LITATIO. -L'idée contenue dans ce mot abstrait est difficile à définir: elle reste vague inème dans son expression concrète, le verbe litare. Pris au sens intransitif qui est son acception ordinaire, litare signifie fore agréer par les dieux et constater par l'aspect des entrailles des victimes que les dieux agréent un sacrifice sanglant. Dans cette acception précise, mais précisée par l'usage et non par l'étymologie, qui reste incertaine', il correspond exactement au grec xxn),:e, eiv, où se trouve définie la condition nécessaire, à savoir de « belles entrailles» !/,:).è larda exila). Litatio, qui n'a point d'équivalent en grec', signifie donc également bien « agrément, acceptation » des dieux, pour le fond ; pour la forme, («constatation de cet agrément » par des signes favorables ou, ce qui revient au même, par l'absence de signes défavorables) localisés dans les entrailles. On n'employait guère ce substantif que dans des expressions comme celles-ci : sacrifier sine litatione 3, ad litationem 4 ou asque ad litationem 3, ou encore, dans une langue moins correcte, hostiae litationem inspicere 3.
En revanche, le verbe était d'usage courant, et l'usage lui a imposé quantité de sens analogiques dont il faut laisser l'exégèse aux philologues. Nous n'avons à nous occuper ici que de l'acception technique. Lilare pour les Latins, xx),),,EOeïv pour les Grecs, est un terme de rituel, qui signifie donner satisfaction aux dieux par le sacrifice et constater leur agrément par l'aspect des entrailles.
Cette définition exclut les signes de toute autre sorte, qui pouvaient apparaître avant ou pendant le sacrifice et être utilisés'également soit à fin de divination, soit, d'une manière générale, pour préjuger l'accueil fait par les dieux à la prière du sacrificateur ESACBIFICIUM). Nous n'avons même pas à utiliser tous ceux que savait chercher dans les entrailles l'art des haruspices toscans lAnUSiiCES). Ceux-ci étaient des spécialistes à qui l'on demandait l'exégèse détaillée des exta: leur assistance était une garantie de plus, mais n'était nullement indispensable pour savoir s'ily avait ou non Litatio. Certaines règles sommaires, connues de tous, et, en tout cas, familières aux victimarii, y suffisaient. Ces praticiens, que l'on pouvait aussi appeler u haruspices », au sens banal du mot, savaient très bien apprécier en gros l'aspect des entrailles, s'assurer qu'aucun organe n'y manquait, ou même se livrer, le cas échéant, à des expériences qui, après avoir fait partie de l'extispicine savante, étaient comme tombées dans le domaine public. En 176, c'est un victimaire » qui annonce au consul Cn. Cornelius que le foie du boeuf immolé par lui s'est dissous dans la
chaudière. L'autre consul n'arrive pas non plus à litalion, parce que le foie de ses victimes n'avait pas de tête'. Dans le Poenulus de Plaute, Lycus est assisté d'un
haruspice» quelconque: mais c'est à première vae que celui-ci déclare les entrailles défavorables, et il n'a pas l'occasion de déployer tout son art, car Lycus lui défend de les découper, se tenant pour suffisamment renseigné
Un autre personnage, dans le Pseudolus, demande, pour sacrifier ad litationem, des victimes et des lanii, moitié bouchers, moitié sacrificateurs°. Du reste, les constatations de cette sorte étaient d'autant plus probantes qu'elles se fondaient sur des faits appréciables au sens commun, et non sur des finesses de l'art, qui échappaient au contrôle et pouvaient être contestées. Xénophon raconte tout au long, dans l'Anabase, comment, à Calpé, les généraux grecs sacrifièrent à maintes reprises pour savoir s'ils devaient partir; comment, les signes étant toujours défavorables, les soldats soupçonnèrent le devin Arexion d'être de connivence avec Xénophon et ne furent convaincus qu'en voyant de leurs propres yeux que « les entrailles ne se faisaient pas 70 ».
Il y a ici une distinction délicate à faire, sans laquelle on risque de confondre la litatio avec les pratiques divinatoires proprement dites. La litatio signifiait simplement que les dieux agréaient le sacrifice, quelle que fût l'intention du sacrificateur ; et elle n'avait toute sa valeur, elle ne se suffisait à elle-même que dans les sacrifices non divinatoires, où l'on offrait la vie des victimes (hostiae animales) 11. En effet, dans les sacrifices divinatoires (hostiae consultatoriae), des entrailles défavorables pouvaient contenir un avertissement aussi utile que des signes heureux : dans un cas comme dans l'autre, l'opération atteignait son but, qui était non pas de faire agréer la victime, mais de s'en servir pour connaître la volonté des dieux. Mais, de même qu'il n'y a pas de sacrifice sans prière'2, de même tout sacrifice était censé contenir une réponse à la prière, et, par conséquent, une part de révélation divine. La litatio indiquant que le sacrifice était agréé, on en concluait légitimement que la prière était exaucée. Dans ce sens et cette mesure seulement, le diagnostic sommaire de la litatio fait partie de la divination u. Il suffisait donc d'insérer dans la prière une question susceptible d'être résolue par oui ou par non pour que la litation devint une réponse positive, et la non-litation une réponse négative. C'était même un procédé familier aux généraux en campagne, un procédé que les Grecs avaient perfectionné de façon à en tirer au besoin des réponses condi
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tionnelles, Au moment de livrer la bataille de Platées, les Grecs d'une part, assistés du devin Tisamène, Mardonius d'autre part, assisté du devin Hegésistrate, obtenaient des entrailles défavorables pour l'offensive, favorables pour la défensive'. On avait dû de part et d'autre répéter les expériences et varier la question pour obtenir la réponse : victoire, à condition de ne pas attaquer. Paul Émile fit de même, suivant Plutarque, au moment d'engager l'action contre Persée. Après avoir immolé jusqu'à vingt boeufs sans obtenir d'entrailles favorables, au vingt et unième les signes apparurent et signifièrent victoire pour ceux qui se défendraient ''-. » Paul Émile, étant luimême « porté aux sacrifices et expert en divination », avait évidemment modifié sa question à la dernière épreuve.
La litatio contenait donc une certaine somme de révélation incorporée aux entrailles qui pouvait être et a été utilisée à fin de divination. L'état des entrailles d'une victime sacrifiée était considéré comme un « signe », et non comme un indice naturel de l'état physiologique de la victime vivante. Les indices naturels de santé, de maladie ou de malformation étaient constatés avant le sacrifice, par une probatio qui écartait les animaux disqualifiés3. Cette précaution une fois prise, la foi voulait que les exta fussent ce que les faisait être sur le moment l'intervention divine, ou, par concession extrême aux raisonneurs, que le choix de la victime fût guidé par la même intervention et tombât précisément « sur celle qui avait les entrailles accommodées à la situation" ». Une victime à qui manquait le coeur, par exemple, n'aurait pas pu vivre sans cet organe : il fallait donc qu'il eût été anéanti pendant le sacrifice 5, De même, le fait d'apporter un veau à l'autel au lieu de le laisser s'approcher de lui-même ne pouvait pas modifier naturellement l'état de ses entrailles: on avait cependant remarqué que, dans ce cas, on n'obtenait presque jamais la litation ". L'idée que l'autopsie des victimes ne renseignait pas sur leur état physiologique antérieur était si couramment acceptée qu'elle était entrée dans la jurisprudence commerciale. Varron remarque que les bouchers ordinaires n'achetaient que des bêtes garanties saines, tandis que les fournisseurs des autels n'exigeaient pas cette garantie du vendeur', Ils pouvaient constater eux-mêmes les défauts apparents : pour le reste, ils laissaient faire aux dieux. Si, dans l'hypothèse suggérée par les croyants tièdes, qui ne voulaient pas croire à la métamorphose des entrailles, l'état de celles-ci était antérieur au sacrifice, il était bon que les dieux pussent choisir, pour révéler leur pensée, même des animaux n'ayant de sain que l'apparence.
En tant que méthode sommaire de divination, la litatio n'a qu'un effet borné, étroitement limité par la question posée. Elle prend une importance capitale dans les sacrifices simplement rituels, ceux qui font partie du culte, ordinaire ou votif. Ici, la non-litation prend un caractère inquiétant et énigmatique : loin de résoudre des questions posées, elle pose des problèmes qu'elle ne résout pas
dont il faut, sous peine de malheur, chercher la solution.
Tout sacrifice non agréé devait être recommencé, soit dans les mêmes conditions, avec des victimes de même espèce et de même nombre, soit avec un plus grand nombre de victimes de même espèce, soit avec des victimes d'autre espèce ou d'autre sexe e, soit par une autre mains On cherchait, en variant les conditions de l'expérience, à dégager l'inconnue du problème, l'obstacle, qui pouvait provenir soit de l'oubli de quelque observancerituelle, soit de ce que les dieux trouvaient l'offrande insuffisante ou en préféraient une autre ou ne l'acceptaient pas d'une personne disqualifiée à leurs yeux pour une raison quelconque. Ces conjectures fournissaient des réponses aux objections des sceptiques. « Quand on sacrifie à plusieurs dieux, dit Cicéron", d'où vient qu'on réussit (litetur) avec les uns, et pas avec les autres'? Quelle est cette inconstance des dieux, qui menacent par les premières entrailles et font de bonnes promesses par les secondes? Ou comment y a-t-il entre eux, souvent même entre proches parents, un désaccord tel que les entrailles sont bonnes pour Apollon, mauvaises pour Diane ? » Cicéron raisonna comme si tous les dieux ensemble formaient une essence divine, immuable en ses desseins. Qu'au sacrifice on substitue la prière, toutes les religions sont comprises dans cette fin de non-recevoir
La réitération du sacrifice en cas de non-litation étant l'application d'une règle générale, toute cérémonie manquée devait être recommencée à nouveaux frais. Comme on l'a dit plus haut, les sacrifices divinatoires n'aboutissant pas à la litation ne sont pas des sacrifices manqués : si les consultants s'obstinent à les recommencer, c'est de leur plein gré et parce qu'ils espèrent obtenir enfin la réponse qu'ils souhaitent. Il n'en va pas de même des hostiae animales. Le refus de les accepter n'est pas un conseil, mais une menace qu'il faut détourner. Le motif le plus ordinairement soupçonné était soit une irrégularité dans le cérémonial, soit l'insuffisance de l'offrande. Les autres raisons étaient plus difficiles à deviner, surtout les raisons qui tenaient à la personne du sacrifiant et lui rendaient la litation impossible. En 337, le consul Décius ne put aboutir : il était prédestiné à une mort prochaine ° l . De même, en 176, le consul Petillius obtint litation avec les autres dieux, mais non avec Sales l» : il périt dans le courant de l'année. En iO8, à Rome, « durant quelques jours, de grandes victimes furent égorgées sans litation, et pendant longtemps on ne put obtenir la paix des dieux. C'est sur la tète des consuls, la République étant sauve, que se tourna l'effet funeste des prodigesf3 ». A Sparte aussi, au temps des guerres médiques, il fut impossible, des années durant, d'obtenir des entrailles favorables. C'était le héraut Talthybios qui voulait contraindre ainsi les Spartiates à expier le meurtre des envoyés de Darius'". Il arrivait encore que, suivant une théorie dont on s'avisait surtout après l'événement, on se trompait sur le sens de la litatio Au dire de Sué tone, Othon commença la guerre contre Vitellius « sous des auspices des plus contraires, car une victime immolée à Dis Pater produisit litation, alors que, dans un
sacrifice semblable, les entrailles défavorables valent mieux »'. Cette casuistique suspecte est contraire à l'essence même du sacrifice expiatoire ou propitiatoire, qui est la substitution de la victime à la personne menacée, laquelle se rachète par cette rançon acceptée. A ce compte, les nombreux sacrifices offerts aux divinités souterraines durant les Jeux Séculaires (Tellus, Dis Pater, Proserpine, les Moeres) auraient dû, pour être heureux, présenter des entrailles défavorables, ce qui est absurde.
En résumé, les cas exceptionnels de non-litation prolongée étaient des « prodiges effrayants » ; la non-litation momentanée, un accident généralement facile à réparer. Lalitation était la conclusion ordinaire du sacrifice, si ordinaire que le plus souvent on ne songeait pas à en dégager la part de divination qui y est incluse. A. Boouu 1 Et:LERCQ.