Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

THÉTIS

TIIÉTIS (OETt;). Ce nom, qui se retrouve dans OE6üOBETtç', paraît dépendre de la même racine que OE6; (autorité régulatrice)' et signifier simplement « divinité » 3. (telle qu'il désigne est ancienne et locale ; c'est une Thessalienne de la côte Sépias et du cap du même nom', vis-àvis la pointe nord de l'Eubée. Le voisinage de la mer aura fait d'elle une déesse marine 5 ; celui du Pélion, sur les pentes duquel Péleus passait pour avoir régné, fit imaginer son union avec ce dynaste. On honorait de la sorte la descendance de Zeus par Æacos, père de Péleus, et l'importance de la déesse thessalienne est restée liée longtemps à celle des Ihacides, famille puissante dans l'île d'lgine S. D'autre part, après les mortelles aimées d'un dieu, Thétis réalisait comme los [ AuliolA ] et quelques autres le type inverse (mais moins fréquent) de la déesse rendue mère par un mortel. Les Ioniens 7, entre autres légendes venues de Phthiotide, adoptèrent celle de cette mésalliée et si elle n'est pas entrée dans la constitution de l'Olympe héllénique, c'est sans doute parce que l'office de régent des mers y était déjà rempli par une divinité d'origine moins ancienne [NEPTUNUS], mais on l'a introduite parmi les Néréides$, filles du prophétique « Vieillard de la mer n [NEREUS] 9. Elle y a une place à part ; les épithètes qui la décrivent lui attribuent une incomparable beauté de jeune fillelo Seule avec trois de ses sœurs, dont Amphitrite [AiIPIIITRITE], elle a eu une légende personnelle[NEREIDES, p. ï4] qui, sous sa forme non écrite, antérieure, croit-on, à celle que l'épopée consacrera", la donnait comme convoitée par Péleus,mais nullement consentante.ll l'a enlevée; elle s'est débattue pour échapper. La poésie épique, théogonique n'en dit rien, mais les artistes les plus anciens le savent. Une autre tradition ancienne et persistante est que Chiron, le Centaure sage [CulaoN], conseillait cette union, l'aprescrite à la Néréide, ou a aidé Péleus à dompter sa résistance 12, ou encore assiste à des noces régulières célébrées dans sa propre demeure 13. Sa présence paraît s'imposer aux poètes comme appartenant à la légende primitivel4 et elle n'est pas très rare dans les peintures de vases15, qui sont pour nous les seuls témoignages anciens de la défense de Thétis. Tantôt Péleus l'y guette, tantôt il la poursuit; plus fréquemment il la saisit (souvent au milieu des Néréides épouvantées, qui s'enfuient vers Néreus 3S). Le Gabala, etc. [veneur, 3cREmES]. 5 Gruppe, ibid. p. 1060. s Hesiod. Theoqon. v. 1006. Voir les odes de Pindare célébrant des vainqueurs éginètes, 01. Vlll, Pyth. figure parmi les 51 Néréides d' Hésiode (Thcog. v. 240 sq.) et les 45 d'Apollodore. Hygin ne la nomme pas, sans doute parce qu'il emprunte le catalogue de l'Iliade qui nomme seulement ses soeurs. -9 On lui donne pour mère Doris qui, autrement, n'a pas de XXXV, p.77, n. 2 (Reitzenstein) ; cf. infra pour la tradition épique. 12 Schneider, fait de lui parfois le père de Thétis. Smalas, s. v. Chiron; Schol. Apoll. Ithod. I, 558. 15 Elle le serait moins encore, si un Centaure n'occupait trop de place. THE 254 THE coffre de Kypsélos', qui était du vile siècle avant J.-C. et que l'on pouvait voir encore à Olympie au 1Ie après. présentait entre autres scènes, sur son pourtour, Thétis assaillie par Péleus, Péleus par un dragon sorti des mains de la déesse'. Très souvent, sur les vases, le ravisseur est ainsi aux prises avec lions, panthères, serpents, monstres marins, ou bien Thétis est environnée de flammes (fig. 6895 et 6896) 3. On croirait à des tours de magicienne 4 si, avec les poètes postérieurs, on ne reconnaissait là, traduites par les seuls moyens dont l'art dispose des transformation s auxquelles la déesse recourt° pour effrayer, dépister le brutal qui la veut. Avant elle Métis 7 et Némésis (tome IV, p. 52) ont tenté les mêmes moyens d'échapper à Zeus lui-même. On voit les autres Néréides faire de même, mais rarement, sans doute par imitation (fig. 5316, IV, p. 73). A partir de Pindare' et de Sophocle°, lutte et métamorphoses de Thétis serviront de thème aux poètes comme aux anis tt s. Après l'adoption de cette légendef', on a grandi la Néréide en la faisant intervenir dans l'existence des Olympiens. Elle s'est rangée du parti de Zeus, qu'au début de son règne trois des grands dieux voulaient faire prisonnier. Elle a été chercher le géant monstre llriareus, qui leur a fait peur étant plus fort que Zeus. Il effraie les complices et déjoue leur entreprise 1l. Quand Iléphaistos a été précipité dans la mer par Héra, dépitée d'avoir un enfant contrefait, Thétis l'a recueilli et tenu caché neuf ans 12. Plus tard, quand Dionysos et ses Ménades ont été maltraités par Lycourgos le Thrace, c'est elle qui a offert un refuge dans la mer au dieu épouvanté''. Ala tradition populaire de l'enlèvement par force, une autre s'est superposée, suivant laquelle c'est Zeus et d'autres Olympiens" qui ont ménagé entre leurs protégés, si peu disposés à s'entendre, un mariage régulier. Ces deux traditions ne s'accordant qu'à grand'peine 15 on a pu dire qu'elles avaient eu des provenances très différentes et même qu'elle s'excluaient : a dans l'une, a-t-on dit, les dieux n'interviennent pas, dans l'autre Thétis leur obéit ; la première, d'origine ancienne, thessalienne, populaire, aété suivie par les peintres de vases ; la seconde est épique, ionienne 16 ; les poètes dramatiques, l'ont adoptée17 n. Cette théorie soulève quelques difficultés. Sans doute on a envisagé de préférence, tantôt la résistance de la déesse, et tantôt la faveur des dieux qui offre TIIE 235' TIIE ou l'amenant à la demeure de Chiron pour les noces 12. La légende de Péleus étant sans doute répandue en Ionie. l'épopée s'est créé un héros en lui attribuant un fils et la Néréide, mère de cet Achille, devient dans sept chants de l'Iliade" une figure complémentaire, tantôt avec Néreus chez qui, délaissant Péleus, elle s'est retirée sous la mer, entre Imbros et Samotllracef4, tantôt parmi les Olympiens ou sur le rivage de la Troade. Elle y est une touchante 'urrap; roT6xEtx, mère affligée d'u n valeureux fils' '. Avec desgestes doucementmaternelselle réconforte Achille blessé dans son orgueil16, elle lui conseille à Péleus une épouse divine. Chacune des deux manières de voir paraît ignorer l'autre. Mais cette ignorance est-elle si absolue? Dans l'une et l'autre, 10 Chiron intervient' ; `?° Thétis marque plus ou moins fortement sa répugnance 2 ; 3° une circonstance de beaucoup la plus considérable est commune : un banquet de noces sur le Pélion, honoré par la présence de presque tous les Olympiens venus les uns pour apporter des présents, les autres (Apollon et les Muses) pour chanter aux amants leur épithalame'. Les mêmes poètes se placent aux deux points de vue 4, sans se mettre en peine de concilier logiquement deux formes de légende qui ne paraissaient pas inconciliables`; ce qui les oppose encore plus, c'est que les dieux qui, dans l'une, font le mariagede Thétis n'assistent à sa résistance sur aucun des vases peints qui établissent l'autres. La poésie hésiodique avait produit un Épithalame de Thétis', thème de variations renouvelées jusqu'à l'épuisement du sujet. La première peinture des Noces que nous ayons est celle du célèbre vase François de Florence (fig. 6897), où Thétis est près de la porte d'un palais devant lequel Péleus, assisté de Chiron, accueille un long cortège de dieux placés deux à deux sur des chars, de Muses, Nymphes, etc. s. C'est un sujet auquel les artistes se sont attachés de bonne heure. Euripide a placé dans un de ses chœurs un tableau en raccourci de ces Noces, avec danse des Muses et des Néréides sur la grève et prophétie des Centaures sortant de la forêt, si pittoresque qu'il peut être la description de quelque peinture Sur quelques uses peints on voit aussi Péleus conduisant parlamain Thétis à son char 10, ou sur ce char avec elle", l'abstention qui domine les dix-sept premiers chants, et plus tard la réconciliation" ; pour lui elle obtient de Zeus les succès des Troyens qui mettront les Grecs à sa discré_ Lion ; d'Ilèphaistos l'armure avec laquelle il aura raison d'IIector l3. Elle vient avec ton Les ses soeurs pleurer la mort de Patrocle et conserve son corps avec de l'ambroisie n. La grande épopée fait ainsi de la Thessalienne farouche une personne grave, unemèreàla fois inquiète et courageuse ; celles qui la complétèrent (dernier chant d'une date postérieure, passage de l'Odyssée et poèmes cycliques) lui ontgardé ce caractère : sur l'ordre de Zeus elle conseille à Achille, qui s'acharne sur le corps d'Ilector, de le rendre à Priam 20; dans l'Isllliopide il est attaqué par Memnon, fils d'1?os, qu'il tue, puis est tué lui-même par Pâris : elle lui a prédit le succès du premier combat" et, après le second, elle le pleure avec des clameurs qui épouvantent les Grecs2'. Elle rend à sa dépouillé des honneurs pieux et le mène dans file Leukè où les morts retrouvent ceux avec qui ils vécurent". Dans les Cypriaques se rencontrait, entre autre faits antérieurs à l'Iliade, une scène TIIE -256 TIIE étrange : Achille voulait voir une fois cette Hélène pour laquelle il était devant Troie ; Thétis, avec l'aide d'Aphrodite, satisfaisait sa curiosité 1. Une raison plausible du décret qui a imposé à la déesse un mariage mixte y était imaginée : Zeus convoite sa beauté, mais elle ne 2ay~ ~x i ee i 1-~ 4ge. veut pas faire de peine à Iléra qui l'a élevée et se dérobe à cette haute fortune, ce dont le maître des dieux lui marque son dépit 2. Nous verrons une explication moins bourgeoise remplacer celle-ci. Ces scènes épiques ont presque toutes été mises en oeuvre par les mêmes artistes qui représentaient le rapt ou les épousailles et on en voyait déjà deux sur le coffre de Kypsélos Dans des peintures noires (style sévère) et rouges, et sur des reliefs anciens, on trouve Thétis amenant Achille à Chiron' qui l'éduquera [ACuILLuus], Ilèphais tos forgeant les armes que la déesse attend (fig. 6898) i, Achille s'armant en présence de sa mère 6 et celle-ci tendant à Patrocle une patère et une couronne'. Les représentations les plus fréquentes se rapportent au combat d'Achille et Memnon où Thétis se trouve avec Éos [AuRonA]. On a le sentiment d'un parallélisme voulu entre ces deux mères de fils ennemis. Estce parce que l'une et l'autre ont épousé un mortel et en ont souffert, que le poème cyclique affronte les fils? Quoi qu'il en soit, un bas-relief d'Olympie représentait Thétis et nos suppliant Zeus et avec elles Memnon et Achille 8 ; sur des vases on voit les deux déesses présentes alors que Zeus pèse dans une balance les sorts des deux adversaires' [LTRRA, p. 1223; IbERES, fig. 4263]. Sur d'autres, en nombre considérable, des deux côtés d'Achille et Memnon combattant, leurs deux mères ont de grands gestes effrayés. On a peine à distinguer l'une de l'autre quand les noms ne sont pas inscrits 10. Enfin sur un vase Néreus et Thétis placent sur la tête d'Achille une couronne Ces inventions épiques ont spécialement en vue la mère du héros; la mésalliée des premiers temps n'y est plus discernable. Mais elle reparaît, après la théogonie hésiodique12, dans l'imagination archaïsante d'un mythologue inconnu" qui a inspiré Pindare 1" et Eschyle. Il aeu sans doute pour modèle la légende qui mettait la récente domination de Zeus à la discrétion de l'antique Mètis'l', laquelle déjà, dans sa brève histoire, a une ressemblance avec Thétis. Cette fois Thémis ou son fils Prométhée16 révèlent que l'enfant qui naîtrait de Thétis ou d'un Olympien, Zeus ou Poséidôn, tous deux très épris d'elle, serait assez fort pour ravir à Zeus sa puissance encore nouvelle. Devant le danger venant de Mètis, Zeus l'avait « absorbée dans son abdomen », selon l'expression hésiodique. Dans la légende nouvelle, lui et Poséidôn, sur l'avis des autres Olympiens, réfrènent leur désir et font en sorte que Thétis n'épouse qu'un pieux mortel. Ainsi se trouvent enfin expliquées avec quelque grandeur les vuesde Zeus sur Thétis. Il fallait que déjà elle eût été faite mère d'un héros redoutable pour qu'une telle idée pût naître. Pindare et Eschyle s'en sont emparés ; elle s'accommodait bien aux idées morales et religieuses du premier et aux convenances dramatiques du poète de Prométhée ", Thétis a eu, dès avant les guerres Médiques, un temple et un culte à côté de Pharsale, près de son lieu d'origine", et aussi d'autres en Grèce", mais ce culte n'a jamais eu de foyer très ardent, ne s'est pas prolongé beaucoup et eût moins duré encore sans le souvenir des .iEacides. La conception religieuse a été comme étouffée par l'ampleur de la conception artistique et la déesse devient surtout, après le ve siècle, une figure gracieuse, familière aux poètes, mais à qui l'unité manque, ses diverses légendes étant soudées en combinaisons qui laissent voir les discordances20. Thétis passe pour avoir fait le sujet d'un des chefsd'oeuvre de Seopas. Il l'avait réunie en un groupe de marbre avec quelques Néréides, Achille et Poseidon ", belle combinaison d'art plutôt qu'inspiration religieuse. à C'est nique. THI -237THI Il en est de même du vase de Camiros où elle ne serait qu'une belle baigneuse troublée par un étranger dans ses ébats sur la plage, avec ses compagnes', si le peintre ne faisait reconnaître Péleus par un dragon qui le mord. Apollonios de Rhodes 2, l'historien Phylarchos 3, CatullePhilostrate 6 altèrent et combinent diversement les vieilles légendes en faisant Thétis ou insignifiante ou pompeuse. Ils s'attachent d'ailleurs à d'amusants détails de l'éducation première d'Achille par sa mère, que la grande épopée avait négligés, et les artistes font comme eux(fig. 6899)6. Ü n beau bas-relief romain la repré sente voilée, grave, près de Péleus', à qui Héphaistos, Athéné et les Heures apportent des présents de noces (fig. 6900) ; sur le vase Portland, en pâte de verre, la présence d'un dragon sur le sein de Thétis est contredite par celle d'Éros qui assiste à la facile rencontre des amants8. La figure de la déesse disparaît, se perd tout à fait dans ces artifices. Dans les poètes latins, Thétis est synonyme de a la mer n, procédé commode pour le vers qui n'implique aucun naturalisme religieux'. N'ayant pas gardé de dévots, cette déesse n'est pas de celles qui ont eu une sorte de renaissance, qu'on a voulu rendre plus grandiose par un amalgame avec d'autres dieux du paganisme épuisé. Il est vrai que le poète Quintus de Smyrne, en une esquisse d'un sentiment très homérique, l'a montrée entourant de soins et d'honneurs les cendres de son fils pour lesquelles Héphaistos lui fait une urne d'or, instituant des jeux funèbres et proposant son armure en prix" mais ce n'est qu'un pastiche archaïsant des plus froids. ADalEN LEGRAND.