Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

ILLUSTRES, VIR ILLUSTRIS

ILLUSTRES VIR ILLUSTRIS ILLUSTRATUS . Le titre de vir illustris fut, sous le bas-empire, un qualificatif d'honneur réservé aux plus hauts dignitaires de l'État. Il fut créé, vers le milieu du Ive siècle, sans doute 'V. sur le modèle de ce titre de vir eminentissimus, qu'on décernait officiellement aux premiers fonctionnaires de l'ordre équestre, les préfets du prétoire, au temps des Antonins et des Sévères '. A partir de Sévère Alexandre, les préfets, jusque-là simples chevaliers, appartinrent le plus souvent à l'ordre sénatorial : ils prirent dès lors l'épithète de viri clarissimi', qui était le privilège des membres de cet ordre 6. Mais on dut songer assez vite à les distinguer, par un titre plus solennel, du reste des nobles au premier rang desquels ils étaient. On choisit celui de vir illustris, qui n'était pas absolument nouveau. 1llustris avait toujours désigné, dans le langage courant, un haut personnage 7, et on avait en particulier donné le nom d' « illustres », equites illustres', viri illustres', à ceux des chevaliers qui étaient les plus considérés par leur origine ou leurs fonctions. Le préfet du prétoire a été à l'origine, parmi les chevaliers, ce qu'il a été à la fin, parmi les sénateurs, un « homme illustre ». Tl n'est pas impossible que l'application du titre de vir illustras à la préfecture du prétoire ait été imaginée par Constantin'', lors de la réorganisation de cette magistrature ", et il est vraisemblable qu'il fut conféré en même temps à la préfecture de la ville. C'est en tout cas sous le règne de Constance, et dans les années 354 et 355, que les préfets de l'une et l'autre catégories apparaissent pour la première fois avec le titre de vir illustris 12. Cette dignité demeura pendant assez longtemps leur prérogative" : elle faisait des deux grandes magistratures civiles « le faîte de tous les honneurs" ». Sous Valentinien le", empereur toujours prêt à accroître le prestige et l'influence des chefs de l'armée ", elle fut accordée aux maîtres de la milice 16 (vers 372?) : et dès lors les plus hautes fonctions militaires se trouvèrent sur le même rang que les plus hautes fonctions civiles. Huit ans après, Théodose éleva à l'illustrai 17 les quatre grands fonctionnaires de l'administration centrale et du palais 18, le questeur, le maître des offices, 49 ILL 386 ILL et les deux comtes des finances' (vers 380?). Plus tard enfin, les deux chefs du service personnel de l'empereur, le grand chambellan et les comtes de la garde reçurent le même honneur, celui-là au plus tard en 384 2, ceux-ci peut-être avant 412 3. Telles étaient', au commencement du v° siècle, les seules fonctions auxquelles s'appliquait la dignité d'illustre ; cette liste ne s'accrut jamais, au moins jusqu'au règne d'Anastase 6. Ce qui s'explique aisément : dans les différentes carrières, civile, militaire, domestique, administrative, financière, les magistratures dites illustres étaient les plus hautes auxquelles on pût prétendre, et les personnages qui en étaient revêtus, étant les chefs de ces divers services, ne pouvaient avoir au-dessous d'eux que des hommes inférieurs en dignité, des viii spectabiles. L'histoire du titre de vii illustris est donc, en une certaine mesure, celle de l'élévation progressive, dans la hiérarchie impériale, des fonctions militaires et des services privés. La même conclusion se présente si on examine le rang assigné aux différents illustres : le grand chambellan est le dernier d'entre eux en 3846; trente ans après, il prend rang après les maîtres de la milice 7. Vers l'an 4'2'?, les dignités illustres 6 étaient réparties, dans l'ordre suivant, en deux groupes9 : I. 1° Praefecti praelorio; `?° praefecli urbi; 3° magistri militum10; 4° praepositi sacri cubiculi 1 ! ; 1112 5° quaestores 13 ; 6° ma gistri officiorum; comices sacrarum largitionum; 8° comites rerum privatarum; 9° comites domesticorum'4. Il est probable que le questeur et le maître des offices ont été élevés plus tard à la première catégorie des illustres. Même sous Justinien ces deux classes étaient encore officiellement et soigneusement distinguées'. Dans chacun de ces groupes, on distinguait plusieurs sortes de viii illustres, suivant la manière dont ils avaient acquis leur dignité. 1° Il y avait d'abord les magistrats en charge, in accu positi 16 2° Venaient ensuite les magistrats sortis de charge, honorati. Les uns et les autres devaient l'illustrat à l'exercice effectif d'une magistrature illustre : ce sont les administratores dont parle le Code Justinien'' 3° Voici maintenant les fonctionnaires impériaux qui ont obtenu l'illustrai après avoir exercé non pas une des neuf magistratures qui le conféraient, mais une fonction inférieure : tel est le cas par exemple du primicerius notariorum. C'est de droit un vii spectabilis, immédiatement au-dessous des illustres: or, il est de règle que le primicier, s'il quitte le service en sortant de charge, reçoit la dignité d'illustre avec le titre d'ancien maître des offices13 : on lui donne les privilèges de l'avancement auquel il aurait pu prétendre 19. Les dignitaires de cette catégorie sont les illustres vacantes 20 : le nombre en devint de plus en plus grand au ve siècle, mais l'usage de ces « dignités vacantes » est ILL 387 ILL aussi ancien que l'empire et remonte directement à l'alleetio des temps d'Auguste ou de Tibère '. 4° Une dernière catégorie d'illustres était formée par ceux qui, sans avoir exercé de fonction, avaient obtenu à prix d'or ou par faveur le diplôme qui conférait l'illustra' : ceux-là ne portaient point le cingulum, insigne d'une magistrature ils n'avaient que le diplôme et les honneurs de la dignité d'où leur nom de illustres honorarii'. Cet usage de « codicilles honoraires », que l'on peut suivre dans les textes de loi au moins depuis Constantin, semble s'être développé particulièrement après Théodose, et avoir affecté de plus en plus la catégorie des dignités illustres 0. Il est à remarquer que, pour les vacantes comme pour les honorarii, l'illustrat était toujours inséparable du titre d'une magistrature : on ne décernait jamais purement et simplement la dignité d'illustre, mais on accordait les insignes ou les honneurs d'une des neuf magistratures énumérées plus haut, honneurs qui comprenaient en particulier le Litre si envié d' « homme illustre » : on ne devenait illustris que parce qu'on était fait praefectorius ou ex-praefectis vacant ou honoraire 7. Une hiérarchie savante disposait dans les différents groupes les quatre catégories d'illustres. Pour les magistrats en fonction les rangs allaient, comme on les a indiqués plus haut, du préfet du prétoire au comte des domestiques. Hors de charge les honorati avaient le pas sur tous les vacantes, même le dernier de ceux-là sur le premier de ceux-ci'. Mais, dans chacun des deux groupes d'honorati, les distinctions de rang disparaissent', et les anciens préfets comme les anciens maîtres, par exemple, ne sont plus classés que suivant la date de leur promotion à leur ancienne magistraturef0. De même, après eux, tous les magistrats du second groupe. Vacantes et honorarii venaient ensuite, rangés suivant l'ordre de leur dignité, les ex-prac fectis d'abord, les vacants placés avant les honoraires, puis les ex-magislris etainsi de suite. Et enfin, dans chacune de ces catégories, c'était l'ordre de promotion qui décidait". Au v° siècle, les viré illustres sont assez nombreux pour former un véritable corps, celui des hauts dignitaires et assimilés. On les désigne couramment, dans leur ensemble, sous le nom de « personnes illustres S2 », dignités illustres 13 ». Les magistrats qui portent ce titre sont les « puissances illustres" », les « juges illus tres16 » ; on dit de leur fonction illustris selles t 0, inlus(rata auctoritas'7. En leur écrivant, les empereurs ou les particuliers les traitent de Illustris Jlagniludo lita, qu'un groupe de magistrats : cinquante ans plus tard, ils constituent une classe sociale. C'est une aristocratie au-dessus de l'aristocratie sénatoriale des clarissimes : en province, par exemple, les illustres deviennent les véritables maîtres des cités, les arbitres de la vie publique19, les premiers d'entre les « puissants ». C'est qu'en effet, les illustres reçurent dans le cours du vr siècle, une série de privilèges (lui achevèrent de ('aire d'eux comme une noblesse supérieure. Ce furent d'abord des prérogatives fiscales. Outre les immunités générales aux elarissimes, ils sont expressément indiqués comme exempts de toute corvée extraordinaire, de toute prestation en nature 2°, de la fourniture des soldats et des chevaux n ; ils ont le droit, lorsqu'ils voyagent pour le service du prince, de réquisitionner un logement plus vaste". Ces avantages financiers sont dus surtout à la législation d'Uonorius. Trente ans après, sous Théodose II, un progrès considérable est fait, au moins en droit, par la classe des illustres : elle seule pourra fournir des sénateurs effectifs aux sénats de l'empire23 Désormais illustres et sénateurs seront des expressions synonymes 2'`. Enfin, vers le même temps (et cette législation fut plus tard complétée, sous l'empereur ILL 388 1LL Zénon), une juridiction spéciale est établie pour les illustres'. Ils échappent à la détention préventive 2, ils ne sont point tenus de donner caution, leur parole étant jugée garantie suffisante3; on ne peut instruire contre eux, au civil et au criminel, que par procédure écrite 4. Enfin, et c'est là la prérogative essentielle des illustres, ils sont soustraits à la juridiction des juges ordinaires : en quelque lieu qu'ils résident, ils ne sont justiciables que de l'empereurs. Le prince pouvait déléguer l'instruction de l'affaire 6, mais lui seul pouvait prononcer la sentence 7. Ainsi, au milieu du ve siècle, Théodore II et Valentinien III firent des illustres l'ordre privilégié et en quelque sorte sénatorial de la noblesse romaine. Comme autrefois les sénateurs, les illustres ont Rome pour domicile légal et ne peuvent s'en éloigner sans le congé du prince " ; la même loi qui rompait le lien traditionnel qui avait longtemps uni les clarissimes à Rome le maintient pour les illustres. Comme celle des clarissimes, leur noblesse devient héréditaire, en ce sens qu'ils communiquent leur titre et leurs privilèges à leurs femmes et à leurs enfants 9. Refoulant dans les moindres privilèges 10, au moindre rang et au fond des provinces la masse des clarissimes, ils se réservèrent à Rome la place que ceux-ci, pendant quatre siècles, y avaient occupée. Mais vers le même temps une nouvelle transformation se produit dans la classe des illustres; comme ils sont de plus en plus nombreux et que le titre n'implique plus l'exercice effectif d'une magistrature, les « administrateurs » en charge obtiennent d'être distingués de l'ensemble des personnes illustres par des digni tés nouvelles et spéciales. Ces dignités apparaissent, en Occident, bien avant la fin de l'empire, et elles se multiplient à l'infini, en Orient, à partir de Zénon. De très bonne heure, on avait remarqué, parmi les illustres, les illustrissimi". L'expression de sublimis ousublimissimus semble officielle,pendant longtemps, pour désigner les préfets du prétoire 32. Au milieu du ve siècle, les plus hauts parmi les illustres en fonction1° s'appellent viri illustres et magn'ifici", ou magni jicenfissimi 15, titres qui, assez rapidement, ont dû être accordées aux moindres d'entre eux16. Et le jour où ce titre supérieur descendit aux illustres de second rang, les plus hauts dignitaires revendiquèrent pour eux, une fois de plus, un titre supérieur : on imagina ceux de excelsus 17, excellentissimus18, et surtout celui de gloriosus gloriosissimus. Ce dernier finit par dominer la terminologie officielle de l'empire romain 19 et sous le règne de Justinien, les illustres en fonction se composaient de deux groupes" : les gloriosissimi, renfermant les préfets, les maîtres de la milice et des offices, les questeurs et les grands chambellans SI ; les magni ficentissimi, ois se trouvaient les comtes de la garde et des finances". Et ces deux groupes rappelaient à peu près ceux I11TA 389 I1\1A qu'on avait dès l'origine séparés parmi les illustres'. Ainsi, depuis deux siècles que durait l'institution, il y avait eu extension graduelle des titres supérieurs à tous les grands fonctionnaires; et, en même temps, création de nouveaux qualificatifs pour remplacer ceux que l'on dispensait à un plus grand nombre : les « illustres » avaient succédé aux « clarissimes », les « magnifiques » avaient pris leur place, et avaient à leur tour reculé devant les « gloriosissimes ». En Occident, le titre de vir inlustris subsista dans les royaumes barbares et passa, à ce qu'il paraît, par les mêmes vicissitudes que dans l'empire d'Orient. Que les rois francs ou wisigoths l'aient pris au début, cela est possible, sans être prouvée. Mais dès le vie siècle, ils durent lui substituer celui de gloriosissimus, qui désignait dans l'empire la première catégorie des illustres'. Quant au qualificatif même de vir illustris, il fut de plus en plus prodigué à la cour des barbares, et finit par appartenir à presque toutes les fonctions importantes'. Mais Pépin, qui avait été vir illustris comme tous les majores doms des Francs' et des Goths°, conserva ce titre même lorsqu'il fut devenu roi 7, et lui rendit ainsi, pendant quelque temps, son ancien éclat. CAMILLE JULLIAN.