Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

SACRA

SACRA. Employé comme un substantif, ce pluriel neutre avait en latin un sens précis. Par sacra, on entendait à Rome les cérémonies des cultes et, par extension, les cultes eux-mêmes'. Ces cultes étaient répartis en plusieurs catégories, que distinguaient des épithètes. Ainsi, encore sous l'Empire, on opposait les sacra peregrina aux sacra romana2. Les premiers étaient les cultes étrangers qui n'avaient pas été admis dans la religion officielle, tels que les cultes égyptiens, syriens, iraniens3. Les seconds étaient les cultes officiellement reconnus par l'État romain, qu'ils fussent vraiment nationaux et indigènes, comme les anciens cultes romains et les cultes latins, ou qu'ils eussent été accueillis postérieurement dans la cité, comme les cultes d'Apollon, de Cérès, de la Mater Magna deum. Les sacra romana étaient de beaucoup les plus importants et tenaient le plus de place dans l'organisation religieuse de Rome. On les divisait eux-mêmes en deux grandes classes : les sucra privata et les sacra publicat. 1. Sacra privata. Les anciens n'ont pas laissé une définition très précise des sacra privata; ils se sont contentés de les classer en catégories et d'énumérer ces catégories. Le texte le plus clair, à ce point de vue, est celui de Festus : Privata sacra, guae pro singulis hominibus, familiis, gentibus fiunt. Nous devons y attacher d'autant plus d'importance, malgré la confusion qui se produisit plus tard entre les familiae et les gentes 5, SAC 949 SAC qu'il est vraisemblablement emprunté suivant l'hypothèse de Marquardt, au droit pontifical'. Les sacra pro singulis horninibus étaient les fêtes religieuses qui se célébraient dans chaque maison lors des épisodes les plus importants de la vie de chacun des membres de la famille : ces fêtes ont été énumérées et décrites, leur caractère sacré a été mis en lumière à l'article FERIAS (t. II, p. 1046-1047) ; c'étaient, en particulier, les Natalia, les Nominalia, lesLiberalia, les Sponsalia, les Nuptiae et les Repotia. Les sacra pro familiis se célébraient en l'honneur soit des divinités domestiques, Lares et Pénates, soit des défunts de chaque famille; on trouvera l'énumération de ces diverses cérémonies au mot FERIAS (p. 1045-1046). Sur chacune d'entre elles et sur les divinités auxquelles elles s'adressaient, voir les mots CARISTIA (p. 921) ; FERALIA (p. 1040); GENIUS (p. 1488 sq.); GENS (p. 1504 sq.) ; LARES (p. 937 sq.) ; LEMURES (p. 1100) ; MANES p. 1571 sq.) ; NovEMDIALE (p. 1.10) ; PARENTALIA (p. 333) ; FENATES (p. 376 sq. ;) ROSALIA (p. 895). Comme on pourra s'en rendre compte, en se reportant à ces articles, ces cérémonies ou sacra étaient célébrés soit dans la maison même, sur le foyer (atrium, focus) et sur l'autel domestique (ara), soit près des tombes où les Mânes étaient censés résider ; le prêtre de cet ensemble de cultes domestiques était le pater familias. Parmi ces sacra, les uns, par exemple les Feralia, les Lemuria, étaient communs à toutes les familles et tombaient pour toutes aux mêmes dates; les autres, au contraire, pouvaient être fixés dans les diverses familles à des dates différentes : tel était le cas des Parentalia privés, des Feriae Denicales, du Novemdiale sacrificium [FERIAS, p. 1046]. A l'origine et par définition même, les sacra pro gentibus ou sacra gentilicia étaient nettement distincts des sacra pro familiis. La gens, au sens strict du mot, formait un groupement social et religieux plus étendu que la familia ; chaque gens se composait de plusieurs familiae. Les sacra gentilicia s'adressaient soit, aux mânes de tous les ancêtres communs, soit à un héros fabuleux considéré comme le fondateur de la gens [GENS, p. 1505] ; on les célébrait, ceux-ci au tombeau commun de la gens, ceux-là dans des chapelles spécialement consacréesLa gens, à l'époque historique, n'avait point de chef naturel, comme le pater familias était le chef de la famille; aussi chaque gens désignait un de ses membres, pour célébrer les cérémonies du culte gentilice, et ce prêtre portait le titre de /l'amen 3. Les sacra gentilicia ne pouvaient exister avec leur caractère original que dans les gentes patriciennes `; mais, au fur et à mesure que ces gentes diminuèrent et que les familles plébéiennes s'élargirent, la confusion s'établit entre les vrais cultes gentilices et les cultes domestiques. Macrobe employait le mot familia pour désigner les anciennes gentes Claudia, Aemilia, Julia, Cornelia. Toutefois l'énumération si précise mentionnée par Festus prouve que sous la République les cultes gentilices et les cultes domestiques formaient encore deux catégories très distinctes. Outre les sacra pro gentibus proprement dits, cer laines gentes célébraient des cultes particuliers, dont la charge leur avait été, semble-t-il, confiée par la cité ellemême. Ainsi, le culte de Minerve incombait à la gens Nautia'; le culte d'Hercule à l'Ara Maxima était célébré par les deux gentes des Potitii et des Pinarii ° ; la gens Julia était spécialement investie du culte d'Apollon ' ; la gens Aurelia, de celui du dieu Sol' ; les gentes [foratia et Claudia devaient accomplir certaines cérémonies expiatoires, piacula ou piamenta 9. Faut-il classer de tels sacra parmi les cultes vraiment gentilices? Est-il exact de les considérer, selon la définition de Festus, comme des sacra pro gentibus? Il est plus vraisemblable et plus conforme à tous nos renseignements de voir en eux des sacra publica, dont certaines gentes avaient reçu de l'État la missign officielle accomplir les ritesi0. Ce qui corrobore cette opinion, c'est que de tels sacra ne s'éteignaient pas avec les gentes chargées de les célébrer ; par exemple, quand disparut la gens des Potitii, ce fut le préteur urbain qui lui fut substitué pour offrir à Hercule avec la gens des Pinarii le sacrifice de l'Ara Maxima". L'organisation de la confrérie des Luperci permet de croire qu'à l'origine les Lupercalia étaient éélébrés par deux gentes, celle des Fabii et celle des Quinctilii; plus tard, sans doute quand ces très anciennes gentes disparurent, on créa pour les remplacer la double sodalité des Luperci Fabiani et des Luperci Quinctiliani 1L, à laquelle César ajouta en 44 les Luperci Juliani. Abstraction faite de ces cultes spéciaux, qui rentrent plutôt dans la catégorie des sacra publica, les sacra gentilicia ont tenu dans la vie et dans le droit privé de Rome une place très importante; il en fut de même, d'ailleurs, mais tout d'abord à un moindre degré, pour les sacra familiaux. Plus tard, en raison de la confusion que nous avons signalée, les sacra pro familiis et les sacra pro gentibus furent mis sur le même rang. Dans le groupe social plus restreint de la famille comme dans l'organisme plus complexe que formait la gens, les sacra, c'est-à-dire les cultes communs à tous les membres de la yens ou de la famille, étaient l'un des facteurs essentiels de l'unité gentilice ou familiale, constituaient le lien peut-être le plus étroit entre les vivants ainsi qu'entre eux et les générations disparues. C'était à l'occasion de ces sacra, autour du lieu, quel qu'il fût, où ils se célébraient, qu'apparaissait sous une forme concrète l'unité présente et passée de la gens ou de la familia. De là, le rôle capital que jouaient les sacra dans tous les actes, dans toutes les circonstances dont pouvait dépendre l'existence, la survivance de la gens ou de la familia, en particulier dans le mariage et dans la transmission héréditaire. L'une des conséquences du mariage légitime, des justae nuptiae, était la participation de la nouvelle épouse aux sacra privata de son mari, la communio sacrorum [GENS, p. 1509; MATRIMONIUM, p. 1659] ; toutefois, on ne sait pas si, en quittant sa propre gens, l'épouse abjurait, par une detestatio sacrorum, les sacra de sa famille naturelle [caris, Loc. cit.]. La charge de célébrer les sacra privata se transmettait de génération en génération jusqu'à extinction complète de la familia ou de la gens. Le fils y succédait au père. SAC 950 SAC Quand un pater familias n'avait point, d'enfant, il adoptait un membre d'une autre famille ou d'une autre gens, afin que les sacra de sa famille ou de sa gens ne fussent pas interrompus'. A défaut d'enfant ou d'adopté, l'héritier, qui recueillait les biens du pater familias décédé, était, par là même, formellement obligé de célébrer désormais les sacra du testateur ; lorsqu'il y avait plusieurs héritiers, c'était à celui d'entre eux dont la part était la plus forte que la charge incombait. D'après Cicéron, les jurisconsultes romains avaient examiné en détail et résolu les très nombreux cas particuliers qui pouvaientse présenter en cette matière'. Mais la célébration de sacra privata n'allait pas sans frais ; aussi avait-on imaginé toutes sortes de procédés pour y échapper ; Cicéron en cite un, malheureusement assez obscur, dans le Pro Murena : Sacra interire noluerunt : horum ingenio senes ad coemptiones faciendes, interimendorum sacrorum causa, repenti sunt '. D'autre part, l'expression hereditas sine sacris était devenue proverbiale pour désigner un avantage sans inconvénient, un bonheur sans mélange 4. Le lien, par lequel chaque citoyen, ou du moins chaque patricien romain était rattaché à. ses sacra privata, était tellement fort qu'il fallait une cérémonie, une procédure spéciale, pour le dénouer, quand un patricien quittait sa gens. Ici se pose un problème dont la solution est encore incertaine et obscure, à cause de la pénurie et de la concision des textes. Deux expressions sont mentionnées par les auteurs anciens : alienatio sacrorumdetestatio sacrorum $. Nous ne savons vraiment ni en quoi consistait l'alienatio sacrorum ni comment il y était procédé. Le sens général du mot alienatio (transfert à autrui) n'apporte ici aucune lumière. La detestatio sacrorum est en elle-même plus intelligible. Il semble, d'ailleurs, qu'elle ait été définie dans cette phrase de Servius : Consuetudo apud antiquos fuit ut, qui in familiam vel gentem transiret, se abdicaret ab ea in qua fuerat... Le patricien, qui passait dans une autre familia ou dans une autre gens, devait solennellement abjurer les sacra de sa familia ou de sa gens naturelle, avant d'être admis à participer aux sacra de la famille ou de la gens dans laquelle il entrait ; sinon il y avait, suivant les termes qu'emploie Cicéron, perturbatio des sacra, contaminatio des gentes' . La detestatio sacrorum était une formalité publique, qui avait lieu devant les comitia calata 9. Les historiens modernes se sont demandé si l'alienatio sacrorum et la detestatio sacrorum étaient deux actes différents. D'après Savigny, Walter, Lange, il n'y a point de distinction à faire entre les deux termes, qui désignent une seule et même opération, l'abjuration des sacra10 Mommsen, au contraire, pense que la detestatio sacrorum avait lieu seulement en cas de transitio ad plebem, c'est-à-dire lorsqu'un patricien renonçait au patriciat pour entrer dans la plèbe. Cette detestatio sacrorum aurait été indépendante de l'adoption par un plébéien, de l'entrée dans une familia déterminée de la plèbe ". Les textes antiques ne fournissent pas de solution ; les opinions des historiens modernes ne sont que des hypothèses plus ou moins ingénieusement construites et plus ou moins vraisemblables. L'importance des sacra privata dans l'organisation des familiae et des gentes explique que l'État ne s'en soit pas désintéressé, que ces sacra aient été soumis à l'action, à la surveillance, au contrôle des pontifes '2. Il n'était pas indifférent à la prospérité de la cité que les divinités domestiques et gentilices fussent ou non satisfaites des hommages, des prières, des sacrifices qu'on leur adressait ; négligées, abandonnées, ces divinités pouvaient faire sentir leur colère non seulement aux familiae ou aux gentes coupables, mais à l'État tout entier ; de là, les prescriptions des lois romaines relatives aux sacra privata, telle que : Sacra privata perpetua manento ", ou encore : Deorum manium jura sancta sunto; hos leto datas divas habento...f4. De là aussi le droit accordé aux censeurs dé punir la négligence des sacra privata "^. II. Sacra publica. Aux sacra privata la plupart des écrivains anciens opposent les sacra publica 16. Festus en donne la définition suivante : Publica sacra, quae publico sumptu pro populo fiunt, quaeque pro montibus, pagis, curiis, sacellis... Les sacra, quae publico sumptu pro populo fiunt, sont les cultes dont les cérémonies sont célébrées au nom et aux frais de la communauté tout entière des citoyens par des magistrats ou des prêtres de l'État. Quant aux sacra, quae pro montibus, pagis, curiis, sacellis (fiunt), c'étaient des cultes, à la célébration desquels prenaient part les membres des antiques divisions de la cité, montes, pagi, curiae, sacella ; on les a retrouvés avec raison sous la définition que Labéon donnait des sacra popularia : Popularia sacra sunt quae omnes cives faciunt, nec certis familiis attributa sont fe. Les sacra popularia se distinguaient donc à la fois des sacra publica confiés à des gentes, culte de Minerve célébrés par les Nautii, culte d'Hercule célébré par les Pinarii et les Potitii, etc. ; et des sacra pro populo, dont les cérémonies étaient accomplies par des magistrats ou des prêtres de l'État, mais sans la participation active des citoyens, tels que, par exemple, le culte public de Vesta, le culte de Jupiter Capitolin, le culte de Quirinus, etc. Les sacra popularia étaient : pro montibus, le Septimontium ou Septimontiale sacrum 16 ; pro pagis, les fêtes religieuses connues sous le nom général de sacra paganorum, et qui comprenaient : les Feriae Sementivae ou Sementinae, avec lesquelles se confondaient peut-être les Paganalia ou Feriae Paganicae ; les Ambarvalia ; les Palilia 40 ; les Terminalia 21 ; -pro curiis, en termes généraux les sacra curionia 21, dont, dans chaque curie, le prêtre était le curio; plus spécialement SAC 951 SAC les Fornacalia et les Fordicidia 1 ; pro sacellis, sans doute la procession des Argaei 2, en tout cas les C,otnpitalia et peut-être les Laralia 4. Outre ces fêtes, qui, certainement ou vraisemblablement, se rapportent aux sacra pro montibus, pagis, curiis, sacellis, Festus cite encore, parmi les popularia sacra, le sacrifice de la porca praecidanea ; d'après ce que nous en savons, ce sacrum devait être célébré pro pagis, puisqu'il paraît avoir eu pour but d'expier les dérogations au jus uranium qui auraient pu être commises depuis la précédente récolte des fruits de la terre 5. Si les sacra publica méritent d'être, au point de vue de leur caractère, répartis en trois catégories, les sacra pro populo, les sacra popularia, et les sacra dont l'État avait confié le soin à certaines gentes, une autre division de ces sacra se trouve déterminée parleur origine même. Les sacra popularia étaient tous de très anciens cultes ; parmi les sacra publica confiés au soin de certaines gentes et les sacra pro populo, la plupart partageaient ce même caractère, mais il en était d'autres dont l'origine étrangère n'avait pas été complètement oubliée, par exemple le culte d'Apollon et celui de la triade Cérès, Liber et Libera ; plus tard, le culte de la déesse phrygienne, de la Mater Magna, tint une place analogue dans la religion romaine. Ces sacra, venus du dehors, mais accueillis et introduits officiellement dans la religion de la cité, furent administrés et surveillés, non, comme les sacra d'origine romaine ou latine, par les Pontifes, mais par un collège d'institution plus récente, qui alla en se développant, celui des Duumviri, puis Decemviri, enfin Quindecimviri sacris facitendis [DUUMvIRI, etc., t. Il, p. 426 sq.] Tous les sacra publica de l'État romain étaient ainsi sous le contrôle soit des Pontifes, soit des QuindecimUiri sacris faciundis. TOUTAIN•