Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article SATURA

SATURA Le féminin de l'adjectif satin' (plein, rassasié, saturé) a fini par s'employer substantivement et est resté comme substantif dans certains cas. 1. Satura lanx [LANy], plat chargé des prémices de la terre, qu'il était d'usage d'offrir aux dieux dans l'ancienne Rome ; c'était, en même temps qu'un tribut de reconnaissance, un symbole d'abondance et de fertilité 2. II. Satura, sorte de farce (farcimen), fabriquée avec des raisins secs, de la polenta, des pignons et qu'on imbibait de vin miellé; certaines personnes y ajoutaient des grains de grenade. On en bourrait la volaille au moment de la faire cuire. Le nom de satura donnait l'idée de la variété des iügrédients3. III. Satura lex, loi qui portait sur plusieurs objets différents. En l'an 98 av J.-C., sur la proposition des consuls Caecilius et Didius, il fut interdit de faire voter des textes, où des prescriptions disparates auraient été réunies pêle-mêle, per saturam. On a prétendu que l'expression lex satura était une invention des grammairiens de l'époque impériale. Mais cette conclusion paraît hasardée, quoique, en effet, on ne rencontre, avant eux, que la locution adverbiale per saturam 4. IV. Satura, satire, genre poétique dont les origines sont, pour nous, enveloppées d'obscurité ; nous aurions moins de peine à la dissiper, si nous pouvions déterminer par quelle dérivation le mot a pris ce sens particulier ; mais les anciens eux-mêmes ne s'accordaient pas sur ce sujet. Les explications qu'ils nous ont laissées sont les suivantes :1° la satura aurait été, àl'origine, une poésie plaisante et grossière, rappelant les quolibets que peuvent échanger entre eux, à la fin de rustiques orgies, des convives repus, saturi ; 2° ce nom aurait été choisi par comparaison avec la satura lanx; il évoquerait ainsi une idée de Iibre production, de fécondité; 3° comme la farce des cuisiniers, la satura serait un mélange d'éléments divers ; 4L° d'autres ont pensé que la SAT 1079 SAT comparaison avait dû se faire plutôt avec la satura lex' ; 5° enfin la satire aurait eu, à l'origine, un rapport avec le drame satyrique des Grecs, d'où elle serait dérivée'. Entre toutes ces hypothèses, on peut grouper celles qui tendent à faire de la satura un mélange (nos 2, 3 et 4) ; ce sont de beaucoup les plus vraisemblables'. Elles se réduisent à une seule et même hypothèse : c'est que la satura a été, avant tout, une farce, un pot pourri Mais un pot pourri de quoi? Tite-Live raconte qu'en l'an 3M av. J.-C., pour conjurer une peste qui désolait la ville de Rome, on célébra des fêtes, où, pour la première fois, trouvèrent place des jeux scéniques. De perfectionnement en perfectionnement on en vint, quelques années avant Livius Andronicus, à substituer dans ces divertissements publics aux vers fescennins rudes et primitifs des satires en vers d'une mesure régulière (inpletas modis saturas), qui se chantaient avec un accompagnement de flûte et une pantomime appropriée. Nouveau progrès quand parut Livius Andronicus ; le premier, laissant là les satires, il osa nouer une action sous forme de pièce (ab saturis ausus est primas argumente fabulam serere) 3. Si l'on accepte la tradition qui a inspiré ce passage, on doit admettre qu'il y a eu à Rome, antérieurement à toute littérature, une satura dramatique et que son existence a été très courte, puisqu'elle aurait commencé vers la fin du Ive siècle avant notre ère et cessé brusquement lorsque fut jouée la première pièce de Livius Andronicus (an 240). En cc cas, on aurait appelé satura cette association spontanée de plusieurs arts, la poésie, la musique et la danse, qui précéda la première pièce imitée des Grecs. Mais le témoignage de 'Pite-Live ne suffit peut-être pas pour que l'on admette l'existence éphémère d'une satura dramatique Il est fort possible, en effet, que Tite-Live, par un anachronisme d'expression, ait voulu désigner des railleries versifiées, des morceaux d'un tour satirique analogues à ceux que l'on écrivait de son temps. Ils n'auraient fait que remplacer les vers fescennins, dans l'ensemble du spectacle, sans constituer à proprement parler un genre. En réalité, l'histoire de la satura romaine ne commence pour nous qu'avec Ennius. En quoi la satura (poesis) estelle, à partir de cet écrivain, une poésie mêlée? Varron avait publié, à l'imitation du philosophe grec Ménippe, des satires Ménippées, où les vers étaient mélangés à la prose ; nous avons encore des spécimens de ce genre de composition dans le roman de Pétrone et dans l'Apocolokyntose de Sénèque. Mais ce n'est là qu'une variété de la satire et ce n'est même pas la plus ancienne. Si nous considérons la satire chez Ennius et chez Lucilius, qui en ont donné les premiers modèles, il semble bien que les saturae ne furent, à l'origine, rien de plus que des recueils de Mélanges en vers, de pièces détachées sur toute espèce de sujets, présentées sans suite et sans ordre, comme les "Aran« et les Eûo.µetxTz des Grecs'. Qu'une seule de ces pièces, considérée isolément, ait fait l'effet d'un mélange, d'un pot pourri, on le comprend même assez bien, quand on songe aux éléments multiples dont se compose la satire. Il faut aussi ne pas perdre de vue que chez Ennius la satire était écrite en mètres variés ; chez Lucilius lui-même, sur trente livres de satires, le dernier seul ne comprenait que des hexamè tres dactyliques s. Une telle diversité n'a pas été sans influer, à l'origine, sur le nom assigné à ce genre de poésie °. Il est remarquable, au contraire, que les attaques personnelles, qui en sont pour nous l'élément essentiel, ne semblent pas y avoir été introduites du premier coup. Ce fut Lucilius qui fixa une fois pour toutes le type de la satire; il en fit ce qu'elle est restée depuis, une dissertation familière en vers, sur des sujets de littérature et de morale, comportant des railleries contre certaines personnes désignées par leur nom. La satire a toujours été dans les goûts et dans les moeurs des peuples italiques. Le vinaigre italique, Italum acetum, aurait pu aisément s'épancher dans la comédie, et il semble bien que pendant assez longtemps il eut un libre cours en effet dans les divertissements populaires 10. Mais, dès l'an 451 avant notre ère, la loi des Douze Tables contint, dans de justes limites, cette verve moqueuse. Elle n'établissait rien de moins que la peine des verges contre les auteurs de vers injurieux [TNJEHIA]11. Aussi lorsque Rome commença à avoir une littérature, il ne fallut pas songer à imiter sur la scène la licence de l'Ancienne comédie attique. Le poète Naevius, pour l'avoir essayé (an 206 av. J.-C.), fut jeté dans une prison )2. Cet exemple rendit prudents Ennius et son neveu Pacuvius, lorsqu'un peu plus tard ils s'essayèrent à la satire ". Ce fut Lucilius qui le premier '4, dans des compositions du même genre, publiées entre l'an 131 et l'an 103 av. J.-C., osa, malgré les menaces de la loi, bafouer sous leurs noms réels des contemporains vivants, et même, parmi eux, les personnages les plus considérables de 17Etat, tels que Q. Mucius Scaevola l'augure, ou L. Cornelius Lentulus Lupus et C. Caecilius Metellus, ces deux derniers honorés du consulat. Bref, nous savons qu'a il s'attaqua aux premiers du peuple et au peuple lui-mème, tribu par tribu n, prenant en cela modèle pour la première fois sur la comédie Ancienne, « dont il dépendait tout entier 12 ». On s'est demandé comment Lucilius avait pu jouir d'une pareille immunité et pendant si longtemps 10. Mais il ne faut pas oublier que la satire personnelle a survécu à Lucilius; il est probable que les commotions profondes, qui agitent la société romaine au temps des Gracques et qui vont se perpétuer pendant un siècle jusqu'à l'établissement de l'Empire, ont été la véritable SAT 1080 SA'l' cause de cette audace toute nouvelle. En effet, on voit alors la môme liberté s'introduire dans les mimes, ce qui amena, or) l'an 115,1'ex pulsion des acteurs qui les jouaient jsusus t. Que la vieille loi ne fut pas appliquée dans toute sa rigueur, malgré ces mesures de répression passagères, c'est ce que prouvent, entre autres exemples, certaines épigrammes de Catulle 2. Horace, à son tour, s'est autorisé de l'exemple de Lucilius pour justifier les railleries très mordantes dont il a poursuivi ses contemporains 3 ; mais il est évident qu'il aurait été obligé de se les interdire s'il n'avait eu pour complices l'opinion publique et les moeurs ''. Lui-même cependant il a peu à peu adouci sa manière ; il y a moins d'attaques personnelles dans le second livre de ses Satires que dans le premier, et aucun de ces poèmes n'est postérieur à l'an 27 av. J.-C.5 ; d'où l'on peut conclure, avec vrai semblance, que l'Empire, en rétablissant l'ordre (Jans l'État, a rendu à l'ancienne loi la force que lui avaient fait perdre, à la fin de la République, les passions déchaînées par les guerres civiles e. C'est peut-être à Auguste lui-même qu'il faut rapporter une loi Julia, qui défendait « de s'en prendre aux vices de personnes vivantes »). Martial a eu recours à. des pseudonymes s. Juvénal n'a exercé sa verve que contre les morts 10. Il est donc très probable que les prescriptions de la loi des Douze Tables, tombées en désuétude depuis Lucilius, furent remises en honneur au début de l'Empire, mais atténuées par des dispositions plus clémentes". Et ainsi la satire directe et personnelle, dont Lucilius et Horace ont donné le type, n'a eu, dans l'histoire des lettres latines, qu'une existence assez courte; peut-être même n'aurait-elle jamais été tolérée sans les troubles profonds qui ont transformé la société romaine entre le temps des Gracques et celui d'Auguste. G. LAFAYE.