Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article TUGURIUM

TOGURIUMI. Hutte, chaumière. On rencontre parfois aussi les formes tegurium' et même ligurium, formes vulgaires et de basse époque'. Le mot semble dériver de tego et aurait signifié, à l'origine, simplement « abri ». C'est l'étymologie qu'indiquaient les grammairiens anciens'. On peut se demander, il est vrai, si tegurium n'est pas une forme corrompue par l'analogie de (ego et si le terme le plus courant tugurium ne représente pas un emprunt à quelque langue étrangère au latin 4. Quoi qu'il en soit, les glossaires expliquent uniformément tuguriunl, tegurium, par casa brevi.s,... Izospiliurn pauperis modicum,... cellula parva,... casula ' : « petite cabane ». Les tuguria, dit Festus, sont les habitations misérables des paysans'. Ce sont, précise une autre glose, les huttes que construisent les gardiens des vignes saris doute au moment où le raisin mûrit et où la vendange a besoin d'être surveillée. L'expression, définit le Digeste, s'applique à toute construction servant aux travaux rustiques, bien plutôt qu'aux habitations des villes 8. On connaît d'ailleurs le touchant « au revoir » qu'adresse à sa case et à ses champs le paysan exilé, dans la première Églogue de Virgile '. Tous ces témoignages permettent donc d'entendre par tuguriutn une cabane rustique, couverte de chaume et construite saris doute très légèrement, en matériaux primitifs : planches, pisé ou même branchages, par opposition à aedi fcium et à villa, ensemble de bâtiments plus complexe et d'une architecture plus développée.D'ailleurs, quelques indications d'auteurs anciens viennent encore préciser et compléter cette interprétation. Parlant, par exemple, du séchage des figues, Columelle prescrit (le protéger les fruits contre la fraîcheur des nuits, au moyen de claies accolées et formant un toit testudineatuln (en tortue), analogue à celui des tuguria 1e. L'écorce du hêtre, du tilleul, du sapin, nous dit Pline, sont d'un grand usage chez les paysans ; on en fait toute sorte de travaux de vannerie ; on s'en sert même pour la protection des tuguria ". Modestes habitations de pauvres paysans, les tuguria, aux parois en clayonnage et aux toits de chaume, représentent des demeures analogues â celles que construisent aujourd'hui encore, dans la campagne romaine, les cultivateurs les plus misérables et les pâtres hivernants. Elles ont dû abriter, dans l'antiquité, de nombreuses familles de campagnards, non seulement nomades, mais même sédentaires. Ces huttes en branchages représentent, en outre, un type primitif de l'habitation humaine. C'est sous cette IX. forme que l'antiquité, déjà, concevait les débuts de l'architecture. « Bien avant la fondation des premières villes, dit Varron, au moment où les hommes se mirent à cultiver la terre, ils habitaient in casis et tuguriis, ne sachant ce qu'était un mur ni une porte 12. » Et Vitruve décrit en détail la construction de ces très anciennes demeures et les progrès successivement réalisés par les premiers architectes. « On se serait avisé tout d'abord de dresser des fourches entre lesquelles on aurait tressé de menus branchages, recouverts ensuite de boue... ; d'autres imaginèrent de faire sécher au soleil des mottes de terre dont ils édifiaient leurs murs, en les protégeant contre la pluie et la chaleur par un revêtement de roseaux et de feuillages... Puis, voyant que les toits ne pouvaient supporter le poids des pluies de l'hiver, les hommes en vinrent à construire des faites, toujours enduits de boue, mais avec des rampants inclinés qui assuraient l'écoulement de l'eau... C'est ainsi », ajoute Vitruve, « que de nos jours encore certains peuples étrangers édifient leurs demeures : Gaulois, Espagnols, Lusitaniens, Aquitains habitent toujours de semblables cabanes de branchages ou de bardeaux". » Les recherches de l'archéologie moderne n'ont fait que confirmer les suppositions des techniciens antiques ; ses découvertes sont venues illustrer leurs hypothèses d'un grand nombre de faits. On admet aujourd'hui que, d'une facon générale, à l'orient et au sud de la Méditerranée, aussi bien que dans les pays de l'Occident et du Nord, la première habitation construite par les hommes fut la cabane de forme circulaire 14. Mais dans les plaines d'Asie, comme dans la vallée du Nil, la hutte ronde ou ovale semble disparaître de très bonne heure devant la case rectangulaire en brique cuite au soleil. Elle se conserva un peu plus longtemps en Grèce : les fouilles de M. Bulle dans les couches prémycéniennes d'Orchomène ont mis au jour les soubassements en pierre sèche de nombreuses cabanes circulaires ''. Ce type d'habitation primitif semble même avoir atteint en Crète une certaine perfection. On y a découvert récemment les fondations d'une grande maison ovale de 22m. 20 sur 14 m. 50, divisée en un certain nombre de pièces et dont les murs étaient construits en moellons liés par de l'argile" Une petite urne funéraire en forme de cabane ronde, trouvée dans les remblais du Palais de Phaestos ", confirme l'existence d'habitations de ce genre dans la grande île méditerranéenne. De véritables tuguria ont dû y précéder, ainsi qu'en Grèce, les palais et maisons des périodes minoenne et mycénienne. En Grèc emêrne, à l'origine, les sanctuaires ont été de simples cabanes, comme l'ispev d'Apollon à Delphes, en rameaux de lauriers recouverts de peaux [TENTOmu3I, p. 117]. Bien plus longue fut la persistance de ce type primitif d'architecture en Italie. L'usage en demeura général 67 TIJG 330 TUG jusqu'aux abords de l'époque historique, sinon en Sicile et dans le midi de la péninsule, où prévalurent de bonne heure les influences mycéniennes, puis helléniques 1, du moins dans le centre et dans le nord. Les anciens peuples italiques construisaient leurs cabanes, non pas en pierre sèche comme les Minyens d'Orchomène, mais en branchages crépis de boue ; ils avaient même accoutumé, comme les habitants des pays du Nord, d'enfoncer plus ou moins profondément leurs demeures dans le sol, et c'est à cette par ticularité surtout que nous devons de connaî tre avec une certaine exactitude des huttes constituées de matériaux éminemment périssables 2 normes, II, 3119 sqq., fig. 2508 2:111]. Les plus anciens de ces fonds de cabanes, ceux de la vallée de la Vibrata notamment, sur le versant oriental de l'Apennin central, paraissent remonter à l'âge néolithique3; durant toute cette période, pendant l'âge du bronze et le premier âge du fer, les tuguria se rencontrent soit isolés, soit groupés en petits villages 4 ; les plus récents constituaient sur l'emplacement de Bologne une véritable ville' ; ils y descendent jusqu'au ve siècle avant notre ère et durent même prolonger leur existence durant toute la période celtique, jusque vers le moment de la conquêteromaine. Les urnes-cabanes, si abondantes dans les nécropoles latines et toscanes des axe-vole siècles avant notre ère, nous fournissent, pour ainsi dire, les maquettes de ces huttes (fig. 7132) °. Et de même que la cité villanovienne de Bologne, les divers centres habités de l'Italie préhistorique, les villages des collines romaines comme les autres, durent être longtemps constitués de modestes tuguria aux toits de chaume, aux parois de branchages et de boue. On se demande si la maison étrusco-romaine, caractérisée par son atrium et son tablinum, dérive ou non de cette cabane primitive 7. Contentons-nous de constater qu'elle la remplaça peu à peu et finit par la reléguer chez les populations les plus pauvres des campagnes. A l'intérieur du continent européen, au contraire, les huttes demi-souterraines persistent depuis les époques les plus lointaines jusqu'à l'approche des temps modernes a. « Les Germains, nous dit Tacite, se creusent des sortes de tanières qu'ils recouvrent d'un monceau de fumier ; c'est leur recours contre les froids de l'hivers. ». Pour la Gaule, durant les périodes celtique et romaine, les très nombreuses mordetle,s' nous prouvent l'existence d'habitations d'un type analogue 10. Les fouilles d'Alesia ont mis récemment au jour les traces des tuguria de la ville ". Les pierres tombales en forme de maisons de la région des Vosges 12 et des bas-reliefs romains, comme celui du Louvre, qui représente un Gaulois, semble-t-il, défendant sa cabane centre un soldat romain f3, permettent de nous figurer l'aspect extérieur de ces huttes (fig. 7153). Les sculptures de la colonne Aurélienne 14 attribuent aux Sarmates des demeures semblables. Tandis que la domus appartient en propre aux peuples civilisés, le tugurium reste l'apanage commun de tous les Barbares. Longtemps après la disparition des derniers tuguria de Nome, un monument particulier rappelait encore aux contemporains d'Auguste les humbles origines de leur architecture civile.. C'était la chaumière attribuée soit à Romulus, soit à Faustulus : tugurium haustuli", casa Romuii 16, conservée sur le Cermale, au Palatin, vers l'endroit où aboutissait la Scala Caci' La hutte en branchages avait dû vraisemblablement être entourée d'un édifice protecteur en pierre ; à cet édifice appartiendraient les "fondations en bloc de tuf, remontant environ au ne siècle avant notre ère, que l'on rencontre en ce point". Le temple rond de Vesta sur le Forum [FORUM, p. 128812901, et divers autres sanctuaires archaïques de même forme, peuvent d'ailleurs, comme on l'a supposé, tirer leur origine d'anciens tuguria consacrés au culte 1°. C'est la cabane circulaire primitive qui aurait donné naissance à ce type d'architecture. Le terme de tugurium semble en tout cas être demeuré en usage pour désigner un petit sanctuaire rustique. Une inscription datant du ne siècle de notre ère et provenant de Riva, sur le lac de Garde, nous apprend en effet qu'un certain Druinus, aclor praediorum Tublinatorum, a élevé en l'honneur des Génies et des Fées (h'atis Fatabus) un tegurium destiné aux lustrations du ban de Tublinas et des terres voisines de Vezzano20. Ce tegurium aurait été, explique Labus, un petit temple ouvert, un simple tabernacle soutenu par quatre des bords du TUG -531 TUL Qrdeze, 7' 'IL. t'~i e Iii II Y4.,• r 1 Il i r colonnes'. L'expression de tugurium aurait donc, dans ce cas, été employée exactement dans le sens de sacellum. On peut, en effet, se représenter ce sanctuaire des Fées lac de Garde sur le modèle des petits temples, généralement ronds ou parfois rectangulaires, qui se rencontrent ]'réquemm eut dans les peintures de paysages an tiques (fig. 7154) Ce sont de légers édicules en forme de pa villon, ser vant de lo gette pour une statue de culte, qui d'ailleurs se trouve parfois figurée en avant de sa chapelle. Les fresques murales des maisons de Pompéi en fournissent de nombreux exemples (fig. 571)3. Ce motif semble l'un des accessoires obligés des paysages de style égyptisant et de ceux notamment qui représentent le pays des Pygmées La célèbre mosaique de Palestrina en offre un bel exemple'. En Afrique, les huttes indigènes des tribus nomades, faites de joncsentrelacés et de feuillages, portent le nom spécial de ntapalia [DIAP.(L1A] et les artistes les ont parfois représentées sur les monuments (fig. 11828, 48.29). Les décorateurs anciens aimaient aussi à accentuer le genre rustique de leurs paysages en y introduisant de-ci de-là quelques véritables chaumières, petites huttes circulaires de branchages et de cannes couvertes d'un toit conique Perchées sur ces cabanes, une ou deux cigognes y ajoutent parfois une note d'exotisme '. Au premier plan s'agitent des Pygmées. C'est évidemment dans ces demeuresprimitives qu'est censé habiter le peuple légendaire des nains batailleurs et amusants. D'authentiques tugtlria se rencontrent d'ailleurs également dans des scènes idylliques de style non égyptisant 8. Les tuguria conservent donc, dans l'imagination des Romains de l'époque impériale, la place importante que ce type d'architecture primitif avait occupée dans la réalité durant les périodes préhistoriques et qu'il gardait encore dans les régions écartées des grands centres de la civilisation gréco-romaine. A. GRENIER.