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ROMANORUM RESPUBLICA. I. Constitution de Rome sous les premiers rois.-Rome eut d'abord, comme presque toutes les cités anciennes, le gouvernement monarchique. Il ne faudrait pourtant pas nous représenter cette royauté primitive comme celle que nous voyons établie à d'autres époques et chez d'autres peuples. Pour en comprendre la nature, pour en connaître les attributions et en distinguer les limites, il faut se reporter à l'état social dans lequel s'est d'abord trouvée la population romaine ; et il faut, avant toutes choses, écarter l'opinion qui présente cette population comme un ramassis d'aventuriers, voire même de brigands qui, réunis par hasard sous la volonté toute puissante d'un homme hardi, n'auraient pu avoir en effet qu'un gouvernement despotique et n'auraient su trouver d'autres lois que celles qu'il aurait plu à cet homme de leur donner. Cette opinion sur les origines du peuple romain, qui nous est venue de quelques légendes mal interprétées et qui a contre elle les textes très précis des historiens anciens, nous donnerait une idée très fausse du plus ancien gouvernement de Rome. Que l'on admette ou que l'on rejette les traditions relatives à Romulus, il est, en tous cas, hors de doute que la cité romaine s'est formée, comme toutes les cités anciennes, non par une réunion d'individus, mais par une association de gentes. Chaque gens, constituée antérieurement à la cité, avait sa religion spéciale, son gouvernement intérieur, sa hiérarchie, son chef'. Le régime de la cité ne détruisit nullement le régime de la gens ; celle-ci garda sa constitution interne ; son chef (que l'on paraît avoir appelé d'abord pater, patronus, quelquefois rex) conserva son autorité absolue sur toutes les catégories d'hommes qui composaient la gens, c'est-à-dire sur la partie patricienne ou ingénue aussi bien que sur les clients et les esclaves. La cité fut une véritable confédération de gentes, celles-ci s'étant préalablement groupées en curies et en tribus. Les relations de chaque groupe ou de chaque gens avec la cité ressemblèrent à celles qui existent de nos jours entre des États confédérés et le pouvoir central qui les
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unit. Car la cité, qui nous parait aujourd'hui l'élément le plus simple et le plus irréductible de l'association politique, apparaissait au contraire aux hommes de ce tempslà comme le composé le plus complexe et comme le dernier terme de l'association. Il arriva forcément que le gouvernement de la cité fut de même nature que celui de la gens, de la curie, ou de la tribu. Or, les hommes de ces anciens âges n'avaient pas précisément l'idée du gouvernement républicain et ne concevaient que le pouvoir d'un seul, c'est-à-dire la monarchie, aussi bien pour régir la cité que pour régir la famille. L'unité de pouvoir était un principe universellement admis, et il y a grande apparence que ce principe avait été fourni aux hommes par les croyances relatives à la religion du foyer domestique ou du foyer public. De même que la gens avait son chef unique, son pater, la cité eut son roi. L'autorité de ce roi comprit toutes les attributions qui composaient aussi l'autorité du chef de gens. Il fut, avant tout, le grand prêtre du culte commun, le conservateur du foyer, l'intermédiaire entre la cité et les dieux. Il fut en même temps juge des procès et des crimes, non pas de ceux qui pouvaient se produire dans l'intérieur de la gens, mais de ceux qui avaient lieu entre les différentes gentes. Enfin il fut un chef militaire ; en temps de guerre, il convoquait les gentes, les curies, les tribus, et les conduisait au combat. Son pouvoir, fondé sur le droit religieux autant que sur les idées d'intérêt public, n'était limité par aucune loi formelle ; il était aussi complet, aussi absolu, aussi sacré que l'était celui du pater dans sa famille ou dans sa gens. En droit, il n'avait pas de bornes, et rien ne faisait obstacle à ce représentant des dieux de la cité. Mais dans la pratique ce pouvoir était limité par la constitution sociale elle-même, c'est-à-dire par l'existence de ces groupes fortement constitués dont nous venons de parler. Comme la cité était une confédération, le pouvoir du roi ne s'exerçait pas directement sur des individus; il s'exerçait sur des groupes, curies, tribus, gentes, et seulement sur les chefs de ces différents groupes. Le plus grand nombre des Romains étaient sujets, non du roi, mais d'un pater qui les jugeait, qui les menait au combat, qui présidait à leurs cérémonies saintes. Or la royauté, qui devient aisément despotisme lorsqu'elle s'exerce sur des individus isolés, est nécessairement faible lorsqu'elle n'agit que sur des chefs de groupes. Chaque pater était un personnage puissant, respecté des siens, ayant des sujets, plus habitué au commandement qu'à l'obéissance, et revêtu enfin du même caractère sacré que le roi luimême. 11 pouvait être fier, car il ne tenait pas sa dignité et sa noblesse de la faveur du roi, comme on l'a prétendu plus tard quand on a cherché à expliquer l'origine incomprise du patriciat; cette dignité et cette noblesse lui étaient venues de bien plus loin ; elles lui étaient venues de sa naissance et lui étaient garanties par sa religion. Chaque pater individuellement était presque aussi fort que le roi ; tous réunis, ils étaient beaucoup plus forts que lui. Ils formèrent une sorte de Sénat. Les historiens nous présentent ce Sénat des premiers âges comme une assemblée élective, apparemment parce que ces historiens, qui vivaient dans l'âge démocratique de Rome, jugeaient des temps anciens d'après ce qu'ils voyaient autour d'eux. Mais l'élection était un procédé rarement
employé et même presque inconnu dans cette première période de l'existence des cités ; elle était surtout incompatible avec le régime de la gens qui était encore dans sa pleine vigueur. 11 n'est donc pas vraisemblable que l'ancien Sénat fût une assemblée élective, et l'on doit croire plutôt qu'il était simplement la réunion des chefs de gentes, c'est-à-dire de ceux qu'on appelait alors patres. Il ne faut même pas se le représenter comme un corps régulièrement constitué, à la façon des assemblées délibérantes des modernes, avec des attributions déterminées et des réunions constamment périodiques. Aucune loi ne liaitles rois, et aucune ne garantissait non plus les droits du Sénat. Seulement, le roi n'étant obéi des patres qu'autant que ceux-ci consentaient à obéir, il était obligé de les réunir souvent. Sans eux, il ne pouvait ni régler les intérêts généraux, ni faire une loi, ni entreprendre une guerre. Il ne pouvait gouverner qu'avec eux, et c'est dans ce sens que Cicéron peut dire du premier roi : patrunz auctoritate consilioque regnavit 1. Dans les circonstances graves, ce n'était pas seulement les chefs des gentes qu'il fallait réunir, c'était les gentes tout entières. Cela formait les comices ou l'assemblée du peuple. Mais il faut noter que ce qu'on appelait peuple, populus, à cette époque, ne ressemblait pas à ce que fut le peuple romain dans les siècles suivants. Le mot populus signifiait proprement le corps politique; il désigna donc, suivant les époques, des agglomérations d'hommes fort différents. Dans le premier âge, populus n'était que la réunion des gentes. La plèbe n'y était pas comprise. On voit, en effet, par des textes anciens et surtout par de vieilles formules religieuses, que la plebs fut longtemps distincte du populus 2, et cette distinction s'explique si l'on songe que le premier roi, en créant la première plèbe quelque temps après avoir fondé sa ville, l'avait établie et mise à part dans l'asyle, c'est-à-dire tout à fait en dehors de la ville sacrée du Palatin. Ce populus des premiers temps n'était distribué ni en centuries ni en tribus locales, mais en gentes, en curies, et en tribus de naissance. Aussi appelait-on l'assemblée politique du nom de comices par curies, conzitia curiata. Les hommes y étaient répartis par gentes, chaque gens étant groupée autour de son chef, et les différentes gentes étant réunies entre elles par curies. Les votes se comptaient par curies pour l'ensemble, et par gentes pour chaque curie 3. Chaque gens figurait tout entière. Les clients, qui n'étaient pas alors des plébéiens', mais qui étaient des hommes attachés héréditairement à chaque gens, faisaient partie de l'assemblée aussi bien que leurs patrons. Ils votaient aussi bien qu'eux ; seulement, comme ils votaient sous leurs yeux, comme d'ailleurs la loi ou l'usage leur défendait de voter autrement qu'eux, on peut croire que leurs droits politiques étaient assez illusoires. Telle fut donc la constitution romaine des premiers temps : d'une part, la gens conservait sa vie propre et en grande partie son indépendance ; d'autre part, les pouvoirs publics étaient exercés par un seul homme qui avait le titre de roi et qui était revêtu de l'autorité religieuse comme de l'autorité politique; mais ce roi ne pouvait agir qu'avec l'assentiment des chefs de gentes, c'est-à-dire d'une sorte de Sénat, ou même des gentes tout entières, c'est-à-dire des comices curiates.
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II. Modifications apportées sous les rois à la constitution primitive. Cette constitution primitive de la cité romaine ne dura pas longtemps sans trouble et sans modification. Le premier élément de trouble fut l'inévitable rivalité qui existait entre le roi et les patres. La lutte éclata dès le premier règne. Romulus créa une plèbe, c'est-à-dire qu'il admit sur le territoire romain des hommes sans foyer et en dehors de toute gens, des hommes par conséquent qui n'étaient ni patriciens ni clients des patriciens. Il ne les introduisit pas dans la ville, mais il les établit à côté d'elle, sur la pente boisée du mont Capitolin. Il ne les fit pas entrer non plus dans la cité ; mais il en fit comme un peuple à part qui, étranger aux institutions politiques et religieuses, étranger aussi aux lois civiles, vécut sous la dépendance personnelle du roi et sous sa protection. Ce fut pour le roi une grande force. Si dans la cité il était manifestement plus faible que le corps des patres, les bras de la plèbe qui lui étaient nécessairement dévoués, rétablissaient la balance on sa faveur. Les guerres que la situation géographique de Rome rendait inévitables, et que la politique intéressée des rois multiplia, accrurent à la fois l'importance de cette plèbe et celle de la royauté. Quelle résistance opposèrent les patres, quels tiraillements durent troubler ces premiers règnes, l'histoire ne le dit pas nettement; mais elle le laisse deviner quand elle montre que plusieurs de ces rois, particulièrement le premier et le troisième, périrent de mort violente.
Une nouvelle forme de gouvernement fut essayée, dès la mort de Romulus. On supprima la royauté, et chacun des chefs de gentes, à tour de rôle, exerça le commandement pendant cinq jours, faisant les sacrifices publics et présidant les assemblées. Cette constitution, assez analogue à celle que les Eupatrides d'Athènes avaient établie sous le nom d'Archontat annuel, ne dura pas longtemps à Rome. Les classes inférieures, c'est-à-dire la plèbe et peut-être aussi une partie des clients des gentes la repoussèrent : fremere deinde plebs multiplicatam servitutem, centum pro uno dominos factos 1. Ces classes inférieures n'avaient, en effet, rien à gagner à cette domination de l'aristocratie, et elles tinrent tant à avoir un roi que, s'il faut en croire Tite-Live, elles songèrent à en créer un elles-mêmes, comme faisait le parti démocratique dans beaucoup de villes grecques et italiennes à la même époque. Les patres aimèrent mieux avoir un roi de leur choix que du choix de la plèbe, et ils se hâtèrent de rétablir la royauté. Seulement, ils eurent soin de décider qu'elle serait toujours élective. Même, ils entourèrent l'élection de tant de précautions et de formalités qu'ils espérèrent bien que la plèbe n'y pourrait jamais mettre la main. Ils établirent, en effet, que pour créer un roi, il faudrait trois choses, d'abord l'auctoritas des patres, c'est-à-dire leur initiative ou la désignation par eux du candidat; ensuite l'approbation des dieux, c'est-à-dire des augures patriciens ; enfin la nomination définitive par les comices curiates dans lesquels la plèbe n'avait pas accès et où les patriciens dirigeaient les votes de leurs clients. Il est juste de dire que ces règles n'avaient rien que de conforme avec tous les principes politiques et toutes les croyances religieuses de cette époque.
L'avènement des Tarquins parait coïncider avec une révolution dont les annales romaines ne nous ont pas conservé le souvenir ; la constitution fut gravement
modifiée par ces princes. Les changements paraissent avoir été essayés par Tarquin l'Ancien; mais ils ne furent accomplis que par Servius Tullius. II était devenu roi par la force ou par la ruse, en tous cas en violant les règles relatives à l'élection. Les patres devaient lui en garder rancune. Ce qui prouve d'ailleurs qu'il fut l'ennemi de cette classe, c'est que sa mémoire resta toujours chère à la plèbe romaine. Par lui, la constitution sociale et politique de la cité fut transformée, et l'aristocratie des patres fut frappée du plus rude coup qu'elle eût encore reçu. Nous avons montré plus haut quelle était, dans l'ancienne cité, la signification et l'importance de la division en gentes, en curies et en tribus ; à ces cadres étaient attachées toute la religion et toute la constitution politique; c'était l'organisme par lequel la cité patricienne vivait et agissait. Les faire disparaître était donc une des révolutions les plus radicales qu'on pût imaginer. Servius Tullius, à la vérité, n'osa pas les détruire, et apparemment il n'y eût pas réussi. Mais, sans toucher à ces anciens cadres, il établit des cadres nouveaux et une nouvelle classification des hommes, ce qui équivalait à créer un autre organisme et tout un autre système de vie publique. Il partagea la population en sept catégories. En tête était celle des chevaliers ; venaient ensuite ceux qu'on appelait les quinque classes ; la septième catégorie était formée de toute la population inférieure, infra classem. Ce qui distinguait ces sept catégories entre elles et ce qui plaçait l'homme dans l'une ou dans l'autre, ce n'était plus, comme aux âges précédents, la naissance et la religion, c'était la richesse. Quiconque possédait une fortune équivalente à 100 000 as, c'est-à.dire à 100 000 livres de cuivre (la livre romaine pesait 326 grammes), faisait de droit partie de la première classe. La vieille distinction de patriciens, plébéiens, de clients, distinction qui subsistait encore dans les curies et les gentes, disparaissait de la nouvelle classification en classes et en centuries. Il ne faudrait sans doute pas exagérer, comme on l'a fait souvent, l'importance de cette création du roi Servius. A vrai dire, les classes et les centuries ne furent à l'origine que des cadres militaires. Les mots mêmes expriment cette vérité; la première catégorie s'appelait celle des cavaliers ; les cinq suivantes étaient désignées par le mot classes qui, dans l'ancienne langue latine, signifiait corps de troupe. Ces six catégories différaient entre elles par leurs armes et par leur poste de bataille; la septième différait de toutes les autres en ce qu'elle ne faisait pas partie de l'armée régulière. Il est hors de doute que la réforme de Servius fut bien plutôt militaire que politique ou sociale. Mais c'était déjà un changement bien grave que celui qui consistait à soustraire l'armée aux vieilles règles patriciennes. La constitution de la cité proprement dite ne paraissait pas modifiée; mais la société romaine prenait une autre face. En effet, le plébéien dorénavant figura dans l'armée ; riche, il prit son rang dans les premières lignes de la légion ou même dans le corps d'élite de la cavalerie, pendant que le patricien pauvre était relégué au dernier rang. Cela changea peu à peu les habitudes des hommes et leurs idées. Cette admission du plébéien dans l'armée fut le prélude de son admission dans la cité. Lui mettre les armes en mains, c'était le rendre digne
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des droits politiques et lui donner le plus sûr moyen de les conquérir. Peu importe que Servius n'ait pas songé à faire tout de suite de ces plébéiens des citoyens, ni de la réunion de ces centuries une assemblée politique. Nous pouvons croire qu'il ne les fit jamais délibérer, puisque l'assemblée centuriate n'aurait eu, à cette époque, aucun magistrat à élire, et que nous savons d'ailleurs par un texte formel de Cicéron' qu'elle ne vota sa première loi qu'au temps de la République. II n'en est pas moins vrai qu'en créant les cadres d'une armée, Servius se trouvait avoir créé du même coup pour un avenir prochain les cadres d'une assemblée politique dans laquelle patriciens et plébéiens devaient être confondus. Cette organisation militaire fut le moule d'où sortit l'organisation politique des générations suivantes. Il avait introduit aussi dans les habitudes des hommes une grande innovation en donnant à la richesse la place qu'avait eue jusqu'alors la religion. Tite-Live lui attribue l'institution du cens ; mais le cens, cérémonie religieuse en usage dans toutes les cités, était plus ancien que Rome même. Servius le transforma plutôt qu'il ne l'établit, et il le transforma surtout en ce sens que les plébéiens, qui, autrefois, n'avaient pas été compris dans la cérémonie religieuse, y figurèrent dorénavant. Enfin, à côté de la division toute militaire en classes et centuries, il fonda de nouvelles divisions toutes civiles : les tribus. Là, les hommes furent répartis, non pas suivant leur naissance comme dans les trois tribus primitives, non pas même suivant leur fortune, mais suivant leur domicile. L'inscription des plébéiens dans les tribus fut un acheminement vers leur inscription dans les curies et dans la cité, et le temps n'était pas très éloigné où ces tribus elles-mêmes allaient former une assemblée politique. Ainsi la population romaine prenait, si l'on peut s'exprimer ainsi, une nouvelle physionomie; elle n'était plus simplement une confédération de gentes ; la plebs s'y faisait une place régulière ; elle s'infusait insensiblement dans la cité, y apportant de nouvelles idées comme de nouveaux intérêts et sapant peu à peu le régime de la gens. La royauté trouvait son profit dans ces nouveautés ; chaque plébéien était pour elle un sujet; ses forces s'accroissaient, tandis que celles des patres, tenues en échec par cette plèbe et intérieurement menacées par les altérations incessantes du régime de la gens, allaient s'affaiblissant. Les deux derniers rois, le dernier surtout, mirent sous eux l'aristocratie et régnèrent en rois absolus, ne consultant plus les patres, ne réunissant plus les curies, et abusant de la guerre. Cicéron nous donne une idée nette de la transformation qui s'était opérée dans la royauté lorsqu'il dit de Tarquin le Superbe que de roi il était devenu maître, ex rege dominus.
III. Constitution républicaine de Rome. -C'est contre cette royauté amie de la plèbe et trop puissante que fut faite la révolution de 510. Dirigée et accomplie par le patriciat, elle ne profita d'abord qu'à lui. La royauté fut supprimée, et la constitution républicaine qui la remplaça fut toute à l'avantage de l'aristocratie. L'autorité, au lieu d'être la propriété viagère d'un homme, devint, annuelle et fut partagée entre deux hommes qui ne l'eurent qu'en dépôt. Ces chefs de la cité eurent indifféremment les
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titres de praetores, d'imperatores, de consules ; ce dernier prévalut à la longue. Ils devaient être patriciens ; cette règle n'était sans doute pas écrite dans une constitution, mais elle n'avait pas besoin de l'etre ; elle semblait alors si naturelle, si nécessaire, qu'elle s'établit de soimême, sans peut-être qu'on pensât à la formuler ; il ne venait à l'esprit de personne, à cette époque, qu'un plébéien pût être le chef de la cité. Comme les patriciens étaient surtout une caste sacerdotale, leurs consuls durent être élus suivant des rites religieux. Cette règle fondamentale, aussi vieille que le consulat, est encore exprimée par Cicéron : auspicia patrum sunto, ollique ex se produnto qui comitiatu creare consules rite possintt. Il importe de voir quels étaient ces rites de l'élection, afin de nous rendre compte de la nature du consulat dans les premiers temps de la République. On commentait par désigner quelque temps à. l'avance, parmi les jours fastes, celui où l'élection aurait lieu. pendant la nuit qui précédait ce jour, un magistrat, revêtu préalablement d'un caractère sacré, prenait les auspices ; à cet effet, sur un emplacement choisi suivant certaines règles religieuses, tabernaculo rite capto ; il veillait toute la nuit, en plein air. Sa pensée était fixée sur un candidat et ses yeux sur une partie déterminée du ciel. Si les dieux envoyaient dans cet espace un signe favorable, c'est qu'ils agréaient le candidat. Le magistrat pouvait ainsi prendre les auspices sur plusieurs personnages successivement'. Le jour venu, le populus, c'està-dire l'assemblée politique des citoyens, se réunissait. Le magistrat qui avait pris les auspices, présidait l'assemblée et lui disait les noms des candidats que les dieux avaient acceptés. Le peuple ne pouvait voter sur aucun autre nom. Si on lui présentait trois ou quatre candidats, il choisissait librement entre eux ; ne lui en offrait-on que deux, ces deux hommes étaient élus nécessairement, quelle que pût être la haine du peuple contre eux'. Si l'on observe ce mode d'élection, on reconnaît qu'en principe le choix des chefs de la cité, dans cette constitution que la caste sacerdotale avait faite, appartenait aux dieux plutôt qu'aux hommes.
Celui qui nommait réellement les consuls était le magistrat qui avait pris les auspices et qui possédait par conséquent le secret des dieux ; aussi était-ce à lui et non pas au peuple que s'appliquait l'expression officielle creat consules. Par là, les patriciens étaient les maîtres absolus de l'élection ; c'étaient leurs dieux qui la décidaient, c'étaient leurs augures qui la prononçaient. Le rôle du populus était alors réduit presque à rien, puis qu'il n'avait jamais l'initiative et qu'il n'avait même pas toujours le choix. Que ces règles fussent favorables au patricial, on n'en saurait douter ; mais on aurait tort de croire qu'elles aient été imaginées tout exprès et habilement calculées par cette classe en vue de la domination. Elles sortirent en quelque sorte spontanément des croyances et de la manière de penser de ces hommes ; elles étaient si conformes à leurs habitudes d'esprit qu'ils ne songèrent peut-être pas que d'autres règles fussent possibles.
Les consuls ainsi nommés étaient les chefs suprêmes de la cité et avaient un pouvoir presque absolu. La révolution de 510 n'avait pas été faite en vue de conquérir la
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liberté ou d'en élargir les limites, de donner à l'individu des droits mieux garantis ou à l'ensemble du peuple une souveraineté plus étendue. Elle avait seulement déplacé le pouvoir royal, de telle sorte qu'au lieu d'être confié à un seul viagèrement, il dût passer de main en main parmi les élus du patriciat. A cela près, c'était encore le pouvoir royal qui subsistait sous le nom de consulat. Cicéron le dit dans un passage où il reproduit les anciennes lois de Rome : regio imperio duo sunto, iique praeeundo, judicando, consulendo, praelores, Milices, consules appellantur, militiae summum jus habento'. On voit ici que les titres de préteur, de consul, de juge, s'appliquaient au même magistrat, que ces titres désignaient l'ensemble de ses fonctions très diverses, et que l'ensemble de ces fonctions constituaient un véritable pouvoir monarchique, regium imperium. 1° Les consuls avaient des attributions religieuses, comme tous les chefs des cités anciennes ; il est vrai que quelques-unes des fonctions sacerdotales furent confiées au rex sacrorum et au pontifex maximus ; mais les consuls conservèrent encore un caractère sacré et une partie importante du pouvoir religieux ; c'étaient eux qui prenaient les auspices pour la cité; ils accomplissaient les plus grands sacrifices du culte public et la cérémonie sainte des féries latines, qui avait autant d'importance en politique qu'en religion [FERIAS LATINAE]. 2° Les consuls avaient des attributions judiciaires; ils étaient Ies organes du droit, jus dicebant. Sans doute ils pouvaient être assistés d'un judex ou d'un arbiter, mais la sentence venait d'eux seuls. La loi, qui n'était guère écrite ou dont le texte était tenu à peu près caché, ne se manifestait que par la bouche du magistrat. Contre l'arrêt du consul il n'y avait nul recours; il n'existait aucune juridiction d'appel ni rien d'analogue à notre Cour de cassation rappelant le juge au respect de la loi. Les Romains n'imaginèrent qu'une seule limite à cette autorité absolue du consul, et un seul cas ; en matière criminelle, si le consul avait prononcé la peine de mort, l'accusé eut le droit d'en appeler au peuple (provocatio ad populum). 3° Les consuls avaient des attributions administratives ; c'étaient eux qui présidaient àlaperception des impôts aussi bien qu'à l'enrôlement des soldats ; c'étaient eux aussi qui dressaient la liste du Sénat. Ils accomplissaient la cérémonie semi-religieuse et semipolitique du cens, et, par là, ils décidaient si un homme serait sénateur ou chevalier, citoyen des classes ou prolétaire. En tout cela, la volonté des consuls était toute puissante, et l'on ne pouvait en appeler de leurs décisions. 4° Ils avaient enfin l'autorité militaire et le commandement de l'armée. Ici encore, et à plus forte raison, leur pouvoir était sans limites. Ils avaient même le droit de vie et de mort, et la provocatio n'existait pas dans les camps. On sait, par de nombreux exemples, qu'un seul mot du consul pouvait livrer l'homme, à la hache des licteurs. On peut encore remarquer dans la formule du serment militaire qui nous a été conservée, que le soldat romain jurait d'obéir en tout au consul; il en était autrement dans les villes grecques, où le soldat jurait simplement de défendre la cité et, au besoin, de mourir pour elle.
On voit, par cette simple énumération des pouvoirs du consul, que l'un des points caractéristiques de la constitution romaine était la grande puissance qui
était conférée au magistrat. Rome comprenait l'autorité autrement que les cités grecques. Avec son esprit de discipline et ses fortes habitudes de subordination, elle conçut toujours l'autorité publique comme une force à laquelle rien ne devait résister. Elle se préoccupa toujours beaucoup moins de garantir la liberté que de constituer fortement l'autorité. L'idée de limiter celle-ci au profit de celle-là ne vint presque jamais à l'esprit des Romains. Il faut encore remarquer que les Romains, dans ces premiers temps de la République, tenaient fort à l'unité du pouvoir. Il nefaut pas que l'existence simultanée de deux consuls nous fasse illusion ; l'autorité n'était pas partagée; car les deux consuls alternaient entre eux de mois en mois, se transmettant l'imperium et les faisceaux, de telle sorte que chacun à son tour eût la plénitude du pouvoir. On peut presque dire que le consulat était une monarchie. L'institution du Sénat et des comices n'était pas une barrière aussi forte qu'elle le semblait contre cette omnipotence. Car le Sénat, dont la liste était dressée par les consuls, ne se réunissait que sur leur convocation et sous leur présidence, et ne votait d'ailleurs que sur les objets qu'ils mettaient en délibération. De même les comices ne s'assemblaient que le jour où un consul les convoquait ; ils étaient présidés par lui ; nul n'y parlait que lui seul ou ceux à qui il voulait bien donner la parole ; enfin l'assemblée ne pouvait s'occuper de ce qui leur était proposé par le consul et ne pouvait voter que par oui ou par non .C'étaient donc d'assez faibles limites au pouvoir consulaire ; et cependant telles étaient les idées autoritaires de ces auteurs de la constitution républicaine, qu'ils ne tardèrent pas à croire que le pouvoir consulaire n'était pas encore assez fort. 11s établirent donc la dictature. Le dictateur ne différait d'ailleurs du consul qu'en deux points : l'un, qu'il pouvait exercer l'autorité pendant six mois sans interruption et sans partage ; l'autre, que le droit de provocatio était suspendu et qu'il n'y avait aucun appel de ses condamnations à mort. Le vrai nom de ce magistrat était magister populi; et dire maître n'était pas trop dire. Il désignait lui-même le magister equitum qui était à son égard, non un collègue, mais un lieutenant.
Cette première constitution républicaine de Rome, à ne regarder que ses principes et ses règles, penchait tout entière vers l'autorité; il n'en est pas moins vrai que, dans la pratique, la liberté se fit une place de moins en moins restreinte. Les comices par curies se réunissaient plus fréquemment que sous les rois, soit pour traiter les affaires religieuses, soit pour donner l'imperium au magistrat élu, soit enfin pour faire les lois. L'autorité absolue du consul s'effaçait momentanément en présence de cette assemblée; c'est ce que signifiait l'obligation qu'on lui imposa d'abaisser devant elle les faisceaux de ses licteurs. A la même époque, c'est-à-dire au début de la République, une grande innovation fut opérée. L'armée que Servius avait divisée en classes et en centuriae, où il avait fait entrer les plébéiens et où il n'avait admis de distinction que celle de la richesse, fut réunie pour un autre objet que pour la guerre. Le consul la convoqua, non pas dans Rome même (car l'armée ne pouvait jamais se réunir dans Rome), mais sous ses murs, au Champ-de-Mars, rangée comme en guerre,
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avec ses centurions et ses enseignes'; mais au lieu de la mener au combat, il lui parla, la consulta, lui demanda son avis, la fit voter. L'armée devint ainsi une assemblée politique; elle n'eut pas tout de suite l'autorité législative qui resta aux comices curiates ; mais ce fut par elle que les magistrats furent élus, que les lois furent préalablement discutées; ce fut par elle enfin que les volontés communes s'exprimèrent. Les consuls, qui étaient en droit des maîtres absolus, ne purent guère, dans la pratique, se soustraire à l'obligation de consulter cette assemblée et ne purent rien entreprendre sans son assentiment. Or, cette assemblée, plus nombreuse et plus mêlée que les comices par curies, était aussi moins souple et moins maniable. D'autre part, le Sénat, après l'expulsion des rois, prit une plus grande importance dans la cité. Il s'était réservé quelques prérogatives considérables. C'était lui qui, par les voies indirectes que nous avons indiquées plus haut, élisait les consuls; il pouvait aussi, par d'autres moyens que la religion lui fournissait, les obliger à se démettre; il pouvait encore décréter l'établissement d'une dictature. Il avait l'auctoritas, c'est-à-dire l'initiative de toutes les lois à proposer aux comices, initiative qui ne se changea que plus tard en un simple droit de confirmation. Il possédait en outre ce qui fait la force en politique comme à la guerre, c'est-àdire l'administration des finances. Il était défendu aux consuls et même au dictateur de toucher au trésor sans l'assentiment du Sénat. Ce Sénat, qui conservait ainsi une assez grande puissance, était exclusivement patricien. Rien n'autorise à croire, comme ont fait quelques historiens, que les plébéiens y eurent accès dès l'année 510. II serait fort singulier que cette révolution, qui était faite contre la plèbe plus encore que contre la royauté, eût eu pour premier effet de donner à cette plèbe l'admission au Sénat que les rois eux-mêmes n'avaient jamais osé lui donner. Lorsque Tite-Live nous dit qu'au lendemain de cette révolution on créa de nouveaux sénateurs, il ajoute que ces sénateurs furent tirés des premiers rangs de l'ordre équestre; or nous savons d'ailleurs que la première catégorie des chevaliers, c'està-dire les six premières centuries étaient exclusivement composées de patriciens. Le changement qui se produisit dans la composition du Sénat, consista seulement en ce point qu'il ne fut plus formé uniquement des chefs des gentes, des patres proprement dits ; il y eut désormais à côté de ces hommes des sénateurs conscripti ou allecti, c'est-à-dire siégeant en vertu d'un choix et non plus en vertu d'un droit héréditaire 2. Ils étaient patriciens comme les premiers, mais de branches cadettes, ou plus jeunes, et ils avaient apparemment d'autres intérêts et une autre manière de voir les choses que les vieux patriciens; car, à partir de ce moment, l'histoire nous montre que, de même qu'il y avait officiellement deux catégories de sénateurs, ceux qu'on appelait patres et ceux qu'on appelait conscripti, de même il y eut presque toujours et sur presque toute question deux avis fort distincts et deux courants d'opinion dans le Sénat. Telle fut, en résumé, la première constitution républicaine de Rome. OEuvre des patriciens, elle fut toute à l'avantage du patriciat et ne tint, à vrai dire, aucun compte de la plèbe ; elle constitua l'autorité d'une manière aussi forte qu'aurait
pu le faire une constitution monarchique; mais, en même temps, par l'établissement des comices curiates et parla composition nouvelle du Sénat, elle ouvrit la porte à des réformes prochaines.
IV. Premières modifications apportées à la constitution républicaine. Ce que cette première constitution républicaine de Rome avait contre elle, ce qui en était la victime et l'ennemi naturel, c'était la plèbe. Cette classe d'hommes existait dans toutes les cités anciennes; mais à Rome elle était plus nombreuse que nulle part ailleurs. Son premier berceau avait été, suivant toute vraisemblance, l'asyle ouvert par Romulus à tous ceux qui se trouvaient en dehors du régime régulier des cités et des gentes. Elle s'accrut ensuite par des causes diverses. La situation géographique de Rome, sur un fleuve, à portée de la mer, et justement au point de rencontre des trois confédérations latine, sabine, étrusque, en fit nécessairement une ville de commerce et y attira les marchands; il y eut ainsi toute une population de métèques qui, ne figurant pas dans les cadres des gentes, furent forcément dans la plèbe. La guerre aussi fit des plébéiens ; les vaincus enlevés aux cités voisines grossirent un peu le patriciat, bien plus la plèbe. Ajoutez que les cités voisines, latines, étrusques, sabines, avaient alors une existence fort troublée et que les luttes intestines en faisaient sortir beaucoup d'exilés qui trouvaient à Rome refuge et sûreté. Il est hors de doute que la plèbe grandit considérablement sous les rois, favorisée qu'elle était par eux. L'ancien asyle étant devenu beaucoup trop étroit, elle s'étendit tout autour du Palatin dont les portes lui étaient fermées, sur l'Aventin, sur le Coelius, sur l'Esquilin et sur la rive droite du Tibre. Les rois lui donnèrent des champs, non sur l'ager romanus qui avait été partagé exclusivement entre les curies et les gentes, mais sur le territoire enlevé à l'ennemi. Or cette plèbe, population en dehors des gentes et qu'il ne faut même pas confondre avec les clients des patriciens, ne faisait pas partie de la véritable cité romaine. Le plébéien n'avait pas, à cette époque, le culte de la cité ; il ne sacrifiait pas dans les curies, il n'était pas quirite; il n'avait non plus aucun droit politique, n'était ni sénateur ni membre des comices curiates; il n'avait pas même les lois de la cité, ne pouvait pas les invoquer, n'était pas protégé par elles. La constitution que nous venons de décrire, n'existait pas pour lui. Le consul, chef de la cité, commandait au plébéien et se faisait obéir de lui, non en vertu de la loi, mais seulement en vertu de l'imperium, à peu près comme aux époques suivantes le praefectus ou le proconsul a commandé en vertu du même imperium aux peuples déditices. Son pouvoir sur le plébéien était donc absolument arbitraire. Il n'existait de garantie légale ni pour la propriété, ni pour la personne du plébéien. Il arriva donc que la plèbe regretta les rois ; rois et consuls étaient aussi bien des despotes à son égard ; mais il y avait cette différence que les rois étaient des despotes qui avaient intérêt à la favoriser et à l'enrichir, tandis que les consuls étaient des despotes que leurs préjugés de naissance et leurs idées religieuses autant que leurs intérêts poussaient à l'opprimer et à la faire tomber dans une sorte de servage. Cependant, cette plèbe, habituée qu'elle était à vivre sans
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droits politiques, n'aurait peut-être jamais songé à en demander, si elle ne s'était aperçue que cette absence de garanties la plongeait dans la dernière misère. On voit, en effet, que dans les quinze années qui suivirent la révolution de 510 la plèbe perdit les terres que les rois lui avaient données', et qu'en même temps le commerce, qui avait été très actif sous les rois, fut tout à coup anéanti, soit par le calcul des patriciens, soit par le fait seul de l'absence de liberté. La plèbe, qui avait été une classe assez riche sous les rois, puisqu'elle figurait dans les premières classes, en vint, au bout de vingt-cinq années, à n'avoir plus même les moyens de vivre. En conséquence, elle s'efforça de sortir de cette misérable situation, et en 493 elle fit une tentative fort imprévue, mais dont 1 imprévu et l'étrangeté même caractérisent ces vieilles époques. Elle ne, pensa pas à se révolter, à combattre dans les rues de Rome, à forcer l'enceinte sacrée du Palatin ou à pénétrer dans le comitium, à réclamer enfin pour elle les droits civils et politiques. Elle aurait pu faire tout cela, nombreuse et armée comme elle était ; mais l'idée ne lui en vint peut-être pas ; car il était si conforme aux habitudes et aux pensées de tous, en ce temps-là, que le plébéien n'eût rien de commun avec le patricien et restât en dehors de la cité, que le contraire aurait paru une monstruosité et ne se présentait à l'esprit de personne. La plèbe donc, au lieu de chercher à acquérir les droits du patricien et les lois de la cité, ne songea qu'à une chose, quitter Rome et le territoire romain et aller vivre ailleurs; brusquement elle émigra et essaya de fonder, à deux lieues de là, une ville toute plébéienne où il n'y aurait pas de patriciens. Singulière révolution, où l'on ne se combattait pas et où l'on se contentait de se séparer. La séparation dura trois mois, les patriciens restant à Rome avec leurs clients, les plébéiens essayant de s'organiser un corps de peuple sur le mont Sacré. Mais, d'un côté, les patriciens sentirent leur petit nombre et virent l'insuffisance des gentes à former une cité puissante au milieu de tant d'ennemis qui l'entouraient. De l'autre, les plébéiens s'aperçurent de toutes les difficultés que l'on rencontre d'ordinaire quand on veut fonder d'un seul coup une nouvelle organisation sociale. Patriciens et plébéiens reconnurent qu'ils avaient besoin les uns des autres, et se rejoignirent. Mais, auparavant, les plébéiens exigèrent un traité, qui fut conclu, comme entre deux peuples, par le ministère des fériaux. Ce traité, dont on souhaiterait que les historiens nous eussent conservé un souvenir plus précis, ne donna pas aux plébéiens les droits politiques, pas même l'égalité civile, et continua à les tenir en dehors du vrai populus des quirites. Il leur accorda seulement d'avoir certains chefs qui fussent pour eux à la fois des juges et des protecteurs. Ces chefs que l'on appela tribuns de la plèbe et qui ne pouvaient pas être patriciens, furent nommés d'abord par l'assemblée centuriate ; mais comme la majorité dans ces comices appartenait aux clients des patriciens et non pas aux vrais plébéiens il fut décidé en 472 qu'ils seraient élus par l'assemblée plus foncièrement plébéienne des tribus. Leur nombre fut porté de deux à cinq, puis de cinq à dix. Sur le caractère et l'autorité de ces chefs de la plèbe, il y a beaucoup de vague dans les historiens anciens. Ils n'étaient pas
réputés magistrats 3, ils étaient élus sans auspices, n'accomplissaient aucune cérémonie sacrée, n'avaient ni siège curule ni la robe de pourpre, ni les licteurs ; en un mot, ils ne possédaient ni l'imperium proprement dit ni le caractère sacré de la magistrature ; officiellement ils n'étaient que des hommes privés, privati, sine imperio, sine magistratu 4. Mais, en revanche, ils étaient sacrosancti, c'est-à-dire qu'une cérémonie religieuse, que Tite-Live indique sans la décrire leur avait conféré un caractère analogue à celui des objets dévoués aux dieux infernaux ; il résultait de là que quiconque les touchait, et à plus forte raison quiconque leur faisait violence, devenait aussitôt un homme souillé et maudit s. Cette étrange inviolabilité fut ce qui fit la force des tribuns ; nul ne pouvait leur résister sous peine de souillure; les patriciens, liés par leur religion, devaient craindre de se commettre avec eux et devaient trembler à leur aspect. Comme chefs de la plèbe, les tribuns exerçaient sur elle un pouvoir judiciaire. Mais ils ne rendaient pas la justice de la même manière que les consuls, ni en vertu des mêmes lois. La singulière façon dont s'exerçait leur autorité judiciaire est expliquée avec quelque clarté dans ce passage d'Aulu-Gelle 7 : tribuni creati non juri dicundo (c'est-à-dire qu'ils n'étaient nullement les organes du droit et ne pouvaient pas prononcer la loi), nec causis querelisque de absentibus noscendis, sed intercessionibus faciendis quibus praesentes essent, ut injuria quae mirant Teret arceretur. Ils n'avaient donc de pouvoir qu'à l'égard des actes qui se passaient en leur présence, et des personnes qui étaient à portée de leur main ou au moins de leur regard; aussi avaient-ils le jus prehensionis et non pas le jus vocationis. Ce pouvoir se bornait à une simple intercession (intercedere, se placer entre), c'est-à-dire que, en présence d'une querelle entre un patricien et un plébéien, lé tribun mettait sa propre personne entre eux, et cela seul forçait le patricien à lâcher prise. D'ailleurs, cette autorité s'exerçait plutôt sous la forme de protection que sous celle de châtiment, auxilii non paenae jus datura ; entre deux hommes, ils punissaient moins le coupable qu'ils ne protégeaient l'innocent. Ils n'avaient d'ailleurs aucune espèce d'autorité sur les patriciens, non jus esse in quemquam nisi in plebeium. N'ayant pas l'imperium, mais seulement l'auxilium, ils étaient mal armés pour l'action et pour l'initiative, mais ils étaient très forts comme obstacles. lls n'avaient qu'à prononcer le mot veto, et ce seul mot sorti de leur bouche empêchait tout ; il empêchait le créancier de saisir son débiteur, le magistrat de punir un coupable, le consul de lever l'impôt ou de procéder à l'enrôlement. En résumé, ils avaient une autorité fort bizarre par sa nature, fort irrégulière dans l'application, mal définie, et qui, par cela même, devait tendre à s'accroître.
Cette institution du tribunat de la plèbe modifia considérablement l'état politiqueet social de la République. Ce n'est pas qu'elle ait tout de suite changé l'ancienne constitution. Il faut bien remarquer, au contraire, que le tribunat restant en dehors des magistratures et n'étant pas compté officiellement parmi les institutions légales de la cité, la constitution patricienne restait intacte en apparence. Il semble seulement qu'à côté de la cité gon
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vernée par ses consuls, dirigéee par son Sénat, obéissant à ses augures, il y avait un autre peuple qui se trouvait avoir son organisation propre. La dualité de la population romaine se trouvait ainsi plus marquée que jamais. C'étaient deux peuples, qui, à la vérité, ne faisaient qu'un à l'armée et qui avaient vis-à-vis de l'étranger les mêmes intérêts et les mêmes passions, mais qui, dans la vie civile, n'avaient rien de commun. L'un obéissait à ses consuls et l'autre à ses tribuns.
Il semble qu'entre ces deux peuples diversement organisés, la lutte aurait pu s'engager d'une façon violente et se manifester par des combats et des massacres, comme cela se vit dans beaucoup de cités grecques. Il n'en fut rien. Quand on regarde de près l'histoire romaine en tenant compte de cette situation singulière et des immenses dangers qu'elle présentait, on est étonné, non pas qu'il y ait eu ces conflits que l'on voit, mais que ces conflits n'aient pas été plus nombreux et plus violents. C'est que la plèbe romaine, en ce tempslà, n'était pas la foule grossière et misérable que nous trouvons aux époques postérieures. Elle était composée, pour une bonne partie, de marchands et de spéculateurs. Elle avait plus d'intérêt à faire la guerre aux étrangers, pour conquérir des terres ou pour assurer ses relations commerciales, qu'à faire la guerre au patriciat. Autant elle désirait obtenir les droits et les garanties qui étaient nécessaires à son commerce et à ses spéculations, autant elle sentait les profits de la paix intérieure et redoutait les troubles civils. Cette classe d'hommes qui tenait la tète de l'ordre plébéien et qui lui fournissait les tribuns, le dirigeait et le contenait plus souvent qu'elle ne l'excitait. Elle parait, du reste, s'être alliée de bonne heure à une portion de l'ordre patricien, et cette combinaison d'intérêts détermina la ligne dans laquelle Rome marcha pendant deux siècles. D'une part, en effet, la plèbe ne songea plus à se séparer et à faire peuple à part, mais elle mit plutôt son ambition à se rapprocher de la cité et à s'y introduire. D'autre part, le patriciat, ou du moins une forte partie de cette caste, se résigna à accueillir la plèbe, à faire tomber les barrières que les vieilles idées religieuses et politiques avaient élevées entre la cité et elle, à lui faire une place dans la société civile, à lui communiquer enfin les lois, les droits et les institutions, qui avaient été jusqu'alors la possession exclusive des gentes. Il est à noter que cette admission de la plèbe dans la cité s'opéra graduellement, de manière à ne pas briser l'ancien organisme social. La plèbe t e détruisit aucun des rouages de la vieille constitution. Au lieu d'abolir les institutions patriciennes, elle les adopta, elle les fit plébéiennes. Elle obtint d'abord d'avoir les lois de la cité, et il fallut pour cela que les Décemvirs écrivissent un code qui fût aussi bien plébéien que patricien. Ce fut un grave changement : la dualité cessa dans la vie civile. En vain, ces législateurs avaient-ils décidé, par une singulière contradiction, que les mariages seraient interdits entre les deux ordres; il fallut bientôt lever cette interdiction et l'on vit bientôt le sang patricien et le sang plébéien se mêler. Peu à peu les familles riches de la plèbe imitèrent le plus qu'elles purent les moeurs et les habitudes privées du patriciat ; loin de détruire le régime de la gens qui leur avait été si longtemps contraire, elles formèrent des gentes à leur tour ; loin de combattre cette religion patricienne qui les avait si longtemps honnies
et repoussées, elles l'adoptèrent et la copièrent de leur mieux. Quand tout cela fut fait, il ne fut pas difficile aux plébéiens d'acquérir l'égalité politique. Ici encore, leur procédé fut le mème. Ils ne mirent pas leurs efforts à faire disparaître le Sénat, mais à s'y introduire. Ils ne tentèrent pas de détruire la magistrature hostile du consulat, mais à la prendre pour eux, au moins pour une moitié. Ils ne supprimèrent pas les charges de censeur, de préteur, d'édile curule ; mais, à leur tour, ils furent censeurs et accomplirent avec la même solennité que les vieux patriciens la cérémonie sainte du cens, ils furent préteurs et comme tels ils prononcèrent le droit, ils furent édiles curules et donnèrent des jeux sacrés. Quand tout cela fut acquis, ils demandèrent le partage des sacerdoces, au moins de ceux qui touchaient autant aux intérêts politiques qu'à la religion, c'est-à-dire l'augurat et le pontificat. Il fut décidé, l'an 300 av. J.-C., que la moitié des pontifes et des augures seraient choisis nécessairement parmi la plèbe. Dès lors cette classe n'eut plus rien à conquérir. Le plébéien fut réellement un membre de la cité ; en droit, en politique, en religion, il fut un citoyen complet. C'est sans doute à cette époque que se fit un changement dont les historiens ne parlent pas ; les plébéiens qui, dans les premiers siècles, n'avaient certainement pas pu être comptés parmi les quirites, c'est-à-dire parmi les membres des curies, y figurèrent désormais, et nous voyons dorénavant le terme officiel de quirite désigner également le patricien et le plébéien ; preuve certaine qu'il n'y avait plus dans Rome qu'un seul peuple.
V. Deuxième constitution républicaine. L'introduction définitive des plébéiens dans la cité avait transformé l'état social de la population romaine. Les vieilles formes avaient seules subsisté ; du vieux régime de la gens, il ne restait plus que des mots, des rites, et quelques prescriptions dans le droit. Le patriciat n'était plus qu'un titre, quelquefois plus nuisible qu'utile. La clientèle avait changé de sens. A ce nouvel état social de la population romaine, correspondit naturellement une nouvelle constitution politique.
La forme républicaine subsista dans cette seconde époque, et le gouvernement se composa, comme par le passé, de trois éléments : 1° des magistrats ; des assemblées populaires; 3° d'un Sénat. Seulement, ces trois éléments n'étaient plus de même nature ni de même composition qu'auparavant. Les magistratures étaient beaucoup plus nombreuses, soit que le gouvernement, devenu plus difficile et plus compliqué, exigeât qu'un plus grand nombre d'hommes y mit la main, soit qu'on eût voulu diminuer l'autorité trop forte des magistratures en les multipliant. Le consulat restait constitué en apparence comme dans l'époque précédente. Il est vrai qu'on en avait détaché la censure, la préture et l'édilité curule ; mais on lui avait laissé de grandes attributions administratives, judiciaires et militaires. Il passait encore pour la magistrature suprême, et Cicéron pouvait dire encore qu'il était l'âme de la République'. Il est certain qu'aucune règle précise ne gênait les consuls, qu'aucune loi formelle ne les liait, que leurs décisions étaient sans appel, et qu'ils avaient tous les dehors de l'omnipotence. On reconnaît cependant à certains
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détails de l'histoire de cette époque qu'ils n exerçaient plus un pouvoir aussi absolu qu'auparavant. La notion de l'autorité s'était affaiblie dans les esprits. La faiblesse des consuls ressort surtout de ce fait qu'ils n'alternaient plus entre eux aussi réellement que par le passé ; ils se passaient bien encore les faisceaux et les insignes de mois en mois ; mais ils gardaient l'autorité tous les deux à la fois, et, soit par l'appellatio, soit par l'obnuntiatio, ils se faisaient échec l'un à l'autre. La fonction principale des censeurs était d'accomplir la cérémonie du cens ou lustratio, cérémonie fort importante en religion, parce qu'elle mettait la cité en règle avec les dieux, et fort importante aussi en politique, parce qu'elle fixait les rangs dans la population. Les censeurs déterminaient qui serait sénateur ou chevalier, qui serait dans les classes ou au-dessous des classes ; ils donnaient à chacun sa valeur et sa place dans l'État. En les créant, on n'avait peut-être pas songé à leur donner la surveillance des moeurs et de la vie privée ; mais cette surveillance leur échut naturellement, et leur autorité morale trouva sa sanction dans le rang qu'ils assignèrent à chacun. Les préteurs avaient la puissance judiciaire concurremment avec les consuls ou à leur place. Ils prononcèrent le droit (jus dicere), tandis que des judices ou des arbitri, désignés la plupart du temps par eux, étaient les juges du fait. Il n'y eut d'abord qu'un préteur ; on en créa plus tard un second pour juger les procès où un étranger se trouvait engagé. Le nombre des préteurs fut augmenté ensuite, mais plus encore pour le besoin de l'administration des provinces que pour ceux de la justice dans la cité. Après ces magistrats venaient les questeurs chargés de l'administration financière, et les édiles curules chargés surtout d'accomplir à leurs frais les jeux sacrés. On voit que dans cette nouvelle constitution le nombre des magistrats, sans être aussi grand que dans quelques cités grecques, était assez considérable pour que l'autorité de chacun d'eux fût nécessairement restreinte. Car il n'y avait entre eux qu'une hiérarchie purement fictive, et ils étaient absolument indépendants les uns des autres. Les lois ne fixaient même pas avec netteté les pouvoirs de chacun d'eux ; elles laissaient planer sur tous une sorte d'incertitude et de vague qui était souvent une cause de conflits et toujours une cause de faiblesse.
A Rome, comme dans toutes les villes grecques el italiennes, le principe de la souveraineté du peuple était universellement admis ; la cité n'était pas réputée une agglomération sujette, mais une individualité maîtresse. La cité se réunissait donc en assemblées publiques, et c'étaient ces assemblées qui, du moins en théorie, décidaient souverainement de tout ce qui intéressait la communauté. Mais de même que nous avons vu la cité changer de nature, de même les comices s'étaient transformés. Au me siècle avant notre ère, il y avait à Rome simultanément trois sortes d'assemblées du peuple : singularité bizarre et qui semblerait un vice de constitution ; il est bien certain que ce n'était pas l'effet d'un habile calcul que ces trois assemblées fonctionnant à la fois; mais elles avaient été établies successivement, et l'on peut dire qu'elles représentaient les trois âges par lesquels la cité avait déjà passé. Les comicescuriates étaient l'image d'un temps où la cité n'avait été que la confédération des gentes ; les comices centuriates figuraient l'époque où les plébéiens n'étant encore admis que dans
l'armée, les plus riches d'entre eux étaient du moins consultés sur une partie des affaires communes ; les assemblées dataient du jour où la plèbe entière avait commencé à former un corps politique. Les Romains qui avaient un grand respect pour le passé, et qui, même en fondant du nouveau, avaient du scrupule à détruire ce qui était ancien, laissaient subsister concurremment ces trois sortes d'assemblées fort différentes par leur composition et par leur esprit. Si elles ne se nuisaient pas l'une à l'autre, c'est que dans la pratique elles n'avaient pas toutes les trois une égale valeur. Les comices curiates n'avaient plus d'autres attributions que de nommer certains prêtres, d'autoriser les testaments ou les adoptions, de confirmer l'élection des magistrats, et enfin de revêtir les décisions publiques de cette sorte de caractère sacré qui en faisait des lois. En réalité, ils n'avaient ni l'examen des questions ni le droit de les discuter, ni l'initiative ni le rejet. Leur réunion était si bien devenue une pure formalité qu'on en vint à ce que les trente curies ne fussent plus représentées que par leurs trente appariteurs. L'assemblée centuriate élisait les magistrats. Du reste, le système d'élection n'était plus le même que dans l'époque précédente. Il est bien vrai que l'on continuait à observer les anciennes formes, qu'un consul ou un interroi prenait encore les auspices, qu'il présidait l'assemblée et qu'il lui désignait les candidats agréés des dieux, comme dans l'âge où dominait le patriciat. Mais ces vieux rites cachaient une nouvelle manière de procéder; en effet, toute l'histoire de ce temps-là montre clairement que le président était tenu de faire voter sur tous les candidats qui se présentaient ; il n'exerçait plus son ancien droit d'élimination, ou ne l'exerçait que dans des cas fort rares et avec de très grandes précautions. De fait, on continuait à prendre les auspices sur les candidats, mais à la condition que les auspices seraient également favorables à tous, et qu'ils laisseraient le peuple maître absolu de choisir ses candidats préférés. Les assemblées par tribus, établies turnultuairement au Ne siècle, n'avaient eu d'abord aucune autorité légale et n'avaient pas été considérées comme de vrais comices. Elles devinrent pourtant peu à peu des assemblées régulières et le nom même de comices leur fut quelquefois donné. Elles élisaient les tribuns et quelques fonctionnaires d'ordre inférieur. Elles prononçaient des arrêts, et condamnaient même à l'exil ou à la mort. Leurs sentences n'avaient peut-être aucune valeur légale, mais comme expression de la volonté du plus grand nombre, il fallait en faire cas et s'y soumettre. Les plébiscites étaient les décisions prises par la plèbe dans ces assemblées ; dans les âges précédents, il n'était certes venu à l'esprit de personne que ces décisions de la plèbe pussent être des lois de la cité, et l'on ne songea pas à leur attribuer un caractère obligatoire. lin temps vint où ces assemblées prirent tant d'empire que leurs arrêts s'imposèrent avec plus de force que celles des comices curiates eux-mêmes ; il fallut alors leur accorder force de lois. La loi Valeria-Horatia, au ive siècle, établit que les plébiscites devraient être respectés par le patricien aussi bien que par le plébéien; puis la loi Hortensia ajouta qu'ils vaudraient autant que des lois. Par là, la puissance législative qui avait appartenu d'abord aux seuls comices par curies, passa à l'assemblée par tribus qui devint ainsi l'assemblée véritablement souveraine et maîtresse.
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Aucune des révolutions de la société romaine ne supprima le Sénat; mais chacune d'elles donna à ce corps une face nouvelle. Le Sénat du me siècle ne ressemblait plus que par le nom et les dehors au Sénat du ve. Sa composition n'était plus la même. On ne saurait dire au juste si les chefs des anciennes gentes, les vrais patres des vieux temps, continuaient à y siéger par droit héréditaire; cela est possible et même assez probable; mais le nombre des gentes ayant été réduit par des extinctions, et le nombre des sénateurs ayant été, au contraire, augmenté, nous devons croire que cette catégorie des patres de vieille roche ne formait plus qu'une faible minorité; les conscripti étaient assurément plus nombreux de beaucoup. D'ailleurs, le changement le plus grave consistait en ce que les sénateurs conscripti n'étaient plus choisis exclusivement parmi les patriciens; les plébéiens étaient nombreux sur les sièges du Sénat. Il y a même une remarque à faire, c'est que, dans les récits que les historiens nous ont laissés des délibérations de ce corps au ive et au nie siècle, nous ne voyons jamais apparaître le vieil antagonisme entre patriciens et plébéiens ; les deux ordres semblent s'être parfaitement fondus dans le Sénat; la diversité des opinions qui s'y produisent ne tient plus à la distinction native des deux castes. Aucune loi formelle à cette époque n'impose de conditions de naissance pour entrer au Sénat; est sénateur quiconque a obtenu du peuple l'élection à une magistrature curule ou quiconque a paru au censeur digne d'être inscrit sur la liste.
Telle fut la seconde constitution républicaine de Rorne. A n'en regarder que la lettre, à ne songer qu'aux lois qui la composent, elle paraît tout à fait démocratique. C'est le peuple qui est souverain ; et ce peuple n'est plus, comme autrefois, une réunion de citoyens privilégiés, il est la foule elle-même. C'est le nombre qui décide de toutes choses; c'est le nombre qui fait la loi. Tous les magistrats sont électifs, et tous sont responsables. Le Sénat même, à ne regarder que les apparences, n'est qu'une émanation du peuple qui paraît en nommer luimême les membres, puisque le Sénat se compose de tous ceux que le peuple a élus aux magistratures curules. Cependant, si l'on regarde les faits de l'histoire et les mœurs, on s'aperçoit bientôt que Rome, avec des lois très démocratiques, avait alors un gouvernement tout à fait aristocratique. D'abord les assemblées populaires par tribus avaient à côté d'elles, comme obstacle ou comme contrepoids, les comices centuriates qui avaient encore des attributions régulières, et dans lesquels les classes riches ou aisées avaient la prépondérance. Puis l'assemblée par tribus elle-même n'était pas aussi démocratique qu'elle le paraissait, car les voix s'y comptaient, non par hommes, mais par tribus; or, sur trente-cinq tribus, il n'y en avait que quatre où fussent compris les prolétaires; toutes les autres se composaient des hommes de la campagne, de telle sorte que la classe des possesseurs fonciers ayant trente et une voix sur trente-cinq était absolument maîtresse dans ces assemblées. Les magistrats, d'après la lettre de la constitution, devaient être choisis de la manière la plus démocratique; ni la plus basse naissance, ni la dernière misère n'était, aux yeux de la loi, un motif d'exclusion. Mais le suffrage universel coûtait fort cher à mettre en branle, et il fallait avoir une fortune entière à sacrifier pour faire les frais d'une can
dictature. Ajoutez à cela qu'on commençait ordinairement la série des magistratures par l'édilité curule et que les fêtes à donner au peuple devaient être fort coûteuses. Tous les magistrats sortaient donc nécessairement de la classe la plus riche. Mème les tribuns de la plèbe, à cette époque, n'étaient plus les chefs d'une démocratie. Ils appartenaient presque tous à de grandes et riches familles. Le tribunat, loin d'être comme autrefois une magistrature rivale et ennemie du consulat, était le marchepied par lequel on y arrivait. Les tribuns siégeaient au Sénat ; beaucoup étaient fils de sénateurs : ils avaient les intérêts et l'esprit de ce corps. Il faut se représenter les tribuns de cette époque bien moins comme des chefs d'opposition que comme des membres du gouvernement. Aussi voit-on rarement, pendant cette époque, les tribuns faire acte de démocrates, ou, s'il arrive qu'un tribun engage quelque lutte avec le Sénat, il est bien vite arrêté par le veto de ses propres collègues. Le tribunat est une magistrature qui conserve un nom et des apparences révolutionnaires, mais qui n'en est pas moins un des rouages du gouvernement aristocratique.
Quant au Sénat de cette époque, il est composé de personnages qui ont été assez riches pour se faire élire préteurs ou consuls; la pauvreté n'y peut pas pénétrer. Le Sénat romain est donc l'assemblée des plus riches. Il est vrai que la lettre de la constitution interdit au Sénat d'être un obstacle aux désirs de la démocratie ; car non seulement il n'a plus seul l'initiative des lois, non seulement l'ancien droit d'auctoritas s'est transformé de telle sorte que le mot lui-même ait changé de sens et qu'au lieu d'initiative, il signifie désormais la simple confirmation, mais encore une loi du rue siècle oblige le Sénat à donner cette confirmation à l'avance à toutes les lois qui seront votées par les tribus. Ainsi le Sénat n'a plus aucune arme contre la démocratie, si la démocratie veut faire des lois. Peut-il du moins, lui aussi, légiférer'? Nullement, car la constitution dit qu'un sénatus-consulte n'a pas force de loi et n'a rien d'obligatoire. Et cependant si l'on regarde l'histoire, on voit que les lois qui ont été faites depuis la première guerre punique jusqu'au temps des Gracques présentent un caractère aristocratique et sont favorables à la classe riche et au Sénat lui-même ainsi qu'aux chevaliers. Il y a donc un désaccord complet entre la lettre de la constitution et la manière dont cette constitution est mise en pratique. D'après les lois, le Sénat n'est rien qu'une sorte de conseil d'ltat chargé d'examiner les questions que le vrai souverain, c'est-à-dire le peuple, résoudra. Dans la réalité, le Sénat fait tout et peut tout. Il tient les magistrats dans sa main. Il a sur les consuls et les dictateurs l'énorme avantage d'être un corps permanent et pour ainsi dire immortel, tandis que le consul et le dictateur n'ont le pouvoir que pour quelques mois. Le magistrat qui sort du Sénat et qui doit bientôt y rentrer comme simple membre, ne peut guère avoir d'autres intérêts que ce corps, et il ne lui vient guère à l'esprit d'entrer en lutte avec lui. Cette constitution si compliquée, ces magistratures si nombreuses et si indépendantes les unes des autres, ces pouvoirs si mal délimités, tout autorise le Sénat à intervenir presque quotidiennement. Le Sénat a d'ailleurs quelque chose qui donne toujours une grande autorité morale ; c'est lui qui examine toutes les questions; les assemblées du peuple votent sans débat, décident sans discussion ; c'est le Sénat
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seul qui délibère. Les comices sont la volonté ; le Sénat est la réflexion. De là son influence incontestée : on sait qu'il a la sagesse, la tradition, l'expérience politique, les secrets de l'administration et ceux de la diplomatie. La foule est pour lui pleine de respect et de soumission. Il est le pouvoir dirigeant, et plus la marche du gouvernement devient difficile et compliquée, plus grandit l'importance du Sénat. Subordonné légalement aux comices et même aux magistrats, il domine, en réalité, les uns et les autres. II s'est réservé, d'ailleurs, l'administration financière sans laquelle les magistrats ne peuvent rien et qui les fait tous dépendre de lui. Il se charge aussi de la politique extérieure, et il s'identifie ainsi avec les intérêts et la gloire de l'État. C'est lui qui reçoit les ambassadeurs étrangers et qui envoie les légations au dehors ; c'est lui qu'implorent les rois et les peuples. Il règle le gouvernement des provinces, distribue les légions,donne les commandements et en prolonge ou en restreint la durée. Il décide mème presque toujours de la paix et de la guerre, les comices n'ayant ensuite àvoter que sur les faits accomplis. En un mot, c'est le peuple qui est souverain en droit et en théorie, mais c'est le Sénat qui dirige ; le peuple règne et le Sénat gouverne.
Ce Sénat n'est pas seulement un corps, il est une noblesse ; il est composé de familles qui ont exercé les charges curules et qui restent en possession de les exercer à tour de rôle. La corporation est parfaitement unie en ce qui touche les intérêts de ses membres; le Sénat, qui dirige les élections, pousse aux magistratures les fils de sénateurs, qui deviennent ainsi sénateurs à leur tour. C'est une sorte de roulement. Ainsi le Sénat, électif en apparence, est réellement héréditaire ; il admet pourtant de temps à autre des hommes nouveaux, mais à condition qu'ils soient riches, et que leur entrée dans la corporation lui apporte une force de plus. Au-dessous du Sénat est une autre classe, celles des chevaliers. C'est encore une aristocratie. Les chevaliers, comme les sénateurs, sont des hommes riches ; ils forment corps entre eux et sont comme une grande compagnie qui prend à ferme la perception des impôts, l'exécution des travaux publics, et l'exploitation des terres de l'État, alter publieus, vaste domaine qui comprend un tiers du monde conquis. Cette classe a une influence indirecte sur le gouvernement de Rome, car l'État ne peut pas se passer des capitaux dont elle dispose, et la marche du gouvernement s'arrêterait si l'argent de l'ordre équestre cessait de circuler. Ce sont donc ces deux classes seules qui dirigent les destinées de la cité romaine. La foule, la plèbe, est trop pauvre et trop corrompue pour avoir quelque influence. Il est vrai qu'elle a son droit de suffrage, mais elle ne s'en sert guère que pour le vendre; elle vit de ses votes et de la sportule des riches [SPORULA].
Ce fut sous l'empire de cette constitution que Rome vécut depuis le ive siècle jusqu'au temps de César. Il n'est pas hors de propos de remarquer quel lien étroit il y eut entre cette constitution politique et l'histoire de la grandeur romaine. Cette double aristocratie, celle des sénateurs et celle des chevaliers, avait le même intérêt à faire des conquêtes; car les conquêtes étaient une source de richesse. Ce fut donc sous la direction de cette aristocratie que Rome conquit le monde. Età mesure qu'elle le conquérait, cette même aristocratie l'exploita avec une entente et une habileté qui égalaient son avi
dité. Les sénateurs l'exploitèrent par le gouvernement lucratif des provinces; les chevaliers l'exploitèrent par la mise en ferme des terres publiques et des impôts ; les uns et les autres firent couler jusqu'au peuple quelque chose de leur richesse par la sportule et par l'achat des magistratures.
VI. Constitution impériale. Les abus du gouvernement républicain étaient visibles. Reposant uniquement sur la richesse et donnant tout à la classe riche, il créait une inégalité toujours grandissante, avec peu de profit d'ailleurs pour la liberté. Aussi ne manqua-t-il pas d'être attaqué. On se tromperait pourtant si l'on croyait que ce fut la plèbe qui s'insurgea contre lui. En effet, l'expérience tentée par les Gracques montra clairement que, si quelques hommes honnêtes s'élevaient contre l'esprit de cette constitution et voulaient relever la démocratie par le travail et la propriété, la plèbe refusait de suivre ceux qui se disaient ses chefs. Elle ne fit rien pour sortir de cette sorte de servage dont sa paresse et ses vices s'accommodaient bien, et ce ne fut pas elle qui renversa la domination de l'aristocratie. Mais cette aristocratie fut frappée et combattue de deux manières. D'une part, étant composée de deux classes, elle s'affaiblit par des luttes intestines ; les sénateurs et les chevaliers, après avoir été étroitement unis jusque vers le temps des Gracques, n'eurent plus entre eux autant d'accord qu'il leur en aurait fallu ; ils se disputèrent sur le partage des jouissances de la domination. D'autre part, les peuples conquis ne se résignèrent pas à être exploités et pressurés par le gouvernement de Rome. Nous ne savons pas par des documents assez précis sous quelle forme les attaques des provinciaux se firent jour ; du moins, des témoignages nombreux montrent que le mécontentement était universel; or, ce mécontentement usa bien vite le prestige et la force du Sénat. On ne peut d'ailleurs s'empêcher de remarquer combien cette constitution républicaine et aristocratique était fragile. Elle ne reposait ni sur la force du nombre, puisqu'elle était aristocratique, ni sur des textes formels de lois, puisque les lois étaient absolument égalitaires. Elle ne s'appuyait sur aucune base solide. Elle avait contre elle ses propres lois. Démocratique en théorie, aristocratique dans l'application, elle était un perpétuel mensonge. Elle ne se soutenait que par des prodiges d'habileté des hautes classes. Le premier ambitieux venu qui pouvait avoir un intérêt personnel à renverser ce régime, avait beau jeu. Il ne lui était pas difficile d'en montrer les vices et la faiblesse, de prouver que le Sénat n'avait aucun droit à gouverner, et qu'il gouvernait mal. Quant à réclamer le renversement des lois, cela ne devait pas choquer beaucoup au milieu d'un régime qui était lui-même une violation permanente des lois. Quiconque eut la force militaire dans les mains, essaya de détruire cette constitution, Marius d'abord, puis Sylla, puis Catilina avec les anciens soldats de Sylla, ensuite Pompée, César, Antoine, Octave. Des circonstances fortuites firent vivre la République soixante ans de plus qu'elle ne semblait avoir à vivre, et il faut s'étonner, non pas qu'elle ait été renversée par César et Octave, mais qu'elle ait pu vivre jusqu'à eux. La constitution nouvelle qui remplaça le régime républicain ne fut d'ailleurs établie que sous Auguste.
La constitution impériale fut comme une suite natu
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relie de la constitution républicaine ; elle n'eut pas besoin de la détruire et ne parut d'abord rien changer. On peut, d'ailleurs, remarquer dans l'histoire du peuple romain que ses différentes constitutions naquirent toujours les unes des autres et qu'aucune d'elles ne s'annonça comme rompant brusquement avec le passé. La République avait conservé, autant qu'elle avait pu, les dehors de l'ancienne royauté ; l'Empire garda longtemps tous les dehors de la République. On a supposé que c'était là l'effet d'un calcul habile ou d'un véritable mensonge de la part des premiers empereurs. C'était plutôt l'effet naturel de cette loi qui s'impose d'ordinaire aux esprits et aux sociétés et qui leur défend de procéder par bonds et par soubresauts. Les idées, même chez les empereurs, ne se transformèrent pas instantanément, et les habitudes du régime républicain s'imposèrent à eux. Aussi voit-on qu'en exerçant la puissance absolue, ils ne conçurent cependant pas tout de suite les principes de l'absolutisme et ne songèrent pas à l'ériger en institution. Les fondateurs de l'Empire ne formulèrent aucun principe nouveau de gouvernement et n'imaginèrent presque aucune forme nouvelle. Mais, de même que, dans l'époque précédente, l'aristocratie avait pu dominer avec tous les rouages de la démocratie, ils purent gouverner avec les rouages d'un régime de liberté. C'est avec les idées et les institutions de Rome républicaine qu'ils furent les maîtres. En effet, si l'on cherche quel fut le principe et pour ainsi dire la base théorique du gouvernement, on trouve que ce fut uniquement l'idée de la souveraineté du peuple. Ce principe était admis et proclamé parles jurisconsultes eux-mêmes, c'est-à dire par ce qu'il y avait de plus dévoué au pouvoir impérial. Si l'Empereur pouvait tout, c'était, disaient encore Gaius et Ulpien, parce que le peuple lui conférait et mettait en lui toute sa propre puissance. La cité ou la république que la langue officielle appelait encore respublica ou populus, continuait donc à posséder seule la souveraineté; seulement il la déléguait au prince. Il y avait cette unique différence entre Rome impériale et Rome républicaine qu'au lieu de déléguer cette souveraineté à plusieurs magistrats à la fois, le peuple la déléguait au prince seul. Les consuls et les préteurs ne cessèrent pas d'exister ; mais ils cessèrent d'avoir l'imperium ; et le prince seul, revêtu de cette puissance, porta seul aussi dorénavant le titre d'imperator.
Cette délégation de l'autorité n'était pas, comme on pourrait le croire, une simple fiction. Elle s'opérait réellement et formellement par la lex regia ou lex imperii. Il ne faudrait même pas supposer que cette délégation de la souveraineté populaire ait été faite une fois pour toutes, au début de l'ère impériale, pour tout l'avenir et au profit de toutes les générations successives d'une famille. Elle ne fut faite que pour dix ans ; Auguste dut la faire renouveler trois fois ; les princes qui lui succédèrent durent obtenir cette délégation au premier jour de leur règne et la faire renouveler à l'expiration de chaque période décennale dans une cérémonie que l'on appelait sacra decennalia. La lex imperii n'était donc pas une constitution permanente. Elle était une sorte de contrat essentiellement temporaire, qui était conclu non pas entre un peuple et une famille, mais entre un peuple et un homme seulement. C'estce qui explique que la puissance impériale pendant les trois premiers siècles ne
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fut pas réputée héréditaire en droit. Aucune loi de succession ne put être établie par cette simple raison que, dans les idées des hommes, l'autorité restait toujours élective et toujours au choix du peuple. S'il y avait adoption, c'est-à-dire si un empereur présentait son successeur, encore fallait-il que ce successeur fût agréé et que la lex regia fût faite en sa faveur par qui de droit. Il est bien vrai que le peuple ou la république n'était plus représentée que par le Sénat, corps impuissant dont les empereurs étaient absolument les maitres. C'était ce Sénat qui chaque, fois, rédigeait la lex, c'est-àdire dressait le contrat entre les gouvernés et les gouvernants. Ce contrat était nécessairement à l'avantage des derniers ; si quelque réserve avait été faite pour la liberté, cette réserve eût été tout à fait sans garantie. On conçoit donc que ce contrat ne fut bientôt qu'une pure formalité, une sorte de fiction ou de mensonge comme ceux que nous avons déjà vus dans les constitutions des âges antérieurs. Il n'en est pas moins vrai qu'il était la seule ressource reconnue de l'autorité et le seul principe qui la rendît légitime aux yeux de cette partie des sujets qui raisonnait. Il est assez singulier que le pouvoir le plus absolu qui fut jamais se soit ainsi appuyé sur un principe tout républicain. II est curieux aussi que cette manière de concevoir le pouvoir impérial ait pu subsister dans les esprits en dépit des guerres civiles, des abus de la force et des fréquentes usurpations. On voit encore un contemporain de Justinien définir ainsi l'empereur : Princeps est qui civium suorum suffragio electus eminentem super alios fortunam sortitus est r. Ces idées n'affaiblissaient, d'ailleurs, en rien l'autorité impériale ; la théorie de la souveraineté primordiale de la nation n'était nullement un obstacle au développement de la puissance monarchique, et ne garantissait en aucune façon la liberté.
Telle était l'essence et pour ainsi dire la théorie de la constitution impériale; voici maintenant comment elle était appliquée. Dans la pratique, l'empereur était l'héritier de toutes les anciennes magistratures républicaines, de toutes celles du moins qui donnaient une puissance réelle. Comme censeur ou maître des moeurs (magister ou praef ectus morum), il nommait à son gré les sénateurs et pouvait expulser du Sénat; il nommait les chevaliers et pouvait chasser de l'ordre équestre ; il donnait ou ôtait le droit de cité ; il assignait enfin à chacun son rang, sa considération, ses droits politiques et même ses droits civils. Comme tribun du peuple, il avait deux prérogatives inappréciables : d'abord, il était absolument inviolable et pouvait frapper de mort comme sacrilège quiconque portait atteinte à sa personne ; ensuite, il pouvait par son veto annuler les actes ou arrêter les projets du Sénat, du peuple, ou des magistrats, s'il se trouvait que ces actes ou ces projets fussent contraires à son intérêt. Comme souverain pontife, il avait dans ses mains la religion et toute l'influence que la religion et les auspices exerçaient encore sur la grande majorité des hommes, dans la vie privée et dans la vie publique ; il nommait les prêtres et les surveillait ; il fixait les croyances officielles, les cérémonies et les fêtes, toutes choses qui tenaient une grande place dans l'existence un peu vide des hommes de ce temps-là. Étant revêtu de la
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puissance consulaire (potestas consolaris), il pouvait juger sans appel, convoquer le Sénat, édicter des arrêts, recevoir les ambassadeurs étrangers. Il n'avait pas besoin d'être consul; le consulat, duquel la puissance consulaire avait été détachée comme nous venons de le dire, n'était plus qu'un titre, et le prince le rehaussait en consentant à s'en revêtir quelquefois. Les consuls avaient, du reste, le premier rang dans les cérémonies où le prince ne figurait pas ; ils portaient, comme autrefois, la trabée et s'asseyaient sur la chaise curule; ils continuaient à donner leur nom à l'année. Ces prérogatives purement honorifiques semblaient encore assez considérables pour que l'empereur tînt à nommer lui-même les consuls. Quant aux préteurs, ils ne jugeaient plus qu'en première instance; même il arriva peu à peu que leur pouvoir judiciaire disparut et qu'ils n'eurent plus d'autre fonction que celle de donner des fêtes et des jeux au peuple à leurs frais; leur nomination était laissée au Sénat, l'empereur ayant d'ailleurs le droit de recommander ses candidats préférés. Ainsi toutes les magistratures importantes de l'ancienne République étaient entre les mains du prince, en sorte que la souveraineté populaire ne pût s'exercer que par lui. La République subsistait encore de nom, et le populus ou corps politique restait encore la puissance suprême, planant théoriquement au-dessus de l'empereur. Mais ce populus ne se réunissait plus dans ses comices, à partir de Tibère, et n'avait aucun moyen de manifester une volonté. Le Sénat ne fut pas supprimé ; il parut même agrandi, puisqu'il parut hériter des anciennes attributions des comices, comitia e campo ad patres translata sunt'. Il avait conservé d'ailleurs ses anciennes attributions ; il jugeait les grands procès, les crimes capitaux; il recevait solennellement les ambassadeurs des nations et des rois étrangers ; il discutait la plupart des affaires ; on y parlait, on y votait comme autrefois. Seulement, ce Sénat était nommé par l'empereur et était à sa discrétion. L'empereur avait, à titre de princeps, le privilège de donner son avis le premier, c'est-à-dire d'indiquer dans quel sens il fallait voter. Il avait de plus, par le jus relationis, l'initiative ou le droit de faire toutes les propositions qu'il lui plaisait. Enfin toute décision du Sénat devait être soumise à son approbation. En sorte qu'il pouvait tout sur le Sénat et que le Sénat ne pouvait rien sans lui. Mais la force principale des empereurs leur venait de leur autorité militaire ; c'était là, sans contredit, le plus considérable de leurs pouvoirs et celui qui servait d'appui à tous les autres. Avec le titre d'imperator, ils disposaient de toutes les forces militaires de l'État, et ils étaient les maîtres de la population désarmée. Par eux l'armée fut transformée de deux façons ; d'abord, elle devint permanente ; ensuite, elle cessa d'être l'armée de l'État pour être exclusivement l'armée du prince. Elle lui obéit d'une manière toute personnelle ; c'était à lui qu'elle prêtait serment de fidélité ; c'était lui qui la recrutait, qui nommait aux grades, qui donnait la solde et la retraite. Dans toutes les guerres, il avait ce qu'on appelait les auspices, c'est-à-dire le commandement suprême et la haute direction ; après toute victoire, c'était lui qui avait les honneurs du triomphe. Comme chef de Farinée, il avait le droit de paix et de guerre. Le gouvernement des provinces lui appartenait Il est vrai que dans les premiers temps on les avait partagées en provinces im
périales et provinces sénatoriales, mais on avait eu soin de compter dans la première catégorie toutes celles où il se trouvait des armées ; d'ailleurs l'empereur avait l'autorité proconsulaire même dans les provinces sénatoriales et exerçait ainsi sur elles un droit de surveillance. D'ailleurs, cette distinction ne tarda pas à être supprimée, et l'empereur possédant toutes les provinces et disposant des revenus et des forces qu'elles donnaient, s'imposa à la cité romaine comme un maître tout puissant. Dans chaque province, il avait une autorité absolument sans limites, comme les anciens proconsuls; il jugeait, il administrait, il percevait les impôts. Contre lui les provinces n'avaient, ni en droit, ni en fait, aucune garantie.
En tout cela, l'empereur était l'héritier de l'ancienne République et gardait toutes les formes du gouvernement républicain. Toutefois, dès l'origine même de l'Empire, on voit germer tout un autre ordre d'institutions qui peu à peu vinrent au jour et grandirent. Auguste établit à côté du Sénat le consistorium, conseil peu nombreux, absolument au choix du prince, et qui avait quelque analogie avec le conseil d'État de l'ancienne monarchie française. Il n'avait pas, comme le Sénat, une valeur par lui-même, et ne pouvait pas même concevoir la pensée de l'indépendance ; instrument du pouvoir et n'existant que par la volonté du prince, il l'éclairait et préparait ses actes. Ce consistoire, qui répondait bien à l'esprit du régime monarchique et à ses besoins, prit bien vite une grande importance. Le Sénat fut peu à peu annulé; ce fut le consistoire qui décida dans toutes les affaires ayant quelque gravité. Le Sénat qu'il rendait inutile ne resta debout que comme un brillant décor, jusqu'au jour où l'empereur Léon le supprima en donnant pour motif qu'il ne servait à rien 2, et cette vieille institution, si longtemps respectée, disparut ainsi sans qu'on s'en aperçût. En même temps que le consistoire se plaçait à côté du Sénat et l'effaçait, il se fondait aussi peu à peu une administration impériale à côté ou au-dessus des anciennes magistratures républicaines. Les premiers empereurs, forcés de déléguer l'exercice de leur immense autorité, nommèrent un préfet de la ville chargé d'y maintenir l'ordre, des préfets du prétoire qui n'étaient à l'origine que les chefs des cohortes prétoriennes, des procurateurs chargés de gouverner les provinces, et enfin une foule de fonctionnaires subalternes répartis dans tout l'Empire. Il se forma ainsi peu à peu un personnel administratif fort différent de l'ancien personnel des magistrats républicains. .Au lieu d'être élus par des assemblées, les fonctionnaires de tout ordre furent nommés par le prince ; au lieu d'avoir caractère de magistrats, ils furent des agents; au lieu d'être tous indépendants, ils furent placés hiérarchiquement les uns audessous des autres, et tous furent surveillés et responsables; au lieu d'être des maîtres, ils furent les premiers sujets d'un maître, et leur première qualité dut être l'obéissance. Ce nouveau corps d'administrateurs, qui était, en tout, l'opposé des anciens magistrats, et qui prit de siècle en siècle plus d'importance, répandit à la longue dans tout le corps social des habitudes de hiérarchie et un esprit de subordination que les temps antérieurs n'avaient guère connus. Il arriva insensiblement que les consuls, les préteurs, les questeurs n'eurent plus qu'un
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vain titre et que l'exercice de l'autorité passa à ce nouvel ordre de fonctionnaires que l'on appela patrices, comtes, préfets du prétoire, vicaires, présidents, qui n'étaient tous, en droit comme en fait, que les agents de l'empereur.
L'autorité législative du prince se développa de siècle en siècle. D'abord il n'avait pas eu le droit de faire une véritable loi, lex ; mais on donna aux sénatus-consultes la même force qu'aux lois, et comme les sénatus-consultes étaient ou inspirés par le prince ou soumis au moins à sa sanction, il se trouva que l'empereur eut indirectement tout le pouvoir législatif. D'ailleurs, les premiers empereurs, à titre de magistrats, et comme tous les magistrats de l'ancienne République, avaient eu le droit de faire des édits ayant caractère obligatoire. Ce droit s'étendit peu à peu si loin que l'on en vint à formuler ce principe : quidquid principi placuit legis habet vigorem. Ajoutons que l'empereur qui faisait les lois n'était pas tenu de leur obéir ; on admettait comme un principe incontestable qu'il était au-dessus d'elles.
Par suite de ce développement continu du pouvoir impérial, les idées que les hommes s'étaient faites de l'autorité changèrent peu à peu. Celles que le régime républicain avait déposées dans les esprits, après y avoir vécu quelques générations, s'éteignirent. La théorie de la souveraineté populaire disparut; l'élection du prince par le Sénat, la promulgation de la lex regia, le renouvellement de la délégation décennale, tout cela devint pure formalité que personne ne prit plus au sérieux et dont le sens même échappa à tout le monde. A partir surtout de Dioclétien, les vieux principes avaient si complètement disparu, que les empereurs commencèrent à se poser comme régnant en vertu d'un droit personnel; ils firent de l'autorité impériale ce qu'elle n'avait jamais été avant eux, c'est-à-dire un bien de famille qu'ils se partagèrent comme une propriété et qu'ils léguèrent comme un patrimoine. Ce fut la dernière transformation de l'autorité chez les Romains. A ce changement essentiel et radical correspondit un changement dans les formes et dans le langage. Déjà le fondateur de l'Empire s'était fait donner le nom d'Auguste, terme de la langue religieuse qui répondait au reéaa-roç des Grecs etqui, jusqu'alors, n'avait été appliqué qu'aux dieux. Ce fut le germe d'où sortit plus tard toute une façon nouvelle de penser et de parler à l'égard de l'autorité impériale. Dioclétien et ses successeurs adoptèrent des titres et un cérémonial par lesquels ils se placèrent en dehors et au-dessus de l'humanité. Leurs sujets les adorèrent, c'est-à-dire se prosternèrent devant eux et prirent en leur présence les mêmes attitudes que devant les statues des divinités. Tout ce qui touchait à la personne du prince fut réputé sacré; sa maison futappeléesacrum cubiculum ; son trésor, sacrae largitiones; ses gardes, les Joviens ou les Héracléens. L'empereur n'était plus un délégué des
populations; il n'était même plus un homme; il était un dieu. Voilà où était arrivé la constitution romaine par une pente insensible. On ne sait où cette conception étrange de l'autorité unie à ce système administratif aurait mené les sociétés, si, par une remarquable coïncidence, cet agrandissement démesuré de la puissance impériale ne s'était rencontré avec un décroissement rapide des forces de l'Empire. Au moment où ce régime nouveau s'établissait, il fut emporté, comme la société tout entière, par le torrent des invasions barbares