Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article SPES

SPES ('E'eriç). L'espérance est ou une illusion vaine ou une conviction fondée sur l'expérience qu'au delà d'un malheur présent il existe des compensations heureuses dans l'avenir : non, si male nunc, sic et olim erit f. Sous cette double forme, dont les aspects ne sont pas forcément contradictoires, ce sentiment a revêtu, de très bonne heure, dans l'esprit des Grecs et dans celui des Romains, les contours précis d'une personnification. Chez Hésiode, l'Espérance est, avec tous les fléaux destinés au châtiment de la race humaine, au fond de la jarre de Pandore; et elle va s'en échapper la dernière, lorsque la femme fatale se dépêche de replacer le couvercle'. Dans la pensée du poète, l'Espérance, ainsi retenue, n'est pas un mal au sens exact du mot, puisque même l'illusion trompeuse devient pour l'homme une consolation3. La personnification, indécise en vertu de son origine mythique, ne sortira jamais chez les Grecs du domaine de la poésie pour entrer dans celui de la foi populaire ; et en vertu de cette même origine, elle restera surtout une puissance mauvaise, cause d'erreur et de souffrance, sans se refuser pour cela à représenter aussi une influence bienfaisante à l'occasion. Ainsi l'ont comprise Pindare et Eschyle, puis à leur suite Théognis et Euripide : ils l'appellent un rêve éveillé, une suggestion importune, aveugle, lui donnent pour compagnon le danger et la considèrent, au même titre, comme un daemon funeste à l'humanité'. Tantôt elle est la plus fâcheuse cause d'erreur, puisqu'elle exalte les âmes pour les jeter dans la présomption ; une tentatrice séduisante qui fait à l'homme les yeux doux, mais dont le charme est celui d'une Aphrodite de malheur6. Tantôt, au contraire, elle est par les mêmes bénie comme une force salutaire, comme la joie dernière de l'homme qu'accable le malheur. Théognis qui l'a maudite par endroits, dit ailleurs qu'elle est la seule divinité favorable restée parmi les mortels, alors que les autres ont quitté la terre pour l'Olympe' : « Aussi longtemps que tu vivras et verras la lumière du soleil en vénérant les dieux, attache-toi à l'Espérance et fais-lui les premiers et aussi les derniers sacrifices 7 ». « Demain sera meilleur qu'aujourd'hui, dira un autre; l'Espérance réside parmi les vivants, seuls les morts sont sans l'Espérance B. » Malgré la vivacité de ces peintures et de ces invocations chez les poètes, cette personnification d'idée morale n'a laissé de traces nulle part, ni dans les cérémonies du culte ni dans les productions de l'art religieux en Grèce. Il en fut autrement à Rome oïl elle semble avoir eu des sanctuaires et suscité des hommages dès les premiers temps de la République 9. L'apogée de sa faveur date des guerres Puniques, avec un regain de popularité religieuse sous l'Empire au ter siècle. Moins subtil que celui des Grecs, l'esprit latin n'a pas raffiné beaucoup l'idée d'espérance. Aussi la dualité de physionomie que nous avons constatée chez les premiers est-elle moins accentuée. Un poète de l'Anthologie, qui a écrit l'invocation la plus complète s'adressant à cette divinité, l'implore, il est vrai, en des termes que ne désavoueraient ni Théognis ni Euripide :Spes J'allax, Spes du/ce malum 10; mais il est évident que lui et d'autres encore s'inspirent de modèles helléniques. A Rome, Spes est surtout connue sous le vocable de Bona, ce qui supposait que, tout au moins par la pensée, on admettait qu'elle pût être le contraire 11. H y avait de même une Malet Fortuna, conception que Cicéron repousse, ainsi que celle des divinités Ffybris (G'ontumelia) et Febris 12. La Bona Spes se retrouve sur des monnaies de l'Empire : elle était le numen qu'on invoquait pour que l'objet convoité devînt réalité. A ce point de vue, elle avait avec Fortuna des rapports de nature et de circonstances ; et elle est associée aussi, le cas échéant, avec Sales, Victoria, Opis, Virtus, Juventas13. L'importance qu'elle avait dans la vie agricole a fait supposer que Spes était d'origine et de nature champêtres. A part deux textes de Tibulle qui, par euxmêmes, ne prouvent rien ", tous les autres lui prêtent une signification très générale. Invoquée aux anniversaires de naissance, à l'occasion des mariages et des prises de toge virile, elle est apparentée surtout à Fortuna16. Une image de Spes était vénérée au temple de la Fortune à Préneste ; Horace la donne pour compagne, avec Filles, à la Fortune d'Antium, ce que fait aussi un distique daté de l'an 66 apr. J.-C. et gravé sur une tuile au nom de Julia Concordia f 6. Le sanctuaire du Vices Longus semble avoir été sous le vocable de Bonae Spei déterminant Fortuna". Il existe sur des pierres tombales et ailleurs une exclamation de désenchantement pour ceux qui ont tout perdu, même l'Espérance : Spes Il est assez difficile de s'orienter parmi les renseignements que nous possédons sur la topographie et la chronologie des temples voués à Rome en l'honneur de Spes. Le plus ancien paraît avoir été celui qui s'élevait devant la porte Carmentale, les uns disent à 8 stades de la ville, sur un emplacement resté inconnu, les autres sur le Forum Olitorium qui était hors de l'enceinte aux SPE 1431 SPH débuts de la République, Tite-Live y fait allusion pour situer un combat qui eut lieu en 478 av. J.-C '. Nous le retrouvons aux temps des guerres Puniques, où il aurait été voué, puis dédié vers 218 par Atilius Calatinus, détruit par le feu peu après avec les sanctuaires de Fortuna et de Mater Matuta, et finalement reconstruit en 212, date à partir de laquelle on le désigna sous le nom de Tentplum Spei Novum 2. Sa dédicace avait eu lieu le 1" août ; pour ce jour-là continue à figurer dans les calendriers l'unique fête périodique de la divinité avant l'empire. Cicéron mentionne l'à-propos de ce culte au plus fort d'une guerre souvent malheureuse : l'espoir du succès, dit-il, est encore ce qu'il y a de mieux pour relever le courage 3. Un incendie le détruisit une fois encore en 31 av. J.-C; Germanicus le reconstruisit, mais seulement à la fin du règne d'Auguste. Durant le même règne le Sénat ordonna une supplicatio en l'honneur de Spes et de Juventas pour le 18 octobre, date à laquelle Octave avait revêtu la toge virile Comme la date du 1" août se trouvait être celle de la naissance de l'empereur Claude, la coïncidence fut cause que la divinité de Spes revint en grande faveur. Aussi voit-on dès lors figurer son image sur les monnaies 5. En l'an 63, à l'occasion des couches heureuses de Poppée à Antium et du retour à Rorne de Néron, les Frères Arvales ajoutèrent Spes à la liste traditionnelle des dieux honorés par la confrérie. C'est sans doute aussi à cette occasion que fut fondé à Antium le C,ollegium des adorateurs de Spes Augusta que mentionne une inscription e. En dehors de Rorne, on rencontre encore des traces du culte de Spes à Gabies où elle est vénérée en compagnie de Salas' August (orum), avec une prêtresse spéciale ' ; d'autres à Osties, à Aricia, à Capoue e ; il n'en a été relevé encore que très peu dans les provinces. A Rome et dans le Latium elle recevait surtout les hommages des laboureurs et des jardiniers, ce qui fournit un argument à ceux qui tiennent pour son origine rurale. Un aedituus du temple de Vénus, dans les jardins de Salluste, lui a voué un autel'. Spes, la chose n'est point douteuse, a connu les honneurs de la statuaire 10 ; mais parmi les femmes drapées qui dans les musées ont été désignées par son nom, la plupart représenteraient tout aussi bien la Fortune, l'Abondance (Opis), la Concorde, etc., ou toute autre personnification féminine du sort heureux. La seule dont la signification est garantie par une inscription est dépour vue d'attributs ou de gestes caractéristiques 11. D'autres images sont mentionnées dans les inscriptions, mais sans indication sur leurs traits distinctifs. Le type le plus probable de Spes est celui d'une jeune femme vêtue de la tunique sur laquelle est drapé un ample manteau dont elle relève l'extrémité inférieure avec un geste harmonieux, soit de la main droite, soit de la main gauche; l'autre soutient une corne d'abondance ou tient une fleur, de préférence en bouton, c'est-à-dire symbolique 12. Pour composer ce type qui est de l'époque romaine et ne parait pas antérieur à l'Empire, les artistes ont exploité une représentation archaïque de Vénus (fig. 6539)13. Si cette conjecture est fondée, nous aurions l'image de Spes dans une statue de la collection Blundell à Ince, faussement dénommée étrusque; malheureusement les avant-bras sont restaurés ". Deux statues de la collection Giustiniani, dont l'une tient la corne d'abondance, l'autre une poignée de fleurs,la main opposée relevant le bas du manteau, en sont des reproductions modernisées 15. Les images de Spes que nous trouvons sur les monnaies impé riales (fig. 6540) sont par elles-mêmes fort peu caractéristiques et reconnaissables surtout par le nom en exergue'''. J.-A. Huis.