dans son développement, mais non déterminé en principe par les religions des cités voisines. C'est là, de plus, que nous pouvons le mieux en observer la naissance et en suivre le progrès. D'un culte d'Ilygieia proprement dite, il n'y a point de traces à Athènes, avant la fin du ve siècle; mais nous rencontrons dès le vie siècle Athéna Hygieia. Un tesson trouvé dans les fouilles de l'Acropole porte une dédicace d'un potier nommé Callis à Athéna Hygieia 9 : la forme des lettres oblige à dater cette offrande de la seconde moitié du vie siècle. Un autre potier plus célèbre, Euphronios, consacrait aussi vers le même temps, sur l'Acropole encore, une offrande à Athéna Ilygieia fe. On sait d'ailleurs qu'Athéna, considérée comme déesse de la guérison et de la santé, avait un autel près des Propylées; l'antiquité de cet autel, et par conséquent du culte d'Athéna Hygieia, est attestée par Plutarque 11 et par Aristide le rhéteur12, et les dédicaces de Callis et d'Euphronies ont confirmé ces témoignages, auxquels on n'accordait auparavant que peu de crédit 13. C'est en face de cet IIYG -32ti_ IIYG autel, tout contre une des colonnes des Propylées, que les Athéniens dressèrent vers 428 ou 1127, après la grande peste qui désola Athènes dans les premières années de la guerre du Péloponnèse, une statue en bronze d'Athéna Hygieia, oeuvre du sculpteur Pyrrhos : si la statue a disparu, la base en est toujours à sa place et porte encore l'inscription dédicatoire et la signature de l'artiste'. Depuis longtemps déjà, Bergk 2 avait finement observé que la rédaction même de la dédicace témoignait de l'existence, antérieurement à la statue, et de l'autel et du culte d'Athéna IIygieia. On doit remarquer enfin que l'emplacement assigné à ce culte, dans l'enceinte sacrée de l'Acropole, ajoute encore à son importance ; c'est sous les trois formes de Polias, de Nikè, d'Hygieia, ou plutôt sous ces trois aspects particuliers de sa divinité qu'Athéna était honorée sur l'Acropole. Et il ne cessa point d'en être ainsi, même lorsqu'Ilygieia fut devenue une déesse indépendante et eut son sanctuaire à elle. L'esprit conservateur de la religion athénienne ne permit point qu'on négligeât pour cela l'ancien autel d'Athéna llygieia: une inscription de la seconde moitié du Ive siècle, contemporaine de l'administration de Lycurgue et relative au règlement de certaines parties de la fête des Panathénées, prescrit les sacrifices à faire (sur l'Acropole évidemment) à Athéna IIygieia, à Athéna Polias et à Athéna Nikè'. Il paraît donc très probable que le culte d'Athéna Ilygieia est un des plus anciens de la cité athénienne. Un autre autel d'Athéna IIygieia est signalé par Pausanias` dans le dème d'Acharnoe, et c'est encore en tant que divinité médicale qu'Athéna était honorée dans le Céramique sous l'i dvu,.ov de Pæonia 5, qu'elle portait également à Oropos e. Ainsi, l'Attique, à côté de ses héros guérisseurs de second rang, tels qu'étaient Amphiaraos, Aristomachos, le héros Iatros, Amynos honorait en sa grande déesse Athéna une divinité de la santé, une Hygieia, et lui rendait à ce titre un culte, dont la haute antiquité est aujourd'hui certaine et dont l'importance n'est point davantage niable : l'autel d'Athéna Hygieia comptait bien plus, assurément, dans la cité athénienne que les autels réunis des quatre héros dont nous venons de rappeler les noms. Le 48 boédromion de l'an 420/19, sous l'archontat d'Astyphilos, le dieu d'Épidaure fut officiellement introduit à Athènes et prit possession de son sanctuaire au bas du flanc méridional de l'Acropole : une inscription attique a fourni la date de ce gros événement religieux 8. Je croirais volontiers que cette innovation fut encore une conséquence de la grande peste; le projet dut en être conçu sous le coup des ravages causés par le fléau, et si l'exécution en fut retardée pendant quelques années, cela s'explique assez bien par les événements politiques d'alors et aussi par la nécessité d'aménager au préalable le téménos et le temple qu'on destinait au nouveau dieu. Quoi qu'il en soit, en 420, Télémachos d'Acharnae° eut l'honneur d'inaugurer à Athènes le culte d'Asclépios : il avait fait venir le dieu de son domicile d'Épidaure, il l'avait amené là, au pied de l'Acropole, et l'y avait installé. Après ces renseignements donnés, l'inscription continue par ces mots, d'une importance capitale : E,.a Asclépios ne s'installe pas seul dans l'Asclépieion; Hygieia y entre en même temps que lui, et de cette façon le hiéron se trouve complet et définitif. Une inscription postérieure confirme ce fait ; car le temple inauguré en 420 y est désigné par les mots Tbv vas tioû âC~a(ou temple plus récent, construit dans la même enceinte, é tait également consacré à Asclépios et Hygieia Enfin nous savons aussi, par ladite inscription, que le prêtre principal du sanctuaire s'appelait officiellement « prêtre d'Asclépios et d'Hygieia ». Les deux divinités sont donc mises sur le même pied ; aucune des deux n'apparaît à l'origine comme subordonnée à l'autre. D'où venait Hygieia? Certainement pas d'Épidaure, ainsi que le note très justement M. Koerte". Car le texte relatif à l'inauguration du sanctuaire distingue nettement entre l'arrivée d'Asclépios et celle d'Hygieia. 11 est naturel, du reste, cet Asclépios étant le dieu d'Épidaure, qu'Hygieia ne fût pas en sa compagnie, puisque nous avons constaté que le culte d'Hygieia n'existait pas à Épidaure au v' siècle. M. Koerte suppose qu'elle vint de quelque autre ville du Péloponnèse, de Titanè peut-être. Cette hypothèse me paraît devoir aussi être écartée12. Les termes de l'inscription n'indiquent nullement qu'Hygieia fût une étrangère. Deux alternatives se présentent alors : ou bien le culte d'Hygieia existait déjà en Attique, avant qu'on l'adjoignît à celui d'Asclépios, ou bien c'est en 420 précisément, à l'occasion de la venue d'Asclépios, qu'il fut lui-même créé. Or, il n'existe aucune trace de ce culte antérieurement à 420"; et si Athènes HYG 325 IIYG avait possédé un sanctuaire d'Hygieia avant l'arrivée d'Asclépios, il semble que c'est dans ce sanctuaire qu'on eût introduit le nouveau dieu, tandis que c'est lui qui donne l'hospitalité à Hygieia et partage avec elle son temple tout neuf. Nous sommes ainsi conduit à croire que c'est seulement en 420 qu'Hygieia a obtenu à Athènes, pour ainsi parler, la personnalité civile. Sans prétendre deviner toutes les causes qui ont déterminé cette création religieuse, on peut cependant en apercevoir quelques-unes. La principale dut être celle-là même qui aurait, suivant notre hypothèse, décidé de l'admission d'Asclépios à Athènes, à savoir les affreux ravages de la grande peste. Pendant ces années de deuil et d'épouvante, nul doute que la dévotion à Athéna IIygieia n'ait redoublé d'ardeur : la statue commandée à Pyrrhos aux frais du Trésor public en est un clair témoignage. Pour ceux qui invoquaient ainsi Athéna Hygieia, l'iwt'Or,atç avait naturellement plus d'importance que l't;vo1.x ; Hygieia prenait, à la lettre, le pas sur Athéna ; le qualificatif abstrait tendait davantage à se réaliser sous une forme concrète. Or, cette forme concrète existait déjà dans certains sanctuaires du Péloponnèse, région où les progrès rapides d'Asclépios avaient dû le plus souvent, comme nous l'avons dit tout à l'heure, aider aux progrès d'Hygieia elle-même. Quoiqu'Hygieia fût étrangère à la religion épidaurienne, néanmoins la prochaine arrivée d'Asclépios à Athènes devait avoir pour effet de tourner aussi la pensée vers cette déesse qui était adjointe à Asclépios en plus d'un endroit et qui apparaissait effectivement comme son associée naturelle. Ajoutons à cela peut-être l'influence de ce patriotisme vaniteux qui incita tant de fois les Athéniens à démarquer ce qu'ils empruntaient à autrui ou du moins à entremêler habilement ces emprunts à leur bien propre, de façon qu'ils semblassent plus légitimement leur appartenir. C'était annexer davantage le dieu d'Épidaure à la cité athénienne que de l'unir étroitement dès l'abord à une Ilygieia athénienne, et cette Hygieia existait en effet, prête à se détacher, comme un fruit mûr, du culte ancien d'Athéna Ilygieia. L'esprit grec savait effectuer ce passage de l'abstrait au concret avec beaucoup plus d'aisance que notre esprit moderne ne le conçoit ; les allégories imaginées par lui, même les plus éloignées de la réalité, « gardaient toujours un certain caractère concret », et les abstractions « possédaient virtuellement une certaine existence»). A un esprit ainsi disposé il ne fallait pas un grand effort pour fixer en un type concret l'idée d'une déesse de la santé, laquelle était déjà réalisée ailleurs, et à Athènes même avait été formée et mûrie par le long passé du culte d'Athéna Ilygieia. Nous noterons enfin, à ce propos, que, précisément dans la seconde moitié du ve siècle, l'art grec fait surgir tout à coup sur les vases peints, dans les créations de la poésie drama tique, en sculpture,.une longue théorie de figures allégoriques'. Hygieia se rencontre dans le nombre en compagnie de Peithô, de Pandwsia, d'Ilarmonia, d'Eudoemonia, etc. 3 ; or, cette Hygieia, purement symbolique en apparence, n'est pas au fond une autre Hygieia que la déesse honorée dans l'Asclépieion. Par une heureuse rencontre, dans cette Athènes où l'on voit positivement naître Hygieia, on peut suivre aussi de très près les transformations progressives de son caractère primitif, et ce n'est que là qu'on peut les suivre. Au début, Hygieia est simplement adjointe à Asclépios dans son temple; mais elle ne lui est unie par aucun lien de parenté, elle n'est pas comprise dans la famille épidaurienne du dieu. A Épidaure, la famille d'Asclépios se composait d'Épioné sa femme, de ses fils Podaleiros et Machaôn4 et de plusieurs filles, Akésô, Iasô, Panakeia, dont les noms indiquent qu'elles personnifiaient le pouvoir guérisseur de leur pères. Tout ce cortège avait accompagné Asclépios en Attiques. Nous trouvons la famille entière, à l'exception des deux fils, réunie sur un bas-relief votif de l'Asclépieion d'Athènes'; les noms des quatre femmes y étant écrits en toutes lettres, aucune confusion n'est possible sur leur identité, et l'absence d'Hygieia n'en est que plus significative. Une inscription du commencement du Ive siècle fournit une indication analogue ; c'est un court règlement de l'Asclépieion de Munychie, fixant les offrandes à faire aux puissances divines qui partagent ce sanctuaire avec Asclépios : Iasô, Akésô, Panakeia y sont l'une après l'autre désignées, mais non pas Ilygieia. Dans le Plutus d'Aristophane 6, ce sont lasô et Panakeia qu'on voit accompagner le dieu dans sa visite aux malades9; et, si l'on a eu tort de conclure autrefois10 de ce témoignage que, en 388 (date de la représentation du second Plutus), Ilygieia était encore inconnue dans l'Asclépieion d'Athènes, toujours est-il qu'à cette époque elle ne faisait point partie de l'entourage immédiat d'Asclépios; on ne se la représentait pas escortant le dieu, le suivant avec docilité, lui prêtant son aide, bref ayant auprès de lui le rôle subordonné qui convient à une fille auprès de son père". Son culte avait été juxtaposé à celui du dieu d'Épidaure, il n'en était pas une dépendance. Après un certain temps, la position respective d'Asclépios et d'Hygicia se trouve profondément modifiée. Hygieia n'est plus considérée que comme la fille d'Asclépios. Même ainsi, elle apparaît toujours supérieure à Iasô, Panakeia ou Akésô; mais elle est passée au second plan par rapport au dieu guérisseur, de qui elle était l'égale auparavant. Les raisons de ce changement se laissent découvrir sans peine. Il était inévitable qu'un dieu et une déesse honorés ensemble dans le même temple, ayant leurs autels en commun, partageant les mêmes sacrifices12, cessassent bientôt d'être étrangers l'un à I1YG 326 I1YG l'autre, et qu'on imaginât entre eux pour les unir un lien de parenté. Très probablement, une union de ce genre existait déjà en plusieurs endroits du Péloponnèse, où le culte d'llygieia s'était développé plus tôt qu'à Athènes et n'avait guère été, dès l'origine, qu'une dépendance de celui d'Asclépios. Mais, outre l'influence qu'a pu avoir sur le culte athénien l'exemple de certaines autres cités, la force des choses devait conduire peu à peu les Athéniens à faire d'Hygieia soit la femme, soit une des filles d'Asclépios. Or, le rôle d'épouse du dieu étant 1léjà occupé par Épioné, Hygieia ne pouvait devenir que sa fille. A cela il n'y avait aucun obstacle, car le nombre et aussi les noms des filles d'Asclépios ont toujours été un peu variables et flottants : la triade Iasô Panakeia Akésô 1 est remplacée quelquefois par la triade Iasô Panakeia iEglé2, et enfin l'accord s'établit entre les deux légendes, non par l'élimination, soit d'Akesô, soit d'iEglé, au profit de l'autre, mais par l'adoption des deux ensemble, ce qui porte à quatre le nombre des filles d'Asclépios, sans compterIIygieia qui s'y est adjointe dans l'intervalle. Ainsi, le péan de Makédôn énumère les enfants d'Asclépios dans l'ordre suivant : d'abord ses fils Podaleiros et llachaôn, puis ses filles lasô, Akésô, A;glé, Panakeia et Hygieia 3. Nous devons d'ailleurs insister sur ce fait qu'Hygieia ne fut point purement et simplement assimilée aux autres filles du dieu, mais qu'elle a toujours été l'objet d'une distinction spéciale. Par exemple, Makédôn, dans son péan, fait suivre les quatre premiers noms des mots » filles d'Épioné », après quoi il continue : aie) âpt7rpE-'rw `l''ytm(a. On pour rait même conclure de là, à la rigueur, qu'Hygieia est bien fille d'Asclépios, mais non pas d'Épioné', et qu'elle est donc nettement séparée de ce que nous avons appelé la famille épidaurienne d'Asclépios. Sans être aussi nette, c'est pourtant une distinction analogue que marque Aristide le rhéteur quand il écrit : « ... les soeurs Iasô, Panakeia, Eglé, à qui se joint encore Hygieia, la plus honorée de tous les enfants d'Asclépios ïctxvTwv âvT(pp07roç)5 ». Cette façon de nommer Hygieia seulement en dernier lieu, et en même temps de la mettre à part, de lui décerner des épithètes laudatives qui l'élèvent au-dessus de ses prétendues soeurs démontre bien :1° que son entrée dans la famille d'Asclépios n'eut lieu à Athènes qu'à une date relativement tardive et qu'on ne l'ignorait pas; 2° qu'on lui attribuait dans sa famille d'adoption un rang d'honneur, en rapport avec la place qu'elle occupait dans le culte athénien, puisqu'elle était avec Asclépios copropriétaire du hiéron et des deux temples qu'il renfermait. C'est dans le cours du iv° siècle que s'est opérée la transformation de la première Hygieia, détachée du vieux culte d'Athéna Hygieia, en une Hygieia rajeunie, fille d'Asclépios. Le flottement qui a dû exister quelque temps entre l'ancienne conception et la nouvelle est bien marqué dans l'hymne qui nous a été conservé sous le nom d'Ariphrôn 6. Quoiqu'Ariphrôn fut d'origine sicyo nienne, le fait que son hymne a été, retrouvé parmi les inscriptions de l'Asclépieion d'Athènes r paraît prouver qu'il avait été composé en l'honneur de l'Hygieia athénienne; il peut donc nous servir à reconnaître l'idée que les Athéniens du rv° siècle se faisaient de leur Hygieia. Or, le poète, à quelques vers d'intervalle, appelle la déesse T9E6Ô(e'a N.xxâpwv, puis l'assimile aux Charites, qui personnifient le mieux la grâce et la jeunesse. De même, Likymnios de Chios, autre poète contemporain d'Ariphrôn, dans un hymne pareil, invoque Hygieia sous les noms de N.âTEp uv(cTaB, (3aa((aeta, et aussitôt après, la qualifie de rro0stvsi, 7rpaüyiawç, épithètes dignes des Charites 9. Ces désignations simultanées et légèrement contradictoires conviennent à une période de transition, où le nouvel aspect de la déesse commence à se superposer à l'aspect antérieur, mais ne l'a pas encore entièrement effacé. Nous verrons plus loin que les représentations figurées d'Iygieia témoignent pour la même époque d'un semblable amalgame de deux types différents. Hygieia fille d'Asclépios ; ses attributs. Il ne nous est donné nulle part de pénétrer aussi avant qu'à Athènes dans la nature d'Hygieia et d'observer d'aussi près la transformation de sa personnalité première. Mais on doit dire d'une façon générale que partout, à l'époque classique, elle est considérée comme fille d'Asclépios, et que c'est presque exclusivement au culte de ce dieu que son propre culte est associé. Gerhard" croyait qu'elle était indifféremment, selon les endroits, tantôt femme, tantôt fille d'Asclépios : c'est une erreur manifeste. M. von Sallet" a cru aussi que, dans certains groupes d'Asclépios et d'Hygieia représentés sur des monnaies ou des bas-reliefs, Hygieia apparaît comme la femme du dieu, parce qu'elle y est une fois désignée du nom de (3ac(amma, correspondant à l'épithète (3act?Etiç souvent attri buée à Asclépios : c'est attribuer une valeur beaucoup trop positive à des qualificatifs purement honorifiques, qui sont applicables à toute divinité. Le fait que, sur telle inscription, Hygieia soit appelée ae(XEta et que, sur telle autre, Asclépios soit appelé aciXeSç, n'implique pas l'existence d'un lien conjugal entre le dieu et la déesset2. Dans l'hymne de Likymnios, cité plus haut, Hygieia n'est pas invoquée seulement sous le titre de (xc(),cta, mais encore sous celui de (,.«TEp : fera-t-on d'elle une déessemère ? M. Thrmmer 13 rappelle qu'Athéna elle-même, à Élis, put recevoir l'épithète de M-lyri p, sans cesser pourtant d'être une déesse-vierge. L'argument serait de peu de poids ; car le surnom exceptionnellement donné à l'Athéna d'Élis s'explique par un véritable miracle de cette Athéna t'; et cela ne prouverait rien pour Hygieia. Aussi bien me paraît-il excessif et injustifié de donner cette importance à des mots qui ne sont en somme que des invocations d'hymnes et de litanies. Enfin, l'on pourrait encore, en se fondant sur un passage de Théon le rlléteur15, supposer qu'Hygieia a été quelquefois considérée comme fille d'Apollon, et par conséquent comme sœur IIYG 327 IIYG d'Asclépios, puisque celui-ci est fils du dieu solaire. Mais le passage de Théon ne témoigne pas d'une croyance réelle; il exprime seulement une hypothèse, et il convient de n'y voir peut-être que l'écho d'une interprétation symbolique analogue à celle qu'indique Pausanias pour l'Ilygieia de Titanèl. Quelques vers d'Ilérondas 2, relatifs à l'Asclépieion de Cos, méritent une attention plus sérieuse. Dans l'énumération qu'il fait des divinités associées à Asclépios et qui constituent sa famille, le poète suit un ordre tel qu'Hygieia semblerait être la femme du dieu, tandis que ses filles seraient Panaké, piô et Jasé. hpiô ou 1pionè devenant ainsi la fille d'Asclépios et d'Hygieia, la légende propre à Cos serait un renversement complet de la généalogie généralement adoptée. Mais il ne faut sans doute point pousser à leurs conséquences extrêmes les indications d'Hérondas. Il s'agissait pour lui, non de mythologie, mais de tracer en quelques traits pris sur le vif une rapide esquisse du sanctuaire de Cos. Ses vers font allusion à un groupe qui représentait Asclépios « touchant de la main droite n llygieia, c'est-à-dire probablement s'appuyant de la main droite sur l'épaule de la déesse : geste familier d'où il semble résulter qu'Hygieia était à côté d'Asclépios comme sa fille préférée plutôt que comme son épouse '. D'autre part, le prêtre de l'Asclépieion de Cos s'appelait « prêtre d'Asclépios, d'Hygieia et d'Jpionè n Si llygieia passe avant hpionè, cela prouve seulement l'importance de son culte, qui ne le cédait qu'à celui d'Asclépios lui-même (il en était ainsi à Athènes et en bien d'autres endroits) ; mais en revanche l'adjonction d'Jpionè aux deux divinités principales ne paraît justifiée que si l'on honorait en elle l'épouse du dieu, car il n'y a point pour ] pionè, dont la physionomie et le rôle sont d'ailleurs si effacés °, d'autre raison que celle-là d'être honorée d'une manière spéciale dans les sanctuaires d'Asclépios. Je crois donc que les vers d'Hérondas n'ont d'une généalogie exacte que l'apparence; du moins est-on autorisé à les tenir en suspicion à ce point de vue, tant qu'un document nouveau ne sera point venu les confirmer. H. est vrai qu'un hymne orphique 6 appelle Hygieia aa).EXTpov âusu?-q d'Asclépios. Mais, outre que ces mots peuvent être interprétés en un sens figuré et qu'ils ont même paru susceptibles d'une correction', sans compter encore que l'hymne dont ils font partie appartient à une très basse époque, on sait combien les Orphiques ont bouleversé, pour leur usage, les vieilles généalogies divines de la religion grecque, et que leurs croyances particulières n'engageaient en quoi que ce fût le culte officiel des cités. Les attributs habituels d'Hygieia s'accordent parfaitement à son caractère de fille du dieu guérisseur. Ces attributs ne sont d'ailleurs pas nombreux. On a voulu quelquefois reconnaître la déesse dans un personnage féminin qui, sur certains bas-reliefs votifs, accompagne Asclépios en portant à la main une oenochoé 8 ou une situle ou une petite boîte 10 ; boîte ou vase sont censés contenir un onguent ou un breuvage bienfaisants pour les malades qui viennent implorer du dieu leur guérison 11. Mais, en l'absence d'une désignation précise, il semble que cette jeune fille doit figurer plutôt Iasô ou Panakeial2. Le rôle d'une suivante, portant les remèdes dont le dieu pourra avoir besoin pour ses clients, paraît vraiment un peu humble pour Hygieia. Si cependant il s'agit bien d'elle, ces exemples prouveraient qu'on ne tenait pas toujours un compte rigoureux de la différence d'origine entre Hygieia et ses prétendues soeurs, et dans de tels cas elle devenait en quelque sorte encore plus la fille d'Asclépios que nous ne l'avons dit tout à l'heure. La situle ou l'oenochoé ou la boite à onguents seraient néanmoins pour Hygieia des attributs exceptionnels. Celui qu'on lui voit le plus souvent est le serpent, qu'elle a emprunté à Asclépios même. Il y a plusieurs façons d'associer ce serpent à la déesse : 1° D'après un passage de Pausaniasi3, M. Thraemerl4 suppose qu'il a existé des représentations d'Hygieia avec un sceptre autour duquel s'enroulait le serpent; toutefois la réflexion de Pausanias porte moins sur le détail particulier du sceptre enguirlandé d'un serpent que sur la ressemblance générale entre le groupe de Trophonies et d'Herkyna, accompagnés de serpents, et le groupe si fréquent d'Asclépios et d'llygieia. 2° Asclépios, quand il est debout, est d'ordinaire appuyé de la main droite ou de l'aisselle sur un bâton, le long duquel un serpent monte en spirale. On a donné parfois cet attribut à Hygieia : le petit groupe Barberini" représente le père et la fille, tous deux avec un bâton à serpent. Mais cet exemple, de très basse époque f0, est le seul que nous offre la statuaire antique. On peut même croire qu'Hygieia n'a jamais reçu cet attribut que dans des groupes comme celui-là, où l'on voulait rendre plus manifeste son exacte parité avec Asclépios. On n'a point delle lui donner dans ses statues isolées, par la raison que ce bâton lourd et long, qui convient à un homme dans l'attitude du repos, serait au contraire déplacé et disgracieux dans la main ou sous l'aisselle d'une femme. 3° La difficulté d'ordre esthétique que nous venons d'indiquer a été tournée avec une aisance élégante dans quelques bas-reliefs votifs, où Hygieia, debout auprès d'Asclépios, s'appuie d'une main contre un arbre voisin, autour du tronc duquel le serpent est enroulé (fig. 3927) i7. C'est là une très heureuse adaptation à Hygieia du type d'Asclépios debout, appuyé sur son bâton à serpent. Mais elle ne convient qu'au genre du bas-relief. ou d'un IIYG 328 IIYG 40 Dans les statues isolées, on voit le serpent enrou bâton, mais autour du corps même de la déesse'. Un tel motif prête naturellement à une très grande variété; mais toutes les variantes possibles se ramènent à l'acte essentiel, qui est le suivant : Hygieia offre au serpent sa nourriture, soit, quelquefois, sous la forme d'un petit gâteau (7td7tavov) ou d'un fruit ou d'un cruf2, soit, presque toujours, sous la forme d'un liquide contenu dans une phiale. Le reptile, pour atteindre à la coupe, se dresse au long des vêtements de la déesse, gagne l'une ou l'autre épaule et darde sa tête en avant vers la main qui tient l'objet; Ilygieia, de sa main libre, le saisit par le cou, pour le soutenir et le guider. Il y a de nombreux exemples de ce sujet, et qui diffèrent tous entre eux par quelque détail. Nous y reviendrons plus loin. Il ne s'agit pour l'instant que de ce qui est commun à tous, à savoir le serpent. Or il faut noter que ce serpent, pour ainsi parler, n'appartient pas en propre à Hygieia, et que ce n'est jamais que le serpent d'Asclépios lui-même. Un groupe du Vatican (fig. 3928) 3 représente Asclépios assis, ayant à sa gauche le serpent enroulé autour du bâton et à sa droite Ilygieia debout qui, d'une main, s'appuie sur l'épaule de son père, et, de l'autre, tend la phiale au serpent. Ce groupe constitue, à la lettre, un trait d'union entre les statues isolées qui montrent, les unes Asclépios avec le serpent à ses pieds ou enroulé autour du bâton, les autres Ilygieia offrant la nourriture au serpent dressé contre elle ou enroulé autour d'elle. C'est donc comme nourricière du serpent sacré d'Asclépios qu'Hygieia nous apparaît le plus habituellement. Tel est son rôle dans tous les sanctuaires où elle est associée à Asclépios, autrement dit dans la presque totalité des sanctuaires où elle est elle-même honorée. On ne saurait guère douter qu'il n'y ait là un nouvel exemple de l'action tant de fois efficace de l'art sur la religion. Ayant à représenter ensemble deux divinités qui, ainsi que cela a été démontré pour l'Asclépieion d'Athènes, étaient étroitement associées, mais n'étaient point apparentées l'une à l'autre, du moins au début, l'artiste devait chercher par quelque moyen extérieur à faire de leur réunion un groupe véritable au lieu d'une simple juxtaposition. Le serpent se prêtait fort bien à ce dessein. Il suffisait qu'Hygieia parût s'occuper du compagnon fidèle d'Asclépios pour qu'un lien fût établi entre le dieu et la déesse. D'autre part, à mesure qu'Hygieia fut davantage considérée comme devant être la fille du dieu guérisseur, le rôle de gardienne et nourricière du serpent sacré se trouva aussi lui convenir de mieux en mieux. Ce rôle s'accordait en effet à la place quelque peu inférieure que la déesse prenait définitivement vis-à-vis du dieu, tout en maintenant entre les deux une intime liaison. C'est à cause de cet attribut surtout qu'Hygieia, malgré la faveur croissante de son culte, ne cesse d'apparaître comme attachée et réellement subordonnée à Asclépios. Représentations figurées d'Hygieia. La plus ancienne dont il soit fait mention est l'idole de Titanè44; elle ne devait du reste offrir aucun intérêt artistique. Vers le milieu du ve siècle, Smikythos de Ithegium consacrait à Olympie une offrande fort considérable, composée de nombreuses figures en bronze, parmi lesquelles Pausanias cite Asclépios et Hygieia : ces deux statues étaient l'oeuvre de Dionysos d'Argos 6. Colôtès avait aussi représenté les deux divinités ensemble dans sa fameuse table en or et ivoire, qui était conservée à Olympie 6. Il fallait s'attendre, en effet, à ce que les premiers simulacres d'Hygieia, par ordre de date, fussent péloponnésiens, puisque c'est dans le Péloponnèse que son culte s'était le plus tôt fixé. Cette région lui resta toujours particulièrement dévote : des oeuvres importantes, appartenant aux diverses époques de l'art grec, en témoignent encore. A Tégée, dans le temple d'Athéna Aléa, Scopas avait dressé aux côtés do la déesse principale du sanctuaire les statués en marbre pentélique d'Asclépios et d'llygieia7. Le même artiste avait fait pour Gortys d'Arcadie un autre groupe d'Hygieia avec Asclépios représenté jeune et imberbe 6. Xénophilos et Stratôn, deux Argiens, avaient exécuté pour un des temples de leur ville natale un groupe en marbre d'Asclépios assis et d'Iygieia debout 9. La ville d'iEgion possédait aussi dans son Asclépieion un groupe d'Asclépios et d'Hygieia, oeuvre de Damophon de Messène'°; il est possible que ce groupe se trouve reproduit sur certaines monnaies d'Ægion", ou que d'autres monnaies de la même ville offrent une copie de la statue d'Hygieia seule, séparée d'Asclépiosf2. De Damophon encore, on montrait à Mégalopolis un grand HYG 329 HYG relief où était figuré le groupe habituel d'Asclépios et d'Hygieia 1. A Corinthe, un sculpteur dont Pausanias ne dit pas le nom avait fait un groupe en marbre des deux divinités pour l'Asclépieion voisin de l'ancien gymnase' : peut-être une copie de ce groupe s'est-elle conservée sur certaines monnaies de Corinthe'. Enfin il faut citer, parmi les productions de l'art péloponnésien concernant Hygieia, un tableau du peintre Nicophanès de Sicyone, élève de Pausias, où l'on voyait, avec Asclépios, ses filles ILygieia, rEglé, Panakeia et Jasé'. A Mégare, il y avait un groupe d'Asclépios et d'llygieia par Bryaxis d'Athènes'; on a proposé d'en reconnaître une copie au revers de certaines monnaies de cette ville 6. Dans l'Asclépieion de Cos, on montrait aux visiteurs un groupe pareil signé des fils de Praxitèle, Timarchos et Iiéphisodotos : c'était une offrande d'un nommé Euthias, fils de Praxôn 7. Un autre sculpteur athénien, Nikératos, fils d'Euctémôn, avait fait également, on ne sait pour quelle ville, un groupe d'Asclépios et d'Hygieia qui fut ensuite transporté à Rome et placé dans le temple de la Concorde8; il n'est pas impossible que le groupe du Vatican, dont il a été parlé plus haut, soit une réplique de l'oeuvre de Nikératos'. Ces grandes oeuvres, dont plusieurs étaient signées d'artistes célèbres des meilleurs temps de l'art grec, étant perdues pour nous totalement, ou l'idée qu'on peut sc faire de quelques-unes d'entre elles étant forcément très douteuse et très incomplète 10, il n'y a pas moyen de se figurer d'après elles le type d'Iygieia au ve et au iv° siècle. Nous sommes mieux renseignés par une série de monuments, plus modestes et tous anonymes, qui proviennent des fouilles de l'Acropole d'Athènes. La plupart des archéologues qui ont étudié les basreliefs votifs de l'Asclépieion d'Athènes ont remarqué que le type d'Hygieia n'y offre point la même fixité que celui d'Asclépios : la déesse est représentée dans les uns avec des formes amples, une attitude grave, presque un aspect de matrone ; dans les autres elle a une tournure plus fine, plus élégante, et la physionomie d'une jeune fille 11. Cette remarque, malgré les dénégations de M. Thraemer12, demeure parfaitement juste. Aussi bien, n'a-t-elle pour nous rien d'inattendu, à présent que nous connaissons mieux l'origine de l'Hygieia athénienne et la modification de son caractère au cours du ive siècle. Lorsque la déesse, conçue d'abord à Athènes comme indépendante d'Asclépios et simplement associée au culte de ce dernier, se transforma jusqu'à devenir la propre fille du dieu guérisseur, sa fille préférée, toujours à ses côtés, un tel changement de nature devait en entraîner un autre dans les représentations figurées. Avant comme après cette transformation, IIygieia a toujours été une déesse vierge; mais ce n'est que dans la seconde phase qu'elle prend les traits et l'air d'une jeune fille. Il faut donc distinguer pour elle deux types princi V. paux, correspondant aux deux époques que nous venons de rappeler sommairement. Au premier de ces deux types paraît convenir fort bien une tête de marbre, trouvée dans les fouilles de l'Asclépieion 13, et où l'on reconnaît unanimement le style de Scopas 1'. On a supposé avec vraisemblance qu'elle représentait Ily gieia 15 ; l'interprétation n'est cependant pas certaine. Le type plus récent a pu être déterminé avec précision d'après les basreliefs vo tifs, où Hygieia apparaît telle qu'une jeune fille élégante et jolie, la tête légèrement inclinée sur l'une ou l'autre épaule, les cheveux relevés sur le haut du crâne et noués en coques, selon une mode fré-' 1 quente chez les déesses jeunes (fig. 3929 et 3930) 16. D'après ce signalement, on a cru reconnaître Hygieia dans une tête de marbre, du Ive siècle av. J.-C., provenant de l'Asclépieion 17 ; puis, par comparaison avec celle-ci, dans une autre tête, de provenance inconnue, qui doit dater du rue siècle (fig. 3931)16. Il est certain que cette dernière tête correspond fort exactement à la conception définitive qui avait prévalu en Attique à partir de l'an 350 environ sur la nature d'Hygieia et son rôle auprès d'Asclépios. Mais ici encore l'iden 42 HYG 330 IIYG tification proposée n'est pas absolument démontrée. Du reste, Hygieia n'a jamais été que faiblement caractérisée, quant aux traits et àl'expression du visage. C'est une des divinités grecques qui ont le plus besoin, pour se faire reconnaître, de porter avec elles leurs attributs spécifiques. Aussi ses statues la représententelles toujours avec le serpent, et presque toujours avec la coupe où elle fait boire le reptile sacré. Tantôt le serpent monte tout d'un trait jusqu'à l'épaule, contourne la nuque et redescend ensuite sur la poitrine (4.3932) ; tantôt il s'enroule deux et trois fois autour du corps de la Fig. 3931. Tete d'Ilygie. déesse fig. 3933); on le voit aussi s'enrouler autour de l'un ou l'autre bras etc. On comprend que bien des combinaisons en ce genre sont possibles. Faut-il y reconnaître autant de types particuliers de la déesse 3 ? Je crois plutôt qu'il n'y a là que des variantes d'un type unique, auquel il manqua, pour être fixé à jamais, d'avoir été traité par un grand artiste dans un chef-d'oeuvre décisif. On doit seulement répartir en deux catégories les très nombreuses figures de ce type. Dans l'une seront classées les statues où le serpent, très long et gros, monte contre le corps et jusqu'aux épaules d'llygieia; à l'autre appartiendront les statues où le serpent, beaucoup plus petit, est simplement enroulé autour d'un des bras de la déesse ou tenu dans ses deux mains. Les statues d'Épidaure, mentionnées plus haut, rentrent dans la première classe, dont lHygieia Hope (fig. 3934)4 peut être tenue pour le modèle-le plus complet et le mieux réussi. Les figures de la seconde classe sont plus nombreuses, mais il n'en est peut-être pas une qui ne soit restaurée précisément dans les parties les plus caractéristiques, c'est-à-dire les bras et le serpent, et dont l'état primitif nous soit connu avec une certitude entière 5. On peut ajouter encore à cette catégorie quelques représentations d'IIygieia sur des pierres gravées'. Deux monnaies de Pergame, ayant au droit, l'une le buste de Marc-Aurèle et l'autre le buste de Lucius Verus, ont au revers un groupe d'Asclépios et d'IIygieia, où la déesse apparaît sous un type nouveau'. Elle tient dans la main droite le serpent, et de la main gauche elle élargit son voile autour de sa tête. Le graveur de ces monnaies a dé reproduire une statue consacrée dans l'Asclépieion de Pergame, où le sculpteur avait donné à Hygieia ce geste grave et mystérieux, qui nous est connu surtout par des représentations de Déméter et d'Aphrodite. Une terre cuite de la Grèce propre (fig. 3933) 6 représente Ilygieia dans la même attitude et avec le même geste caractéristique que les monnaies de Pergame. Ilygieia a été presque toujours re présentée debout, ce qui est une conséquence encore de sa subordination à Asclépios. Groupée avec le dieu son père, elle ne pouvait être que debout et l'exemple de tels groupes a influé naturellement sur les statues isolées de la déesse. Cependant on la trouve quelquefois assise sur un trône, avec son serpent qui lui rampe sur les genoux : ainsi la montrent une statue de la collection Giustiniani' et une seconde statue conservée à Venise 10. Un petit bronze la fait voir offrant au serpent un gâteau conique posé sur un plat rond". Les graveurs de gemmes ont connu aussi et reproduit le type de la déesse assise 12. Certaines statues d'époque basse, qui représentent Ilygieia assise, tenant dans la main droite la coupe où s'abreuve le serpent et dans la main gauche une corne d'abondance'', semblent devoir être appelées Ilygieia-Tyché, à moins que, comme le croit M. Thrtomer ", la corne d'abondance ne soit un attribut nouveau d'Hygieia, signifiant que la déesse qui dispense la santé est par là même la dispensatrice de tous les biens. Enfin nous devons indiquer, non sans réserves, qu'Hygieia peut avoir été quelquefois représentée avec un serpent enroulé sur sa tête à la façon d'un diadème, ou avec un diadème orné de serpents. Le diadème à serpents se rencontre sur un buste colossal de la collection Ludovisil5, et c'est pour ce motif seul qu'on a donné à IIYG 331 IIYG ce buste le nom d'Hygieia, qui ne lui convient peut-être pas.. Il se rencontre aussi dans une tête antique, replacée à tort sur une statue d'Hygieia au musée du Vatican'. Mais il est très notable qu'ici les deux serpents sont séparés par un masque de Gorgone, lequel implique qu'il s'agit plutôt d'une Athéna; aussi n'a-t-on pas manqué d'identifier cette tête avec celle de 1'Athéna IIygieia de Pyrrhos : opinion qui a été à son tour rejetée 2. La possibilité d'un ornement de cette sorte pour IIygieia subsiste néanmoins, et l'on a signalé autrefois l'existence, dans une collection privée à Athènes, d'une statue d'Hygieia nourrissant le serpent, semblable pour le type à l'Hygieia !tope, mais qui avait les cheveux ceints, en guise de diadème, d'un second serpent plus petit Extension du culte d'Hygieia. Le culte d'Asclépios fit preuve d'une vitalité singulière dans les derniers siècles du paganisme. Il ne cessa de prospérer et de s'étendre, notamment dans les régions du Nord et en Asie Mineure. Ilygieia, devenue l'inséparable compagne du dieu guérisseur, participa à tous ses progrès. On peut dire en général qu'elle est honorée partout où est honoré Asclépios lui-même. Et d'abord, elle est accueillie au hiéron d'Épidaure, d'où elle avait été si longtemps absente : c'est probablement sous l'influence d'Athènes et comme par une action en retour de la colonie sur sa métropole qu'llygieia vint s'établir dans le grand sanctuaire du dieu à qui les Athéniens l'avaient associée dans leur Asclépieion. Cependant elle dut attendre jusqu'au ne siècle de notre ère pour avoir à Épidaure son temple 4. Les autres endroits du Péloponnèse où nous apprenons, soit par Pausanias, soit par les monuments, les inscriptions ou les monnaies, qu'llygieiarecevait un culte sont les suivants: Corinthe', Kenchréai d'Argolide 6, Argos', Titane 8, Sicyone', 1Egion 10, Patras Mantinée 12, Tégée", Gortys d'Arcadie", Mégalopolis", Gytheion16, Las17, Bmm'e. Il suffit de rappeler d'un mot les Asclépieia célèbres d'Athènes, de Cos et de Pergame 73, où IIygieia tenait une place presque égale à celle d'Asclépios. A Oropos 20 et à Rhamnonte L1, IIygieia était associée au culte d'Arnphiaraos, héros devin et guérisseur comme Asclépios, et comme lui accompagné du serpent symbolique : ce sont les seules fois, d'ailleurs, oit nous trouvions IIygieia séparée d'Asclépios. Elle était honorée aussi à Mégare22, à Élatée", à Alyzia en Acarnanie 2'`, dans les îles de Paros25, de Mi1o2G, de Délos où elle parait avoir été confondue plus tard avec Isis27. Entre les villes de la Thrace et de la Mcesie, on la trouve figurée sur les monnaies d'lladrianopolis", de Mesembria49, dePautalia I , de Phi lippopolis 31, de Bizya 32, de Trajanopolis ", da Pérlnthe 3b, d'Anchialos 35, de Dionysopolis 36, de Marcianopolis 37, de Nicopolis 38, de Tomi33. En Asie Mineure, grâce surtout au rayonnement du grand Asclépieion de Pergame, les sanctuaires d'Asclépios et par conséquent d'Iygieia se multiplient. Monnaies et inscriptions témoignent de leur existence à Cyzique 40, à Germé 41, à Amisos 42, à Amastris 43 ; dans de nombreuses villes de Bithynie, Bithynium4+, Cius45, Héracléa4G, Juliopolis", Nicéeb8, Prusa i9, Cierus ou Prusias S0. Mêmes témoignages pour Smyrne', pour Thyatire J2, pour Stratonicée en Carie 53, etc. Le culte d'Iygieia à Rhegium 54 et à Métaponte' est attesté de même. Et enfin il pénétra à Rome, peut-être en même temps que celui d'Asclépios, qui fut importé d'Épidaure, en 293 av. J.-C. ; car, au début du rue siècle, Ilygieia pouvait fort bien être déjà introduite dans la religion épidaurienne6. A Rome, Ilygieia, quand elle ne garde pas son nom grec, est désignée par le nom de Valetudo. Elle ne doit pas être confondue en principe, comme l'a fait Gerhard57, avec la déesse sALUS, qui était d'origine italiote et avait certainement un temple à Rome dès l'année 302 av. J.-C., par conséquent avant l'arrivée d'Asclépios et à plus forte raison d'Hygieia. Quoique la distinction entre Hygieia-Valetudo et Salus n'ait pas été strictement observée même par les écrivains latins, elle est cependant justifiéeS8. Après l'extension géographique du culte d'Hygieia, on doit rappeler brièvement, pour terminer, l'extension morale de son rôle et de son caractère divin, par où s'accrut son prestige comme s'accroissait celui d'Asclépios, en même temps et pour les mêmes raisons. A l'époque classique, Hygieia était simplement la déesse de la santé, rien de plus. Si, dans le groupe de bronze exécuté pour Smikythos de Rhegium par le sculpteur Dionysios d'Argos, Asclépios et Ilygieia étaient associés à Agôn 59, et si, dans la table de Colôtès à Olympie, ils faisaient pendant à Arès et Agôn 60, il ne faut point voir là, comme M. Thrmmerf1, un premier élargissement de leur signification primitive : ils ne figuraient parmi les patrons de l'agonistique que parce qu'ils étaient précisément les divinités de la santé ; car la première condition à réaliser pour un athlète est de se bien porter. Mais, dans les derniers siècles du paganisme, Asclépios et Ilygieia deviennent plus que des divinités dispensatrices de la force physique et de la bonne santé. Le dieu guérisseur devient plus généralement le dieu sauveur, qui préserve de tout danger et non plus seulement de la maladie6"; de même, la déesse qui personnifiait la santé HYI 332 HYI du corps devient une déesse protectrice et tutélaire, au sens le plus large du mot. L'un et l'autre sont invoqués en toute occasion, contre tout péril, dans la bataille et dans la tempête. Le fervent Aristide les appelle oi ôuo emr7)pe; Otto(, « par qui la terre entière est protégée et sauvée»). Cette transformation de l'ancienne foi pratique et simple en une foi plus exaltée, inspirée de motifs plus mystiques, a eu pour effet de ranimer le culte d'IIygieia comme celui d'Asclépios et de le maintenir en un assez vif éclat durant le déclin définitif des religions païennes. HENRI LECHAT. dans certaines républiques grecques, notamment à Rhodes et à Corcyre'. La découverte de la loi de Gortyne, depuis la publication du mot ADOI'TIO, a jeté un jour nouveau sur l'adoption dans le droit grec. Cette loi contient, en effet, un chapitre entier consacré à cette institution 2. Gortyne avait une ancienne loi sur l'adoption, loi qu'abroge expressément la loi nouvelle, pour l'avenir seulement, et en maintenant les droits acquis 3. Mais, par suite de la mutilation de l'inscription, nous ne pouvons rien savoir de précis sur l'ancienne loi. On peut seulement conjecturer, d'après les dispositions de la loi nouvelle, que, dans la loi primitive, l'adopté devait être pris parmi les proches parents, qu'il recueillait dans la succession la part d'un fils légitime et que les parents de l'adoptant n'avaient sur cette part aucun droit de retour. L'adoption qui, dans le droit crétois, se nomme âv?avctç t, ne peut s'y réaliser que d'une manière, par acte entre vifs. La loi de Gortyne ignore l'adoption testamentaire, qui était assez fréquente à Athènes. Les formes de l'adoption gortynienne sont inspirées des divers intérêts que cet acte met en jeu, intérêt privé, intérêt politique, intérêt religieux, et, par suite, elles comprennent en substance : 1° une manifestation de volonté de l'adoptant; l0 l'intervention de l'assemblée politique ; 3° une initiation religieuse devant les membres de l'association religieuse de l'adoptant : « L'adoption se fera dans l'agora en présence des citoyens assemblés, du haut de la pierre où l'on monte pour parler au peuple. L'adoptant donnera à son hétérie iTEtp o(«) la chair d'une victime et une mesure de vin » Le rôle de l'hétérie est analogue à celui de la phratrie athénienne, et l'intervention du peuple à Gortyne correspond à celle du dème à Athènes. On peut dès lors se demander si les citoyens (soit tous réunis, comme à Gortyne, soit ceux du dème seulement, comme àAthènes) interviennent pour confirmer l'adoption, et rendent à cette occasion un véritable jugement contre lequel il n'y a pas de recours possible, s'il est défavorable à l'adopté. Il y aurait, dans ce système, une analogie remarquable entre l'adoption grecque et l'adrogatio romaine, en ce sens que, dans l'une comme dans l'autre, le dernier mot aurait appartenu au peuple. Mais il nous paraît plus exact de dire que l'admission de l'adopté dans l'association civile du dème ne lui procure qu'un avantage, c'est que si cette admission, de même que l'introduction dans la phratrie, se sont passées régulièrement, le témoignage des phtatores et des démotes sera très précieux lorsqu'il s'agira plus tard de statuer sur la validité de l'adoption, car nous ne croyons pas que la décision des démotes constitue un véritable jugement. C'est un acte de nature purement administrative, dont la nécessité ne se fait sentir que pour fixer d'une façon certaine les rapports de l'adopté avec la nouvelle association civique dont il fait partie désormais. Mais cette inscription ne préjudicie en rien au droit des parties intéressées de mettre plus tard en question la validité de l'adoption, lorsque, par exemple, s'ouvrira la succession de l'adoptant. On ne voit dans la loi de Gortyne aucune trace de l'adoption posthume qui, d'après certains auteurs, dont l'opinion est du reste contestable, aurait été pratiquée dans le droit attique. En ce qui concerne les conditions de capacité requises chez les parties, à Athènes, une condition essentielle, tenant au caractère religieux de l'adoption, c'est que l'adoptant n'ait pas d'enfants légitimes du sexe masculin. La loi de Gortyne est muette sur ce point; il y a lieu toutefois de supposer qu'elle ne différait pas, à cet égard, de la loi athénienne. En tout cas, la présence d'une fille ne fait pas obstacle à l'adoption. Dans le droit crétois, l'adoption est formellement interdite aux femmes et aux impubères (.vrivoç) Cette disposition de la nouvelle loi peut laisser supposer que, dans l'ancienne loi, la prohibition n'existait pas. Outre la condition de ne pas avoir d'enfant légitime, un citoyen, pour pouvoir adopter, devait, à Athènes, n'être pas lui-même un enfant adoptif. On pourrait croire que cette même incapacité existait également dans le droit crétois, quand on considère la disposition de cette loi d'après laquelle, si l'adopté meurt sans enfants légitimes, les biens reviendront aux ayants droit de l'adoptant 7. Cependant cette disposition ne fait pas absolument obstacle à ce qu'un fils adoptif procède lui-même à une autre adoption; seulement son propre fils adoptif ne pourra prétendre à la portion des biens provenant du premier adoptant. Quant à l'adopté, la loi se con tente de dire qu'il pourra être choisi dans la famille que l'adoptant voudra 8. Doiton admettre, dans le silence de la loi, qu'une femme pouvait être adoptée? Logiquement on devrait répondre négativement, car la femme est incapable de remplir le but de l'adoption, c'est-à-dire de perpétuer le culte domestique. On pourrait aussi, de ce que la loi de Gortyne ne parle que des fils adoptifs9, conclure a contrario que l'adoption des femmes n'est pas permise. Cependant cet argument serait peu sûr, d'autant plus que l'adoption des femmes (Ouyarpo7tol2) paraît avoir été généralement admise dans le droit grec 10. Mais quelle est alors la signification d'une semblable adoption, ma IIYI 333 IIY11I nifestement contraire à l'esprit de l'ancienne tradition? On pourrait admettre que l'adoption d'une femme n'est que l'adoption du fils à naître de cette femme. Mais, tout en reconnaissant que la femme adoptée est implicitement chargée de transmettre à son fils futur, plutôt que de posséder elle-même, les biens qui lui proviennent de l'adoptant, ainsi que le culte domestique qui se trouve attaché à la possession du patrimoine, nous ne croyons pas que l'adoption, passant en quelque sorte par-dessus la fille, n'aille se fixer que sur la tête de son enfant. Cette solution dénaturerait le texte d'Isée qui est le principal fondement de la théorie de l'adoption des femmes. Nous estimons qu'au contraire l'adoption a pour effet d'assimiler la fille adoptive à la fille légitime ; seulement l'adoptée sera dans la même situation que la fille épicière. L'adoptant n'est point, au surplus, tenu de prendre son fils adoptif parmi les personnes de même condition ; le titre de citoyen suffit La loi de Gortyne n'envisage les effets de l'adoption qu'au point de vue des droits de succession. Il est probable qu'au point de vue du droit public et du droit religieux, les effets de l'adoption devaient être semblables à Gortyne et à Athènes. En ce qui concerne les droits successoraux de l'adopté, ces droits varient suivant que l'adoptant laisse ou non des enfants nés de lui. Si l'adoptant meurt sans enfants, l'adopté recueille toute la succession, mais à la condition d'acquitter « les obligations de l'adoptant envers les hommes et envers les (lieux, comme il est prescrit pour les enfants légitimes2 n, c'est-à-dire de payer toutes les dettes et d'entretenir le culte domestique du défunt. L'adopté est libre toutefois de ne pas accepter la succession ; s'il la refuse, les biens, grevés des charges, passent aux héritiers du sang. Dans le cas où l'adoptant laisse en même temps des enfants nés de lui (c'est-à-dire vraisemblablement des enfants nés après l'adoption), la loi de Gortyne accorde à l'adopté non point une part d'enfant, comme la loi athénienne, mais seulement une part de fille', part qui varie en conséquence suivant que le de cujus laisse des fils et des filles ou des filles stèIilement. Dans ce dernier cas, l'adopté, partageant à parts égales avec les filles, est libre d'accepter l'hérédité avec les charges qu'elle entraîne. La loi de Gortyne, partant de cette idée que les droits successoraux de l'adopté ont pour unique fondement la présomption qu'il perpétuera la descendance de l'adoptant, décide que si cette présomption ne se réalise pas, c'est-à-dire si l'adopté meurt sans enfants légitimes (yv,ynz Tîxvz l,.rl xaTz).eadv), les biens qu'il a recueillis de l'adop tant feront retour à la famille de celui-ci 1. Il y a là une disposition semblable à celle qu'a édictée l'article 351 du code civil français. Mais cette règle paraît avoir été spéciale au droit crétois, et rien n'autorise jusqu'à présent, en la généralisant, à l'appliquer au droit attique. Les effets de l'adoption ne sont point irrévocables, l'adoption peut, en conséquence, être rompue d'abord, comme tout contrat, du consentement réciproque des parties, et cette rupture fait disparaître tous les droits et obligations qui résultaient de l'adoption. Le droit crétois, allant plus loin à cet égard que le droit attique, autorise la révocationde l'adoption (7TOyEt7rety) par la seule volonté de l'adoptant, proclamée sur l'agora, du haut de la pierre ois l'on parle au peuple, en présence des citoyens assemblés'. L'adoptant doit alors déposer au tribunal dix statères qui sont remis par le mnémon du cosme des étrangers à l'adopté ainsi congédié. Cette somme est trop peu importante pour qu'on puisse la considérer comme un dédommagement de la rupture de l'adoption. On doit plutôt y voir un symbole, le signe de la séparation définitive. A Athènes, l'adopté pouvait retourner dans sa famille naturelle à la seule condition de laisser dans la famille adoptive un fils légitime (yvrIatoç uïdç) s. Ce mode de rupture de l'adoption ne paraît pas avoir été admis à Gortyne. Dans le droit attique, lorsque l'adoptant a déjà une fille, l'adoption, bien que produisant des effets très étendus, ne met point cependant l'adopté dans la situation d'un enfant légitime issu du mariage ; elle lui procure plutôt la qualité de plus proche parent de la fille du testateur, avec le droit et l'obligation de l'épouser. Il y a lieu, dès lors, en pareil cas, à une épidicasie de la fille du testateur par l'adopté, et cette revendication s'applique en même temps à la fille et à l'hérédité, car les deux sont inséparables 7. On ne peut pas dire toutefois que la fille soit exactement dans la situation d'une épicière et que le fils adoptif n'ait que les droits du plus proche parent, à la suite d'une adjudication de l'épicière. Il devient, au contraire, le véritable héritier du testateur et il n'y a pas à appliquer ici les règles concernant la dévolution de la succession à l'épicière et plus tard aux enfants mâles issus de son mariage. 11 est assez difficile, dans le silence de la loi de Gortyne, de dire quelle pouvait être la solution admise par cette loi en pareille hypothèse. L. BEAUCHLT.