Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article ISTHMIA

ISTIIMIA ("I0Out«). 1. Jeux isthmiques, une des quatre grandes fêtes nationales de la Grèce'. Il y avait en Grèce plusieurs légendes relatives à la fondation des jeux isthmiques. On racontait (c'est la plus ancienne forme de la légende) que Poseidon était entré en lutte avec hélios pour la possession du pays de Corinthe [NLPTUNUS] ; Briarée, choisi comme arbitre, avait attribué à Hélios l'Acro-Corinthe; il avait donné l'Isthme à Poseidon; pour sceller cet accord, les deux dieux avaient institué les jeux; Castor et Pollux, et beaucoup d'autres héros fameux, avaient été vainqueurs dans les premières courses 2. D'après une tradition plus récente et plus répandue, c'est Poseidon qui aurait insti IST tué les jeux en l'honneur de Mélicerte, le fils malheureux d'Athamas et d'Ino-Leucothéa, celui que les Grecs ont appelé plus tard Palémon, près de l'endroit où la mère et le fils s'étaient précipités dans les flots'. D'autres voulaient que le héros Sisyphe, ayant trouvé le corps de Mélicerte sur le rivage de l'Isthme, où un dauphin l'avait apporté, l'eut enseveli et el1t institué les jeux en son honneur Une tradition voulait qu'il y etit eu à l'origine deux fêtes, l'une consacrée à Poseidon, l'autre à Mélicerte 3; une autre disait que les jeux isthmiques, primitivement consacrés à Poseidon, l'avaient été plus tard à Mélicerte '. On citait encore les héros Eratoclès et Glaucos comme les fondateurs des jeux isthmiques5. Enfin, une tradition plus importante était celle qui attribuait à Thésée, représentant héroïque de la race ionienne, l'établissement des jeux isthmiques, et en particulier des courses de chars. Il les aurait institués après la victoire sur Sinis ou sur Skiron, en l'honneur de Poseidon; ces jeux nouveaux auraient dès lors remplacé les anciennes fêtes de Mélicerte 6. On expliquait ainsi qu'à l'époque historique, les Athéniens eussent de droit la proédrie aux jeux isthmiques D'après cette tradition, c'est seulement à partir de Thésée que les jeux prirent leur véritable caractère; avant lui, c'étaient moins des jeux que des mystères qui se célébraient la nuit 3. Le Marbre de Paros fixe la date de la fondation des jeux isthmiques par Thésée à la 995e année avant l'archontat de Diognétos (204 av. J.-C.), soit 1259 av. J.-C. 9. Quoi qu'il en soit de ces légendes, et pour rester dans les limites de la période historique, l'existence des jeux isthmiques au temps de Solon est attestée par Plutarque, qui raconte qu'une loi de Solon attribuait une récompense de cent drachmes à tout Athénien vainqueur aux jeux isthmiques 10. Quelques années plus tard, quand Corinthe eut chassé ses tyrans et reconquis son indépendance, la fête, qui avait peut-être été supprimée quelque temps sous les Cypsélides, prit une importance nouvelle 11. Désormais, les jeux furent célébrés régulièrement tous les deux ans avec un éclat inaccoutumé; l'ère des Isthmiades, établie à l'imitation de l'ère des Olympiades, commença en 582; c'était une période de deux ansS2. Selon toute vraisemblance, et bien que cette question obscure soit encore aujourd'hui controversée, les jeux isthmiques avaient lieu la seconde et la quatrième année de chaque Olympiade, au printemps, en avril ou au commencement de mai 13. On sait que c'est aux jeux isthmiques que Néron, en 67 ap. J.-C., proclama l'indépendance de la IST 589 Grèce; or la circulaire, découverte par M. Ilolleaux, adressée par Néron aux Grecs à cette occasion, convoque le peuple pour le 28 novembre f4. On peut supposer que les fêtes isthmiques furent retardées cette année-là jusqu'à la fin de novembre, Néron en usant à sa guise avec les règlements; ou bien ces fêtes étaient elles de celles que Néron fit célébrer à deux reprises dans le cours d'une seule année '5. Cette irrégularité reste tout exceptionnelle. Les jeux isthmiques duraient plusieurs jours. Comme il est naturel, la fête commençait par un sacrifice solennel à Poseidon 16. Aux jeux isthmiques, comme dans toutes les grandes solennités religieuses de la Grèce, la période des fêtes était une période de trêve sacrée, d'ixm/Etpia 0. Mais le sacrifice n'était que le prélude de la fête; c'étaient les jeux proprement dits qui attiraient la foule de tous les points de la Grèce. Les Corinthiens en avaient la direction 18. A deux reprises seulement, ils furent momentanément privés de l'agonothésie ; en 392 av. J.-C. d'abord, Corinthe étant en la puissance d'Argos, les Argiens s'attribuèrent l'agonothésie des jeux isthmiques, qu'ils gardèrent jusqu'à la paix d'Antalcidas10. Plus tard, quand Corinthe eut été détruite par Mummius, les jeux ne furent pas suspendus, ruais les Sicyoniens en prirent la direction au lieu des Corinthiens, jusqu'au jour où Corinthe, rebâtie par César, reconquit ses droits séculaires à l'agonothésie [AGONOTHETES] 20. En souvenir du rôle que la tradition attribuait à Thésée dans la fondation des jeux isthmiques, les Athéniens y avaient une place d'honneur; les théores athéniens, venus sur un vaisseau sacré, ©e o p;, avaient droit de proédrie 21. Par contre, les Eléens étaient exclus de toute participation aux fêtes; ils n'envoyaient pas de théores à l'Isthme et ils ne prenaient point part aux concours; les anciens expliquaientde diverses façons cette bizarre exclusion 22. Dès 228 av.J .-C., nous voyons les Romains admis au privilège de prendre part aux jeux23. C'est aux jeux isthmiques que Flamininus proclama devant une innombrable assemblée l'indépendance de la Grèce, en 196 av. J.-C. 24, comme Néron devait le faire, deux siècles plus tard, en 67 ap. J.-C. 25. Les jeux isthmiques se célébraient sur l'isthme de Corinthe, dans le voisinage du Diolkos, près de la ville ancienne de Scheenos, tout près du point où débouche aujourd'hui dans le golfe d'Égine le nouveau canal maritime 26. Le sanctuaire des jeux isthmiques était l'enceinte de Poseidon et Palémon, petite acropole irrégulière, s'allongeant du nord au sud sur une longueur de 210 mètres, adossée au nord à la grande muraille 1 Schol. Pind. Isthm. (Boeckh, Argum. p. 514); Pausan. 1, 44, Il; Apollod. Schol. Aristoph. Equites, v. 609; Stat. Theb. II, 79; VI, 10; Panofka, Annali, Hermann, Gr. Ait. 112, § 49, 3. 5 Pausan. VI, 20, 9; Hygin. Fr. 273; Clem. Ales. Strom. 1, p. 335. 6 Schol. Pind. Isthm. (Boeckh, Argum. p. 514); Ilygin. Fr. 273 ; Plutarch. Theseus, ch. xxv ; Plin. Hist. nul. vll, 57. 7 Plutarch. Theseus, ch. xxv. 8 Plutarch. ibid.; Pausan. 1, 44, 12. Fragm. Met. graec. 1, p. 535, éd. Flach, 1883. 10 Plut. Solon. ch. xxui ; Diog. § 50, 3t. 11 Solinus, Polyb. 14 : u hoc spectaculum per Cvpselum tyrannum intermissum Corinthii olympiade quadragesima nona solennitati pristinae reddi 1 Schol. p. 516, éd. Boeckh) ; cf. Clinton, Fasti Hell. 1, p. 228 ; Krause, Helle113, p. 68 ; Unger, Philologus, 1877, p. 1. Suidas et Pline se trompent en consi dérant les jeux isthmiques, le premier comme des fêtes annuelles, le second comme des fêtes quinquennales: Suidas, s. v. Ni;ssa; Plin. Hist. net. IV, 5. 13 Schol. Pind. Gl. IX, 84; Nem. III, 135 ; commentaire de Boeckh, p. 426, 516 ; Andocid. De Akad. d. 1Vissensch. 1889, p. 1. 14 Suet. Nero, 24 ; Plutarch. Flamin. 12, 8 ; Krause, Hellenika, II, p. 167. Des fouilles intéressantes ont été entreprises sur ce un plan de l'Acropole des jeux isthmiques, pi.xxxvui; Haussoullier, Guides /canne, IST -590 IST militaire qui barrait l'Isthme. Placés sur le chemin des invasions, les sanctuaires de l'Isthme avaient besoin d'être défendus; ils devinrent de bonne heure un camp retranché ; toutes les époques ont accumulé sur ce point les fortifications. Sous les maçonneries vénitienne et turque, on retrouve les soubassements du mur antique, flanqué de tours carrées, avec une grande porte triomphale. Ce mur paraît remonter au temps d'Auguste, c'est-à-dire à l'époque où, César ayant relevé Corinthe en y envoyant des colons romains, ceux-ci entreprirent au sanctuaire de Poseidon des travaux considérables', et où les jeux isthmiques retrouvèrent leur ancienne splendeur. Les inscriptions et les monnaies attestent d'ailleurs cette renaissance du sanctuaire et des jeux sous l'empire romain 2. Les fouilles ont fait retrouver des traces du temple dorique de Poseidon et du temple ionique de Palémon 3, les voies sacrées par où montaient les pèlerins 4, le stade, orienté du nord-est au sud-ouest, taillé dans un ravin naturel', le théâtre 0. Nous ne savons rien de l'hippodrome de l'Isthme ; il y en avait pourtant un, puisque, d'après Pausanias, Glaucos, fils de Sisyphe, en était le Taraxippos 7. I1 y avait aussi à l'Isthme un gymnase, appelé Kraneion, mais il semble qu'il fût trop éloigné du sanctuaire des ,jeux isthmiques pour avoir pu jouer au moment des fêtes le rôle important qu'à Olympie le gymnase jouait dans la célébration des Les jeux isthmiques consistaient, comme tous les grands jeux de la Grèce, en concours gymniques et hippiques de toute sorte. Nous n'avons pas à décrire ici ces concours, qui n'offraient à l'Isthme rien de particulier, et qui sont étudiés dans d'autres articles de ce nIPPODROirOS, etc.]. Les mentions fréquentes qui en sont faites dans les odes de Pindare, dans le livre de Pausanias, dans les inscriptions 9, se rapportent aux con cours connus : âvôpag 7CÉVTcO),ov1-0, ivôpâly sayxocTtov 11 âyEVEàOV ^^,xyxrâ'rtov 12, i.vôcag BUAyov 13, ôpôu.oy iaTtov 14 apll.xlJ, et d'autres encore. Les plus anciennes victoires connues sont celles de Théagène de Thasos (01. 75, 480 av. J.-C.), dix fois vainqueur aux jeux isthmiques, La légende racontait que Jason avait consacré à Poseidon, dans le sanctuaire de l'Isthme, le navire Argo qui, revenu de son expédition, avait remporté le prix dans des régates aux jeux isthmiques. Ce n'est peut-être pas assez pour conclure que les jeux isthmiques comportaient un concours de navires 17. Les concours musicaux étaient aussi une partie importante des jeux isthmiques. A vrai dire, les textes ne les signalent pas de façon formelle dans la période antérieure à l'Empire 18 Mais en tout cas, sous l'Empire, ils sont souvent mentionnés10; on voit couronner des citharèdes, des chanteurs et des poètes 20, même une poétesse, Aristomacha d'Erythrées 21 ; et nous savons que Néron voulut chanter aux jeux isthmiques « l'hymne d'Amphitrite et de Poseidon, et des couplets en l'honneur de Leucothéa et de Mélicerte » ; il fut couronné dans toute une série de concoursd2. Quant à l'existence des concours dramatiques, elle paraît attestée par le rôle considérable joué par le synode des artistes dionysiaques de l'Isthme et de Némée ]DIONYSIACi ARTIFICES] 23. On ne sait pas où était établi le quartier général de cette grande compagnie ; mais ce qui est certain c'est que le synode était divisé en un certain nombre de sociétés qui se réunissaient pour concourir à la célébration des jeux isthmiques et des jeux néméens2`. Une partie de la compagnie était en temps ordinaire établie à Argos 2J, une autre à Oponte de Locride 20 ; le synode des artistes dionysiaques de Thèbes se rattacha pendant un certain temps à celui de l'Isthme et de Némée27. Au commencement du second siècle, on constate l'existence à Chalcis d'une section indépendante du synode 23; une autre section avait son siège à Thespies, où nous voyons que les artistes de l'Isthme prennent une part prépondéran te dans les jeux MotJSEIA20; d'autres sections paraissent avoir été établies en Piérie de Macédoine 30 et à Téos 31. Nous voyons aussi, à un certain moment, la compagnie de l'Isthme et de Némée prêtergratuitement son concours aux SOTERIA de Delphes 32. Mais, s'il y a eu des concours dramatiques aux jeux isthmiques, il semble qu'ils eussent disparu sous l'Empire. Lucien nous raconte que « lors des jeux isthmiques, malgré la loi qui défend d'y jouer des tragédies ou des comédies, Néron s'avisa de vouloir triompher des tragédiens » 33. Au dire de Pline, il y aurait eu aussi aux jeux isthmiques un concours de peinture : « Quin imo certamen eliam picturae flovente Panoeno institutum est Corinthi ac Delphis » Mais on ne sait pas du tout ce que pouvait être un pareil concours. IST Dans tous les concours des jeux isthmiques, la récompense offerte au vainqueur était une couronne. Ce fut, suivant les époques, une couronne d'ache (ciatvov) ou une couronne de pin (7r(Tuç); ces deux plantes avaient, on le sait, une signification de deuil, et les jeux isthmiques étaient célébrés en l'honneur de Mélicerte, et en tout cas en souvenir de sa mort lamentable 1. A l'origine, ce fut une couronne de pin 2 ; plus tard une couronne de catvov; Pindare ne connaît que la couronne d'ache Enfin, de nouveau, en tout cas sous l'Empire, et peutêtre même plus tôt, la couronne de pin est seule employée 4 [coRONA, 1529 et s.]. Nous ne pouvons pas entrer dans le détail des croyances relatives au pin dans l'antiquité ; rappelons seulement que le pin était l'arbre sacré des jeux, parce qu'il était l'arbre sacré de Poseidon on expliquait son rôle dans le culte de Poseidon par ce fait que les navires étaient construits en bois de pin 5. Au temps de Strabon et au temps de Pausanias, une immense forêt de pins couvrait toute la région de l'Isthme Les jeux isthmiques durèrent peut-être jusqu'au jour où le christianisme devint religion d'État dans l'empire romain'. Mais dans les derniers temps, il semble que leur caractère se fût gravement altéré ; l'empereur Julien raconte, dans une de ses lettres, que les Corinthiens de son temps achetaient des ours et des panthères pour les combats de l'amphithéâtre aux jeux isthmiques 8. II. Dans un grand nombre de villes grecques, on célébrait, àl'occasion des fêtes locales, des jeux imités des jeux isthmiques.Les textes épigraphiques mentionnent souventles7taïôaçlerOp.txoé;,àpropos de fêtes spéciales célébrées dans différentes villes Cette expression indique des concours où les concurrents devaient avoir l'àge de ceux qui concourent dans les jeux isthmiques, et où le vainqueur recevait exactement la même récompense qu'aux jeux isthmiques io III. Un scholiaste de Pindare atteste l'existence de jeux isthmiques à Syracuse, colonie de Corinthe 7l. Des monnaies de l'époque impériale, de Nicée de Bithynie et d'Ancyre de Galatie, portent l'inscription ICOM.IIYOIA; peut-être s'agit-il de jeux célébrés dans ces villes à l'imitation des jeux isthmiques l2. Louis Couvg.