Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article REGNUM

REGNUM (Baati.e]a), REX' (BaaJ.séç). La royauté, le roi. l'origine de toutes les cités grecques, à l'exception de celles qui furent fondées postérieurement au vue siècle. Cette royauté paraît aussi ancienne que la société grecque elle-même, et elle ne disparut que dans l'âge où cette société fut entièrement renouvelée par te régime démocratique. Elle n'avait d'ailleurs que fort peu de ressemblance avec l'institution de même nom que l'on trouve chez les peuples de l'Orient ou chez les peuples modernes. II faut obserber son origine, pour se faire une idée exacte de sa nature, de ses attributions, et aussi des révolutions qui l'ont lentement abolie. L'ancienne cité chez les Grecs n'était que la famille agrandie. Le culte et les institutions qui étaient en vigueur dans celle-ci, s'établirent naturellement dans celle-là. La famille avait un foyer domestique ; la cité eut un foyer public. Dans la famille le foyer était entretenu REG 822 REG par le père; dans la cité il le fut par le roi. Le roi, comme le père de famille, exerça une autorité religieuse et fut un véritable pontife. On l'appelait [ixt%,atiç ou «vat., litres qu'on donnait aux dieux aussi bien qu'aux rois; plusieurs documents permettent de croire qu'on l'appelait aussi du nom de prytane', titre qui indiquait plus spécialement la fonction d'entretenir un foyer sacré. Le caractère sacerdotal de ces rois des anciens temps est marqué de la façon la plus nette par les écrivains grecs. Quoique Homère ne représente la société que dans des moments de guerre ou de désordre, et qu'il soit entraîné k faire ressortir surtout les attributions militaires de ses rois, il ne manque pourtant pas de nous parler de leurs fonctions religieuses. Ces rois président aux sacrifices; ils égorgent les victimes; ils prononcent les saintes formules de la prière. Ils laissent aux devins et aux ieoe:S, comme Calchas, ce qu'on pourrait appeler les annexes du culte; mais la religion officielle leur appartient. Les poètes tragiques d'Athènes, ces chantres fidèles de vieilles traditions, représentent aussi les anciens rois comme des prêtres. Dans Eschyle, les filles de Danaos s'adressent au roi d'Argos en ces termes `«Tu es le prytane suprème, et c'est toi qui entretiens le foyer sacré de ce pays. » Dans Euripide, Oreste prétend que comme fils d'Agamemnon, il doit régner dans Argos; ruais Ménélas lui répond : « Es-tu donc en mesure, toi meurtrier de ta mère, de toucher les vases d'eau lustrale pour les sacrifices? Es-tu en mesure d'égorger la victime2? » Ainsi la fonction principale d'un roi, celle à laquelle on songeait avant tout, était celle qui consistait à accomplir les cérémonies religieuses. Le roi était le dépositaire des objets sacrés, le gardien des rites et des formules, l'intermédiaire obligé entre les citoyens et les dieux; sans lui le sacrifice n'était pas agréé ni la prière efficace. Il n'était pas tout à fait un dieu; mais il était a l'homme qui pouvait le plus sur les dieux », pour conjurer leur colère ou gagner leurs bienfaits 3. On lit dans Aristote cette phrase significative : e Le sôin des sacrifices publics de la cité appartient, suivant la règle religieuse, non à des prêtres spéciaux, mais à ces hommes qui tiennent leur dignité du foyer sacré et qu'on appelle rois'. » Ainsi le culte du foyer ou du prytanée semblait la source d'où dérivait le pouvoir royal. Nous savons par Démosthène que les anciens rois de l'Attique faisaient eux-mêmes tous les sacrifices prescrits par la religion de la cité', et, par Xénophon, que les rois de Sparte étaient les chefs de la religion lacédémonienne. A ce caractère sacerdotal de l'ancienne royauté se rattache, suivant toute apparence, l'opinion qui en attribuait l'établissement aux dieux mèmes. Homère dit que le sceptre d'Agamemnon lui était venu de Jupiter 6; pareilles légendes existaient pour tous les rois; tous ces a porte-sceptre » tenaient des dieux leur dignité et leur pouvoir'. Bien longtemps après Homère, Pausanias trouvait encore ces traditions chez beaucoup de peuples grecs. On lui disait que les anciens rois de l'Élide descendaient de Jupiter, et que ceux de Corinthe avaient reçu leur royauté du dieu Soleil'. « Les rois de Sparte, dit Xénophon, font tous les sacrifices, à titre de descendants d'un dieu 6. » On peut remarquer de même que presque tous les anciens rois de l'Attique étaient rattachés par les légendes aux anciennes divinités du pays. La royauté primitive s'était confondue avec la religion. IIomère appelle les rois fils de Jupiter; et. Pindare les appelle les rois sacrés1e. Cette sorte de royauté par droit divin se retrouve à l'enfance de presque tous les peuples. Le premier roi n'est pas l'homme fort, c'est l'homme sacré, c'est l'homme qui dispose du culte et des dieux. Un lien étroit apparaît entre la royauté et le culte du foyer public. Le premier roi dans chaque cité fut celui qui avait accompli la cérémonie religieuse de la fondation et qui avait posé le foyer. Aussi dans l'établissement des anciennes colonies, voyons-nous toujours un homme d'une famille réputée sainte qui emporte du feu sacré de la métropole ; il allume le foyer; il est chargé de l'entretenir, et il devient pour cette raison le premier roi de la cité nouvelle. C'est ce que l'on voit par l'exemple de Battos de Cyrène et par tant d'autres. Les colons qui fondèrent les douze villes ioniennes d'Asie Mineure n'appartenaient nullement à la population athénienne; mais ils avaient dû emmener avec eux quelques membres de la famille sacrée des Codrides; et comme ceux-ci allumèrent les foyers des nouvelles villes, ils en furent nécessairement les rois". Presque tous les sacerdoces dans les époques anciennes étaient héréditaires; car ces générations croyaient que le caractère sacré et l'aptitude à dire la prière se transmettaient du père au fils par la volonté des dieux. Le fondateur étant le premier prêtre et le premier roi de la cité'', son fils dut hériter de son culte et fut roi comme lui. La royauté fut donc nécessairement héréditaire. Elle fut aussi indivisible ; à la mort du père, elle passa à l'aîné des fils, suivant une règle que nous trouvons également établie, à l'origine, pour le culte domestique. Cette royauté, ayant une source sacrée, était réputée inviolable. On peut voir dans Thucydide73 comment les Spartiates essayèrent d'éluder à l'égard du roi Pausanias le principe qui leur défendait de frapper un roi; cela même n'empêcha pas l'oracle de Delphes de prononcer qu'ils avaient commis un sacrilège. Il y avait pourtant un cas où le roi pouvait et devait même être déposé ; s'il avait commis un de ces crimes qui souillaient l'homme et l'empêchaient d'approcher des autels, ne pouvant plus être prêtre, il ne pouvait plus être roi. Un roi de Sicyone fut détrôné pour cette raison, et l'on peut remarquer dans l'histoire de Sparte que pour déposer un roi il fallait au moins alléguer un motif religieux. Une difformité physique, signe de la colère divine, était un obstacle à l'exercice des fonctions sacerdotales; longtemps ce fut un empêchement à remplir la fonction de roi. Il y aurait assurément quelque témérité à prétendre que, chez ces rois des anciennes cités, le pouvoir politique découla de l'autorité religieuse. Il y en aurait tout autant à dire, comme on le fait souvent, que leur autorité religieuse ne fut qu'un appendice de leur pouvoir politique. Ce qui paraît plus vrai, c'est que ces deux séries d'attributions furent réunies partout sur une même tète, parce que les hommes de ces vieux âges ne les distinguaient pas. La religion et la politique se mêlaient en toutes REG 823 -REG choses; elles s'unirent aussi et se confondirent dans la personne des rois'. Ces chefs religieux, sacrificateurs et pontifes, étaient en même temps magistrats, chefs d'État, pasteurs de peuples. Ils rendaient la justice et commandaient l'armée. « Les rois des temps héroïques, dit Aristote, étaient maîtres souverains en ce qui concernait les sacrifices, ceux du moins qui n'étaient pas du domaine des iEpEiç ; ils avaient le commandement à la guerre, et ils jugeaient les procès 2. » Le trône, 0pivoç, était le siège sur lequel le roi s'asseyait pour rendre la justice au peuple3. Le sceptre était le bâton qu'il levait en l'air chaque fois qu'il édictait un arrêt ou qu'il prononçait un serment ronne de feuillage était, pour le roi comme pour tous les prêtres, un insigne des fonctions sacerdotales Cette royauté à la fois religieuse et politique n'était pas aussi contraire à la liberté qu'on pourrait le supposer. Les prêtres-rois des cités grecques n'étaient pas des despotes, ni leurs sujets des esclaves. Comme leur pouvoir ne dérivait pas de la force, mais qu'il reposait sur des principes fixes et bien définis, il avait pour limite ces principes mêmes qui le constituaient. Les rois étaient asservis aux rites et aux coutumes plus que qui que ce fût dans la cité. A Sparte, ils devaient jurer de se conformer toujours aux coutumes des ancêtres4. Partout l'exercice de leur pouvoir était réglé dans le détail par la religion, et il ne restait pas de place pour l'arbitraire. Comme chefs religieux, ils n'avaient pas le droit de changer une formule ni de modifier un rite. Comme chefs politiques, ils ne pouvaient rien exiger au delà des prérogatives que l'usage immémorial leur avait attribuées. Thucydide et Aristote font entendre que ces rois gouvernaient suivant des règles établies. Ce n'est certes pas qu'il y eût alors des constitutions écrites; mais les rois et les peuples se conduisaient d'après des règles constantes que la vieille coutume religieuse avait fixées, et dont on ne songeait guère à s'écarter. Euripide peint assez bien cette ancienne royauté, quand il met dans la bouche d'un roi ces paroles : « Je n'ai pas le pouvoir absolu sur les citoyens ; mais si je suis, juste envers eux, ils sont justes envers moi '. » Eschyle qui observait avec plus de scrupule encore qu'Euripide les vieilles traditions de son pays, montre un roi qui ne veut pas accueillir les Danaïdes à Argos avant d'avoir consulté les membres de la cité. Ailleurs, il fait dire à Agamemnon : « Pour tout ce qui concerne l'état et les dieux, l'assemblée des citoyens se réunira et nous délibérerons. » Il est certain que l'institution d'une assemblée publique chez les Grecs ne date pas du régime républicain, mais du régime monarchique. A la vérité, les assemblées de ce temps-là paraissent avoir été plutôt aristocratiques que populaires ; elles n'en étaient que plus fortes et plus tenaces pour résister aux empiétements des rois. Dans Homère, Alkinoos a l'autorité suprême chez les Phéaciens ; nous le voyons pourtant se rendre à une assemblée des chefs de la cité, et nous pouvons même remarquer que ce n'est pas lui qui a convoqué le conseil qui a mandé le roi. Dans un autre endroit, le poète décrit une assemblée de la cité phéacienne ; il s'en faut beaucoup que ce soit une réunion de la multitude ; les chefs seuls, individuellement convoqués par un héraut, comme cela se passait à Rome pour les comitia calata, se sont réunis; ils sont assis sur des sièges de pierre ; le roi prend la parole, et il se sent si peu au-dessus de ses auditeurs qu'il leur donne le même titre qu'à lui et les appelle rois portesceptre. Ajoutons qu'à tous ces rois il manquait au moins deux choses pour être absolus : ils n'avaient ni impôts ni armée. Car les impôts, dans ces siècles-là, n'étaient que des contributions pour les cérémonies religieuses (d'où vient que le mot )riÀoç signifia en même temps impôt et sacrifice), et quant à l'armée, elle n'était pas autre chose que la réunion des citoyens sous les armes pour une guerre librement acceptée de tous. Les rois n'avaient le droit de vie et de mort que dans le cours d'une expédition militaire. Il ne parait pas qu'ils aient jamais eu l'autorité législative. Enfin, il ne faut pas perdre de vue que, si le roi réunissait en sa personne presque tous les pouvoirs de la cité, et si l'on pouvait dire de lui, comme dans Eschyle : « Tu es la cité, tu es le peuple » 8, c'est que la cité n'avait pas alors sur les individus toute l'étendue de pouvoir que le régime républicain lui a, plus tard, conférée. Dans l'âge monarchique, la cité n'était guère qu'une confédération de tribus, de phratries, de yin. Chacun de ces corps gardait son organisation, son culte, ses assemblées, son chef, sa justice intérieure. Sur ces corps puissamment constitués la royauté avait moins de prise qu'elle n'en aurait eu sur des individus isolés. La plus grande partie de la population, répartie dans les yivr1 et les tribus, n'obéissait pas directement au roi et n'était pas soumise à sa justice. De rnéme que le roi féodal du moyen âge n'avait pour sujets que quelques puissants vassàux, de même le roi de l'ancienne cité grecque était placé hiérarchiquement au-dessus de quelques chefs de tribus et de vivre, dont chacun était un petit roi sur son domaine. Chacun d'eux était individuellement presque aussi puissant que lui ; tous réunis, ils l'étaient beaucoup plus [GENS, p. 1h021. On peut croire que les hommes avaient pour ce roi un grand respect, parce qu'il était le chef principal de leur culte; mais on peut bien croire aussi qu'ils avaient peu de soumission à son égard, parce qu'il avait peu de force. Cette royauté fut une des institutions qui durèrent le plus longtemps chez les Grecs. Elle ne disparut guère avant le vile siècle, et dans quelques cités elle prolongea son existence fort au delà de cette date. Presque partout ce fut l'aristocratie qui la renversa. Si peu que nous sachions de cette ancienne histoire, nous voyons du moins clairement que les Eupatrides d'Athènes firent, pendant plusieurs générations, la guerre aux rois. Pour ce qui est de Sparte, en dépit des fausses appréciations que contient la vie de Lycurgue attribuée à Plutarque, on voit bien, par des passages d'auteurs plus anciens, que ce fut l'aristocratie qui attaqua et affaiblit la royauté Les mêmes luttes se retrouvent à Corinthe, à Argos, à Sicyone, dans toutes les villes sur les antiquités desquelles il nous est resté quelques souvenirs. A cette époque, il n'existait pas encore de parti populaire ; les intérêts démocratiques, ou bien ne se montraient pas, REG 82i4 REG ou bien étaient d'accord avec la royauté. Ce fut donc l'aristocratie qui, en Grèce aussi bien qu'à Rome, combattit les rois, et, après des efforts plus ou moins longs, finit par les vaincre. Toutefois la royauté vaincue ne disparut pas entièrement. Nous avons dit qu'elle avait été, à l'origine, la réunion d'une autorité religieuse et d'une autorité politique. Or, l'autorité religieuse, nécessaire à l'exercice du culte et à l'accomplissement régulier des rites, était sacrée et inviolable. La religion de la cité aurait été troublée et les dieux offensés, si l'on avait supprimé leurs prêtres héréditaires. On n'osa donc pas penser à se passer de rois. On se contenta de leur enlever leur pouvoir politique, et on leur laissa le soin des cérémonies religieuses. Aristote explique bien cette singulière révolution : « Dans les temps très anciens, dit-il, les rois étaient les maîtres en paix et en guerre ; mais dans la suite, les uns renoncèrent volontairement au pouvoir, aux autres il fut enlevé de force, et on ne laissa plus à ces rois que le soin des sacrifices. » Plutarque dit la même chose : « Les Grecs enlevèrent aux rois leur pouvoir et ne leur laissèrent que le soin de la religion' ». Hérodote, parlant de la ville de Cyrène, dit : o On laissa à Battos, descendant des rois, le soin du culte, et on lui retira toute la puissance dont ses pères avaient joui. » Du reste, cette royauté, ainsi réduite aux fonctions sacerdotales, resta partout héréditaire. A Athènes, après la mort de Codrus, il n'y eut que le pouvoir politique des rois qui disparut; la royauté religieuse subsista sous le nom d'archontat 2 ; pendant trois siècles encore, elle resta dans la famille des Codrides, se transmettant de père en fils exactement comme l'ancienne royauté, mais n'exerçant plus aucun pouvoir réel en dehors de la religion. Il en fut de même à Argos A Sparte, la royauté se perpétua pendant une longue série de siècles, quoique, suivant l'expression d'Aristote, la monarchie eût fait place à l'aristocratie Hérodote, qui dit aussi que de son temps Sparte ne connaissait pas le régime monarchique', montre bien que la royauté spartiate n'était presque plus qu'un sacerdoce'. Les villes grecques dépossédèrent rarement les anciennes familles royales de leur autorité religieuse. On ne le fit, àce qu'il semble, que lorsqu'on put reprocher à l'une de ces familles de s'être souillée d'un meurtre et d'être devenue incapable de servir les dieux. Il fallut alléguer ce motif ou ce prétexte pour dépouiller les Médontides d'Athènes de l'archontat'. Au temps de Diodore et de Strabon, il y avait encore à Éphèse, à Thespies, à Marseille, de vieilles familles qui avaient conservé le titre et les insignes de la royauté, le sceptre et la robe de pourpre, et qui possédaient héréditairement la présidence des cérémonies sacrées, mais qui, depuis des siècles, n'avaient aucune autorité politique. 11 semble qu'il ait été de règle d'attendre que ces familles royales s'éteignissent d'elles-mêmes. A mesure qu'elles disparurent, on ne supprima pas la royauté religieuse, mais on la rendit élective et annuelle. Athènes eut toujours des prêtres-rois, et l'on trouve dans la plupart des cités grecques, sous le nom d'archontat, de prytanie, ou de royauté, une magistrature uniquement chargée de veiller sur le culte publics. Le roi, ~xnt) tÔc, de l'époque républicaine, véritable héritier de l'autorité religieuse des anciens rois, accomplissait les rites les plus sacrés du vieux culte, présidant aux fêtes religieuses, et jugeait aussi toutes les causes où la religion était intéressée. Cette magistrature ou plutôt ce sacerdoce annuel (magistrature et sacerdoce se confondaient encore) fut la dernière forme que revêtit l'ancienne institution de la royauté. Le respect des cités pour les vieux rites et les anciens noms exigeait que cette royauté subsistât; réduite aux fonctions du culte, elle put durer, à travers toutes les révolutions, sans gêner en rien les institutions démocratiques. Elle survécut même à l'indépendance de la Grèce, et ne disparut qu'avec le vieux culte. l'origine des cités latines avec les mêmes caractères essentiels qu'elle avait dans le premier âge des cités grecques. Le roi était un prêtre et un pontife en même temps qu'un chef de guerre et un juge. Nous croyons que Virgile, ce scrupuleux observateur de tout ce qui tenait à l'ancienne religion, a fait une peinture aussi exacte que possible de cette royauté dans ses personnages de Latinus et d'Évandre. Il les présente l'un et l'autre accomplissant des sacrifices, réglant les cérémonies, présidant aux repas sacrés. Ces hommes sont les premiers prêtres de leur cité, et c'est toujours par leur intermédiaire que la cité invoque ses dieux protecteurs. Leur palais est un temples. Leur costume est un costume sacerdotal; Picus, le vieux roi du Latium, porte le bâton augural et la trabée t0. Enfin ces rois, comme ceux des vieux temps de la Grèce, ont leur existence tellement liée au culte que la tradition les mêle au dieux et veut qu'ils descendent d'un sang divin". Une royauté de même nature paraît avoir existé chez les Étrusques; ses attributions politiques ont varié suivant les temps, mais elle n'a jamais cessé d'avoir des prérogatives religieuses; les lucumons étaient, à la fois, des magistrats, des chefs de guerre et des pontifes' 2; ils avaient la science des augures, ils présidaient aux sacrifices, et leurs principaux insignes étaient des insignes sacerdotaux. La royauté des Grecs, des Latins, des Étrusques, nous conduit forcément à la royauté romaine. Il serait surprenant que celle-ci eût différé de celle-là. Car il n'y a rien de factice dans les institutions primitives des peuples; elles découlent ou des aptitudes natives, ou des croyances ou des nécessités sociales; et lorsque des peuples sont de même race et que leurs croyances et leurs besoins sociaux ont été à peu près identiques, les institutions aussi ont dû se ressembler. Nous avons, d'ailleurs, assez de renseignements sur la royauté romaine pour pouvoir la juger. Il est clair que tout n'est pas vrai dans ce que les anciens historiens nous disent des rois de Rome; mais la manière dont Tite-Live, Cicéron, Plutarque et Denys parlent de la royauté, doit être aussi exacte que possible. Lorsque des historiens décrivant des institutions fort antérieures à leur temps, leur donnent des REG 825 REG traits qui appartiennent à leur époque, nous pouvons croire qu'ils se trompent et que la préoccupation du présent leur ôte la vue nette du passé. Mais lorsqu'ils décrivent ces institutions anciennes avec des traits qui ne répondent en rien à ce qu'ils voyaient autour d'eux, avec des traits que les habitudes de leur esprit ne pouvaient pas leur faire imaginer, nous pouvons croire que ces traits leur sont venus, par quelque intermédiaire que ce puisse être, de l'époque même qu'ils décrivent, et qu'ils se rapprochent beaucoup de la vérité. Tout ce qui, dans ce personnage des rois de Rome, a un caractère politique, a pu, à la rigueur, être l'invention des âges suivants ; tout ce qui a un caractère religieux date manifestement de l'âge primitif'. Cicéron représente Romulus portant à la main le bâton augural' ; Cicéron, Plutarque, Ovide, Denys racontent quelles cérémonies religieuses il accomplit en fondant la ville. Comme tous les rois-prêtres de l'antiquité, Romulus est fils d'un dieu; et, comme tous les fondateurs, il devient dieu lui-même et est l'objet d'un culte. Si ce premier roi està la fois guerrier et prêtre, son successeur Numa Pompilius est bien plus un prêtre qu'un guerrier. « Il remplissait lui-même, dit Tite-Live, la plupart des fonctions sacerdotales. » Il était ainsi le prêtre suprême et presque l'unique prêtre de la cité ; « mais il prévit que ses successeurs, ayant souvent des guerres à soutenir, ne pourraient pas toujours vaquer au soin des sacrifices, et il institua les flamines et d'autres prêtres pour remplir l'office des rois quand ceux-ci seraient absents de Rome 3 ». Ainsi la plupart des sacerdoces des âges suivants n'ont été qu'une sorte d'émanation de la royauté ; ils ont été, pour ainsi dire, des membres détachés de cette royauté qui avait été d'abord le sacerdoce suprême. On peut se convaincre que tous les rois de Rome, même ceux qui ont été le plus occupés de guerre, remplissaient pourtant, encore après Numa, des fonctions religieuses. Il paraît même que la plus grave accusation que les patriciens portèrent contre Tullus Hostilius fut d'avoir modifié et altéré les rites. Tous ces rois avaient la suprême direction des choses sacrées', tous interrogeaient les dieux par les auspices ; Cicéron croyait qu'ils avaient tous été des prêtres 6 ; enfin Jules César, dans une harangue qu'il prononçait tout au début de sa carrière, signalait le caractère sacré de ces rois, sanctitasregums. Ces rois prêtres étaient intronisés avec un cérémonial religieux que Tite-Live décrit et auquel Virgile fait une allusion très claire 7. Le nouveau roi s'asseyait sur un siège de pierre, le visage tourné vers le midi. A sa gauche était assis un augure, la tête couverte des bandelettes sacrées et tenant à la main le bâton augural. Il figurait VIII. dans le ciel certaines lignes, prononçait une prière, et, posant la main sur la tête du roi, il suppliait les dieux de marquer par un signe visible qu'ils avaient ce nouveau roi pour agréable. Puis, dès qu'un éclair ou le vol des oiseaux avait manifesté l'assentiment des dieux, le roi prenait possession de sa charge [AUGURES]. Un tel usage avait sa raison d'être; comme le roi allait être le chef suprême de la religion et que de ses prières et de ses sacrifices le salut de la cité allait dépendre, on trouvait juste de s'assurer d'abord que ce roi était accepté par les dieux. Ce qu'on appelait regia ne paraît pas avoir été un palais, même au temps des rois. La regia ou atrium regium était un petit édifice sacré qui était annexé. au temple de Vesta, c'est-à-dire au foyer public et au principal sanctuaire de la cité [FORUM, p. 1291]. Peut-être n'était-il pas un lieu d'habitation ordinaire; la tradition dit que Numa avait son domicile sur le Quirinal et sa regia près du temple de Vesta; il s'y tenait toutes les fois qu'il avait à remplir dés fonctions religieuses ; c'est peut-être aussi là qu'avaient lieu les repas sacrés e. En tous cas, la regia des Romains correspondait exactement au antÀETov des Grecs dont parlent Aristote, Pausanias et Pollux, et qui était une salle consacrée aux cérémonies religieuses à côté du foyer public ou prytanée. L'emplacement, la destination, le nom même de cet édifice montrent clairement quelle était la principale fonction que les anciens attribuaient aux rois. De même que le roi de Rome était une sorte de représentant des dieux sur la terre, il portait aussi dans les cérémonies solennelles le costume des dieux. Il traversait la ville en char, honneur qu'il avait seul, ou qu'il ne partageait qu'avec la statue de Jupiter 9. Il avait les joues fardées de rouge, comme la statue du dieu; il portait sur la tête la couronne de feuilles de chêne, et à la main, le sceptre d'ivoire!° [coxsua, p. 1469-1470, TRIUMPHU5]. Comme les rois de la Grèce, ceux de l'ancienne Rome joignaient à leurs attributions religieuses le pouvoir politique. Il y a même pour eux ceci de particulier que ces deux séries de prérogatives, unies en leur personne, ne se confondaient pourtant pas. Cicéron, dans un traité de la République, nous montre que pour chacun des rois de Rome, il y avait deux élections successives. Il n'indique pas quelles différences il devait y avoir entre les procédés de ces deux élections : il montre seulement que la première conférait le titre et la dignité de rex, et que la seconde conférait 1'imperium it. Pour que deux élections fussent nécessaires, il fallait bien que les deux attributions ne se confondissent pas. L'imperium désigna toujours la puissance politique et militaire ; le titre de rex, que donnait la première élection, devait donc désigner 104 REG 826 REG plus spécialement l'autorité religieuse et le privilège d'accomplir les rites. Ces deux autorités étaient distinctes, et l'une n'entrainait pas nécessairement l'autre. On doit remarquer aussi que l'autorité religieuse était conférée la première ; le pouvoir politique y était ajouté ensuite par un vote tout spécial de la cité. Le roi commandait l'armée des citoyens en temps de guerre ; il rendait la justice en temps de paix. II nommait les magistrats secondaires, les chefs des corps de troupes (tribuni), les juges inférieurs (quaestores parricidii). S'il s'absentait de Rome, il choisissait lui-même le praefectus urbis. Comme tous les pouvoirs de la cité se concentraient dans sa main, nulle autorité n'existait qu'en lui ou par lui. Le commandement fut toujours plus rigoureux et plus absolu à Rome que dans la plupart des cités grecques ; il ne connut jamais de limites légales qui fussent nettement marquéés. Toutefois la cité à cette époque n'était autre chose que l'association d'un certain nombre de gentes, corps puissants dont chacun comprenait, outre les ingénus, de nombreux clients. Chaque gens avait son chef, son pater. Ces puissants patres n'avaient pas besoin d'imposer à leur roi un contrat formel ou une constitution écrite. Il est clair que par la seule manifestation de leur force, ils pouvaient l'obliger à les consulter sur tous les intérêts généraux. En principe, rien ne bornait nettement le pouvoir des rois; en fait, ils se heurtaient à tout moment à la force rivale des patres, et ils ne pouvaient gouverner qu'avec leur assentiment, pallium auctoritate comitioque, dit Cicéron'. La réunion très fréquente de ces patres formait le Sénat ; dans les circonstances graves, les gentes tout entières, groupees par curies, formaient l'assemblée du peuple. On ne saurait dire avec certitude si les rois avaient ailleurs qu'à l'armée, le droit de vie et de mort. La légende de la soeur des Horaces permet de croire que l'appel au peuple existait déjà ; mais il reste à se demander si cet appel au peuple ou ce recours en grâce était de droit, ou s'il devait être autorisé par le roi. On ne peut pas dire non plus avec certitude que les rois aient eu le pouvoir législatif ; les lois qu'on a appelées loges regiae furent peut-être plutôt promulguées et sanctionnées par eux que décrétées de leur seule volonté. Le trait le plus distinctif de la royauté romaine est qu'elle fut élective. Rome ne connut pas la royauté héréditaire des anciennes cités grecques et italiennes. Nous n'oserions affirmer que cette différence tînt à un goût particulier des Romains. Il y a une autre raison plus simple et qui frappe les yeux ; c'est que cette royauté est d'un âge plus récent que l'ancienne royauté héréditaire des Grecs, et qu'elle est contemporaine d'une époque où la royauté était partout contestée et attaquée. De même que les cités qui furent fondées, en Grèce ou en Italie, quatre générations après Rome, n'eurent plus de rois, de même celles qui furent fondées vers le même temps que Rome, n'eurent qu'une royauté amoindrie. Or, jusqu'à ce que l'on songeât à se passer de la royauté, le meilleur moyen de l'affaiblir était de la rendre élective. Tous les rois de Rome furent des rois élus. Denys le dit de Romulus luimême 2. Cicéron et Tite-Live le disent de tous les autres. L'aristocratie patricienne ne permit pas que le pouvoir devînt héréditaire ; à chaque vacance, elle choisit elle-même son roi, soit par son sénat, soit par ses comices curiates qu'elle dirigeait [AUCTORITAS PATRUM]. Il ne faudrait pourtant pas croire que les Romains de cette époque se fissent du droit d'élection la même idée que s'en faisaient les contemporains de Cicéron ou de César. Autres temps, autres pensées, autres institutions. Les Romains des vieux âges n'avaient probablement pas l'idée que la désignation de leur roi, c'est-à-dire de leur chef religieux, dépendit de leur choix. Si peu nombreux que soient nos renseignements sur cette époque, nous pouvons cependant saisir de quelle façon les rois étaient désignés, et en vertu de quelles idées ils l'étaient. Comme on partait de ce principe que l'autorité sainte avait été d'abord conférée par les dieux mêmes au fils d'un dieu, il semblait qu'il y eût contradiction à ce qu'elle fût ensuite conférée par les hommes. Il fallait donc que les hommes eussent le moins de part possible à ce choix, et que la plus grande part restât aux dieux. Le droit des hommes était presque nul, et ne devait pas paraître. Donc, à la mort d'un roi, l'autorité divine qui avait résidé en sa personne, ne s'éteignait pas et ne passait pas non plus au peuple. Elle passait de la tête du roi sur celle d'un interroi [INTERREGNUM], qui en en était comme l'héritier pour un temps ou le dépositaire. Comment cet interroi était-il nommé? Le supposait-on choisi par le roi mourant ? Était-il désigné parmi les patres à l'aide d'un de ces procédés religieux usités chez les anciens, comme le tirage au sort ou les auspices ? On l'ignore. Ce qui est certain, c'est que cet interroi ne possédait l'autorité que cinq jours, et la transmettait à un autre interroi qui ne la gardait pas plus longtemps. Celui-ci, à son tour, désignait le roi, c'est-à-dire prononçait après l'accomplissement des rites et avec les cérémonies solennelles le nom de celui qui allait régner. Il est clair que ce n'était pas sa volonté seule qui l'avait choisi. C'étaient les auspices qui le lui avaient montré; c'étaient les augures patriciens qui lui avaient révélé l'élu des dieux. Ces mêmes augures, dans la cérémonie solennelle de l'intronisation, manifestaient en public le choix divin. On voit bien que dans un tel système d'élection, les prédilections politiques de l'aristocratie trouvaient toujours moyen de se faire jour; il n'en est pas moins vrai qu'en principe l'autorité passait d'une tête sur une autre par une sorte de transmission mystérieuse et sacrée àlaquelle les hommes n'avaient presque point de part. L'idée que l'élection fût un droit national, n'existait probablement pas dans les esprits de ce temps-là. II est vrai que l'on distinguait dans la royauté deux choses, l'autorité religieuse et l'autorité politique ; sur cette dernière le droit des hommes était manifeste, et il s'exerçait librement. Après que les dieux avaient désigné le roi, la cité régulièrement réunie dans ses comices curiates décidait si elle donnerait ou refuserait l'imperium, c'est-à-dire le pouvoir politique, à ces chefs du culte. Sur ce point, elle était libre; mais il ne parait pas qu'elle ait jamais usé de sa liberté au point de séparer deux choses que les anciennes idées des hommes avaient toujours conçues comme devant être inséparables. Les mêmes luttes que l'histoire grecque nous montre partout entre les rois et l'aristocratie, se retrouvent à Rome. Les patriciens, caste à la fois sacerdotale et militaire, étaient exigeants et voulaient être maîtres. Ils tenaient non seulement au maintien de leur indépen REG 827 REG dance vis-à-vis des rois, mais encore et surtout à la conservation de leur autorité sur les classes inférieures [AUC avaient bien vite compris qu'en favorisant ces classes et en les affranchissant, ils augmenteraient leur propre pouvoir. Telle fut l'origine du long conflit qui remplit ces deux siècles de l'histoire de Rome. Romulus nous est représenté comme aimé des classes inférieures, multitudini gratior quam patribus ; il fut assassiné au milieu d'une réunion des patres. Tullus Hostilius, prêtre peu scrupuleux, chef militaire aimé du peuple, auteur d'une première loi agraire, périt frappé de la foudre par les dieux des patriciens. Le. premier Tarquin, qui altéra l'ancienne constitution religieuse de la cité, fut assassiné. Servius Tullius, dont le souvenir resta toujours si cher à la plèbe, fut égorgé sur les marches du Sénat. Tarquin le Superbe enfin fut renversé par une révolution que les patriciens dirigeaient. Mais la royauté ne disparut pas tout entière avec Tarquin. Les Romains, pas plus que les Grecs, ne crurent pouvoir abolir cet antique pouvoir sacerdotal que l'on appelait la royauté. Les Grecs eurent toujours un garstaeûs, les Romains eurent toujours un rex, même dans le régime républicain. Seulement, ce roi n'eut plus que les attributions religieuses, et on l'appela rex sacrorum ou sacri/iculus '. Il continua à remplir toutes les fonctions sacerdotales des anciens rois, il fit les sacrifices au foyer public 2 [AGONALIA, JANUS] ; il eut sa regia, et sa femme s'appela regina 3. Mais il lui fut rigoureusement interdit de joindre à ses prérogatives religieuses aucune des magistratures qui donnaient quelque pouvoir politique. S'il en possédait quelqu'une avant d'être roi, il était tenu de s'en démettre 4. On ne lui accordait même pas le droit de haranguer le peuple ; avant les comices, c'était lui qui accomplissait le sacrifice d'usage; mais, ce sacrifice terminé, il devait s'enfuir précipitamment de la place publique [REGIFUGIUM] 5 ; pour être bien sûr qu'il n'influerait pas sur les élections, on ne lui permettait pas d'y assister. Cette magistrature ou ce sacerdoce du roi n'était pas autre chose que la moitié de la royauté ancienne. On s'était décidé, en 509, à séparer deux séries d'attributions que les générations antérieures avaient, sans les confondre, réunies sur une seule tête. Le sacerdoce des rois subsista; l'imperium passa aux consuls. Il est digne de remarque que l'ancienne royauté romaine, si attaquée par l'aristocratie, ne laissa pourtant après elle aucun sentiment de mépris ou de haine dans le coeur des hommes. Le respect des générations continua à s'attacher à elle On ne cessa d'invoquer le souvenir de Romulus, le père, le fondateur, le dieu de la cité [ROmuLus] ; tous les autres rois, à l'exception du dernier, laissèrent une mémoire que l'on affecta de vénérer Encore au temps de César, on parlait du caractère sacré qui était inhérent à cette royauté antique, sanctitas regum. C'est pourtant une opinion reçue que le nom de roi était odieux aux Romains. La preuve du contraire se rencontre fré quemment chez les anciens. Ce mot était si peu odieux et si peu méprisé qu'il était de c `gle de l'appliquer aux dieux dans les prières. On continua aussi à le donner comme un titre d'honneur aux hommes puissants. Les dignités de rex sacrorum et d'interroi subsistèrent pendant toute la République. Vers le temps de la troisième guerre punique, le Sénat accordait encore à ses alliés les plus fidèles le titre de roi comme un titre précieux, et il leur envoyait en présent le sceptre d'ivoire et la chaîne curule, insignes de ses anciens rois'. Les leges regiae, qui étaient ou que l'on croyait l'oeuvre de ces rois, furent toujours l'objet d'un grand respect. Si aucun usurpateur chez les Romains n'osa prendre ce titre, ce n'est pas qu'il fût odieux, c'est qu'il était sacré. Il s'y attachait une idée religieuse que les usurpateurs ne voulaient ou ne pouvaient attacher à leur personne. César l'essaya peut-être; il recula comme devant un sacrilège. Les empereurs ne se firent pas appeler rois ; leur pouvoir était trop essentiellement différent de l'ancienne royauté pour qu'il leur vînt à l'esprit d'en