Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

TORNATURA

TORNA.TURA (Topvmurtxsj), TORNUS ('l'dcvoç). I. Art du tourneur ou tournage. Tour dont il usait. Le tour est une machine-outil sur laquelle la pièce à travailler est animée d'un mouvement de rotation autour d'un axe horizontal ou vertical, pendant que l'outil se déplace à volonté. Les perfectionnements du machinisme ont, de notre temps, multiplié l'emploi du tour, surtout dans l'industrie des métaux ; il sert notamment, en vue d'apporter à l'exécution une régularité plus parfaite, à une foule d'opérations qui pourraient autrement s'accom plir: perçage, alésage, fraisage, sciage, ramage, men= lage 1. Nous ignorons dans quelle mesure les anciens y ont recouru pour des travaux de ce genre. Mais le tour 'a d'abord aidé à constituer plastiquement les objets de forme circulaire; une de 'ses premières applications fut certainement réalisée dans l'art de la céramique. Bien que, dans quelques cas, on puisse hésiter un peu, après examen prolongé d'un vase, à reconnaître l'emploi du tour, le plus souvent il n'y a aucun doute, et l'on est fondé à le signaler, bien avant l'épopée homérique, dès l'an 2000 au moins, car il se manifeste à Troie dans la deuxième couche de débris, dans la ville brillée2. En. Italie, il fut certainement connu plus tard, mais sans doute dès le vme siècle 3 ; seulement l'usage n'en fut peutêtre pas tout de suite généralisé4. Le tour à potier, aujourd'hui encore, est de beaucoup le plus simple, parce que la matière en oeuvre est la plus tendre, et que l'instrument essentiel, pendant le tournage, est en réalité la main. Aussi,,même de nos jours, ce tour ne consiste-t-il qu'en deux disques horizontaux, reliés par un support; l'ouvrier travaille sur le premier et, à l'aide du pied, le met en mouvement par l'intermédiaire du disque inférieur. On a déjà donné [FIGLINcSI ores, p: 1121-1122] quelques renseignements sur le tour à potier antique (Tpdzoç rota /igularis ou orbis 6). Aucun monument grec ne permet d'affirmer la présence de ce deuxième plateau, et plusieurs montrent des tours où il n'existait pas ; dans ces derniers exemples, la manoeuvre à la main, seule concevable', est en effet visible (fig. 30:38). Mais les documents ne sont pas assez nombreux, ni assez précis, pour trancher réellement la difficulté ; les peintres n'ont figuré l'opération que d'une façon approximative, même inexacte parfois. Ainsi une nécessité absolue est le centrage ; le vase à tourner doit être placé juste au milieu du plateau; c'est ce qu'a oublié l'auteur d'une petite scène (fig. 3033). Le disque a besoin d'être surélevé pour dominer le siège de l'opérateur; son support a généralement la forme d'un cylindre; mais le frottement ne devait se produire que sur une surface beaucoup plus exiguë, aussi réduite que possible, constituant l'axe de rotation. Un progrès consista peut-être à changer ce support, qui devint conique ou en quille, avec la pointe en haut; une stabilité plus grande en résultait, et la mobilité n'y perdait rien. C'est ce que fait constater une péliké du Musée Britannique plus récente que les TOR -373=TOR' autres ' représentations ; on y voit deux Satyres juchés sur le tour, qu'une main invisible aura actionné, et qui se tiennent l'un l'autre afin de neutraliser la force centrifuge (fig. 51440). Le rebord du plateau a son arête inférieure abattue, peut-être pour faciliter la préhension. A l'époque romaine, d'après les trouvailles, un deuxième disque paraît avoir été ajouté, et d'un diamètre un peu différent du premier. On a découvert en Italie, à Centuincellae, un fragment de tour en terre cuite : sur le pourtour de la roue (env. 27 centimètres de diamètre et 8 d'épaisseur) était creusée une rainure, rattachée par six petits cylindres à une bande de plomb qui servait à la mise en marche 1. D'autres spécimens ont été trouvés en France, à Nancy 2, à Lezoux; il y en a un au musée de Roanne', plusieurs à celui de Toulouse. Le tour servait à la fois à donner au vaisseau d'argile son contour et à cet effet l'artisan, dont la main suffisait pour réaliser les cylindres, devait obtenir les cônes à l'aide d'outils dont il présentait obliquement l'extrémité et aussi à délimiter les zones, soit à la pointe, soit au pinceau. Nous sommes plus mal informés encore du tour affecté au travail des matières dures, non seulement le bois, mais aussi la corne, l'ivoire, l'os, même le métal 4. Au temps de l'épopée, le riche mobilier qu'elle décrit ne tirait point sa décoration uniquement de l'incrustation et du placage ; déjà on le tournait, mais sans doute sur un appareil d'une simplicité toute primitive 3. L'emploi du tour se rendait alors par le vieux mot Lvst, et les matières tournées se disaient généralement ôtv'nrz 6, bien que le banc du tourneur n'ait eu pour nom ltoç que dans la basse grécité 7 ; antérieurement le mot ne désignait qu'un objet de forme ronde, tel qu'un grand vase [nlxos) Il n'est venu en somme à notre connaissance, d'une technique qui fut de bonne heure savante, que les termes qui y avaient cours 9. Du plus simple le nom de l'appareil lui-même, tornator23; TopvEUTF,ptOV, l'instrument principal du tourneur, une sorte de ciseau '1; TdpvEup.x, le copeau, ou raclure de bois enlevée au tour"; on dit TopveuTdç l'objet fait au tour", ElITopvoç la matière propre à être travaillée par le tourneur 27. La qualification de 0--poyyund7ouç, donnée à un l ppoç dans un inventaire'', doit s'entendre de pieds tournés. En dehors de cette mornenclature, plus rien que la description, de basse époque, d'un appareil appelé naampltur 2s et qui consistait en une pièce de bois ronde, de taille moyenne, entourée d'une courroie, que les menuisiers faisaient mouvoir autour de son axe, pour leurs travaux de tournage 3D. On peut songer à la courroie sans fin transmettant le mouvement d'une roue à une autre ; mais comment était actionnée la première? Peut-être avec le pied; il serait singulier que le moteur à pédale n'eût pas été connu des anciens 31. La disposition du mampliur a été encore reconstituée autrement par M. Pernice 32: au lieu de roues ou disques, il put y avoir une sorte de rondin ou d'essieu en bois, autour duquel s'enroulait plusieurs fois une corde, reliée en bas à la pédale, en haut à un support, libre de s'abaisser parallèlement à celle-ci; ce serait une autre application du même principe mécanique suivant lequel les pierres fines se gravaient à l'aide d'un burin mis en mouvement par un archet (fig. 3483). La question du touret, appareil du lithoglyphe, est d'ailleurs elle-même assez obscure Nous savons également que certains bois étaient particulièrement recommandés pour le travail du tour" LMATERIA, p. 163L], spécialement un bois blanc, l'alaterne [LIGNum, p. 124.3). On devait comme aujourd'hui rechercher ceux qui ont des fibres droites et dures, mais souples cependant et ne s'égrenant point, n'offrant pas trop de noeuds et prenant bien le poli. On travaillait de préférence le bois vert, parce que le fer a plus de prise sur les fibres encore fraîches, tandis qu'il sursaute parfois sur le bois sec et s'en détache". Une variété de palmier avait un noyau dur qui, au moyen du tour, fournissait des anneaux [LIGNUM, p. 1248]. On sait que le tour moderne est constitué d'un « banc» sur lequel posent une « poupée » fixe et une poupée rnobile, dite contre-pointe, parce que les deux poupées sont munies de pointes sur les faces qui se regardent: La pièce à tourner; qui au préalable a revu une forme grossièrement cylindrique, se place ainsi « entre pointes », les pointes pénétrant dans un petit trou foré au poinçon, au centre de la face circulaire que présente la pièce à chaque extrémité; aussi cette opération s'appelle « centrer ». L'outil est rarement tenu à la main ; il est saisi par un porte-outil, sur un chariot qui peut se déplacer dans trois directions: en long, en large et en hauteur. Le problème de la mise en place et du fixage de la TOIT 374 matière à tourner a dû se poser pour les anciens l; le centrage se signale encore à nos yeux, sur des miroirs ou des pieds de vases, par de petites dépressions (qu'on n'a pas toujours songé à aplanir, après achèvement); on assujettissait peut-être plus sûrement la pièce en garnissant de poix ou de goudron les pointes des poupées. Dans l'hypothèse de M. Pernice, la matière à ouvrer tourne alternativement dans un sens, puis en sens inverse, selon que la pédale s'abaisse ou se relève. Méthode plus médiocre que le mouvement continu dans le même sens; aussi ne la suppose-t-il que pour le travail du bois. Pour le métal. qui oppose plus de résistance, il en a dû être autrement, et petit-être faut-il faire honneur d'une innovation à Théodoros de Samos. La courroie sans fin était certainement utilisée à l'époque hellénistique; mais bien auparavant le même artiste avait déjà, au Labyrinthe de Lemnos, travaillé le marbre dur avec du fer « en tournant » 2 Il dut, selon M. Pernice 3, imaginer un appareil dans lequel les tambours des colonnes s'emboîtaient; au centre de chaque face plane, ils présentaient des broches ou tenons venant s'engager sur l'appareil, dans des cavités garnies de métal et soigneusement huilées pour atténuer le frottement. Quelque esclave mettait les tambours en mouvement: il est probable qu'un des montants de l'appareil était percé de part en part; l'un des tenons le traversait et fonctionnait comme axe de rotation ; on y avait adapté une manivelle, peut-être une grande roue, pour multiplier la force d'ébranlement. L'usage du tour n'a pu prendre d'importance pour le travail des métaux que lorsqu'on a commencé à se servir largement du fer; prendre un outil de bronze pour mordre le bronze, c'était se limiter à des ornements superficiels et d'une grande simplicité. Les instruments du tourneur sont surtout la gouge et le ciseau [CAEntim], soigneusement affûtés à la meule ; avec eux on produit toutes les surfaces de révolution, cylindres et cônes, pleins ou creux, surfaces-limites planes, surfaces hélicoïdales, rien qu'en faisant varier les déplacements relatifs de la pièce et de l'outil. Pour certaines matières, on a dû renforcer et régulariser la puissance de ce dernier par certains mordants, comme l'émeri détrempé dans l'huile. Un opérateur du xvme siècle était arrivé, par ce procédé, à reproduire des vases de verre comme ceux qui ont été retrouvés à Nîmes et dans lesquels entrait du plomb, ce qui facilitait l'emploi du tour' ."vITRubi]. Cet appareil a été certainement appliqué à toute sortes de matières et d'objets; il a bien fallu l'emploi du tour pour produire les chalumeaux cylindriques ou en entonnoir, d'ivoire ou de corne 5 [TIBIA, p. 302-3037. Parmi les TIEIIICLEA VASA, il yen avait de tournés en bois noir de térébinthe 6. Une épithète amusante d'un comique, TopucuTO))up2e7rtôo7rryoç 7, indiquerait que des lyres et des boucliers se faisaient sur le tour. Par la même méthode s'obtenaient les ornements circulaires, en creux ou en TOR relief, de certains miroirs ou vases de métal (tels ceux signalés plus haut), des candélabres (fig. 1096), de sceptres (fig. 1910), de pieds de lits (fig. 4376, 4397), ou des manches de la vaisselle de luxe 3. De ces derniers objets il est resté assez peu de chose, ainsi que des bijoux qui ont nécessité l'emploi du tour. Un bracelet ibérique en or (sans doute du ve siècle) a été imité en cuivre pour le Musée de Saint-Germain. 11 est divisé en zones, dont plusieurs curieusement ajourées, avec des alignements de pointes. Tout cela suppose un travail très long, très minutieux, et une suprême habileté. L'auteur de la copie moderne suppose que les ajours ont été obtenus par une roulette dentée en acier, qui tournait avec la pièce de métal, et les pointes par un outil spécial, « une sorte de fraise travaillant extérieurement, dont le tranchant était tourné du côté de son axe de rotation, et dont le mouvement rotatif, sur le plan de la languette, déterminait l'isolement d'un petit cône de métal très affilé à l'extrémité ». Nous n'avons presque rien des produits de la menuiserie antique. Pourtant les sables de l'Égypte, ont préservé quelques rares échantillons 10 de pieds de meubles tournés, d'un lit et d'un siège d'espèce indistincte ". On cornait aussi quelques spécimens de sarcophages en bois peint trouvés en Criinée (fig. 6100, 6101). On voit par ces exemples que les artisans hellénistiques ont su réaliser un très grand nombre de l'ormes vraiment fort variées. On peut encore invoquer les témoignages des monuments où des meubles sont représentés. Sur les vases du Dipylon, les pieds des lits 12 le sont d'une facon si sommaire que l'usage du tour n'y. apparaît pas indiscutable (fig. 3338, 3342). A partir du commencement du vie siècle, en particulier dans les peintures corinthiennes, les pieds tournés et les pieds rectangulaires, sculptés, abondent concurremment; ils ont un aspect un peu massif, et sans harmonie (fig. 1694)11. Plus légère, mais gauche encore, la représentation que fournit un vase chalcidien U, oit alternent les formes grêles et d'autres trop élargies. Le lit ionien admet aussi des pieds tournés (fig. 3874). On semble d'ailleurs, à ce moment, aimer mieux les pieds échancrés que les pieds tournés [voir LECrtS]. Vers le milieu du même siècle, un grand progrès est déjà accompli, dans le sens d'une élégante sobriété; les trônes sculptés sur le monument des Harpies, à Xanthos 15, ont des jambes dont Ja silhouette, cylindrique dans l'ensemble, prend une physionomie spéciale par l'addition de quelques renflements assez simples. A cette époque, on continue de préférer les pieds sculptés, échancrés, terminés en pattes d'animaux. Au ve siècle, les modèles tournés paraissent l'emporter, mais les formes sont encore très peu compliquées (fig. 1426, 1959,-2602, 4305, 4720, 4863, 5311) ; il y a surtout deux variétés, également visibles dans la frise orientale du Parthénon le : 1° d'abord une sorte de tête de quille, assez grosse, puis un évidement prononcé, et enfin TOR 375 TOR une tige unie, déprimée en son milieu selon une courbe continue. (fig. 4841)'; 2° ce genre de tige souvent se répète plusieurs fois le long du même pied (fig. 6158) 2, chaque division ayant hauteur et épaisseur différentes. Le pied peut être fait d'un seul morceau, ou, par économie, de pièces tournées séparément, rajustées à tenon et à mortaise1. La dépression médiane est d'ailleurs plus ou moins prononcée; et parfois l'on n'a qu'une demi-division, une moulure arrêtant la courbe au point le plus étranglé (fig. 4375). On trouve également la tige progressivement amincie de haut en bas et qui brusquement, près du sol, s'épanouit en une large base En Étrurie, dès la fin du vie siècle, des urnes cinéraires montrent, par leur décoration, qu'on ne croyait point devoir toujours donner aux pieds d'un même meuble une forme identique ; il y a parfois d'une paire à l'autre les oppositions les plus tranchées', et ces contrastes voulus se retrouvent naturellement dans l'art hellénistique et romain Les pieds tournés sont dans les meubles un élément fréquent (fig. 841, 846, 1698, 2822, 3350, 3748, 3789, 4003). Au iv' siècle, les supports sont généralement plus élancés, et surtout ils se compliquent. Toutes les combinaisons possibles de moulures s'y rencontrent: cylindres étranglés à mi-hauteur (fig. 126, 2604), sortes de boutons campaniformes (fig. 6535), sphères aplaties, tores et quarts-de-rond, filets, tiges s'évasant en pavillon de trompette (fig. 6158), disques larges et minces, saillies lenticulaires, troncs de cône rappelant l'échine d'un chapiteau (fig. 3780)' ; d'occasion, les contours s'arrondissent à l'imitation d'un vase, par exemple en panse d'amphore a. Le pied perd tout aspect architectural : très mince au sommet et à la base, il prend à mihauteur un développement excessifs; ou quelques moulures toutes pareilles se répètent avec monotonie et succèdent à d'autres d'un type trop disparate 10; dans certains exemplaires, au milieu de la série s'interpose bizarrement un pied d'animal, ou quelques parties non tournées parmi les autres qui le sont ". La multiplicité des formes est telle que l'artiste semble avoir voulu avant tout témoigner d'une imagination fertile et d'une grande virtuosité 12, On en vient à penser que nombre de modèles reproduits dans telle peinture ou tel relief étaient faits non en bois, mais en métal, et s'obtenaient par le procédé de la fonte, moins onéreux; ainsi beaucoup plus de gens pouvaient se procurer des meubles d'un travail aussi raffiné 13. A la lin de la période hellénistique, on paraît revenir volontiers aux formes lourdes et écourtées". A l'époque romaine, les moulures exécutées au tour se font bien plus monotones (fig. 65, 1253, 4381, 4397, 4914,5543, 5615) ; c'est surtout leur assemblage qui varie, mais alors dans des proportions considérables t3 IL Tornus désignait encore, par exception, une sorte de compas, consistant en un fil dont une extrémité, étant mobile, pivotait autour de l'autre d'un mouvement comparable à celui que décrit le couteau du tourneurt6 C'est du moins ce que quelques textes permettent d'infé