Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

PHLYAKES

PHLYAEES (tD),6axsç). Nous connaissons les phlyaques' : 1° par quelques textes, malheureusement fort peu explicites 2; 2° par une série de vases peints' . Chez les lexicographes, le phlyaque est défini tantôt un homme ivre n (pl.iOuaoç, p.sGucirç)', tantôt o un farceur » (ysaa.acr"iiç)', épithètes qui, toutes les deux, rattachent sans contredit son art au culte de Dionysos. Mais le texte capital se trouve chez Athénée', citant Sosibios, le Laconien. Selon ce dernier. de son temps (300 environ av. J.-C.), existait encore en Laconie un genre très ancien de comédie populaire, dont les sujets, fort simples, étaient empruntés à la vie quotidienne, Elle représentait, par exemple, des voleurs de fruits, ou un médecin étranger dont l'accent provoquait le rire. On appelait ces comédiens ou mimes Ss'x't'iXtctia( [mus]. Sosibios ajoute que, sous des noms divers, les di/'élistes se retrouvent en d'autres pays grecs, et notamment en Italie, où on les nommait moaéxxs;8. Ce rapprochement est précieux, car il nous autorise à attribuer aux phlyaques les mêmes sujets. Les vases qui représentent les phlyaques de la GrandeGrèce sont au nombre d'une soixantaines; mais treize d'entre eux sont particulièrement intéressants parce qu'une scène (ou logeion) y est figurée il, Ces derniers se divisent eux-mêmes en deux groupes distincts. Sur les uns", en effet, la scène nous apparaît comme une construction en bois, plus ou moins grossière, généralement pourvue, sur le devant, d'un escalier (fig. 5632) 12. A en juger par le nombre des marelles, comme par la taille des personnages représentés, la hauteur de cette scène est partout d'un mètre environ. Probablement même ces baraques, très primitives, n'étaient accessibles que par l'escalier antérieur, car la peinture n'indique, sur la paroi du fond, ni porte ni fenêtr.esi3. Tout différent est l'aspect de la scène sur les vases du second groupe14. Une construction massive, en maçonnerie, ornée de colonnes élégantes (fig. 3858, 5633), très analogue, par conséquent, au proscénium d'Epidaure, par exemple, y supporte le plancher du logeioit'°. Nul doute que nous n'ayons ici sous les yeux de véritables théâtres, comme il en existait sûrement à cette époque dans la plupart des villes de la Grande-Grèce, en particulier PII L 436 PHI. à Paestum' et à Tarente'. Concluons donc que la farce italiote du me siècle av. J.-C. se jouait non seulement sur des théâtres proprement dits, mais aussi, dans les petites villes et bourgades, sur des baraques rudimentaires, analo gues a nos tentes foraines 3. Quel que soit, d'ailleurs, le local où ils se meuvent. l'aspect des phlyaques reste identique t. Le trait le plus étrange de leur accoutrement est le phallos postiche, ostensiblement porté par tous les personnages masculins, et qui répond exactement à la description d'Aristo a«x53). Il y a là, manifestement, un souvenir du culte dionysiaque, d'où était né l'art des phlyaques. Leur masque, également, est très caractéristique : c'est une caricature hideuse, où se sont donné rendez-vous toutes les déformations du visage humain. Toute la personne du phlyaque est, du reste, à l'avenant. Les deux sexes exhibent des bedaines et des croupes extravagantes', façonnées à grand renfort de coussins, au-dessus desquels est passé un maillot collant couleur chair Quant au costume proprement dit, c'est celui de la vie réelle. Chez les hommes, toutefois, l'intention comique s'affirme encore : le chiton ou l'exomis, qu'ils portent généralement, est si rigide qu'il semble de cuir plutôt que de laine, et si bref qu'il laisse toujours apercevoir, en dessous, le plzallos 8. Examinons maintenant les sujets figurés sur les vases de la Grande-Grèce'. A côté de quelques représentations idéalisées", il en est d'autres, beaucoup plus nombreuses, qui nous mettent sous les yeux le théâtre même des phlyaques avec les scènes qui s'y jouaient. Ces sujets sont de deux sortes. Voici, en premier lieu, une série de petits drames empruntés à la réalité la plus familière. Sur un vase, une femme nommée Charis et un homme appelé Philotimidès se disputent un plat; profitant de leur inattention, l'esclave Xanthias s'est, pendant ce débat, emparé d'un gâteau, qu'il fourre sous son chiton (fig.3633)'t. Ailleurs un personnage faméli que, tenant une galette, qu'il a déjà dévorée en partie, et une amphore, s'enfuit devant une vieille, qui est sans doute la propriétaire de ces objets ". Au passage, nous reconnaissons encore l'amoureux escaladant la fenêtre de sa maitresse 13, ou poursuivant de près une beauté coquette qui feint la résistance u, le père courroucé qui sermonne son fils en goguette" ; le guerrier fanfaron'', le paysan qui comparait, pour une contravention, devant les autorités du village 17, et maintes autres scènes du même genre 18. Sur d'autres vases, au contraire, c'est la parodie mythologique qui apparaît. Elle n'épargne ni Zeus, que nous voyons, la nuit, aux rayons d'une lanterne, tenue par Hermès, escalader la fenêtre d'Alcmène ", ni Héra, que le peintre nous montre prisonnière du trône magique que lui a F'HL -137 PHL perfidement offert Héphaistos', ni Ulysse ', ni surtout Héraclès, dont six peintures3 parodient les héroïques travaux, ou retracent la goinfrerie et la lubricité toujours en éveil (fig. 5632, 5634) Quelle est l'origine de cet art des phlyaques5? Pour répondre à cette question, il nous faut regarder d'abord certains vases corinthiens du vie siècle, qui représentent le cortège ordinaire de Dionysos (fig. 3859) 6, Parmi ce cortège se remarquent des danseurs grotesques. De même que les autres membres du thiase, ce sont évidemment des êtres divins, des génies : les noms de deux d'entre eux, inscrits sur un vase' (Euvouç = le bienveillant, 'Oy.),avipoç = l'homme utile), les désignent même comme des génies bienfaisants de la végétation et de la fécondité. Considérons, maintenant, les détails de leur accoutrement : chiton collant, ventres et croupes énormes, phallos gigantesque. Il est impossible de ne pas reconnaître en ces danseurs corinthiens les ancêtres directs des phlyaques [H1sTRio, p. 221]. Mais par quelle étrange évolution les compagnons divins de Dionysos se sont-ils changés en acteurs bouffons? C'est ici le lieu de se rappeler ces danses magiques ou évocatrices, en honneur dans la plupart des religions primitives, par lesquelles les hommes, déguisés en animaux ou en génies de la nature, s'imaginaient attirer sur la terre les bénédictions du ciels. Tel est, par exemple, dans la religion grecque elle-même, le sens primitif des choeurs de boucs ou de satyres, d'où est sorti le drame. Les ourses («pxTOt) d'Artémis Brauronienne ont eu vraisemblablement, dans le principe, la même signification [MANA, II, p. 1411. Ainsi donc, l'art des phlyaques n'était, originairement, qu'une danse rituelle. Mais dans cette danse un élément mimique était contenu, qui avec le temps se développa et devint profane. C'est cette étape dernière que représente pour nous le drame des phlyaques, tel qu'il nous apparait sur les vases peints. Mais ici une observation est nécessaire. L'art des phlyaques n'est point, comme on l'a cru longtemps, un phénomène isolé dans l'histoire de la comédie en Grèce. Tout au contraire, deux faits bien caractéristiques, premièrement l'analogie des sujets, toujours tirés de la vie vulgaire ou de la parodie mythique, et secondement l'identité de l'accoutrement des acteurs, démontrent l'étroite parenté des différentes formes de la comédie grecque. Qu'il s'agisse donc des phlyaques de la Grande-Grèce, ou des dilcélistes du Péloponnèse, ou de la comédie sicilienne d'Epictiarme9, ou de la farce mégarienne, ou de l'ancienne comédie attique10, ou même de l'atellane, importée de la Grande-Grèce à. Rome [ATELLANAE FABULAS, fig. 594-597 ; mus, p. 1901_111, nous sommes autorisés à attribuer à tous ces genres la même origine. Tous sont frères et se rattachent, en dernière analyse, à la danse rituelle primitive '. C'est du Péloponnèse, terre classique des mimes et des bouffons, et très probablement par l'intermédiaire de Mégare que la vieille farce, issue du culte de Dionysos, s'est propagée, vers le nord en Attique, à l'ouest en Sicile, en Grande-Grèce, et à Rome même f3. Mais, tandis que, dès le vie siècle en Sicile, et dès le ve siècle en Attique, la farce péloponnésienne avait reçu un développement littéraire, il faut, en Grande-Grèce, descendre jusqu'au ne siècle pour constater le même progrès. C'est à Rhinthon qu'en revient l'honneur. Né probablement à Syracuse'', ce poète paraît avoir vécu à Tarente 1J, au temps de Ptolémée I (323-285) 1G. Suidas le qualifie d'« initiateur du genre appelé hilaro-tragédie, lequel n'est autre chose que la phlyacographie » (ltp7/r,y7ç Tr;ç xa),ouuénjç DiCg,0Tpaywi(aç, o i 'ri tpauaroypapia) ". Qu'était-ce que ce genre nouveau? Il consistait, nous disent les grammairiens anciens, à « plaisanter de choses qui ne sont pas, par elle-mêmes, plaisantes » (7taiEty €v ou =tx'ofç) 18, ou, selon une autre définition plus précise, à « travestir en ridicule les légendes tragiques » (T7 Tpayt)Câ g.ETappu91.1.( Etv iç Tl yE)ioiov)19. Mais ces définitions se plient à deux interprétations assez différentes. Rhinthon s'en prenait-il directement aux légendes mythologiques elles-mêmes"? Sa verve ne s'attaquait-elle point plutôt aux tragédies célèbres, où ces fables avaient été traitées? La seconde interprétation est la plus probable 2i. A cette époque, la tragédie athénienne est en possession de toute sa renommée, et règne sur tous les théâtres de la Grèce. Nul doute, par conséquent, qu'il n'y eût à Tarente et dans toutes les villes de la Grande-Grèce un public, ca PH L --7938 --P HO pahle d'en saisir et d'en goûter la parodie' Aussi bien les titres des draines de Rh inthon(il nous en est parvenu neuf sur trente-huit draines qu'il avait écris)' témoignentils clairement en ce sens : Ainpflitt yon3, Iféraelës `, Iohettèo Iphigénie à Aulis', Iphigénie en Tauride', J[edee 0, Méléagre coriace 9, Oreste10, Télèphe ", Tous ces sujets, une telle coïncidence ne saurait être fortuite. se retrouvent dans le répertoire de Sophocle ou d'Euripide". Peut-on se faire encore quelque idée de la parodie de B.hinthon, de sa nature et de ses procédés? I1 ne faut point compter pour cela sur les débris, trop rares et trop informes, de ses drames". Mais nous avons, ici encore, le secours des vases peints. L'un d'eux" représente la fable d'Amphitryon1'. On y aperçoit, à sa fenêtre, Alcmène , au bas, Zeus, accompagné d'Hermès, porte une échelle et se prépare à grimper chez sa belle. Un autre vase représente, à ce qu'il semble, la caricature d'une scène de l'Antigone de Sophocle (fig. 5633)" D'autres vases ont donné lieu à des interprétations analogues, mais beaucoup moins sûres 18, La langue de Rhinthon était le dialecte local de Tarente, tel qu'il se parlait de son temps1°. Les mots populaires et crus y abondent, mais il faut ajouter que toute trace d'obscénité en est absente 20. Quant au mètre employé par Rhinthon, c'était, à ce qu'il semble, le trimètre ïambique'', mais avec toutes sortes de licences, et parfois même déformé en scafian". Comme imitateurs de lihinthon on cite le Tarentin Skiras, et Blaesos de Caprée en Campanie 23. Mais il ne reste à peu près rien de ces deux écrivains: et ce n'est même pas avec une entière certitude qu'on rattache le second à l'hilarotragerliesi La fabula Rhintïtoniea s'introduisit aussi à Rome, où nous la trouvonsmentionnée par plusieurs grammairiens` 5 parmi les variétés de la comédie latine'". O. NAVARRE.