Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article SKOLION

SKOLION (Ex6atcv). L'usage d'égayer les banquets par des chants est des plus anciens dans les pays grecs. « Le chant et la danse, dit Homère', sont les ornements du festin ». Mais, dans Homère, les convives ne chantent pas eux-mêmes. C'est un chanteur de profession, un aède, qui, lorsque les convives sont rassasiés', prend la lyre, et, après une invocation à la divinité, raconte les exploits des anciens héros et les aventures des dieux. Après avoir longtemps charmé les hommes, l'épopée commença à languir. On avait fini par être fatigué de ces éternels récits sur les géants, les Titans, les Centaures'. 1ln genre nouveau, le lyrisme, avait pris naissance. La poésie nouvelle fut bientôt introduite dans les salles des banquets: elle était musicale. Selon l'usage consacré, on invoquait d'abord les dieux. Le chant, dit Xénophane°, doit commencer par EûirlN.otç h.éfotç xat xuOuootn adyot;. Cet hymne, prélude des autres chants dans les festins, était le péan. Il était chanté en choeur ]PAEAN]. Le péan est souvent mis au rang des scolies2; ce qui se comprend bien, puisque assez souvent le scolie n'est lui-même qu'un hymne. Après le péan venait le tour des chansons. La chanson de table ou scolie est née très probablement dans cette île de Lesbos qui devait bientôt après donner le jour à Alcée et à Sapho. L'origine éolienne du scolie semble établie par la tradition qui le fait remonter à Terpandre par l'usage du barbitos, et sans doute aussi par l'accentuation même du mot nxcarov'. C'est, en effet, au lesbien Terpandre que Plutarque attribue la création du scolie'. Pindare, cependant. dans le passage auquel se réfère Plutarque, dit simplement que Terpandre, dans les festins des Lydiens, remplaça la haute pectis par le barbitos. Presque tous les poètes des vin et vie siècle ont composé des scolies : Alcman, Alcée, Sapho, Pytherme, Anacréon, Stésichore, Simonide de Cos, Timocréon de Rhodes" Nous avons quelques fragments des scolies d'Alcée". L'ardent poète y chante l'amour, le vin; avant tout arbre, dit-il, il faut planter la vigne12. Le vin est la sincérité même : c'est un miroir pour l'homme". Déjà le scolie sert les passions politiques. « Il faut boire à présent que le tyran Myrsile est mort 1°. » Dans une autre pièce, c'est le tyran Pittacos qu'il traîne dans la boue". Tous ces scolies étaient le plus souvent chantés par un seul convive s'accompagnant de la cithare 16. Quelquefois aussi ils ont pu être chantés en choeur. Avec Pindare et Bacchylide", le scolie devient décidément choralfe et reçoit souvent, les développements qui distinguent une ode de Pindare d'une ode d'Alcée ou de Sapho. Plusieurs des scolies du poète thébain ontété exécutés comme des odes triomphales et avec le même appareil' 0. Nous possédons des fragments un peu étendus de deux de ces scolies. L'un d'eux est dédié à Xénophon de Corinthe, vainqueur à Olympie, au stade et au pentathle, celui-là même pour lequel le poète a composé la XIIIe )lympique. Si courts que soient les fragments du scolie, ils suffisent pour nous montrer la différence des deux genres lyriques. L'ode triomphale célèbre la gloire de la maison de Xénophon et ses nombreuses victoires à tous les grands jeux de la Grèce. Le scolie a pour sujet le voeu qu'avait fait Xénophon de consacrer, s'il était vainqueur, cent courtisanes au temple d'Aphrodite à Corinthe30. C'est probablement la partie délicate à traiter qui nous a été conservée de ce scolie. Le grand poète la traite avec cette ironie grave qui est un des côtés les plus curieux de son talent. Il a des paroles consolantes pour ces jeunes femmes. Ce scolie fut exécuté pendant le sacrifice que Xénophon, entouré de ces courtisanes, offrit pour célébrer sa victoire`-". Le second scolie exprime, en termes ardents, la passion que Pindare, arrivé à la vieillesse, éprouvait pour Théoxène de Ténédos 22. II y avait dans le tempérament de Pindare une veine de sensualité assez marquée "-'. Ces scolies des grands lyriques, même ceux qui, la première fois, furent chantés avec l'appareil des odes triomphales, étaient repris dans les banquets d'une façon plus simple; le plus souvent même, ils étaient récités par un soliste 2'•. Ce n'étaient pas seulement les scolies de Pindare qu'on chantait dans les banquets, mais ses autres poésies: odes, parthénies, dithyrambes, etc., et il en était de mémo pour Stésichore, Alcman, Simonide25. Ces récitations dans les banquets ont eu une influence considérable sur la propagation du lyrisme 2C. C'était la marque d'une bonne éducation de savoir par choeur de longs morceaux des grands maîtres lyriques21: pour caractériser la profonde ignorance, on disait : ignorer la triade de Stésichore 28. A côté du scolie littéraire créé par les Éoliens, il y avait une littérature populaire de ce genre de poésie. A quelle époque remonte-t-elle? Nous avons vu qu'avantTerpandre, on chantait chez les Lydiens en s'accompagnant de la pectis29. Nous savons qu'à Sparte, on chantait dans les Syssities des péans et les vers de Tyrtée"; à Athènes, on chantait les lois de Charondas', qui étaient écrites en vers. Dans un tel milieu de chants et de poésie, il devait SKO 1363 SKO arriver, et le fait a dû se produire de très bonne heure, que des convives habiles se missent à réciter des scolies de leur composition. Certaines de ces chansons furent plus particulièrement goûtées ; on en prit des copies pour les réciter à l'occasion ; il se forma ainsi des recueils populaires, où l'on faisait entrer toute chanson qui avait eu du succès, sans se soucier d'indiquer qui en était l'auteur; c'était du reste de très courts morceaux, n'ayant le plus souvent aucune prétention littéraire. Nous possédons un de ces recueils ; il nous a été conservé par Athénée sous le Litre de Exaici 'ATZtx'i : il contient 25 pièces qui étaient renommées, dit Athénée, par leur antiquité et leur simplicité'. Les plus anciennes concernent la lutte de lanoblesse contre les Pisistratides 2 ; elles célèbrent les tyrannicides ; quelques-unes rappellent les guerres médiques 3 ; dans d'autres, on peut constater une imitation de Pindare'. Il faut donc admettre qu'un peu avant le milieu du ve siècle, ce recueil de scolies était répandu dans les cercles aristocratiques d'Athènes'. Il fut longtemps en vogue; Aristote le connaissait', ainsi que Dion Chrysostome' et Didymes. Ces petits couplets très courts, d'une allure preste et dégagée, tout en petits membres logaédiques 9, ne sont parfois que la reproduction abrégée et comme un écho 10 de morceaux poétiques connus, de proverbes, de fables. Ce sont assurément des improvisations ; parfois la phrase est un peu embarrassée". Certains morceaux ontuneréelle valeur poétique, ainsi le scolie connu en l'honneur des tyrannicides 12, et le scolie d'Hybrias, ajouté à la suite des 25 scolies attiques, belle chanson de mercenaires, qui devait être chantée avec entrain aux Syssities des Crétois13. Parmi ces scolies anonymes, dont le souvenir s'était conservé, il yen eut quelques-uns auxquels on voulut attribuer un auteur; il est intéressant de voir qu'on ait pensé aux sept sages ; nous possédons sept scolies qui portent leurs noms : tous contiennent des leçons de morale t'. Au commencement du ve siècle, la poésie lyrique, à son tour, languissait ; un genre nouveau, la tragédie, avait pris naissance, et sa faveur grandissait chaque jour. « Cela sent son vieux temps, dit Eupolis 1', de chanter Stésichore, Alcman et Simonide o. Une scène de la comédie des Nuées" d'Aristophane met sous nos yeux la lutte entre les deux genres et la victoire de la tragédie sur le lyrisme. A la fin du banquet que Strepsiade donne à son fils, il lui dit : « Prends la lyre et chante" le mélos de Simonide sur la toison du bélier. » Le jeune homme, qui suit les modes nouvelles, refuse en disant qu'il est stupide de jouer de la lyre, de chanter en buvant, comme une femme qui moud de l'orge ; il ajoute que Simonide est un mauvais poète. Strepsiade demande alors à son fils de prendre un rameau de myrte et de dire un passage d'Eschyle. Mais le fils est plein de mépris pour Eschyle il débite une tirade d'Euripide18. Ainsi vers la fin du ve siècle, toutes les faveurs du public allaient à la tragédie. Comme on avait eu des recueils de scolies, il se forma aussi des recueils de morceaux choisis tirés des grands tragiques"; on les apprenait par coeur, pour les réciter dans les banquets. La comédie, à son tour, fournit aux convives un répertoire riche en fantaisies, en satires. Dans les festins, dit Aristophane 2p, parlant de Cratinus, on ne pouvait chanter autre chose que « Doro chaussée de calomnies » et a Artisans d'hymnes bien tournés ». Le succès de la comédie ne fit que croître avec Ménandre21. Cependant, la poésie lyrique n'était pas morte ; les compositeurs d'odes, de dithyrambes, 'etc., sont nombreux E2. Le scolie est toujours cultivé ; Mélétos, l'accusateur de Socrate, en composait23. Ausiècle suivant, Aristote devait donner le modèle du genre, en écrivant cet admirable scolie à la vertu en l'honneur de son parent, le tyran Hermias 24. La scène des Nuées ne nous montre pas seulement les changements qui s'étaient opérés dans les goûts du public athénien au moment de la guerre du I'éloponèse; elle nous indique aussi très nettement les différences relatives àla récitation de la poésie lyrique et de la poésie dramatique dans les banquets. La poésie lyrique est chantée2' avec accompagnement de la lyre2", tantôt en choeur2', tantôt par un convive. Dans ce dernier cas, les convives habiles àjouer de la lyre, oi auvEtio(, se font seuls entendre ; la lyre circule au milieu des convives, en décrivant ainsi une ligne tortueuse28. Les tirades dramatiques sont déclamées 29. Généralement, tous les convives sont en état de réciter un passage d'une tragédie ou d'une comédie. Cette fois c'est un rameau de myrte 30 ou de laurier" qui circule; chaque convive le prend à son tour, chante et, quand il a fini, le passe à son voisin 32 Le rameau suit une marche régulière et est reçu par tous les convives. On commence généralement par la droite". Des morceaux lyriques ont pu être récités de cette manière, le chanteur tenant, non la cithare, mais le SKO 1364 SKO rameau de myrte' ; la flûte préludait. On sait d'ailleurs que l'xs),rlTp(ç figurait toujours dans les scènes des banquets (fig. 1695). Le jeu du cottabe [lioTTABOS] est souvent associé aux chansons de table; Athénée rapporte que les scolies des anciens poètes étaient remplis d'allusions au cottabe3. Nous savons peu de chose de l'harmonie; on disaitque Pythermos avait introduit dans le genre l'harmonie ionienne4. Nous connaissons plus de cent peintures de vases représentant le cottabe. Sur la plupart de ces vases sont représentés une joueuse de flûte, des convives jouant de la cithare, d'autres levant les mains comme s'ils chantaient ou s'ils déclamaient'. Sur un vase décrit par Tischbein6, on voit trois hommes couchés sur un lit, un d'eux lance le cottabe; à gauche un homme barbu avec une torche amené par deux éphèbes; l'un d'eux semble chanter'. Une amphore du Louvre, au nom de Léagros, et une coupe de Tanagre montrent des personnages couchés sur des lits de banquets et chantant des vers inscrits dans le champ, à côté d'eux Il y a enfin un genre de scolies qui est un jeu de société, quelque chose comme ce qui a été, dans nos salons, l'inpromptu et le bout rimé, avec les différences que les moeurs, la langue, les formes poétiques imposaient à ce genre d'amusements. Le scolie se transforme en une scène de comédie où tous les convives jouent un rôle. Aristophane, dans la pièce des Guêpes, a porté sur le théâtre une de ces scènes Bdélycléon, voulant apprendre les belles manières à Philocléon, lui demande entre autres choses comment, dans un banquet qu'il imagine, il recevrait les scolies Les convives supposés sont Cléon, Théoros, Eschine et d'autres amis du démagogue. Les libations sont faites, la joueuse de flûte a commencé f0. Bdélycléon. Je suis Cléon ; je chante le premier la chanson d'Harmodius ; tu recevras, toi: « Jamais aucun homme ne fut dans Athènes" » Philocléon. Aussi scélérat et aussi voleur. Bdélycléon. Tu lui diras cela. Tu périras sous ses cris; il dira qu'il veut te perdre, t'anéantir, te chasser loin de ce pays. Philocléon. Et moi, s'il menace, je lui chanterai cet autre scolie. « 0 toi dans ton ardent désir du pouvoir suprême, tu renverseras la cité, qui déjà penche vers sa ruine' 2. » Bdélycléon. Et quand Théoros, couché aux pieds de Cléon, chantera en lui prenant la main : « Instruit par la parole d'Admète 13, aime les gens braves. » Quel scolie lui diras-tu? Philocléon. Moi, voici : « 11 n'y a pas à faire le renard et à être l'ami des deux partis '4 ». Bdélycléon. Après lui, Eschine, fils de Sellos, recevra le scolie, homme habile et ami des Muses ; il chantera : a Richesse et longue vie à Cleitagorat5 et à moi avec les Thessaliens ». Philocléon. (, Tu as fait de grosses dépenses n avec tes vantardises et moi aussi ». On voit en quoi consiste le jeu. Les convives se provoquent et ripostent par des citations de morceaux poétiques connus t'. C'est àqui trouvera dans sa mémoire la citation qui donne à la riposte de l'à-propos, de la verve, de la causticité ; le convive doit avoir de l'esprit et des lettres; à une citation poétique qui le provoque, il doit répondre par une autre citation et cette citation doit non seulement faire une réponse ingénieuse et piquante, mais aussi s'adapter pour le mètre au mètre de la provocation. Une faute de goût, une erreur de métrique excitent les moqueries et exposent au ridicule tg. Ce jeu est assez semblable à celui que nous voyons décrit dans le Symposion de Platon''. Alcibiade, qui est arrivé à la fin du repas, est invité à parler sur l'amour, comme l'ont fait les autres convives, en commençant par la droite. « Quand tu auras fini, lui dit Eryxomaque, tu prescriras à Socrate le sujet que tu voudras; puis Socrate de même à son voisin de droite et ainsi de suite. » La différence essentielle est que les convives discourent en prose. Les scolies, les chansons, les airs de flûte20 sont méprisés des philosophes. Avec Platon et Xénophon commence cette littérature des cuu.ltoataxol ), .(ot qui devait prendre un si grand développement. Telles sont les diverses formes que le scolie a prises en Grèce. Les anciens ont essayé de les classer et de les expliquer 2' ; la chose n'était pas facile. Le nom même du scolie les embarrassait fort; il a plusieurs sens et aucun de ces sens ne se rapporte bien directement aux choses de la table. L'explication, qui jouit aujourd'hui de plus de faveur, est celle de Dicéarque 2L. Le scolie, dit cet auteur, est une chanson de table; il y a trois sortes de chansons de table, 7731po(o25: 1° tous les convives chantent en choeur; 9.° tous les convives chantent chacun à leur tour; un rameau de myrte ou de laurier circule ; chaque convive doit le prendre et chanter; 3° une lyre circule; seuls les gens habiles, oi 6uv2T0(, la prennent et chantent. C'est seulement à cette dernière catégorie de chansons que Dicéarque donne le nom de scolie; ce nom viendrait des circuits que fait la lyre passant aux mains des gens habiles, au hasard de la place qu'ils occupent ; le substantif axd).wv se rattacherait donc à l'adjectif axo)Aléç, oblique, tortueux, avec tin déplacement d'accent. Plutarque 23 ajoute certains renseignements à ce que dit Dicéarque; mais il donne une autre interprétation du mot axi),tov ; les ignorants, incapables de jouer de la lyre, sont refusés; c'est ce qui a fait donner à ce chant le nom de scolie, parce qu'il n'est pas facile et que SKY 1365 SOC tous ne peuvent y prétendre. C'est donc l'explication az(f),tov iScxoXov 1. D'autres, tout au contraire, interprétent, par anliphrase, cx6),tov evxonov ; dans la joie des banquets, au milieu des fumées du vin, on ne pouvait pas être exigeant : les chants devaient être simples et faciles. Une explication voisine appelait le scolie un chant détourné, tourmenté à cause des libertés et des irrégularités qu'on pouvait s'y permettre'. On sait que César avait demandé à Tyrannion un travail sur le µrpov exo)rt^v 4. Ces explications si nombreuses, si différentes, montrent combien les anciens étaient embarrassés pour définir le scolie et en dire l'origine. Dicéarque, en n'accordant le nom de scolies qu'aux poésies chantées en solo par les convives qui savaient s'accompagner de la lyre, était fidèle à l'explication qu'il avait donnée du mot scolion. En général, on était moins rigoureux. Ce mot de scolie, qui primitivement n'avait qu'un sens restreint t désignait seulement une classe dans le genre des 7tapo(vtx, avait pris, à un moment donné, un sens général et servait à désigner toutes les poésies qui étaient chantées ou récitées dans les banquets'. Des évolutions de ce genre sont fréquentes'. Cette habitude de donner, dans les réjouissances de la table, une si grande place à la poésie, a été éminemment favorable à la divulgation des oeuvres littéraires ; elle a ainsi grandement contribué à développer chez les Grecs la connaissance et le sentiment des beautés poétiques.