Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article TIBERINUS

TIBERINOS, TIBERIS (Thybris). Le rôle joué par le fleuve du 'fibre dans l'histoire de Rome a été d'une importance telle' qu'il nous faut compléter ici, par une caractéristique spéciale, les notions d'ordre général qui ont trouvé place dans l'article FLUMINA (II, 2, p. i192). La meilleure interprétation que la linguistique moderne ait trouvée du nom de Tiberis, mis en rapport avec Tibur, Ti Tata, Tibernuil (la différence des quantités prosodiques est sans importance 2), est celle qui l'explique par : torrent venu de la montagne. Celles qui, dans l'antiquité, le font dériver de personnages fabuleux comme Thebris roi d'Étrurie, Tybris roi de Sicile, Tiberinus roi d'Albe, etc., n'ont que la valeur de curiosités mythologiques dictées par l'esprit d'Évhémère3. Le nom, chose assez surprenante, ne figure ni dans les Indigitanienta, ni dans l'histoire des plus anciens sacerdoces ; cependant il se rencontre dans les prières des Pontifes et des Augures. Nous savons par le commentaire de l'li'néide, qui a été puisé surtout chez Verrius Elacens, qu'on faisait une différence entre les divers vocables qui désignaient le fleuve. Tiberis est usité dans le langage commun: Tiberinus a le caractère religieux ; Thybris est la forme préférée par les poètes, particulièrement par Virgile qui, sans écarter les autres, l'orthographie ainsi Ramenée à ses éléments nationaux et primitifs, la religion du Tibre a tous les caractères d'un culte des forces de la nature, dont la piété fait d'abord des monstres et qui se transforment avec le temps en figures hérofques à la ressemblance humaine. Les livres des Augures l'identifiaient avec une couleuvre, à cause des sinuosités de son cours e; d'autres textes sacrés l'invoquaient sous le nom de serra, scie, parce qu'il entamait et découpait ses rives: quasi ripas ruminans et exedens; et l'on donnait une signification analogue au vocable Ramon que les modernes interprètent par nourricier'. Un texte de saint Augustin, qui s'est documenté chez Varron et dans le dialogue de Sénèque sur la Superstition, cite Tiberinus parmi les plus anciennes et les plus éminentes divinités de Rome 8. Nous trouvons des preuves de cette antiquité chez Virgile, dans l'invocation d'un guerrier qui promet de suspendre les dépouilles de son ennemi aux branches du chêne consacré au fleuve'. De même Horatius Coclès, tenant tête aux Étrusques sur le pont Sublicius, au moment de sauter dans les flots, prie le dieu de le recevoir, lui et ses armes, pour les soustraire aux ennemis. Servius nous a conservé le formulaire de la prière antique : Adesto, Tiberine, cuti' tais undis, que les poètes Ennius et Virgile ont à peine altérée pour lui donner place dans leurs épopées, le dernier en associant le fleuve aux Nymphes des rivières '°. Une strophe d'Horace met en relief la double physionomie du dieu fluvial qui, redoutable par ses débordements, est bienfaisant par l'action fécondante de ses eaux et par les facilités qu'il apporte à l'approvisionnement de la grande ville (fig. 6938) 11. Le poète l'associe et à la légende des héros antiques et aux événements heureux ou funestes de la récente histoire. ]lia ou Rhea Silvia, la mère des Jumeaux, devient l'épouse du dieu Tibre, après avoir été précipitée dans le fleuve; et c'est elle qui gémit sur le meurtre de César, son descendant par les Jules12. Dans tous ces passages, tandis que chez les Grecs les divinités fluviales se confondent étroitement avec l'élément aquatique, la piété positive des Romains les en distingue. Le Tibre, deus loci, sort des flots et reprend sa place dans les profondeurs, comme dans une demeure, après avoir parlé, agi et écouté ses fidèles t3. C'est ainsi que s'est formée l'idée des atria Tiberis, sorte de palais où résidait la personnalité du dieu. On le localisait dans une courbe du fleuve, entre Rome et Ostie; et certains commentateurs interprétaient de même le hie milzi magna domus, que Virgile met dans la bouche du dieu conversant avec Énée. Cette conception d'une résidence royale des fleuves divinisés, particulièrement du Tibre, est exploitée par les derniers poètes de la latinité 14. Le témoignage le plus frappant qui nous ait été conservé du respect superstitieux dont la divinité du Tibre et de ses affluents a été l'objet chez leurs riverains, et cela à une époque éclairée et sceptique, c'est l'opposi TIB 299 TIB Lion que rencontrèrent dans l'opinion, non seulement des foules mais des esprits cultivés, les travaux de rectification projetés sous Auguste et repris sous Tibère, en vue de remédier à des inondations désastreuses autant que fréquentes 1. Tacite nous raconte comment le sénat consulté fut amené à y renoncer, parce qu'on y voyait comme un attentat à la divinité du fleuve. Tibère ne voulut même pas qu'on consultât sur ce point les livres Sibyllins; et comme les riverains des affluents, dont il était question de dériver le cours, faisaient valoir d'autre part des raisons économiques, on se détermina surtout par des raisons religieuses, afin de ne rien innover : « Ne devait-on pas quelque respect aux sentiments pieux d'alliés qui avaient voué aux fleuves de leurs pays des fêtes, des clairières sacrées, des autels? Bien mieux, le Tibre lui-même s'indignerait d'être exposé, une fois privé du tribut des rivières voisines, à couler moins glorieux. » A Rome, le Tibre avait dans l'Ile un sanctuaire dont la dédicace était commémorée le 8 décembre 1,e 7 juin on célébrait, trans Tiberim, une fête des pêcheurs et des plongeurs qui était en l'honneur du fleuve : c'étaient les lndi piscatorii, que le poète Ovide cite parmi les réjouissances populaires qui l'avaient charmé dans son enfance 3. Une troisième fête, désignée sous le nom de Tiberinalia dans certains calendriers et de Porlunalia dans d'autres, tombait le17 août et étai t célébrée à la fois à Rome, près du Pont Aemilien, et à Ostie'. C'est pour cette raison que Mommsen crut devoir identifier le dieu PORTONOS avec Tiberinus lui-même [IV, 1, p. 5921. Mais comme dans la liste des Flammes se rencontrent à la fois un FI. Poi'tunalis et un El. Volturnalis, celui-ci comme chargé du culte de Volturnus qui n'est autre que le Tibre, du moins à Rome (il y a également un fleuve Volturn us en Campanie), il faut laisser les Porlunalia au dieu Portunus, protecteur des entrepôts, et supposer que les calendriers ont fait une confusion '. Parmi les hommages rendus au Tibre il convient de rappeler la procession des Argées, avec l'immersion des mannequins d'osier jetés du pont Sublicius par les Vestales, en présence des Pontifes et des Magistrats [ARCPI,I, p. /401 sq.]. C'était sans aucun doute une cérémonie expiatoire ayant pour but de conjurer les inondations; à l'origine on y devait immoler des victimes humaines qui furent remplacées dans la suite, sous l'influence d'une civilisation plus clémente, par autant d'offrandes simulées 6. Le principe de cette substitution, dont les exemples dans les cultes gréco-romains sont innombrables, nous est fourni parle commentateur de l'Éneide expliquant le sacrifice d'lphigénie : « L'immolation n'a pas eu lieu réellement, car dans le culte le simulacre tient lieu de la victime 7. » Les inscriptions en l'honneur du 'libre sont rares ; du moins leur nombre est hors de proportion et avec l'importance des sentiments qu'il provoquait et avec la place qu'il tient dans l'ouvre des poètes au temps d'Auguste, notamment dans celle de Virgile et d'Ovide Une seule inscription, originaire de Ilortanum ou Horta en Étrurie, mentionne le premier autel qui ait été dressé en son honneur, et cela par un soldat qui dit l'avoir voué au début de sa carrière. Du règne de Dioclétien est celle qui exalte Tiberinus 9 Pater aquarunl omnium, qualification qui rappelle Okéanos, le fleuve par excellence chez Isomère. L'auteur de l'inscription l'a puisée moins dans Ja langue rituelle que dans ses souvenirs littéraires; elle se rencontre en effet successivement chez Ennius, Virgile et le rhéteur Fronton 10. Le Tibre est représenté par l'art, sur les monnaies, les bas-reliefs et sous la forme de statues, conformément au type des divinités fluviales de la Grèce. Il a les traits d'un vieillard barbu, couronné de roseaux, couché et accoudé, qui, le plus souvent, laisse échapper l'eau d'une urne, ou tient une rame en guise de sceptre 1f. Ainsi d'ailleurs le décrivent les poètes, particulièrement Virgile. TIB 300 T1B En pendant avec le Nil, il figure sur les monnaies d'Alexandrie où est invoquée l'union de Rome et de l'Égypte ( `Opalvota)pour le transport des céréales; ailleurs il est seul et, mollement étendu, pose la main sur une proue de navire (fig. 6939) '. La statuaire a de même apparié les deux fleuves, ainsi qu'on le peut constater parles figures couchées, l'une du Nil en marbre noir, l'autre du Tibre en marbre blanc (fig. 6940) 2. Celui-ci est reconnaissable à la Louve romaine et aux Jumeaux; le Nil à la présence d'un crocodile, d'un sphinx, ou d'un hippopotame. Des bas-reliefs reproduisent la rencontre de Mars et de Rhea Silvia avec le Tibre, son époux, en tiers 3. Par la majesté de son attitude et les attributs de la vie active et opulente qu'il développe tout le long de son cours, depuis sa source jusqu'à son embouchure, et même le long de la côte jusqu'à Pouzzoles, d'où remontaient les bateaux chargés de blé à destination de Rome, il est la plus expressive personnification de la prospérité commerciale J. A. Mon