Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

TRACTORIA

TRACTORIA. L'ordonnance qui autorisait un citoyen à employer la poste [cuises euBLICUB] portait, sous l'Empire, le nom de trattoria. Comme le service des postes était un monopole réservé à l'empereur et aux fonctionnaires publics, le préfet du prétoire seul et, plus tard, un magister ofciorum accordait la permission, en vertu de son droit d'eveciio'. La trattoria ordonnait de loger et de défrayer le voyageur aux stations et relais, mansiones et matationes2; elle déterminait l'itinéraire, le nombre de chevaux accordés 3, et devait être présentée à chaque établissement'; elle était personnelle et fixait le temps de durée 5; après le terme expiré, elle n'était plus valable, comme en cas de mort du conces THA sionnaires. Ceux qui en profitaient étaient surtout les AGENTES IN REBUS, que l'on nommait alors veredarii, ou les vétérans ayant obtenu l'ftonesta nnissio7. Un simple PRAESES provinciae pouvait donner des autorisations de ce genre, de très courte durée, pour le transport d'animaux ou d'objets appartenant au domaine de l'empe mains avaient admis une classification des modes d'acquisition à titre particulier : les uns, comme l'occupation et la tradition, appartenant au droit des gens ; les autres, comme la mancipation et l'in jure cessio, étant du droit civil. Cette distinction avait une importance assez grande au point de vue pratique, car les modes du premier groupe étaient accessibles à toutes personnes, tandis que ceux du second groupe étaient réservés aux citoyens romains et à ceux des pérégrins qui avaient obtenu le jus commercii. Les étrangers, à Athènes, étaient sans doute privés du jus cominercii en ce sens qu'il leur était interdit, en principe, d'acquérir des immeubles sur le territoire de la cité. Mais en ce qui concerne les objets dont la propriété leur était accessible, il n'existait entre eux et les citoyens aucune différence relativement à l'usage des modes d'acquisition reconnus par la législation. Au surplus, la tradition, qui joue un si grand rôle à Rome comme mode de translation de la propriété, n'a dans le droit attique que la valeur d'un simple fait ; elle est dépourvue de toute vertu translative et n'apparaît que comme un simple moyen d'exécution des obligations, l'acquisition de la propriété étant déjà antérieurement réalisée par l'effet de la convention. En effet, à Rome, le contrat de vente notamment ne suffisait point à lui seul pour entraîner la translation à l'acheteur de la propriété de la chose vendue ; il fallait en outre une tradition. C'est ce qu'on exprimait par l'adage bien connu : traditionibus dominia rerunt non nudis pactis transferuntur'. Le système du droit attique parait avoir été différent, et la propriété transférée soit inter partes, soit vis-à-vis des tiers solo consensu, sans qu'il fût besoin de la tradition. D'abord, en ce qui concerne les rapports des parties, cette solution nous paraît résulter d'un passage de Théophraste'. La tradition ne paraît donc avoir été dans le droit attique autre chose qu'une livraison pure et simple. Certains documents pourraient toutefois laisser croire que la règle du transfert de la propriété solo consensu inter partes n'a pas été reçue dans tout le droit grec. On y voit, en effet, que la prise de possession par l'acheteur est entourée d'une certaine solennité rappelant la scotatio de la donation scandinave3. Le transfert de la propriété par l'effet de la convention a lieu, du reste, quel que soit le mode d'aliénation, qu'il soit à titre onéreux, comme dans le cas de vente ou d'échange, ou à titre gratuit, comme dans le cas de donation. Il n'y a aucune raison de distinguer et d'exiger la tradition dans ce dernier cas plutôt que dans le premier. Il n'y a pas TRA 384 TRA d'autre part à se préoccuper de la nature de la chose aliénée et il n'y a pas à faire de distinction suivant que l'aliénation a pour objet un bien de l'État ou un bien d'un simple particulier. Si, comme nous l'admettons, le transfert de la propriété s'opère solo consensu inter partes, des formalités de publicité sont au contraire requises pour le transfert de la propriété à l'égard des tiers [TRANsSCRIVTIO]. DROIT ROMAIN. A Rome la tradition est le plus important des modes d'acquisition de la propriété. Entendue dans un sens large, la traditio romaine peut d'abord désigner la simple remise matérielle d'une chose par une personne, le tradens, àu ne autre nommée 1'accipien s. Mais si, au simple fait matériel consistant dans la remise de la détention de la chose, et que l'on nomme nuda traditio, parce qu'elle consiste dans la remise de la nuda possessio, se joint en même temps un élément intentionnel, c'est-à-dire l'abdication de l'animas domini au profit de l'accipiens, la tradition a pour effet de faire acquérir à ce dernier la justa possessio. Enfin la tradition peut encore, sous certaines conditions, transférer, en même temps que la possession, la propriété ellemême. Pour que ce dernier effet se produise, plusieurs conditions sont nécessaires. 1o I1 faut d'abord l'intention commune et réciproque des parties d'aliéner et d'acquérir, ce que les textes appellent une justa causa traditionis. Si, par exemple, les parties sont en désaccord sur la cause de la tradition, le tradens remettant la chose à l'accipiens croyant lui en faire une donation, tandis que l'accipiens croit la recevoir à titre de prêt, il n'y a ni donation ni prêt puisque l'accord de volontés fait défaut. La justa causa dans la tradition, à la différence de ce qui a lieu dans la mancipatio ou dans l'in jure cessio, ne sc révèle pas d'une manière matérielle, par l'emploi de certaines formes solennelles, mais on peut en trouver la preuve dans un acte préexistant à la tradition et dont celle-ci n'est que la mise à exécution, vente, échange ou obligation quelconque. 2° La translation de la propriété suppose un autre élément: la remise de la possession ; le transfert de la propriété doit se manifester par un signe extérieur. Ce peut être d'abord une remise matérielle de la chose elle-même, comme une livraison de la main à la main s'il s'agit d'argent; ou une tradition feinte, si l'accipiens a déjà la détention matérielle de la chose, le tradens déclarant ensuite que sa détention se transforme en justa passessio : le possesseur devient alors propriétaire par l'effet de cette déclaration ; ce peut être aussi une tradition symbolique, lorsqu'on remet à l'acquéreur les clefs de la maison vendue ou donnée, pour la mettre à sa disposition; ou enfin la tradition Tonga manu, le tradens se bornant à montrer la maison d'un lieu élevé, en disant à l'acquéreur qu'il la lui livre ; ici les yeux remplacent les mains. I1 y a également le constitut possessoire, l'aliénateur consentant à garder la chose pour le compte de l'acquéreur. par exemple à titre d'usufruitier ou de locataire. Quant aux effets de la tradition, il faut distinguer entre l'époque ancienne et le dernier état du droit. Tout d'abord la tradition ne faisait acquérir la propriété pleine et entière que des res nec mancipi ; la tradition d'une res mancipi n'opérait le transfert du domiIlium que si elle était accompagnée de la mancipation ou de l'in jure cessio. Le tradens, s'il s'agit d'une res mancipi simplement livrée, conserve donc la propriété quiritaire et ne fait acquérir à l'accipiens que la possession, jusqu'à ce que l'usucapion lui ait fait acquérir la propriété du droitcivil. Toutefois, si l'acquéreur n'a point la chose in dominio, du moins jusqu'à l'accomplissement de l'usucapion, et l'a simplement in bonis, il n'y a pas une très grande différence entre sa situation et celle d'un véritable propriétaire. Le préteur est venu à son aide et la forme de propriété prétorienne appelée in bonis habere tendit avec le temps à se rapprocher du dominium. Dans le cas oii l'aliénateur, usant de son droit de propriété, intentait une action en revendication, cette demande, au lieu d'échouer devant un moyen tiré du fond du droit et rentrant directement dans le fond du droit, échouait devant une exception dont le juge permettait l'insertion dans la formule, l'exception rei venditae et traditae; d'un autre côté, si l'acquéreur venait à perdre la possession, il pouvait agir, non par la revendication, puisqu'il n'avait pas acquis le dominium, mais par une action aboutissant au même résultat, l'action Publicicnne. Que si le propriétaire in bonis veut lui-même aliéner la chose qu'il a simplement acquise par tradition, il peut recourir à une nouvelle tradition, mais il ne peut évidemment transférer que le droit qui lui appartient. En définitive le droit du propriétaire in bonis est presque aussi bien protégé et tout aussi bien transmissible que celui d'un propriétaire quiritaire ; seulement les moyens de protection et de transmission ne sont pas les mêmes. Sous Justinien, il n'existe plus de différence entre les deux sortes de propriétés. D'une part, en effet, la maneipatio et l'in jure cessio ont cessé d'être pratiquées, d'autre part la distinction des res mancipi et res nec mancipi ayant à peu près disparu, la tradition finit par s'appliquer même aux res mancipi et par en transférer le dominium comme celui des res nec mancipi. La tradition est donc devenue à cette époque l'unique mode volontaire de transfert, applicable à toutes les choses corporelles sans distinction ; niais du moins son emploi est-il demeuré toujours nécessaire pour le transfert de la propriété, car on suit toujours le principe de l'ancien droit qui exclut la translation de la propriété par le seul effet de la volonté des parties. Le principe contraire n'a fini par prévaloir que sous le Code civil (art. 1138 et 1583 Civ.). Malgré la réunion de toutes les conditions que nous avons énumérées, la tradition dans la vente n'est translative de propriété qu'autant qu'elle est suivie du paiement intégral du prix. Jusque-là l'effet de la tradition reste suspendu par une condition tacite. 11 en est autrement toutefois, et la tradition produit immédiatement son effet translatif, si le vendeur a eu confiance dans l'acheteur et lui a fait crédit [vEr mTIO]. s'entendre dans deux sens : 1° comme désignant la remise des titres de propriété de l'aliénateur; 2° comme désignant la remise de l'acte écrit constatant la tradition. 1° L'aliénateur, livrant la chose, doit livrer aussi les titres de propriété; pour le vendeur, en particulier, ce serait manquer à la bonne foi et commettre un dol que de ne pas le faire. Les mancipations conservées dans les TRA 38 TRÀ Triptyques de Transylvanie' fournissent deux exemples curieux de cette pratique : l'esclave est livré à l'acheteur apochatus pro uncis duabus, avec la quittance du prix fictif payé par le vendeur actuel pour l'acquisition 2. 2.° En pratique, dès le Haut-Empire, la tradition ne fut plus seulement la remise de la chose ou 1'inductio in funduni ; elle devint un acte écrit accompagnant la vente écrite qu'elle réalisait. Sous cette forme, la tradition se rapprocha de la mancipation écrite, tant pour les clauses qu'elle renfermait que pour le nombre des cinq témoins'. Sévère et Caracalla, visant sans doute des titres de ce genre, décident qu'au cas de vente d'un esclave la remise du titre de vente équivalait à la tradition de l'esclave même 4. Au Bas-Empire, dans les papyrus de Ravenne, l'acte de donation ou de vente réalisé par tradition s'appelle epislula traditionisa, instrumentum traditionis vacuae possessionis, diploma vacualee. Mais la remise de l'acte écrit, traditio cartae, ne dispense pas de la remise de la chose, de la traditio corporalis, qui s'effectue à Ravenne avec le concours des curiales et porte les noms de traditio sollemnis, sollemnis introductio celebrata'. L'aliénateur ne sera dispensé de cette formalité que s'il a inséré dans l'acte une réserve d'usufruit, ususfructus exceptio ou retentio (réduite habituellement à un temps très court) 8; le procédé remplace la tradition corporelle, soit dans la donation et la constitution de dot, d'après une constitution d'llonorius et Théodose (417) rétablissant le jus pristinurn aboli par eux en 415 10, soit aussi dans la vente ajoutée par interpolation au texte de la même constitution au Code de Justinien]] Tradition entre absents. La tradition, consistant en un transfert de possession, peut avoir lieu entre absents; mais en cas d'envoi de la chose à l'absent par un intermédiaire, on peut se demander à quel moment précis la possession ou la propriété se trouve effectivement déplacée; est-ce au moment de l'envoi ou au moment de la réception? La question, qui présente surtout de l'intérêt pour la propriété des lettres, est résolue par les jurisconsultes suivant une distinction : si la lettre est remise à un représentant du destinataire (à son esclave, à son tabellarius, à son procurator), elle devient de suite sa propriété. Au cas contraire, la remise en mains propres est seule translative de la lettre, à moins que l'expéditeur n'ait voulu seulement la communiquer à autrui sans en perdre la propriété 12. Tradition par mandataire. Le droit romain reconnaissait comme un principe que le maître pouvait acquérir par l'intermédiaire des personnes placées LX, sous sa polestas 13 ; c'est en assimilant à ces personnes les procuratores (sans doute d'abord les procuratores généraux, des affranchis le plus souvent) qu'il les admit à acquérir une chose par tradition au nom du mandant [POSSESSIO, p. 603114. Il admit également pour le mandataire le pouvoir d'aliéner'', que ne possédaient pas les personnes soumises au maître. En cas d'acquisition, lorsque le mandataire acquiert en son nom propre, le mandant ne deviendra propriétaire qu'après le retransfert de la chose à son profit par le mandataire l6. Si, d'autre part, le mandataire a revu la tradition en son nom, alors qu'aux termes du mandat il devait la recevoir au nom du mandant, la tradition, inopérante d'après Julien 11, procure cependant la propriété au mandant, d'après Ulpien ": L'aliénation par mandataire ne serait pas translative de propriété, faute de jusla causa, si le mandataire avait livré sa propre chose croyant livrer celle du mandant10. Elle ne le serait pas davantage si le mandataire avait dépassé les limites du mandat : p. ex., lorsqu'il livre la chose avant que le prix d'achat soit payé, contrairement à une clause du mandat, la revendication du mandant triomphera de l'exceptio rei venditae et traditue opposée par l'acquéreur 20. Traditio vacuae possessionis [VEND1TJO . Quasi-tradition des servitudes. Les servitudes, n'étant pas des res corporalis, seules susceptibles de possession, ne reçurent pas d'abord l'application de la tradition. A partir de l'époque classique au contraire, sous l'influence de l'extension de la notion de possession (quasi possessio), les jurisconsultes tirent admettre que la tradition leur serait accommodée rSERVITCS, p. 12811. La tradition ou quasi-tradition du jus servitutis ne pouvait pas consister dans une remise matérielle analogue à la remise d'une chose ; elle est néanmoins une remise de la possession, s'effectuant par un acte double: l'usus de l'acquéreur, c'est-à-dire l'exercice de la servitude (p. ex. le passage, la conduite de l'eau, l'usufruit, etc.), la patientia du constituant, c'est-à-dire la tolérance, le laisser-faire. La traditio et patientia, comme disent les Romains, a eu, semble-t-il, pour point de départ le cas fréquent de l'exécution du legs civil d'usufruit, l'héritier introduisant le légataire sur le fonds et le laissant jouir 21. Ce procédé pratique de délivrance du legs amena la constitution des servitudes par l'usus à la suite d'une vente du jus fundi (p. ex. via), dans la doctrine propre de Javolenus, qui le premier, contre Labéon 23 (suivi encore par Pomponius 23), assimila l'usus juris àla traditio possessionis et reconnut en ce cas la protection par 49 TRÀ -386 TIIA les interdits quasi-possessoires. Ulpien, visant l'hypothèse de la tradition de l'usufruit, y joignit la protection par l'action Publicienne'. Le régime de la tradilio et patientia passa avec son caractère prétorien dans le droit de Justinien, où il s'appliquait à toutes les servitudes'. Cependant la tradition des servitudes se présente en droit byzantin avec le caractère civil, dans la mesure où elle remplaça les procédés civils non revus par Justinien, la mancipation et l'in jure cessio. En ce sens elle prenait la forme d'un pitctunt (premier élément du mode normal de constitution, les pactes et stipulations), inséré dans l'acte de transfert d'un immeuble'; elle servait à constituer directement la servitude sur l'immeuble aliéné (translatio servitutis), ou à son profit (deductio servitutis 1. PAur. COLLINEI. et formation de la tragédie grecque. Le caractère spécifique de la tragédie, par où ce genre se distingue de tous ceux qui l'avaient précédé, c'est d'ètre une action (ô, z i.«). Ressusciter en quelque sorte les héros de la légende, les faire parler et agir sous les yeux du public, c'est là une idée qui peut paraître simple. Elle ne fut cependant réalisée que dans la seconde moitié du vie siècle '. En Grèce, comme partout ailleurs, le drame est le dernier-né des grands genres poétiques : il recueille et absorbe en lui toutes les inventions de l'épopée et du lyrisme. On peut dire, il est vrai, qu'au moment où la tragédie apparaît, son heure était venue. Car nombre de cérémonies et de spectacles, surtout dans les cultes d'Apollon, de Déméter, de Dionysos, constituaient déjà une sorte de drame hiératique Mais c'est d'une forme particulière du culte dionysiaque, du dithyrambe (nous avons sur ce point l'attestation formelle d'Aristote 3) qu'est issue la tragédie. Du dithyrambe primitif nous savons peu de chose 1OTRiRAMBUS]. Chez Archiloque, ce n'était encore qu'un chant individuel, un chant de buveur en l'honneur de Dionysos C'est Arion, nous apprend Hérodote, qui, vers la fin du vite siècle, le transforma en un chant choral o. Deux textes permettent, semble-t-il, de préciser assez exactement la réforme d'Arion. L'un est la notice connue de Suidas, qui attribue à ce poète l'invention du zpz'tx'r7; tipdro;e. L'autre, un commentaire d'llermogène récemment publié, affirme que Solon, dans une de ses Élégies, donnait déjà au dithyrambe d'Arion le nom de rEayuô(x'. L'interprétation naturelle de ce double témoignage, c'est qu'Arion confia l'exécution du dithyrambe nouveau à un choeur de tiûaywÔo(. Mais qu'étaient-ce que ces 2oa.,li io(? Comme l'indique leur nom, des chanteurs cos fumés en boucs (T c-(ol) s : déguisement destiné à symboliser la race des génies thériomorphes, protecteurs TRA 387 TliA de la végétation et des troupeaux, ces azrupot si populaires dans tout le Péloponnèse [SATYRI, p. 1090 sq.]. Qu'il existât déjà bien avant Arion, dans le Péloponnèse, des choeurs populaires d'hommes-boucs, la chose n'est pas douteuse. Elle résulte, en particulier, d'un passage d'Ilérodote, oit l'historien signale à Sicyone des Tpc y xei »pi, exécutés en l'honneur du héros Adrastos'. Le fait relaté par Hérodote se rapporte à la première moitié du vie siècle; mais il y a tout lieu de croire que les choeurs en question remontaient à une bien plus haute antiquité. Peut-être ce héros avait-il été lui-même originairement. comme on 1'a supposé, une divinité agricole 2. L'on serait ainsi amené à penser que les choeurs d'hommes-boucs avaient, primitivement formé le cortège commun de toutes les divinités, représentatives des énergies de la nature, EL c'est cette circonstance qui aurait permis à Arion de transporter, sans nulle violence, ces chœurs au service de Dionysos. Quoi qu'il en soit, dans le dithyrambe tel que nous devons l'imaginer à cette époque, deux traits essentiels sont à relever, parce qu'ils le prédestinaient en quelque sorte à se muer en drame. Le premier, c'est la personnalité fictive du choeur dithyrambique. Pour la circonstance les cinquante chanteurs dont il se compose ont dépouillé leur identité : ils sont devenus des hommes-boucs, les compagnons familiers de Dionysos [nrruvn.vntos. Ce sont donc déjà, au sens strict du mot, des acteurs. Mais à cet élément mimétique s'ajoutait, dans le dithyrambe, un autre élément d'importance non moindre pour le drame futur, c'est le pathétique De bonne heure le culte, à l'origine naturaliste, de Dionysos 4 s'était, par les progrès (le l'anthropomorphisme, changé en un drame divin et personnel, le drame de la passion et du triomphe de Dionysos. Dionysos, dit Plutarque, est un dieu à propos duquel on parle « de morts et d'anéantissements, puis de renaissances et de résurrections ° ». Unique en son fond, ce drame s'était traduit en bien des formes diverses : légendes de Lycurgue en Thrace, de Pentheus à Thèbes, d'Icarios et de sa fille 1?rigoné en Attique, etc. Quand donc, dans le dithyrambe, le villageois, costumé en bouc, chantait ces pathétiques aventures, nul doute qu'il ne s'identifiât à son rôle, qu'il ne crût assister personnellement aux souffrances et aux triomphes de son dieu. Délire d'abord prémédité, mais qui, l'agitation orchestique, l'émotion imaginative, et sans doute une demi-ivresse aidant (car l'ivresse était elle-même un hommage rituel au dieu da vin 6), se changeait vite en une sorte de possession inconsciente et sincère. Comment le public lui-même, aussi naif que les exécutants, ne se fùt-il pas associé, d'imagination et de coeur, à cet enthousiasme? Et ainsi on est en droit de dire que, dès le temps d'Arion, le dithyrambe éveillait dans les aines, et à un degré qui depuis lors n'a jamais été atteint, toutes les émotions qui constitueront plus tard l'essence de l'illusion tragique. Très apparent donc est le lien qui rattache au dithyrambe la tragédie. Mais il est malaisé de suivre avec exactitude les étapes de cette transformation graduelle et surtout d'en fixer l'ordre chronologique. Un premier pas décisif fut réalisé le jour où un poète dithyrambique s'avisa d'intercaler entre les chants des choreutes de courts récits épisodiques faits par l'un d'entre eux, sans doute par le coryphée. L'idée de cette innovation (dont une tradition douteuse fait honneur à Arion même 7) dut s'offrir d'autant plus naturellement que, dans d'autres variétés du lyrisme, il existait déjà quelque chose de semblable. C'est ainsi, par exemple, que, dans les chœurs d'Alcman, les choreutes chantent tantôt à l'unisson, tantôt par voix isolées; et l'une de ces voix est parfois celle du poète, en même temps coryphée Ainsi donc, à ce moment (le son évolution, le dithyrambe comprenait deux éléments distincts : le un récitant (_;zpï,»), qui narrait les souffrances de Dionysos ; 2° un choeur de cinquante membres, dont les chants, joyeux ou désolés, exprimaient, à chaque pause du narrateur, les émotions provoquées en eux par ces récits [caca-mus [:Homs, DrrHTHAbnJuSI. C'est à cette date précise que se place, croyons-nous, l'acte de naissance de la tragédie : en quoi nous sommes d'accord avec Aristote, qui déclare que la tragédie est née des préludes du dithyrambe (x,t série de chants, précédés chacun d'un prélude narratif, on a l'idée d'une ébauche de tragédie sans dialogue, déjà divisée en scènes, déjà pourvue d'une sorte d'action et aboutissant à une lamentation finale provoquée par quelque chose d'analogue à un dénouement, 10 ». C'est sans doute de ce drame rudimentaire que s'autorisaient les Doriens, lorsque, comme nous l'apprend Aristote, ils revendiquaient l'honneur d'avoir créé la tragédie". Prétention justifiée, du reste, en quelque mesure : dorien, en effet, sinon par ses origines, du moins par son développement, est le dithyrambe '2; doriens aussi, les choeurs de génies-boucs ; doriens enfin, ces quinze poètes tragiques inconnus qui, selon certaines traditions, auraient précédé l'Athénien Thespis'''. Un seul de ces obscurs précurseurs a laissé un nom : c'est lpigénès de Sicyone'. A luise rattache un second progrès essentiel de la tragédie naissante: lpigénès fut, dit-on, le premier qui osa sortir du. cycle dos sujets dionysiaques 16. Du coup la tragédie s'annexait tout le trésor des légendes épiques et lyriques, amassé depuis des siècles. A la vérité, cette dépossession partielle de Dionysos ne s'opéra point sans scandale : il y eut d'abord de véhémentes protestations, dont le proverbe connu a ot;ôsv 7:F; Ateivucov » nous a transmis l'écho ". Mais l'innovation d'iJpigénès constituait un tel progrès qu'elle finit par s'imposer. Ce qui l'avait rendue possible, c'est qu'il existait, nous l'avons vu, à la môme époque, dans le Péloponnèse, des choeurs similaires en l'honneur des héros, qui non seulement se composaient, comme ceux du dithyrambe, d'hommes-boucs, ruais qui chantaient, eux aussi, des souffrances, une « passion»". La passion d'Adrastos, par exemple, que chantaient chaque année les chœurs sicyoniens, nous la connaissons : c'était sa fillt1 388 TRÀ défaite devant Thèbes, sa fuite, ses tentatives impuissantes pour recouvrer les cadavres des siens'. Les émotions que faisait naître un tel spectacle n'étaient-elles pas de même nature que celles du drame dionysiaque? Mais ce qui démontre mieux que tout raisonnement l'intime parenté du dithyrambe et de ces choeurs héroïques, c'est l'acte d'autorité par lequel Clisthène, tyran de Sicyone, transporta à Dionysos les honneurs jusqu'alors rendus à Adrastos 2. Quoi qu'il en soit, l'extension des thèmes tragiques due à Épigénès contenait un certain nombre de conséquences latentes. La première regarde le choeur. Longtemps encore, sans doute, par respect de la tradition, les poètes s'évertuèrent à maintenir, même dans les sujets héroïques, l'ancien choeur des satyres ; et les deux drames satyriques qui nous sont parvenus, les Ichneutes et le Cyclope, montrent assez que, pour introduire les boucs là où ils n'avaient rien à faire, poètes et public se contentaient d'un prétexte facile A la longue cependant une telle gène dut paraître intolérable. Et on en vint enfin à attribuer aux tragédies héroïques les choeurs qui leur revenaient de droit: soldats, vieillards, suivantes, etc. Pendant un temps indéterminé il y eut donc deux sortes de tragédies qui vivaient côte à côte : l'une, fidèle au choeur des satyres, et à l'occasion incongrue comme eux ; l'autre, épurée de cet élément grossier, et qui tendait dès lors vers un idéal de gravité et de noblesse. On a vu ailleurs [sATYBicuul DRAb1A] comment, pour sauvegarder les prérogatives de Dionysos, un règlement intervint qui assignait, dans toutes les représentations, aux choeurs satyriques une place déterminée, mais réduite. Ainsi fut consommée la séparation du draine satyrique et de la tragédie, qui devinrent dès lors deux genres distincts s. Toutefois la tragédie, à cette date, restait encore une composition hybride. Pour qu'elle l'Ut véritablement un drame il fallait un progrès nouveau : que son narrateur impersonnel fit place à un personnage vivant, à un acteur. Et Aristote, en effet, nous dit que l'acteur tragique est né de l'i pzoly du dithyrambes : transformation que d'autres témoignages attribuent expressément à Thespis'. Mais cette transformation s'est-elle produite d'un seul coup? Rien de moins probable. Sur ce point le rôle de Silène dans nos deux drames satyriques, les 1c/meutes et le Cyclope, est fort instructif '. Dans le premier surtout, qui est de date plus ancienne, ce rôle apparaît double : tantôt Silène s'y confond intimement avec les satyres, dont il n'est alors que le porte-parole et le coryphée ; ailleurs, au contraire, il y agit comme un véritable acteur, complètement distinct et indépendant du choeur. N'y aurait-il pas là une survivance, le souvenir d'une époque de transition, où le choeur satyrique n'avait pas encore d'acteur en face de lui, et où Silène, au moins par intermittences, en faisait fonctions ? Ce précédent admis, l'invention de Thespis n'apparailrait plus que comme le dernier terme d'une évolution depuis longtemps commencée. Quoi qu'il en soit, c'est dans les drames de Thespis que parut le premier acteur. Perfectionnement essentiel, sans doute, mais incomplet encore cependant. Car, au point de vue des facilités d'exposition dramatique, l'acteur unique, attaché à un rôle unique (dieu, héros, roi, etc.), n'était pas, à beaucoup près, l'équivalent du récitant qu'il remplaçait 9. De là l'invention du masque scénique, également attribuée par la tradition à Thespis 10. Les deux mesures son t corrélatives. Nous n'avons pas ici à revenir sur les origines et l'évolution du masque [PEBsoNA]. Bornons-nous à rappeler que, grâce à cet artifice, l'acteur unique put suffire à tous les rôles d'un drame. En changeant de visage, il changeait à son gré de personnalité : tour à tour dieu ou déesse, roi ou reine, messager, il apportait, par ses sorties et ses rentrées, un aliment sans cesse renouvelé aux chants du choeur. Autre trait de la tragédie de Thespis, au moins à ses débuts : elle était exclusivement lyrique". Comme le choeur, d'où il était issu, l'acteur, en effet, à l'origine, n'eut d.'autre mode d'expression que le chant ". 'foute sa fonction se réduisait donc à des monologues lyriques ou à des duos lyriques avec le coryphée. Quant au mètre dont il usait alors de préférence, c'était, nous apprend Aristote, le tétramètre trochaïque''. Peu à peu, cependant, à côté du chant prit place, dans le rôle de l'acteur, le parlé ()l) 14 qui est la traduction naturelle de l'action et de la vie. Il fallait au parlé un vers approprié : ce fut le trimètre iambique ". Inventé par Archiloque, qui en avait fait l'instrument de la satire personnelle, il avait été naturalisé par Solon à Athènes, où il avait dépouillé son âpreté native, tout en gardant ses qualités de brièveté incisive et d'aisance familière 16. C'était, selon Aristote, « de tous les mètres grecs le plus voisin de la conversation ordinaire » 17. Ainsi se constitua la métrique tragique par l'union du lyrisme dorien et de l'iambe iono-attique ' 3. -La tragédie à un seul acteur n'a eu, du reste, qu'une très courte durée. Elle n'est représentée que par les noms de Thespis, Pralinas, Choerilos et Phrynichos. Encore n'est-il pas douteux que, du jour où Eschyle, leur contemporain plus jeune, eut introduit le second acteur 19, ces poètes n'aient usé eux-mêmes immédiatement de cette ressource nouvelle. C'est grâce au second acteur que la tragédie, jusqu'alors lyrique et narrative, devint, au sens strict du mot, une action. Auparavant en effet les personnages se succédaient sur la scène, mais ne pouvaient s'y rencontrer. L'action, par suite, se passait dans la coulisse : ils l'exposaient dans leurs monologues, ils la commentaient dans leurs entretiens avec le choeur, mais ils l'apportaient toute faite, ils ne la faisaient pas. Avec deux acteurs, il n'en fut plus ainsi : on vit les personnages mêmes agir et `CRS -389TRÀ lutter. -T i1lalgré tout, cette forme d'art restait rudimentaire et limitée. A chaque fin de scène, en particulier, le renouvellement despersonnages s'opérait malaisément : pendant que l'un des deux interprètes disparaissait pour changer de costume, il fallait que l'autre restât seul en scène, et par conséquent le dialogue et l'action s'interrompaient 1. Aussi la tragédie à deux acteurs n'a-t-elle vécu elle-même que quelques années. Sophocle porta à trois le nombre de ses interprètes et nous voyons par l'Orestie qu'Eschyle s'empressa d'imiter sur ce point son jeune rival. Nombreux étaientles avantages de cette innovation. D'abord, elle facilita singulièrement les entrées et les sorties des personnages. Secondement, elle apporta au dialogue dramatique plus de complexité et de vie. Enfin, elle permit aux poètes, à Sophocle particulièrement, d'introduire au théâtre ces figures de demi-teinte (par exemple, Ismène, Chrysothémis), qui, outre leur intérêt propre, nous aident, par ressemblance ou par contraste, à mieux mesurer l'héroïsme du protagoniste. Ce nombre de trois acteurs ne fut jamais, semble-t-il, dépassé. Pour plus de détails voyez l'article uisTaio, p. 211. La tragédie grecque est, à cette époque, en pleine possession de tous ses moyens. Au développement interne de la tragédie grecque, tel que nous venons de le résumer, correspond parallèlement une évolution matérielle, sur laquelle il n'y a pas lieu d'insister ici, parce qu'elle a été décrite dans plusieurs articles précédents. C'est ainsi, on l'a vu à l'article TuEATI3UM, qu'autour de la place circulaire, oit s'était dès l'origine exécuté le dithyrambe, vinrent successivement se grouper les diverses parties qui devaient par leur réunion constituer l'édifice nécessaire aux représentations dramatiques. Dans le même temps s'organisait aussi la mise en scène, c'est-à-dire le costume des acteurs et du choeur [ulsTruo, p. 217 sq.; PERSONA, CHORUS, COTnlalNus], les décors [THEATRUM, p. 195, n. 11 et 199], les machines et praticables [MACHINA]. Une remarque importante doit cependant être faite : c'est que l'évolution matérielle du théâtre grec a été beaucoup plus lente que l'évolution interne de la tragédie, en sorte que l'édifice et la mise en scène n'atteignirent leur perfection que longtemps après l'époque des grands maîtres [l'IIEATRuM, p. 181, 185 ; MACHINA]. Structure technique de la tragédie grecque. Le texte d'une tragédie grecque ne se divisait pas en actes et en scènes, mais en parties dialoguées ou chantées. Les premières étaient au nombre de trois: 1. « Le prologos est toute la partie de la tragédie qui précède l'entrée du choeur ». Il peut se composer d'une scène unique ou de plusieurs. Dans les plus anciens drames (Suppliantes, Perses) le prologos manque encore, et c'est la parodos qui forme le début 2. « Les épisodes (_aetcdôta) sont les parties comprises entre deux chants du choeur » 6. Le nombre en est variable. Pourtant le chiffre de trois épisodes est dès le ve siècle le plus fréquent (il se rencontre dans vingt et une des tragédies conservées'), et tend à s'imposer comme une règle. -3. « L'exodos est toute la partie de la tragédie après laquelle il n'y a pas de chant du choeurs ». Seules, trois tragédies d'Eschyle (Suppliantes, Perses, Euménides) font exception 9 ; elles se terminent par un morceau lyrique que chante le choeur, seul ou avec les acteurs 1n. Ces trois éléments, sous des noms divers, sont de même nature et correspondent aux actes d'un drame moderne : le prologos serait l'acte I, l'exodos le dernier acte, les épisodes les actes intermédiaires. Une grave différence cependant, c'est qu'ils ne sont pas astreints, comme les actes de nos pièces, à une égalité, au moins approximative, d'étendue. Il y a de très longs épisodes et de très courts, et cela dans une même tragédie : ainsi, le deuxième épisode des Sept contre Thèbes atteint 350 vers, tandis que le troisième n'en compte que 29; les deux premiers épisodes des Perses ont respectivement 176 et 34 vers. Les mètres usités dans le dialogue tragique sont : le tétramètre trochaïque", qui prédominait à l'origine (il tient encore une place importante dans les Perses, v. 158 sq., 215 sq., 701 sq. ), mais devint ensuite très rare 12, et surtout le trimètre iambique 13. Les parties lyriques de la tragédie grecque" sont de deux sortes : i° La parodos était primitivement, comme l'indique son nom, le chant du choeur entrant dans l'orchestra. Plus tard, on appela de ce nom, d'une façon générale, « le premier chant du choeur » : c'est la définition qu'en donne Aristote 15. La parodos a le plus souvent la forme antistrophique : chaque strophe y est régulièrement suivie de son antistrophe. Le rythme et la mélodie changent dans chaque couple. L'épode est d'un emploi rare: elle se place, soit au cours du morceau, soit à la fin. On peut reconnaître trois types principaux de parodos : e) Chants antistrophiques, précédés d'une série de systèmes anapestiques. Telle semble avoir été la forme primitive (Suppliantes, Perses, Agamemnon, Ajax). Ces chants d'entrée sont souvent très étendus : phiques). b) Chants antistrophiques, avec systèmes anapestiques intercalés entre les strophes. Tantôt ces anapestes sont débités par le coryphée (Antigone, v. 100161), ou par l'un des acteurs (Prométhée, v. 128-192 ; Philoctète, v. 135-218); tantôt ils se partagent entre deux ou plusieurs acteurs (,Médée, v. 96-216), ou entre les acteurs et le coryphée (Oedipe er Colone, v. 117-23G). c) Chants antistrophiques, sans mélange d'anapestes. C'est la forme ordinaire de la parodos chez Sophocle et Euripide 16. Dans ce dernier genre il y a lieu de TRÀ 390 TRA distinguer encore deux variétés : les parodoi chantées uniquement par le choeur, et celles où l'acteur intervient'. 2° On appelle stasima (littéralement, clients en place) les morceaux lyriques exécutés par le choeur, dans l'orchestra, entre deux épisodes Antistrophiques, comme la parodos, ils sont moins étendus. Dans les plus anciennes pièces d'Eschyle (Suppliantes, Sept) le stasimon atteint cependant encore cinq couples; dans les plus récentes il varie entre quatre et trois, et ne descend qu'exceptionnellement à deux. Hais chez Sophocle et Euripide, il n'a plus en général que deux couples. L'épode, quand il y en a une, se rencontre toujours à la fin. A la différence de la parodos, les stasima n'admettent jamais l'intervention de l'acteur'. En résumé donc, la disposition normale des parties, dans une tragédie grecque, est la suivante : prologos (ou jr eacte , parodos (ou 1e" chant.du choeur), épisode I (ou 2e acte), stasimon I (ou 2e chant du choeur), épisode II ou 3° acte), stasimon II (ou 3e chant du choeur), épisode III (ou 4e acte), stasimon III (ou 4e chant du choeur , exodos ou 5e acte). Le lyrisme de la tragédie n'est cependant pas tout entier dans la parodos et dans les stasima; on le rencontre encore épars, sous diverses formes, dans le dialogue 4. D'une façon très générale on peut dire que, partout oit c'est la passion plutôt que la raison qui parle, le langage tragique devient chant. Les morceaux nom més rz âzb axy,it'l,; sont des soli (p.ovwt5'lar) ou des duos rarement des trios') d'acteurs (âµot6asx) 6. On appelait xou.u,; tout dialogue lyrique entre un acteur et le coryhée ; le tllrèlle (O vo;), ou lamentation alternée, en est une variété Enfin il existe assez souvent, au cours du dialogue, des chants choraux peu développés, distincts par suite des stasima, et qu'on peut appeler choeurs épisodiques 8. Les morceaux âab axrA; sont à peu près inconnus d'Eschyle ; Euripide, au contraire, en a fait un fréquent usage, et on en rencontre aussi dans les dernières oeuvres de Sophocle ". Aux divers mètres et rythmes usités clans le drame grec étaient liés trois modes de débit : la déclamation Voir à ce sujet les articles : cANTICUM, p. 894; cllonus, p. 1122; I1isTBdo, p. 227 ; cf. p. 211-212 et 214. Sur la musique dramatique, on consultera MUSICA, p. 2081; sur les évolutions du choeur, cuonus, p. 1121-5 ; sur la danse du choeur et, à l'occasion, des acteurs, cnonus, ibid. ; SALTATIO, p. 1011-3. 1 Les concours tragiques, leurs règlements. En Grèce, presque tous les spectacles officiels prenaient la forme d'un concours. C'est celle aussi que l'État athénien imposa à la tragédie, du jour oit il l'accueillit dans le programme de ses fêtes. Les fêtes annuelles de Dionysos étaient, à Athènes, au nombre de quatre : A nthestéries, Grandes Dionysies, Lènéennes, Dionysies rustiques [DIONYSIA, p. 231, 233, 239, 241 sq.(. Il ne semble pas que le drame ait jamais figuré aux Anthestéries; mais il tenait une place dans les trois autres solennités. On a exposé ailleurs l'ensemble d'opérations prélimi Haires qui, à Athènes, précédaient les concours tragiques [TIIEATBU3I, p. 198'. Iinous resteàdécrire ici les concours eux-mêmes, c'est-à-dire le règlement qui les régissait. Ce règlement, tel qu'on peut le reconstituer par les didascalies conservées, déterminait : In le nombre des poètes concurrents; 2° celui des drames que chacun d'eux devait présenter; 3° la nature de ces drames. Au concours tragique des Grandes Dionysies, créé dès le vie siècle (Olymp. 6l -536-533'0), le nombre des poètes parait avoir été, dès l'origine et une fois pour toutes, fixé à trois. C'est celui que nous trouvons dès l'Olymp. 70 (500-497 av. J. C.), oit Eschyle lutta contre Pralinas et Choerilos1l ; et ce chiffre subsista pendant tout le cours du ve siècle (il est attesté notamment pour les années 467'2, 431 ", 428 '»), et morne au siècle suivant (comme le prouvent les deux didascalies de 3413101., et un passage de la Constitution d'Athènes d'Aristote 16). En revanche, le nombre et la nature des pièces ont, dans le cours du temps, sensiblement varié. A l'époque d'Eschyle, chaque concurrent présentait une tétralogie, en d'autres termes un groupe composé de trois tragédies, plus un drame satyrique. Règle qui se maintint pendant toute la carrière de Sophocle et d'Euripide : nous avons à ce sujet des témoignages pour les années 472 17, 46718, 45819, 438'0, 431 21, 1115 22. Quelle est l'origine de cette prescription ? On ne saurait l'attribuer rt l'arbitraire administratif. 11 est bien plus vraisemblable qu'elle ne fit que sanctionner un usage antérieurement établi. Pour éclairer ce point, il importe de discerner (le drame satyrique étant laissé de côté) deux sortes de trilogies: la triade liée, dans laquelleles trois tragédies sont le développement d'un même sujet, et la triade libre, assemblage disparate de trois pièces sans lien intime. De ces deux formes la plus ancienne est sûrement la première, et c'est celle encore qui prédomine dans l'oeuvre d'Eschyle 23. Comment s'était-elle constituée? TlIÀ 391 TRA Probablement, ainsi que l'a montré M. Maurice Croisait 1, par le progrès en quelque sorte organique du drame entre Thespis et Eschyle. D'une allusion d'Aristote il ressort en effet que les tragédies primitives embrassaient généralement quelque légende entière, dans toute son étendue, depuis ses débuts jusqu'à sa fin 2. De ces drames traînants, surchargés d'événements, émergeaient spontanément, sans même que l'art du poète y contribuât, certaines péripéties plus dramatiques, groupant autour d'elles par une sorte d'attraction tout le cortège des circonstances qui les avaient préparées ou qui en sortaient. Et ainsi, au sein de la grande tragédie, se constituaient un certain nombre de tragédies partielles. Ce sectionnement naturel a dà être d'abord multiple. Si, après maints tâtonnements, la division ternaire prévalut, c'est que, par une convenance intime, elle s'accorde avec les nécessités de la scène : tout drame a nécessairement une exposition, un noeud, un dénouement. Telle fut, semble-t-il, l'origine du règlement imposant aux poètes tragiques l'obligation de présenter aux Grandes Dionysies trois tragédies suivies d'un drame satyrique. Sur la liaison, progressivement relitcitée, du drame satyrique avec la trilogie, voyez SA'YVmcum m1\mA, p. 110. Toutefois la tétralogie liée n'a eu qu'une existence assez brève. A côté d'elle apparaît déjà, chez Eschyle même, la tétralogie indépendante. De ce genre était le groupe qu'il présenta au concours de 47' : satyrique 3. Et il est à peu près certain que la forme libre est antérieure même à cette date : car on conçoit mal comment les deux tragédies historiques de Phrynichos, la Prise de Jlilet (194 environ) et les Phéniciennes (476, auraient pu être autre chose que des compositions isolées. Quoi qu'il en soit, la tétralogie liée disparaît à peu près complètement après Eschyle C'est à cette disparition, croyons-nous, que fait allusion la notice, tant controversée, de Suidas, relative à Sophocle : r.fl aû.bç Ÿ,p;s tioû ôcxaa ^o%ç coins eyc é ea~zl', âÀ),â µ'r, irs-oaa,o' (av. Entendez qu'à la différence d'Eschyle et de ses contemporains, qui avaient simultanément cultivé les deux formes de tétralogie 6, Sophocle renonça, le premier, définitivement et sans esprit de retour, à la forme ancienne La tétralogie artificielle est, effectivement, la seule manière de faire qu'aient pratiquée Sophocle, Euripide et leurs rivaux: à preuve, les procès-verbaux des concours de 438, 431, 413 403'0. En résumé donc, la tétralogie, soit liée, soit indépendante, resta la loi du concours tragique des Grandes Dionysies pendant tout le ve siècle. mi groupe libre : voy. p. 390. n. 19. i en cite encore cependant, dans la seconde moitié du e' siècle, une Pandaonide de Philoclès et une Oedlpodae de Slélélos. tt S. r. L'aoox2r,n. 6 C'est ainsi qs en 467 deux des compétiIonrs, Eschçle et Polvphrasmou, présentaient chacun une tétralogie bée. taudis que le troisième, Aristlas, concourait avec un groupe libre. 7 M. Croiset, O. 1. 1112 p. 248. 8 Voyez toutefois l'. Girard, La tr1[ogae chez Eurapade (lieu. des él. grecq. XVII, 1904, p. 149). 9 Voy. n. 2J 22 de la page précédente. 10 Schol. Aristoph. Ban. 67. Euripide le jeune présenta celte année-là une trt'ogro posthume de son à cette trilogie n'est pas connu. Il Inscr. gr. II, 973. 12 sArsaict 31 o5AAIA, textes mentionnent au D. siècle des reprises de t'Oreste (Plut. Quaest. cotte. 1X, Mais, au siècle suivant, le règlement des Grandes Dionysies fut gravement modifié. Des deux inscriptions didascaliques de 3111-31D" il appert en effet: qu'à cette époque le genre satyrique n'est plus représenté, dans chaque concours annuel, que par un seul drame qui sert de prélude à l'ensemble du spectacle''; que le nombre même des tragédies présentées par chaque poète est variable : en 341 ils en présentèrent chacun trois, mais deux seulement l'année suivante"; 3° enfin que le programme s'est accru d'une tragédie ancienne, jouée entre le drame satyrique et la série des pièces nouvelles. De ces trois innovations la seule que nous puissions dater avec sûreté est la troisième : un fragment didascalique, depuis longtemps connu''', mais qui n'a été lu correctement qu'en ces dernières années, nous apprend qu'elle fut introduite en l'an 380'n, Dès ce moment donc, le répertoire classique de la tragédie athénienne était constitué. Quels noms comprenait-il? En décret voté vers 330, sur la proposition de l'orateur Lycurgue, nous renseigne à ce sujet' u. Il portait qu'on élèverait, dans le théâtre, des statues d'airain à Eschyle, à Sophocle et à l°]uripide; qu'une copie de leurs oeuvres serait déposée aux archives, et que, dans les représen tations, ce texte officiel ferait loi. Ainsi, dès le ive siècle, le répertoire de la tragédie se composait essentiellement des trois noms qui, aujourd'hui encore, résument pour nous le génie tragique d'Athènes. Toutefois dans cette admiration persistante pour les trois grands poètes du ve siècle il y avait des degrés. 11 est fort douteux que les oeuvres de Sophocle et surtout celles d'I?.schyle 18 aient revu souvent la scène. Si exclusive, par contre, était la popularité d'Euripide au Ive siècle que, trois années de suite, aux concours de 311, 340, 339, on reprit une pièce de son théâtre : l'Iphigénie û Aulis, l'Oresle et une autre pièce". Nous sommes moins exactement informés sur le concours tragique des Lénéennes. Deux faits seulement paraissent hors de conteste. C'est premièrement que la création de ce concours est postérieure d'au moins un siècle à celle du concours des Grandes Dionysies. Il est remarquable, en effet, que dans aucune des didascalies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide (sauf dans celle de l'Iphigénie ù Auulis 29 qui date de l'année 403 21) ne figure l'indication de la fête : omission inexplicable, si à la même époque il eût existé un autre concours que celui des Grandes Dionysies. En fait, pour découvrir une mention certaine du concours tragique des Lénéennes, il l'ait descendre à l'année 416, où Agathon y remporta sa première victoire L2. C'est donc, sans doute, vers ce p. 737 1i), de l'Électre (Aut. Gel]. Noct. ail. VII, 5), de l'.4ntlgone (Dent. Nat. trouvons encore au 1e' siècle av. J.-C. une représentation, a Rhodes, dune tétra 13 Nous ne connaissons pas de reprises d'Eschvle au ive siècle. Mais pendant tout le siècle précédent sa popularité était restée Ires grande. Immédiatement après sa mort. un décret avait été rendu, a accordant, dit son biographe anonyme ( Vil. Aesch. p. 121, West.), un chœur a tout citoyen qua voudrait remettre ses draines a la scène ,.. Il ne s'agit pas là toutefois de représentations spéciales. I.e seul droit qu'obtinrent les œuvres du poète défunt fut de reparaître dans les concours annuels et d'y disputer le prix aux oeuvres nouvelles. C'est ce que prouve, outre l'assertion de Philostrate (Val. Apoll. Tyan. VI, 11), une allusion très nette d'Aristophane, dans les Acharnions (v. 10 et scolie): il en résulte qu'eu l'année 424, ou peu auparavant, Eschyle avait pris part, dans ces conditions, au concours tragique. 19 Biser. gr. Il, 973. 20 Voy. supra, u. 10, 21 Sc/toi. Aristoph. Ban. 67 : on y rencontre pour la première lois la formule officielle i•, âeczn qui signifie „ aux Dionysies urbaines 22 Ath, V, TRÀ temps qu'il convient de placer l'introduction des spectacles tragiques aux Lénéennes. Opinion d'autant plus vraisemblable que les succès de théâtre, nous le savons par Aristophane, tentaient alors une foule de jeunes talents et que la production tragique était plus intense que jamais Le second fait certain, c'est que la tragédie n'eut jamais aux Lénéennes autant d'importance ni d'éclat qu'aux Dionysies. Les chiffres suivants permettent de mesurer assez exactement l'importance relative des deux concours au Ive siècle : Théodecte remporta sept victoires aux Grandes Dionysies et une seule aux Lénéennes2; Aphareus concourut six fois dans la première de ces fêtes, deux fois dans la seconde 3. Par suite il y a toute raison de rapporter aux Lénéennes les deux procèsverbaux tragiques de 419-418 `, oit le concours se réduit à deux compétiteurs présentant, chacun, une couple de tragédies nouvelles'. Programme bien pauvre, en regard des douze pièces nouvelles (neuf tragédies et trois drames satyriques) que suscitait encore annuellement, vers la fin du v` siècle, le concours tragique des Grandes Dionysies En dehors des deux fêtes urbaines, la tragédie se jouait aussi aux Dionysies rustiques dans les dèmes. Nombre de dèmes attiques avaient, dès le iv' siècle, leur théâtre permanent [THEATRUM, p. 185]. Parmi ces fêtes locales, la plus importante était celle du Pirée LDloxvsIA, p. 234]; il esta peu près certain qu'on ydonnait à l'occasion des pièces inédites'. Mais presque partout ailleurs le spectacle semble s'être réduit exclusivement à des pièces anciennes a. Probablement c'est à ces reprises dans les dèmes que faisait allusion déjà, aux débuts du ve siècle, le décret relatif à la Prise de !Milet de Phrynichos, qui, nous apprend Hérodote, « intimait défense de faire usage de ce drame à l'avenir » 9. Au temps de Démosthène, des troupes ambulantes d'acteurs parcouraient, pendant la saison des Dionysies champêtres, toute l'Attique. Eschine fit partie de l'une d'elles, qui jouait le répertoire tragique, spécialement les oeuvres de Sophocle'D. Sur l'organisation de ces spectacles champêtres nous ne savons rien de précis [1lIST111o, p. 222]. Quand la chose était possible, nul doute qu'on ne mît en présence au moins deux troupes rivales : il en était ainsi, par exemple (comme le prouve l'emploi du mot â'(ôv dans les inscriptions), au Pirée, à Salamine, à Éleusis ". Mais il est à croire que, dans la plupart des bourgades, on se contentait, faute de ressources, d'une seule troupe, et que, par conséquent, il n'y avait pas, à proprement parler, de concours. Au lu' siècle les concours tragiques déclinèrent rapideinent. Athènes, vaincue, a perdu la liberté. Bientôt 392 TRA. elle ne sera plus, en comparaison des nouvelles capitales de l'hellénisme, Alexandrie, Antioche, Pergame, qu'une humble cité provinciale. Aussi, dès la fin du ive siècle, perd-on toute trace du concours tragique des Lénéennes ". Celui des Dionysies, à la vérité, subsiste, et on en rencontre la mention isolée ,jusqu'à l'époque impériale ; mais il a cessé d'être régulier '3. Sur la composition du public qui assistait à la tragédie, ainsi que sur les modalités du jugement qui suivait le concours, on a dit le nécessaire aux articles COMOEDIA, p. 1418, et DloxysIA, p. 244-245. Sur la nature des prix et récompenses attribués au poète et au chorège vainqueurs, consulter D1ONVSIA, ibid. et TIIEATIILM, p. 201. Ou a vu à l'art. 11ISTRIO, p. 212 sq., qu'au concours entre les poètes tragiques s'était, à une certaine date, ajouté un concours entre leurs protagonistes. Cette date peut aujourd'hui être exactement fixée. Le prix d'interprétation tragique fut décerné pour la première fois aux Grandes Dionysies de l'an 419 av. .1. C. ' 1. La tragédie avant Eschyle. -Deux générations de poètes avant Eschyle ont, par leurs tentatives et leurs ébauches plus ou moins heureuses, préparé la perfection du genre tragique. A la première génération nous trouvons l'Athénien Thespis. Ce poète mérite à plusieurs titres le nom de créateur de la tragédie grecque. C'est lui qui transplanta en Attique le genre nouveau, resté jusque-là exclusivement péloponnésien 15. Événement capital: car dans cette patrie d'élection la tragédie trouva le public exigeant et lin, capable de la goûter et de collaborer à ses progrès. C'est lui encore qui, par l'invention de l'acteur ts et du masque ", l'orienta définitivement vers le drame. C'est lui qui, aux formes déjà existantes, ajouta le prologue et la p-'ctg 78, et par là constitua dans ses lignes essentielles le schéma technique de la tragédie. Enfin, alors que les essais de ses prédécesseurs doriens n'étaient encore, en grande partie, que des ilnprovisations19, Thespis écrivit le premier ses drames et les publia. La légende nous représente le premier des tragiques athéniens promenant d'abord de bourg en bourg, sur un chariot, son matériel scénique et sa troupe 20. Le succès de ces spectacles fut certainement très vif et provoqua des entreprises rivales21, puisque dès la 61e olympiade (536-3) l'État accueillit dans le programme des Grandes Dionysies un concours de tragédies 27. On a rattaché, non sans vraisemblance, cet événement à la création ou, plus probablement, à une réorganisation des Grandes Dionysies par le tyran, ami des arts, Pisistrate23. Toutes les oeuvres de Thespis ont péri. Les rares fragments et les TllÀ 313 TliÀ titres mêmes «lue nous a transmis Suidas sont généralement jugés apocryphes'. Nous ne sommes pas beaucoup mieux informés sur les tragiques de la génération suivante. De Choerilos, qui débuta dans la fie olympiade (524-1) 3, on ne possède qu'un titre, Alopè, emprunté à la légende attique 4. Pralinas de Phlionte, qui concourut contre Eschyle et Choerilos dans la 70' olympiade (500-497) °, fut, si l'on en juge par un court fragment lyrique 6, un talent gracieux. Mais de toute son œuvre tragique rien n'est venu jusqu'à nous, pas même un titre certain Au reste, c'est dans le drame satyrique qu'il semble avoir surtout brillé e. La figure de Phrynichos apparaît un peu plus distincte. Celui-là fut un grand poète. Il remporta sa première victoire en l'olympiade 67 (512509)9. Des neuf titres" qui nous ont été conservés sept sont empruntés à la mythologie. Mais deux de ses tragédies mettaient en scène l'histoire contemporaine : la Prise de Milet, jouée vers 491, au lendemain du désastre qui avait mis toute la Grèce en deuil, et les Phéniciennes, jouées une vingtaine d'années plus tard, où il célébrait le triomphe de Salamine. Hérodote s'est fait l'écho de l'émotion provoquée par le premier de ces drames : émotion si douloureuse que le poète fut condamné à une amende et que toute représentation ultérieure de sa pièce fut interdite ". Les Perses d'Eschyle sont, comme on sait, à peu près de la même époque (472). Ainsi donc, on ne saurait en douter, la tragédie grecque a hésité, à ses débuts, entre deux voies : le mythe et l'histoire. Sous l'influence de l'exaltation patriotique produite par les guerres de l'indépendance, elle a été un moment tentée par les grands sujets de l'histoire nationale. Pourquoi, malgré le succès de deux au moins de ces trois drames 12, ce mouvement s'est-il arrêté court? La façon même dont Eschyle a conçu ses Perses peut nous éclairer à ce sujet13. Il faut remarquer d'abord qu'Eschyle n'a pas situé la scène de son drame en Grèce, il l'a transportée dans la lointaine Asie. Décision géniale, d'où il est résulté premièrement que ses héros, au lieu d'être les généraux grecs, connus de tous, s'appellent Xerxès, A tossa, l'Ombre de Darius, êtres à demi fabuleux, entrevus dans un rêve de pompe orientale, ou même irréels, et secondement que le sujet de son drame, ce n'est plus l'ivresse de la victoire, mais le désespoir et les lamentations des vaincus. Cette conception si particulière nous permet d'affirmer qu'aux yeux d'Eschyle et de son public, les trois conditions nécessaires de toute Ix. tragédie grecque étaient : le recul des événements 11, la grandeur surhumaine des personnages, le pathétique de l'action. Mais si, pour plier aux exigences de la scène une action historique, force était de lui prêter les couleurs de la légende, on conçoit que le nombre des sujets susceptibles d'une telle déformation ait été rare. En fait, après Eschyle, la mythologie devint la matière exclusive des tragiques grecs''. Observons cependant que, dans la mythologie même, ils ont fait un choix. Laissant de côté les dieux, trop supérieurs à nous pour exciter vivement notre intérêt", ils ont mis en scène surtout la légende héroïque, où l'on voyait des êtres, à la vérité plus grands que l'humanité, mais, comme elle, soumis à la souffrance et à la mort, lutter et se débattre contre le destin. La tragédie athénienne au Ve et au IV' siècle av. J.-C. Tout le théâtre tragique d'Athènes se réduit aujourd'hui aux 32 draines 17 du ve siècle qui nous sont parvenus. Mais que sont, d'une part, tes sept tragédies d'Eschyle 13, les sept de Sophocle t9, les dix-huit d'Euripide 29 qui nous restent, en regard de la production totale de chacun de ces poètes? A l'un l'antiquité attribuait de 70 à 90 pièces L1, au second de 104 à 140 22, au troisième de 75 à 922'. Et que sont ces trois noms eux-mêmes, en comparaison de tant de poètes tragiques, aujourd'hui oubliés, qui luttèrent contre eux dans les concours? Il est à remarquer, d'abord, que la poésie tragique a été, dans certaines familles athéniennes, un véritable héritage24. C'est ainsi déjà que Pratinas et Phrynichos avaient transmis leur art à leurs fils, ArisLias et Polyphrasmon Z5. Mais la race d'Eschyle, surtout, offre un spectacle imposant, avec ses quatre ou cinq générations successives de poètes tragiques 26 : Euphorion et Ilion 27, fils d'Eschyle (le premier vainquit en 431 Sophocle et Euripide) ; Philoclès, son neveu, auteur de cent tragédies, d'après Suidas, et qui n'était sans doute pas sans mérite, puisqu'il l'emporta sur l'auteur d'Oedipe-Roi; Morsimos et Mélanthios, fils de ce Philoclès, qu'Aristophane a ridiculisés dans les Oiseaux: à la génération suivante, le célèbre Astydamas, l'ancien, disciple d'Isocrate ; puis, à la quatrième génération, un autre Astydamas et un autre Philoclès, contemporains de Démosthène; enfin, plus tard encore, un troisième Astydamas 28. La vocation dramatique se perpétua presque aussi longuement dans la famille de Sophocle 29. Dès 428, son fils Iophon obtenait le second rang dans le concours où l'Hippolyte d'Euripide fut couronné 30 ; et, 50 TRÀ 394 TIRA après la disparition de Sophocle et d'Euripide, Aristophane le nomme comme le meilleur poète tragique d'Athènes '. Un autre fils, bâtard, de Sophocle, Àriston, fut également auteur de tragédies '. De même aussi son petit-fils, Sophocle le jeune, vainqueur dans douze concours : c'est par ses soins que fut mis à la scène le drame posthume Oedipe à Colone'. Enfin, dans la période alexandrine, parut un troisième Sophocle, auteur de quinze drames 4. La postérité d'Euripide fut moins bien douée : après lui, on ne peut citer que son neveu (d'autres disent son fils), Euripide le jeune, qui fit représenter l'Ip/ligénie â Aulis 6. Mais un nouvel exemple, remarquable, de l'hérédité dramatique nous est offert par Karkinos, ses trois fils, Xénoclès, lénotimos, lénarchos 6, et son petit-fils, Karkinos le jeune', tous poètes tragiques. Aristophane a fait de cette famille le plastron de ses railleries; mais on ne doit pas oublier pourtant que Xénoclès fut vainqueur d'Euripide, en 115, dans le concours où celui-ci présentait les Troyennes. L'hérédité expliquerait mal, à elle seule, une telle continuité de vocations. Il faut évidemment y joindre l'influence déterminante du milieu, l'exemple et les préceptes des maîtres. De là résultait pour les fils et les neveux une forte préparation technique qui favorisait puissamment le talent, et, à l'occasion, a pu même en tenir lieu'. En dehors de ces familles en quelque sorte professionnelles, d'autres noms encore, qui furent illustres en leur temps, appellent une brève mention : Aristarchos de Tégée, qui fixa définitivement l'étendue normale de la tragédie 9; Achaeos d'Irétrie, estimé surtout dans le genre satyrique 10; ton de Chios, dont le facile talent, ayant abordé à peu près tous les genres littéraires, ne négligea pas la tragédie 11 : Néophron de Sicyone. auteur d'une Jlédée antérieure à celle d'Euripide, où ce poète semble avoir puisé les linéaments du caractère de l'héroïne 12 ; Critias, le tyran, polygraphe et dilettante 73, dont il nous reste une longue profession d'athéisme, tirée de son Sisyp/te 1i; enfin, et surtout, Agathon d'Athènes ". Contemporain un peu plus jeune de Sophocle et d'Euripide (il avait remporté son premier triomphe en 141616), c'était certainement un esprit original et chercheur. Dans le peu que nous savons de lui 17, il y a trois ou quatre innovations intéressantes à relever. Son 'I1,(ou népers était, sous le nom de drame, une sorte d'épopée, où il avait déroulé toute l'histoire de la guerre de Troie. Par suite les épisodes, trop multipliés, s'y entassaient : faute de plan qui, malgré de réels mérites, fit échouer la pièce 18. L'idée donc n'était peut-être pas très heureuse; du moins dénote-t-elle un effort pour renouveler l'intérêt tragique. Une autre tentative semble avoir été plus hardie encore. Dans une pièce d' Agathon intitulée ''AvOoq (ou "AvOsu;), le sujet n'était, contrairement à la tradition, emprunté ni à la mythologie, ni à l'histoire : personnages et événements, tout y était fictif, « et néanmoins, dit Aristote, la pièce a réussi » ", A coup sûr Agathon avait inauguré là un genre inédit. Mais lequel? La tragédie bourgeoise, ou simplement la féerie?ll est malheureusement impossible de le décider 20. Une autre nouveauté encore du même poète, ce fut de substituer aux stasinta du chœur, jusqu'alors plus ou moins étroitement liés à l'action, des intermèdes (i'u.66)tu.z) qui n'avaient aucun rapport avec le sujet 21. Dans la musique raffinée de ses chants lyriques22, comme aussi dans la mise en scène23, Agathon fut également inventeur. Mais ce dont nous pouvons encore le mieux juger, c'est de son style' : il était plein de pensées brillantes et fines. et tout paré d'anthithèses et de concetti à la manière de son maître, Gorgias. En résumé, Agathon est, après Euripide, le poète du v` siècle qui par ses qualités et ses défauts, a eu le plus d'influence sur le développement ultérieur de l'art tragique. Au ive siècle la production dramatique, bien loin de se ralentir, s'accroit encore. « Nous avons, écrivait dès I1O5 Aristophane, quantité de petits jeunes gens qui font des tragédies par cent et par millet'. I C'est que l'existence de multiples modèles a rendu l'art plus facile. Chaque année donc les deux concours provoquent une vingtaine de pièces nouvelles, non compris les pièces refusées ni celles qui n'avaient pas été écrites pour la scène, mais seulement pour la lecture. Parmi les auteurs en renom de ce temps, citons : Denys l'Ancien, tyran de Sicile, qui ne dédaigna pas de concourir maintes fois sur le théâtre d'Athènes et y fut une fois vainqueur26; Astydamas, le plus grand nota de cette époque, auteur de 240 tragédies, vainqueur dans quinze concours, et honoré, à la suite du prodigieux succès de son Part/ténopaeos, d'une statue au théâtre"; Théodecte, également renommé comme poète tragique et comme rhéteur, huit fois couronné" ; enfin Chérémon ", Aplatmus, fils adoptif d'Isocrate'0, Moschion, Polyeidos, Karkinos le jeune, l)ikaeogénès, Antiphon, Python3', etc. De tous ces poètes il ne reste qu'un très petit nombre de fragments. Force est donc, pour juger de la tragédie du ive siècle, de s'élever au-dessus des individus et de considérer le genre dans son ensemble et dans ses directions essentielles U2, Dans la Poétique, Aristote nous fournit àcetégard un premier renseignemenlintéressant. C'est que, de son temps, le nombre des sujets tragiques s'était considérablement restreint : « Aujourd'hui il n'y a de belles tragédies que celles qui se rap TRA 395 TRA portent à un petit nombre de familles, par exemple à Alcméon, Oedipe, Oreste, Méléagre, Thyeste, Téléphe et à d'autres personnages dont les actions ou les épreuves sont particulièrement pathétiques' ». Et en effet, pour nous borner à un seul des exemples cités par Aristote, nous savons que la fable d'Alclnéon avait été, après Sophocle, reprise successivement par Euripide, Agathon, Astydamas, Théodecte,1licomachos, Évarétos, et (sous forme de drame satyrique) par Achaeos 2. Dans des sujets aussi usés, l'originalité et l'invention devenaient presque impossibles. D'avance, selon la maligne remarque du poète comique Antiphane 2, le public savait tout ce qui allait se passer, quels personnages se présenteraient, et ce que chacun dirait. Un autre défaut capital que signale également Aristote, c'est l'absence des mœurs (-'(hr)'. En d'autres termes, les tragiques de ce temps ne savaient plus créer un personnage vivant, avant sa physionomie individuelle : ils composaient, non des caractères, mais des rôles. Et que mettaient-ils à la place des moeurs? Des situations. Le trait essentiel de la tragédie du ive siècle, c'est en effet l'art de l'intrigue, qui a pour moyens principaux la péripétie et la reconnaissance'. Parmi les plus émouvantes péripéties du théâtre de son temps, Aristote cite celle du Lynheus de Théodecte : « Dans le Lynlreus, le personnage de ce nom est mené au supplice, et Danaos l'accompagne pour lui porter le coup mortel; mais les événements font que c'est Danaos qui meurt, et l'autre qui est sauvé G. » Quant aux reconnaissances, Aristote en distingue jusqu'à cinq espèces différentes'. Il admire, en particulier, le perfectionnement que son contemporain Polyeidos, reprenant après Euripide le sujet d'Tphigénie en Tauride, avait apporté à la reconnaissance du frère et de la soeur. « Ainsi donc, s'écriait Oreste, ma soeur ne (levait pas être seule sacrifiée; je le serai, moi aussi 9 : » Réflexion toute naturelle, qui, en provoquant les questions d'lphigénie, amenai tl'éclaircissernent final. Par cette recherche des situations pathétiques, le théâtre du Ive siècle continuait Euripide. Signalons encore, après Aristote, l'invasion dans le drame des procédés de la rhétorique Le fait, du reste, n'a rien d'étonnant, si l'on songe qu'à cette époque la rhétorique a mis son empreinte sur tous les genres, histoire, philosophie, épopée même. La plupart des tragiques sortent de l'école d'Isocrate : Aphareus, son fils adoptif, Astydamas, Théodecte. Ils apportent au théâtre les artifices de l'école; ils défendent volontiers des thèses philosophiques, ou morales, ou politiques. Dans l'Alcrneon de Théodecte, par exemple, Alcméon, qui, pour venger son père, venait de tuer sa mère, doutait après coup de la légitimité de son acte. « Mais ta mère était odieuse à tous les mortels, lui objectait sa femme Alphésibée. -Sans doute, niais une distinction s'impose. Laquelle? Oui, ma mère devait mourir, mais moi je ne devais pas la tuer i6. » Dans l'Oreste du même poète, le vengeur d'Agamemnon, à propos d'un conflit de devoirs tout pareil, argumentait subtilement : « Il est juste que meure à son tour la femme qui a tué son époux ; et il est juste aussi qu'un fils venge son père. » Paralogisme qui, comme le montre Aristote, consiste en la réunion arbitraire de deux propositions, isolément vraies". Un autre défaut des tragédies de ce temps, c'est qu'elles étaient en général mal composéesf2, négligence dont Euripide lui-même, selon la juste remarque d'Aristote, avait plus d'une fois donné l'exemple''. On sacrifiait de parti pris l'ensemble aux épisodes ; on recherchait avant tout les scènes à effet, les morceaux de bravoure qui forcent l'applaudissement ". Et, à cet égard, les bons poètes ne se distinguaient pas des mauvais : c'est qu'il fallait céder aux exigences des acteurs"Ce dernier trait nous révèle déjà l'importance prépondérante de l'interprétation dans le théâtre du ive siècle. Mais ailleurs Aristote s'exprime en des termes plus formels encore : « De nos jours, les acteurs font plus que les poètes pour le succès d'un dramet6 »; assertion que confirment éloquemment les inscriptions scéniques, découvertes depuis une quarantaine d'années. Voir l'article IllSTluO, p. 213, où ces inscriptions ont été analysées et commentées. Pendant que la l'onction de l'acteur croissait en importance, celle du choeur, au contraire, diminuait. Déjà, chez Sophocle même, il y a tel choeur dont tout l'art du poète réussit mal à voiler l'inutilité (Trachiniennes). Mais ce défaut s'accuse de façon bien plus choquante chez Euripide. Bien loin de sortir du fond même du sujet, la plupart de ses chants choraux ne s'y rattachent que par un lien des plus fragiles ". Quelquefois même, ce lien manque absolument : tel est le cas du troisième stasii`non d'Andromaque et du deuxième d'Hélène18. De tels chants méritent déjà le nom d'Fµed?du,x : ce sont des horsd'oeuvre qui pourraient se transporter partout. Mais ce qui n'était encore chez Euripide qu'une exception, Agathon, nous dit Aristote, en fit une règle générale 19 Et ainsi procédèrent, à son exemple, tous les tragiques du siècle suivant. Sur l'emplacement réservé au choeur dans le théâtre du n e siècle, ainsi que sur le nombre des membres qui le composaient, voir Tl1EATBLMI1, p. 195 sq. Par le style aussi les tragiques de cette époque sont des émules d'Euripide et d'Agathon. Euripide déjà avait rejeté en grande partie le faste et l'éclat poétiques de ses devanciers. Côtoyer la prose, mais en restant toujours d'un ton au-dessus d'elle, tel était le fond de son art : art qui exigeait autant de délicatesse que de sûreté". Ses successeurs ne surent pas s'y tenir : ils en vinrent à éliminer de la tragédie tous les termes qui sortent du langage de la conversation 21. Il semble donc, d'après cela, qu'on puisse étendre à la plupart ce qu'Aristote a dit de l'un d'eux, Chérémon: qu'il était âvaywa7tixds,c'està-dire plus propre à être lu que représenté, et âst nii;; darca? :10yoyrD , « exact comme un prosateur 22. » La tragédie grecque hors d'Athènes. De bonne T1HA 396 TUA heure la tragédie, en raison même de l'éclat de ses spectacles, rayonna hors d'Athènes '. C'est ainsi que la Sicile fut pour Eschyle comme une patrie d'adoption. Sur l'appel du tyran Hiéron, il s'y rendit dès 476 pour faire jouer ses Etnéennes ; entre 471-469, il y présida à une reprise des Perses ; et nous l'y retrouvons encore après 4582. Vers la fin du siècle, Euripide a et Agathon 1 allèrent finir leur carrière en Macédoine, à la cour du roi Archélaos (413-399), qui venait de fonder à Dion une fête en l'honneur de Zeus Olympien et des Muses'. Du reste, il n'est pas douteux que, dès cette époque, la plupart des grandes villes n'eussent des théâtres 0 : celui de Corinthe est antérieur à l'an 394 7. Un demi-siècle plus tard, Eschine nous montre le fameux tragédien Aristodémos continuellement « en tournée », allant de ville en ville 8. Mais c'est surtout dans la seconde moitié du ive siècle que les spectacles dramatiques se multiplièrent dans toute la Grèce. Cette diffusion tient à plusieurs causes. En premier lieu, les princes prirent alors l'habitude de solenniser par des représentations les succès ou les événements heureux de leur règne. Ainsi firent, par exemple, Philippe et Alexandre, l'un après la chute d'Olynthe 9 et lors du mariage de sa fille 10, le second après la prise de Thèbes 11, et en Asie même après la capture de Darius lors de son mariage avec Statira 13, etc. D'autre part, le drame qui, à l'origine, avait été le privilège exclusif des fêtes de Dionysos, s'introduisit progressivement dans maintes fêtes dédiées à d'autres divinités : aux PTTulA [p. 791 et 793] et aux SOTÉRIA de Delphes, aux CIIARITÉSIA et aux uoMoLOIA d'Orchomène, aux SARAPIEIA de Tanagra, aux MOCSEIA de Thespies, aux jeux en l'honneur de Zeus Soter à Akraiphia, aux AMI'IIIARAIA d'Oropos, aux ROMAIA de Magnésie du Méandre, etc. Dans toutes ces fétes la tragédie, tant ancienne que nouvelle, paraît avoir tenu une place ". Une autre circonstance contribua puissamment à la propagation des spectacles tragiques : c'est la création des compagnies dionysiaques d'acteurs [Dm VSIACI ARTIFICES]. Grâce à ces troupes ambulantes, toutes les villes, même peu fortunées, purent à l'occasion s'offrir le luxe des représentations dramatiques. Il faut ajouter enfin que, vers les débuts du me siècle, s'allumèrent en Asie et en Égypte, à Antioche, Pergame, Alexandrie, de nouveaux foyers d'art grec". Dans ces jeunes capitales la tragédie est cultivée, mais nulle part avec autant d'éclat qu'à Alexandrie 16. Ptolémée Philadelphe y fonda, sur le modèle des concours athéniens, des concours où l'on jouait, outre les pièces anciennes, des drames nouveaux. Comme jadis à Athènes, chaque compétiteur présentait une tétralogie. Les représentations étaient entourées d'un luxe inouï 1 De toutes parts, on appelait les auteurs et les acteurs en renom et on les retenait par des libéralités fastueuses 'g. Parmi les talents ainsi rassemblés à Alexandrie, les grammairiens de l'âge suivant firent choix de sept noms, particulièrement brillants19, qui constituèrent ce qu'on a appelé la pléiade tragique alexandrine 20. Il est impossible de suivre l'histoire de la tragédie grecque après l'époque alexandrine 21. Des témoignages certains, cependant, prouvent que des tragédies, tant nouvelles qu'anciennes, continuèrent à être représentées, non seulement au 11e et au lei siècle av. J.-C. 22, mais encore dans l'ère chrétienne23. En ce qui concerne les pièces anciennes, Dion Chrysostome nous apprend qu'aux débuts du lie siècle après J.-C., l'habitude s'était introduite de ne plus les jouer que partiellement, c'està-dire allégées de toutes les parties lyriques 21. Et, avant la fin du me siècle, Libanios atteste que la tragédie a quitté la scène pour l'école, en d'autres termes qu'on l'étudie encore dans les écoles, mais qu'on ne la représente plus en public 93. II. A RomE. Les tragédies imitées du grec. L'importation de la tragédie grecque à Rome, en l'an 210 av. J.-C.26, fut, dans son principe, un événement d'ordre religieux bien plutôt que littéraire 2'. La première guerre Punique venait de s'achever glorieusement. Pour rendre grâces aux dieux, les édiles curules, chargés de l'organisation des ludi Romani, se mirent en quête de quelque spectacle nouveau 23. Or c'était l'usage, nous l'avons vu, chez les Grecs de ce temps, de célébrer leurs triomphes militaires par des jeux dramatiques: usage dont les généraux romains, qui venaient de combattre en Sicile et en Grande-Grèce, avaient dû être plus d'une fois témoins. Ce fut sans doute à l'instigation de ceux-ci que les édiles résolurent d'introduire à ]tome les jeux grecs. Leur conseiller et agent fut l'affranchi Livius Andronicus, originaire de Tarente. Il se chargea de traduire en latin pour la circonstance et de faire représenter une tragédie grecque23. Bien que nous n'ayons aucune information sur cette première représentation, nous devons présumer qu'elle fut bien accueillie, puisque, cinq ans après, un autre poète tragique, Naevius, débutait à son tour. Le nombre des tragiques latins que nous connaissons s'élève à une quarantaine; celui de leurs pièces à 150 environ 30. C'est uniquement à Litre d'initiateur que Livius Andronicus (284-204-) a mérité que la postérité retint son nom31. Il a implanté à Rome coup sur coup tous les TRA 397 TRA genres grecs: tragédie, comédie, épopée, lyrisme. Mais ce ne fut guère qu'un traducteur. Directeur de troupe et acteur des premiers rôles, en même temps que poète, cette besogne matérielle était, sans doute, ce qui lui coûtait le plus de peine '. Le choix de ses sujets semble attester, du moins, un esprit avisé et qui ale sens des conditions du succès 2. Il nous reste huit titres certains d'après lesquels ses tragédies se peuvent diviser en deux classes. La plupart sont tirées de la légende homérique, que sa traduction de l'Odyssée avait popularisée à Rome. Dans les autres (Andromède, Danaé, Tereus), le merveilleux ou le romanesque des sujets était propre, à défaut même de tout autre mérite, à captiver un public novice. Mais les rares fragments ne montrent aucun trait vigoureux, ni brillant. Aussi Cicéron lui-même, en dépit de sa prévention pour la vieille poésie latine, avouait-il que les tragédies de Livius ne valaient pas la peine d'être relues'. A la différence de son devancier, Naevius (269-199) fut un citoyen romain et, qui plus est, un combattant de la première guerre Punique. Polygraphe lui aussi, il apporta à la conquête des lettres grecques une impétuosité toute militaire °. Nous avons conservé de lui huit à neuf titres de tragédies e. Deux pièces (Clastidiuni, Romulus) méritent d'être mises à part, parce qu'il y inaugurait hardiment un genre nouveau, la tragédie nationale ou praetexta7. Les fragments accusent une personnalité vigoureuse ; il a de l'imagination, de la couleur, une énergie qui va jusqu'à la rudesse 8. Aussi sa renommée résista-t-elle plus longtemps que celle de Livius 9. Au temps d'Horace, ses vers étaient encore dans toutes les mains et toutes les mémoires 1''. Toutefois les vrais maîtres de la tragédie latine appartiennent au lie siècle avant J.-C. Ce sont: Ennius, Pacuvius, Accius. D'Ennius (239-169) 11 nous connaissons, outre deux tragédies à sujet romain (les Sabinae et Ambracia 12), une vingtaine de pièces à sujet grec, ou pallia/tu. 13. Chose intéressante à noter, les deux tiers de celles-ci étaient, comme le prouvent les titres, des adaptations d'Euripide ; et les fragments montrent en effet qu'Ennius, par affinité autant peut-être que par système, fut un imitateur du poète grec. Il en avait reproduit en quelque façon le style simple et naturel, très peu élevé au-dessus du langage quotidien 17. Comme Euripide, il moralisait trop souvent, et non sans pédantisme. A l'occasion aussi, il se montrait satirique, volontiers même incrédule 1e. Enfin, et c'était la qualité essentielle de son théâtre, il eut le goût et le don du pathétique 17. Pacuvius (220-132) 13, auteur d'une douzaine de pallialae et d'une praetexta (Paulus)19, fut des trois tragiques latins le moins fécond, probablement parce qu'il était le plus Iaborieux. Les critiques anciens le qualifient de doctus90, ornatus, elaboratus 21 ; jugements qui peuvent s'expliquer taret par l'érudition philosophique qu'étalent complaisamrnentquelques-uns de ses héros que par l'art raffiné de l'expression, qui apparaît dans certaines descriptions d'une facture très travaillée, comme aussi, et de façon moins heureuse, dans la création de mots nouveaux 22. C'est sans doute à ces termes forgés que pensait Cicéron, quand il lui reprochait son «mauvais latin » 23. Le même juge, cependant, lui décerne ailleurs la palme de la tragédie, comme à Ennius celle de l'épopée 24 C'est là, du reste, un jugement isolé. Car le plus grand nom de la tragédie latine 2° était, selon l'opinion générale, Accius 26 ou Affins (170-184?) 27. Érudit, en même temps que poète, il avait étudié dans des traités spéciaux l'histoire et la technique du théâtre. II composa une cinquantaine de tragédies 9e, dont deux tirées de l'histoire romaine (Decius ou Aeneadae, et Brutus). Comme Eschyle, qu'il prit souvent pour modèle 29, il fut le poète des passions farouches, des sentiments monstrueux, des catastrophes sanglantes30 : son Atrée était un drame plein d'épouvante et d'horreur 31. On vantait sa véhémence et son pathétique (altus32, animosus33) ; mais on lui reprochait par contre des négligences de forme, un style plus âpre et fort qu'élégant3'". Après Accius la tragédie romaine décline rapidement 3ï. Vers la fin de la république, le genre est représenté par les noms de C. Caesar Strabo, C. Titius, Cassius de Parme, Santra 36 ; auteurs oubliés dès la génération suivante, parce qu'il leur avait manqué la vigueur tragique: « lenitas sine nervis » 37, écrit Cicéron au sujet du premier; « porion tragice », dit-il du second 38. Du moins étaientils encore des tragiques de profession, et dont les drames affrontèrent la scène. Ce ne fut plus le cas, à ce qu'il semble, de Varron, de Q. Cicéron, d'Asinius I'ollio 39. Le premier est un polygraphe, dont la fantaisie érudite se joue à ressusciter artificiellement les genres archaïques; les deux autres de simples amateurs, qui se délassent, par des improvisations poétiques, de la politique et de la guerre". Sous le principat d'Auguste, deux tragédies TRA 398 TRA passèrent pour chefs-d'oeuvre et éclipsèrent les pâles productions contemporaines des Pupius, Gracchus et Turranius': ce sont le Thyeste de L. Varius, représenté en l'an 29 av. J.-C. aux jeux qui suivirent la victoire d'Actium, et la Médée d'Ovide, écrite vers l'an 22 2. Toutefois ce furent, dans l'oeuvre même de Varius et d'Ovide, deux tentatives isolées. A joutons que, selon toute vraisemblance, la pièce d'Ovide ne parut jamais sur la scène ; c'était donc une oeuvre factice, destinée aux lectures publiques. Tel fut désormais, du reste, le caractère général de toutes les tragédies écrites sous l'Empire. Il nous reste celles de Sénèque, au nombre de neuf'. A Sénèque il faut joindre l'auteur inconnu de l'Octavia et Pomponius Secundus 5; puis, au temps de Tacite, Curiatius Maternus (auteur d'une Médée, d'un Thyeste, d'un Calo, d'un Domitius et peut-être d'un .i ero) 6 et enfin Scaevus Memor, Paccius, Faustus, Rubrenus Lappa, etc..', qui ne sont pour nous que des noms. La tragédie romaine a été longtemps mal jugée 8. Jusqu'aux débuts du siècle dernier, il a été admis que ce genre exotique n'avait point poussé à Rome de racines profondes'. On tirait argument, d'abord, de la disparition même des oeuvres tragiques. C'était méconnaître la part prépondérante du hasard dans la destinée des manuscrits de l'antiquité. D'autres raisons paraissent, àpremière vue, plus sérieuses. Comment le public romain se seraitil intéressé à des drames dont la fable était presque toujours étrangère? Mais c'est oublier que le même fait n'a nullement nui, en France, au succès de notre tragédie classique, et que, d'autre part, à Rome même, la tragédie nationale (praetexta) n'a pas eu une plus longue survie que la palliata. D'aucuns encore ont dit qu'un peuple endurci par les jeux sanglants du cirque était peu fait pour goûter les émotions délicates et fictives de la tragédie. A quoi on objecte avec raison l'exemple topique de l'Espagne, pays des autodafés et de la tauromachie, que ces spectacles barbares n'ont cependant pas détournée du théâtre 10. Au reste nul raisonnement ne saurait prévaloir contre les faits. Des témoignages irrécusables établissent que la tragédie à Rome a brillamment réussi. Et cela, dès l'origine : car c'est à force d'être bissé par le public que Livius Andronicus, nous dit Tite-Live, avait perdu la voix En ce qui concerne la période suivante, le chiffre considérable des pièces composées par Attius tend à prouver que le succès de la tragédie alla croissant. Et ce n'est pas aux lettrés et aux doctes seulement que la tragédie plaisait; la foule elle-même et les ignorants volgus arque imperiti)12 manifestaient bruyamment leur enthousiasme. Même après la disparition des grands tragiques, leurs oeuvres continuèrent à être souvent reprises et (Cicéron, en maints endroits, l'affirme) chaleureusementapplaudiesf3. Ainsi donc il n'est pas niable que, pendant deux siècles, la tragédie n'ait été, à Rome, un art populaire et vivant'. Cela étant, pourquoi a-t-elle si subitement disparu? Problème obscur: les solutions proposées sont fort divergentes. On a dit que le tumulte des guerres civiles, pendant toutee demi-siècle qui va de Sylla à Auguste, avait étouffé la voix de la tragédie. On a supposé que l'Empire, de même qu'il avait pacifié l'éloquence, s'était sourdement opposé à la renaissance d'un genre qui, grâce à sa communication directe avec la multitude, avait plus d'une fois, lui aussi, agité l'esprit public. Plus simplement on a émis l'idée que, par une fortune commune à toutes les formes littéraires, la tragédie avait fini, faute de matières et de talents nouveaux, par s'épuiser. On a invoqué encore l'extraordinaire vogue d'un genre nouveau, la pantomime, née, aux débuts de l'Empire, du démembrementde la tragédie et qui aurait accaparé définitivement la faveur populaire. Enfin on a allégué que, vers ce même temps, s'était produit un irrémédiable divorce entre les deux fractions qui composaient le public romain: l'élite lettrée et la populace ignorante". Ces deux dernières raisons, qui, en réalité, du reste, n'en font qu'une, contiennent, je crois, l'explication cherchée. Il est bien vrai que la plèbe romaine, dans le cours du temps, s'était transformée et à son désavantage. Si inculte, en effet, que fût le public de l'époque républicaine, il était du moins moralement sain et porté par nature, c'est IIorace qui nous le dit, aux sentiments forts et élevés (ratura sublimis et acer) 16.Mais, dès les débuts de l'Empire, les choses avaient bien changé. L'afflux incessant des étrangers, des affranchis et des esclaves avait en quelque sorte dénationalisé le peuple romain. Goût et moralité fléchirent à la fois. Dès le temps de Cicéron, la populace ne s'intéresse guère qu'à des spectacles tout matériels et qui flattent ses sens. Pour rajeunir les oeuvres anciennes, on les écrase sous le luxe d'une mise en scène barbare LnrsTRio, p. 225 ; TREA'i'RU3I, p. 204,. Sous Auguste, et toujours pour complaire au mauvais goût croissant du public, on fit plus encore. Nous avons vu ailleurs [PAN'rosusIus, p. 316-7; cf. CA.NTICU➢r, p. 896] comment deux contemporains de ce prince, Pylades et Bathyllus, eurent l'idée d'éliminer de la tragédie tout le dialogue, ne gardant que les parties lyriques ou milieu qui avaient toujours été les morceaux préférés du public, et comment, dans ces cantica mêmes, la musique et le chant cédèrent la première place à la mimique. Ainsi naquit la pantomime, dont le succès, dans tout le monde romain, fut inouï et dura des siècles : succès dû surtout à la sensualité et à l'impudeur des tableaux qu'elle offrait aux yeux. Contre une pareille concurrence, que pouvait la tragédie? A la différence des autres genres imités du grec, de l'épopée, de l'élégie, de l'ode, qui ne s'adressaient qu'à une élite cultivée, le théâtre est fait pour la foule et a besoin de son suffrage pour vivre et prospérer. Désertée du public populaire, la tragédie fut réduite à chercher asile dans les cénacles mondains, où elle traîna une vie factice et précaire. En quelle mesure la tragédie latine a-t-elle été un art TRA 399 TRA original '? Si nous considérons d'abord les sujets qu'elle a traités, il apparaît, à la simple inspection des titres, que sauf une demi-douzaine, tous sont empruntés à des modèles grecs. Ces modèles, ce sont principalement les trois grands tragiques d'Athènes. Mais des trois le plus imité, parce qu'il était resté le plus populaire et qu'à l'époquealexandri ne ses oeuvres étaient encore applaudies sur tous les théâtres de la Grèce, c'est Euripide. Les adaptations d'Eschyle et de Sophocle sont beaucoup plus rares : elles ne deviennent fréquentes que chez Accius, c'est-à-dire à un moment où la matière tragique avait besoin d'être renouvelée 2. A ces originaux connus il en faudrait à coup sûr joindre beaucoup d'autres, que nous ne sommes plus en état d'identifier, non seulement des poètes grecs du ve siècle (comme cet Aristarcbos, dont Ennius avait imité l'Achille 3), mais aussi des poètes des Ive et me siècles, ou même plus récents `. En ce qui concerne la structure du drame, les Latins paraissent n'avoir rien innové. Nul doute qu'ils n'aient conservé intégralement les divisions techniques, usitées chez les Grecs (prologue, parodos, épisodes, stasima, exodes). Les Phéniciennes d'Accius, tout comme celles d'Euripide, leur modèle, étaient, nous le savons par un fragment, précédées d'un prologue 3 ,et le grammairien Marius Victorinus attribue à la tragédie latine des stasima °. De cette assertion de Victorinus nous pourrions déjà conclure que le choeur avait passé de la tragédie grecque dans celles des Latins (clonus, p. 1127]. Bien plus, ceux-ci l'ont introduit même dans leurs praetextae8. Rappelons, à ce propos, qu'à Rome, l'orchestra ayant été attribuée aux spectateurs [TnEATRUsi, p. 192, 204], le chœur avait dû se transporter sur la scène, considérablement élargie à cet effet. Peut-être est-ce à cette circonstance matérielle, plus encore qu'à la volonté des auteurs, que le chœur latin doit sa physionomie relativement originale. Les fragments prouvent qu'il intervenait dans l'action beaucoup plus directement que le choeur grec; ce qui s'explique sans doute par son contact immédiat avec les acteurs9. Autre particularité du choeur latin : il paraît être rarement resté en scène pendant toute la durée de la pièce. Il sortait et rentrait à plusieurs reprises, et par ces défilés répétés satisfaisait ce goût un peu vulgaire du mouvement et du spectacle, propre au public romain 10. Au reste, le nombre de ses membres, si l'on en croit Diomède, n'était pas fixe mais déterminé uniquement par les besoins de l'action ". Dans l'ensemble, les Latins ont reproduit assez fidèlement la métrique de la tragédie grecque, non sans l'appauvrir cependant et la déformer en plus d'un point. C'estainsi que leur sénaire iambique n'est que la copie du trimètre grec, mais une copie altérée et alourdie par l'abus des substitutions 12. De même, le peu qui nous est parvenu de leurs chants choraux démontre qu'ils n'ont jamais essayé de rivaliser avec les amples et complexes combinaisons rythmiques des choeurs grecs 13. Souvent même ils ont transformé ces chants d'ensemble en monodies ou en dialogues déclamés ou chantés 14 Une modification plus heureuse consista dans l'extension considérable donnée aux octonaires et septénaires iambiques ou trochaïques; partout oit, dans le dialogue, le sentiment s'échauffe ou s'exalte, les tragiques latins, pour marquer le changement de ton, semblent avoir substitué cette sorte de vers au trimètre employé par les Grecs [cANTIcuMj 16. Sur l'accompagnement musical de la tragédie, à l'origine sévère et discret, mais qui, nous dit Cicéron, avait, de son temps, dégénéré en modulations savantes et raffinées 1e, voir les articles cANTICUVI, TIBIA. SIUSICA, p. 2087. Il a été également traité ailleurs des trois variétés de débit usitées dans le drame latin : déclamation, récitatif et chant [cAxTICUsl, p. 894; cumins, p. 11'2'2; uISTnIO, p. 227 ; McsICA, p. 2087 ; TIBIA, p. 324] 17. On serait, au premier abord, tenté de croire, d'après le précepte formel d'Ilorace dans l'Art poétique 18, que la tragédie romaine a été soumise à la loi des cinq actes. Mais, en ce cas, la même règle eût été sans aucun doute valable pour la comédie contemporaine. Or, en dépit des découpages artificiels imaginés par la critique moderne, les comédies conservées de Plaute et de Térence se refusent à ces cadres 19. Le plus probable est donc que, comme leurs modèles grecs, les tragédies d'Ennius, de Pacuvius et d'Accius se divisaient librement en un nombre indéterminé d'épisodes, qui, selon les sujets, variait de quatre à sept 20. La règle des cinq actes n'a dû prendre vigueur qu'à l'époque impériale. Encore faut-il remarquer que, même chez Sénèque, elle n'est pas absolue : car l'un de ses drames, Oedipe, a six actes 2f. Par tous ces caractères extérieurs, la tragédie romaine apparaît comme un décalque, plus ou moins réussi, de la tragédie grecque. Mais il reste à considérer ce qui est l'essentiel, le texte poétique lui-même22. Que les adaptateurs latins aient suivi de très près leurs originaux, c'est un point sur lequel tous les témoignages anciens s'accordent23. Non pas qu'ils aient été de serviles traducteurs : « non verba sed vint Graecorum expresserunt », dit Cicéron 24. Leur indépendance toutefois est, en partie, inconsciente. Elle tient d'abord à ce qu'une version littérale est toujours une besogne bien plus ardue qu'une paraphrase, et en second lieu à ce que l'esprit latin, surtout à ses origines, était par nature prosaïque et sec : souvent donc, laissant le vêtement TRI f400 TRIA poétique, les Latins ne gardent que l'idée'. Mais ce sont là des changements à peine volontaires et qui ne concernent que le style. D'autres sont plus réfléchis et touchent au fond même des choses, à l'action, aux personnages, aux caractères. Le Romain du temps de la république est avant tout héroïque et guerrier; c'est pour lui complaire que, dans son Iphigénie à Aulis, Enniusa substitué au frais essaim de jeunes femmes, qui composaient le choeur d'Euripide, une rude troupe de soldats, impatients de combattre 2. Le Romain de ce temps est peu psychologue, il n'admet que des héros tout d'une pièce, sans défaillances : aussi Ulysse blessé, dans les JViptra de Pacuvius, bien loin de gémir et de pleurer, comme l'Ulysse de Sophocle, étalait-il une constance stoïque 3; et Cicéron lui-même approuve cette correction 4. Le Romain goûte surtout le spectacle matériel qui amuse ses yeux ; à un beau récit il préfère la vue directe des choses : c'est pourquoi, dans l'Antigone d'Accius, la veillée des gardes autour du corps de Polynice, l'ensevelissement clandestin du cadavre par Antigone, la dispute des surveillants, la capture de l'héroïne, tous ces incidents qui, chez Sophocle, sont racontés, se passaient sur la scène. Le Romain a peu de penchant pour les analyses savantes de caractères ou de sentiments ; ce qui le passionne, c'est une action riche en événements et en péripéties : aussi les tragiques latins, tout comme les comiques contemporains, ont-ils plus d'une fois, pour étoffer l'action de leurs drames, recouru à la fusion de deux pièces grecques en une, à la contaminatio 6. Enfin le Romain est pratique et sentencieux : de là tant de maximes, frappées en formules concises, qui faisaient de la tragédie latine une école de moralité et du vertu Au total, le théàtre des Ennius, des Pacuvius, des Accius paraît avoir eu, dans l'ensemble, une couleur et une saveur romaines assez prononcées. Ce qui peut nous donner l'idée la plus exacte du rapport de la tragédie latine avec ses modèles, ce sont les comédies gréco-latines de Plaute et de Térence. Encore ne faut-il pas oublier qu'au jugement de Quintilien, la tragédie des Latins était supérieure à leur comédies ; jugement singulièrement honorable pour les Pacuvius et les Accius, puisqu'il les place délibérément au-dessus d'un Plaute et d'un Térence. Dans le' même passage 9, Quintilien motive son opinion en vantant chez ces deux tragiques « la force des pensées, la majesté du langage, la noblesse des caractères ». Le seul regret qu'il exprime est qu'il leur ait manqué le soin et le fini : défaut dont il accuse, du reste, leur temps plutôt qu'eux-mêmes. Et Horace, malgré son dédain général pour la vieille poésie latine, ne laisse pas de reconnaiire àla tragédie les mêmes qualités : « élévation, vigueur, souffle tragique t0 ». Les fabulae praetextae. Particulièrement regrettable semble, au premier abord, la perte des tragédies tirées de l'histoire romaine. Peut-être y a-t-il là une illusion. Il importe, en premier lieu, de remarquer que, dans l'ensemble de la production tragique des Latins, ce genre ne constitue qu'une infime exception. On ne compte en tout, sous la République, qu'une demi-douzaine de praetextae : deux de i'aevius (Clastidium, Romulus), une, ou peut-être deux, d'Ennius (Sabinae, Ambracia)", une de Pacuvius (Paulus), deux d'Accius (Decius ou Aeneadae, Brutus). Il ne faut pas, d'autre part, si du moins l'on en juge par le seul spécimen connu, l'Octavia12, s'exagérer l'originalité du genre. Rien de moins révolutionnaire que ce drame : le choeur même y subsiste (et nous savons qu'il en était de même dans le Decius d'Accius) i3; noms et costumes mis à part, tout, la structure, les caractères, le langage, rappelle exactement la tragédie grecque. En sorte qu'on a pu assez heureusement, semble-t-il, comparer les praetextae aux timides tentatives de tragédie historique qui se sont produites chez nous au xvme siècle et au commencement du xlxe(La Prise de Calais, de de Belloy; Les Templiers, de Raynouard)'`. Probablement cependant cette comparaison leur fait encore trop d'honneur. Qu'on se représente, en effet, les circonstances qui, généralement, donnaient naissance aux praetextae et le but qu'elles se proposaient'^. Il parait bien certain, par exemple, que le Clastidium et l'Anzbracia furent écrits, l'un au lendemain de la victoire de Marcellus sur les Gaulois (229. av. J.-C.), l'autre à la suite de la prise d'Ambracie par Fulvius Nobilior (189 av. .1.-C), pour être représentés dans les jeux offerts au peuple par ces deux généraux; que le Paulus avait été composé pour le triomphe de Paul-Émile, vainqueur à Pydna (168 av. J.-C. ) ; que le Brutus, oit Accius glorifiait indirectement, à ce qu'il semble, en la personne d'un illustre ancêtre, son contemporain et ami D. Junius Brutus, parut dans quelquefêteofferte parce personnage. Ainsi donc I espraetextae étaient des oeuvres, non seulement d'actualité, mais de commande. Elles étaient destinées à la glorification, non de la patrie romaine, mais d'un personnage contemporain et vivant, qu'elles mettaient ordinairement lui-même en scène, à l'occasion de quelque événement récent de sa carrière 16. Cet événement était-il toujours apte à fournir la matière d'une action dramatique intéressante? Il est permis d'en douter. Et, par suite, la plupart de ces à-propos devaient être des oeuvres fort médiocres. En tout cas, on aurait grand tort d'y voir un essai de tragédie nationale, ou une réaction du patriotisme romain contre l'imitation des Grecs. Tout au plus doit-on peut-être faire exception pour telle tragédie (comme le Brutus d'Accius), où un poète de grand talent avait su, derrière le personnage contemporain qu'il célébrait, évoquer dans le lointain l'image de la Rome héroïque des temps anciens t 7 THA 401 TRA Sur l'organisation matérielle des représentations tragiques à Rome on consultera les articles CANTICUM, CHO TRAGIILrA La tragula est une arme de jet. Elle parait avoir été employée surtout parles peuples celtiques, Gaulois', Celtibères Bretons'. Mais elle était déjà assez connue à Rome au temps de Plaute pour qu'injicere tragulam y eùt passé en proverbe'. César l'emploie au siège de Marseille ; Varron, qui dérive le terme de trahere6, la mentionne comme arme de chasse' et comme instrument agricole ; Pline en parle comme d'un engin de pèche' ; enfin Végèce appelle tragularii : qui ad 7nanuballistas vel arcuballistas dirigebant sagit las 9. On a conclu à tort du texte de Pline qu'il y avait, à côté de l'arme de jet, tin filet de ce nom, et l'on a rendu le proverbe de Plaute par notre u jeter son filet ». Tel en est bien à peu près le sens ; mais ce qui y a amené, c'est un détail de l'emploi de l'arme, tel que le révèle un passage de César : pour annoncer son arrivée à Cicéron assiégé, César envoie un Gaulois jeter dans son camp une tragula cum epistula ad ammentum deligata'o C'était donc un de ces courts javelots munis d'une lanière [AMEV'fusj qui lui conférait un triple avantage : la force de projection était quadruplée", la blessure élaitrendue plus grave12, l'arme pouvait être retirée plus facilement I1. des cadavres. A courte distance, peut-être pouvait-on aussi, grà,ce à la courroie maintenue au poignet, tirer à soi l'ennemi blessé : c'est pourquoi on aurait dérivé tragula de trahere. Puisque la tragula se différenciait de la Rasta amnzentata, il faut admettre qu'elle ressemblait moins à un javelot qu'à ces couteaux de jet dont se servent. encore tant de peuples sauvages et qui comportent plusieurs lames ou crocs" : l'engin de pêche devait donc être une sorte de drague et l'instrument agricole une façon de herse". La tragula se rapproche ainsi à la fois de la machine à dépiquer dite traita ou tribulunt et, comme arme, de ces tribuli qu'on lançait à la main [TRIBULUSI ; les tragulae qu'on projetait au moyen de balistes ne devaient guère différer du cantus à croc, du sparus ou du verutum' A. R1asAC11.