Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article INGENUUS

INGENUUS. -1. Notion de l'ingénuité. Acquisition de la qualité d'ingénu par la naissance. D'après le témoignage des jurisconsultes des ne et me siècles, la notion de l'ingénuité se rattache à une distinction établie entre les hommes libres jouissant du droit de cité romaine. Liberorum hominum, dit i;aius, alii ingenui sunt, alii libertinil. Sont ingénus ceux qui sont nés libres; sont affranchis ceux qui ont été libérés d'une servitude légale 2. Cette distinction et, par suite, la notion de l'ingénuité sont étrangères aux premiers siècles de Rome. Dans la période de l'état patricien, une pareille distinction n'aurait pas eu de raison d'être, attendu que les patriciens ING seuls, et non les clients, étaient membres de la cité. Quelques textes ont cependant donné lieu de penser que la notion d'ingénuité existait dès cette époque, mais qu'elle différait de celle de la période postérieure. Le mot ingénu aurait été employé pour désigner le patricien, le membre d'une gens. Il serait synonyme de patricius, de gentilicius. L. Cincius, dans son traité De comitiis qui fut écrit au vine siècle de Rome, dit: Patricios cos appellari solitos qui nunc ingenui vocantur°, TiteLive : Patricios esse fados... qui patrem ciere possunt,id est nihil ultra quant ingenuos2. Enfin, dans un fragment d'Ulpien relatif à la dévolution de l'hérédité d'après la loi des Douze Tables, fragment qui a été conservé dans deux recueils distincts, on lit ingenuorum hereditates suivant l'un des recueils gentiliciorum hereditatest suivant l'autre. Sans doute les rédacteurs de ces recueils considéraient les mots ingenui et gentilicii comme synonymes au temps des décemvirs. Peut-être aussi, comme le pense M. Mommsen ces textes font-ils ressortir une simple analogie entre le patricien et l'ingénu, sans que l'on puisse affirmer que ces deux termes soient synonymes. Quoi qu'il en soit de ce point sur lequel les avis sont partagés la notion de l'ingénuité n'a eu, à notre connaissance, d'intérêt pratique qu'à l'époque oit les plébéiens ont eu accès aux magistratures. On estima que, pour être éligible, il ne suffisait pas d'être libre et citoyen, il fallait de plus être indépendant. Il y a là une nuance qui s'explique par la situation faite aux affranchis à l'époque antique. Si, en droit, ils n'étaient plus la propriété du maître, en fait ils étaient dans une situation analogue à celle des esclaves: comme eux, ils faisaient partie de la famille, comme eux ils étaient soumis à la juridiction du patron'. Cet état de dépendance n'était pas particulier à l'esclave affranchi : il s'étendait à ses descendants, au moins pendant quelques générations. Il y avait donc à Rome, dans l'état patricio-plébéien, des citoyens dont la situation était, en fait, analogue à celle des clients dans l'état patricien. A côté d'eux, il y avait des citoyens qui n'avaient jamais été réellement en esclavage, comme les fils émancipés des patriciens ; d'autres appartenaient à une famille libre depuis plusieurs générations et désormais indépendante. Ainsi se fit une sélection parmi les plébéiens, suivant qu'ils étaient ou non sous la dépendance d'autrui. A quel moment la tache originelle était-elle effacée pour les descendants de l'affranchi? La limite a varié suivant les époques. Les liens qui unissaient la famille de l'affranchi à son patron se sont progressivement relâchés. Anciennement ils s'étendaient jusqu'à la seconde génération 8. Pour la première fois, en l'an 1.13 de Rome (31'2 av. J.-C.), le censeur Appius Claudius Cocus fit entrer au sénat les fils d'affranchis°. Cette mesure fut bientôt après rapportée par les censeurs de 1501°. Dans les fastes des derniers siècles de la République, on cite presque toujours le père et le grand-père du magistrat. Si parfois on a dérogé à cette règle pour élire des fils 317 ING d'affranchis ou même des affranchis, les historiens anciens ne manquent pas de dire que c'est un abus°'. Pourtant, à plusieurs reprises, au cours du vie siècle, on fit des tentatives pour relever les affranchis de l'infériorité de leur condition. En 565 de Rome (190 av. J.-C.), la loi Terentia força les censeurs à inscrire les fils d'affranchis sur les registres du cens d'après leur fortune, et leur retira le droit de les reléguer d'office, comme les affranchis, dans les tribus urbaines 12. Les affranchis eux-mêmes furent, dans certains cas, traités comme des ingénus : on accorda cette faveur, mais seulement pendant peu de temps, à ceux qui avaient un fils àgé de cinq ans, ou des fonds de terre d'une valeur supérieure à 30 000 sesterces ". On trouve aussi, il est vrai, au début de l'Empire, quelques dispositions conçues dans un esprit différent. L'an '23 de notre ère, il fut décidé que, pour avoir le droit de porter l'anneau d'or, il fallait être né libre, d'un père et d'un aïeul paternel également libres'. Claude affirma, au début de son règne, qu'il n'admettrait au sénat personne qui ne fût au moins arrière-petit-fils d'un citoyen romain 1J. Il ne tarda pas à se rétracter et à se conformer à l'usage qui admettait au sénat les Cils d'affranchis15. En somme, depuis que la loi Terentia eut accordé aux fils d'affranchis le droit de vote, on considéra comme ingénu tout citoyen né libre. Il en était ainsi au temps d'Auguste : Horace, fils d'un affranchi (libertino paire natus) se dit ingenuus 17, Telle est également la règle au n° et au me siècle de notre ère : Ingenui sont, disent Gaius'° et Marcien13, qui liberi nati sent. Suivant une conjecture de M. Mommsen20, la même règle aurait été appliquée aux enfants nés hors mariage. Et en effet, tant qu'il fut nécessaire, pour être ingénu, d'être issu d'un père libre, l'enfant né hors mariage ne pouvait revendiquer cette qualité, puisqu'il n'avait pas de père certain (sine paire filius). II y avait là une tache originelle qui ne s'effaçait qu'à la seconde génération. Plus tard on considéra l'enfant né hors mariage comme Spurii /ilius, et dès lors on put dire que tout citoyen romain né d'une mère libre était ingénu2t. II. Acquisition de la qualité d'ingénu par le bienfait du prince. La qualité d'ingénu ne s'acquiert pas seulement par la naissance : la faveur impériale peut l'attribuer à qui ne l'a pas. La distinction, si tranchée aux premiers siècles de la République entre l'ingénu et l'affranchi, s'affaiblit sous l'Empire. Les affranchis de l'empereur remplirent plus d'une fois des charges importantes : l'un d'eux, M. Aurelius Cleander, devint sous Commode préfet du prétoire"; d'autres obtinrent les insignes de la questure, comme Narcisse, ou ceux de la préture, comme Pallas sous le règne de Claude23. Les affranchis des simples citoyens cherchèrent, grâce à la faveur du prince, à s'égaler aux ingénus. Cette faveur s'est manifestée suivant les époques de deux manières : par la concession à un affranchi du droit de porter l'anneau d'or (jus aureorum anulorum), par le redressement du vice de la naissance (natalium restitutio). ING Aux premiers siècles de l'Empire, la concession de l'anneau d'or conférait l'état d'ingénu et par suite détruisait les droits du patron. Pour rester affranchi de Claude, Pallas refusa l'anneau d'or; il fallut un sénatus-consulte pour le contraindre à en faire usage'. On prit alors l'habitude de réserver les droits du patron : il en était ainsi au temps d'Hadrien. Dans son commentaire sur les lois Julia et Papia, Ulpien cite un rescrit de cet empereur décidant que celui qui a demandé l'anneau d'or et obtenu salve jure patroni les juraingenuitatis, sera réputé ingénu quant à l'application des lois caducaires2. Cette réserve était inutile, et la concession de l'anneau d'or conférait pleinement l'état d'ingénu lorsqu'elle était sollicitée avec l'assentiment du patron. Commode retira le droit à l'anneau d'or à des affranchis qui l'avaient obtenu à l'insu et contre le gré de leur patron On finit par sousentendre la réserve des droits du patron, et désormais la concession de l'anneau d'or ne procura que l'apparence de l'ingénuité (imago ingenuitatis) 4. Sévère et Caracalla caractérisent la situation faite à l'affranchi en disant : Iionor ejus auctus est, non conditio mutata 5. Sous Dioclétien il en est autrement : le jus aureorum anulorum donne droit au décurionat 6. Pour avoir l'état d'ingénu avec ses prérogatives (status ingenuitatis), il fallait obtenir une décision spéciale du prince (natalium restitutio) avec l'assentiment dupatron 7. Telle était la règle à l'époque où Scaevola écrivait ses Réponses, sous le règne de Septime Sévère ; elle existait même depuis un certain temps, car le jurisconsulte affirme que la question n'a jamais fait de doute 8. Exceptionnellement l'empereur pouvait accorder la natalium restitutio sans le consentement du patron 0. Les effets du jus aureorum anulorum et de la natalium restitutio, ainsi que le changement introduit par la Novelle LXXVIII, c. 1 et de Justinien, ont été exposés à l'article ANULUS AUREUS (t. Ier, p. 299)10 III. Perte de la qualité d'ingénu. La qualité d'ingénu acquise lors de la naissance se perd par l'esclavage. Elle ne peut être recouvrée alors même que l'esclavage viendrait à prendre fin" Cette règle ne s'applique qu'à l'ingénu qui est devenu légalement esclave (justa servitus). Celui qui est temporairement servi loto ne perd pas sa qualité d'ingénu : l'exercice de ses droits est seulement suspendu12. De même le captif qui revient à Rome n'est pas considéré comme ayant perdu la qualité d'ingénu. Sans doute on compare la situation du captif à celle d'un esclave, mais on a toujours soin de distinguer la servitude qui résulte de la captivité et celle qui a toute autre cause : la première n'est qu'une servitude de fait (non justa); en droit elle n'existe pas". La qualité d'ingénu acquise par le bienfait du prince se perd par le retrait de la faveur qui a été accordée". IV. Contestations relatives à l'état d'ingénu. L'état d'ingénu donnait souvent lieu à des contestations. Tantôt un citoyen prétend être le patron d'un autre qui se dit ingénu; tantôt c'est un affranchi qui veut faire juger qu'il est ingénu pour se soustraire aux droits de patronat. Ces contestations étaient soumises à une procédure spéciale, d'origine prétorienne 15, le praejudicium de inggenuitate75. Les particularités de cette procédure seront exposées au mot PRAEJUDICIUM. [l suffira de constater ici que le jugement de ces procès était confié à des ré cupérateurs17 [UECUPERATORES] et d'indiquer les règles sur la preuve à fournir et sur les effets du jugement. Le fardeau de la preuve incombe à celui qui conteste l'état de fait existant au moment du procès. Celui qui a pour lui la possession d'état jouera le rôle de défendeur, Si je suis in possessione ingenuitalis et qu'un tiers se dise mon patron, c'est à lui de soulever le procès et de faire la preuve. Si, au contraire, je suis in possessione lilurtinitatis, c'est à moi de prouver que l'état de fait est con traire au droit, que j'ai réellement la qualité d'ingénu"D'après un sénatus-consulte du règne de Marc-Aurèle, celui qui, en fait, a été affranchi, ne peut réclamer son ingénuité que dans le délai de cinq ans à dater de l'affranchissement'''. Par exception, il aurait encore un recours auprès de l'empereur s'il affirmait n'avoir trouvé qu'après ce délai les preuves de son ingénuité20. Le jugement, rendu en faveur de celui qui se dit ingénu, peut être invoqué pour obtenir le jus liberorum conformément aux lois caducaires21; mais en principe, il n'est pas opposable aux tiers22. Toutefois cela n'est vrai que du vivant de celui qui a fait judiciairement reconnaître son ingénuité 23. Après sa mort, les tiers sont non recevables à remettre en question l'état du défunt24. Dans tous les cas, le jugement déclarant l'ingénuité n'avait d'effet que s'il avait été rendu contre un justes contradictor 25, c'est-à-dire contre une personne se disant patron de l'ingénu 25. Il fallait d'autre part qu'il n'y eut pas concert frauduleux entre le patron et son affranchi. Par faiblesse, un patron pouvait laisser juger que son affranchi était ingénu. Un sénatus-consulte du règne de Domitien autorisa tout citoyen à faire la preuve de la collusion et lui attribua, à titre de prime, la propriété de l'esclave ou le patronat de l'affranchi 27. Si plusieurs personnes se présentent en même temps pour dénoncer la collusion, le magistrat choisira entre elles en tenant compte de l'âge et de l'honorabilité 28. Marc-Aurèle limita à cinq ans, à compter du jugement, le délai pendant lequel on pourrait demander à faire la preuve de la collusion 29. ÉDOUARD CUQ. INJ -51.9INJ