Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article VINALIA

VINALIA. Nom de deux fêtes du calendrier romain, dont l'une tombait le 23 avril', et l'autre le 19 août2. Celle-ci s'appelait les Vinalia rustica 3, celle-là les Vinalia priora 4. Mais les Vinalia rustica se célébraient, à l'époque historique, dans la ville même 5 ; et les Vinalia priora doivent leur nom à leur place dans l'année et non à une antériorité de fondation que tout vient démentir 6. 1. Avec les MEDITRINALIA du 11 octobre, où les Romains buvaient le moût en invoquant Jupiter" et en prononçant des paroles guérisseuses c'étaient les fêtes du vin'. Elles remontaient à une haute antiquité : dans certains des calendriers qui en ont fixé le souvenir, elles sont l'une et l'autre marquées de la sigle PP 1a, indice non seulement de leur caractère public, mais de leur archaïsme ". La légende à laquelle Ovide 12, Plutarque 13 et le calendrier Prénestin 14 rattachent la fondation des priora, Caton 15 et Festus 16 celle des rustica, l'auteur de l'Origo gentis Romanae 17 et Denys d'Ilalicarnasse 18 l'une ou l'autre, indifféremment, recule l'origine des Vinalia, sans distinction, jusqu'aux temps mythiques de l'immigration troyenne. Les incertitudes des auteurs classiques sur leur sens et leur destination témoignent également de leur long passé 19, Enfin la personne des divinités auxquelles ces fêtes étaient consacrées, comme la nature des rites dont elles étaient constituées, achèvent d'en révéler l'âge primitif. II. -A s'en tenir aux renseignements des fastes épigraphiques, le jour des Vinalia priora appartenait à la fois à Vénus et à Jupiter : Iovi, selon le calendrier de Préneste, Veneri selon celui de Caeré. De même le jour des Vinalia rustica est désigné par les fastes d'Allifae sous le nom de feriae Jovi, alors que le ilenologium Vallense n'y signale qu'un sacrifice Veneri, ad Circum VIN 894 VIN maximum . Aucun texte ne parle d'une autre divinité'. L'institution des Vinalia est donc antérieure à l'introduction du culte de Dionysos dans le Latium3, et la théorie d'après laquelle Dionysos et le vin auraient été importés ensemble par les Grecs dans l'Italie centrale' se trouve par cela seul écartée définitivement. Reste la dualité de Jupiter et de Vénus. Les anciens étaient unanimes à la supprimer en faveur de Jupiter. Masurius Sabinus, au second livre de ses Fastes, prononçait Vinalioruin dies Jovi sacer est, non, ut quidam putant, Veneri5; et l'assertion vaut pour les deux fêtes. Si Varron rapproche les rustica des dédicaces de temples à Vénus , il fait du flarnen dialis leur protagoniste et Verrius Flaccus les consacrait expressément à Jupiter rustica Vinalia... Jovis dies festus . Quant aux priora, tous les témoignages concordent : hic dies Jovis, non Veneris 9;_ dicta dies hinc est Vinalia : Juppiter illain vindicat Mais alors pourquoi nommer V-jucha la fête de Vénus, et pourquoi les jours de cette fête de Vénus appartiennent-ils à Jupiter? A la question posée dans ces termes mêmes par les Fastes d'Ovide", le poète et nombre d'auteurs ont répondu par une anecdote qui, variant dans ses détails, demeure, en son fond, identique : Mézence avait promis son alliance aux Rutules s'ils s'engageaient à lui livrer leur prochaine vendange; Énée voua celle des Latins à Jupiter, si le maître des dieux lui donnait la victoire 12. Institués par Énée, les Vinalia de Jupiter étaient tout indiqués pour honorer en même temps la mère de leur fondateur. Malheureusement, cette explication a été imaginée de toutes pièces pour les besoins de la cause; et les Romains eux-mêmes en ont cherché d'autres dans la réalité : les Vinalia de Jupiter étaient aussi fête de Vénus, parce que, selon Varron, tuin Veneri dedicata aedes et horti ei deae dicantur cc tuin sunt feriati ohitores". La cofneidence des dédicaces est de même invoquée par Mommsen 12 le patronage de Vénus sur les jardins suffit à M. Fow1er 16 comme à M. Wissova ', qui renvoient tous deux à la même inscription de Pompéi 18, Mais quatre fois répétée, deux fois au jour des priora, pour les temples de Vénus Érycine au Capitole ' et en dehors de la porte Colline 20, deux fois au jour des rustica pour les temples à Vénus du grand cirque et du bois sacré de Libitina 20, cette coïncidence n'est pas la cause, mais une conséquence d'une participation de Vénus aux Vinalia; d'autre part, la vigne n'est pas une culture de jardins. La vérité est que si Vénus, à l'époque classique, est considérée comme la déesse des horti, ceux-ci avaient alors perdu toute leur importance. A l'époque des XII Tables, par exemple, le mot hortus avait la signification de domaine rural qu'eut, plus tard, lemotvilla, alors inconnu 22[HoRTus]. La déesse des jardins avait commencé par être celle de toute la production agricole. Loin de chercher à résoudre la dualité Jupiter-Venus, il faut, à mon sens, la, conserver; selon toute vraisemblance, les Vinalia se rattachent, sous leurs deux formes, au culte agraire d'un couple divin du Latium primitif, qui symbolisait aux yeux de leurs lointains adorateurs les nant à Rome des coteaux dArdée et de Lavinium, encore aujourd'hui plantés de vignes ", jadis voisins non seulement des 'Acpol(utx fédéraux dont parle Strabon 21, mais du sanctuaire de Juppiter Indiges , et entre lesquels passaient pour s'être déroulés les combats légendaires de Mézence et de Turnus contre Ascagne et Énée III. Les Vinalia priora consistèrent essentiellement dans la dégustation du vin nouveau vinalia priora degustandis nuis instituta (nihil ad fructus attinent) 20, Après l'avoir laissé fermenter et déposer pendant environ six mois dans les doua où il avait été versé au sortir du pressoir, on les ouvrait solennellement, et le premier liquide qu'on en tirait, calpar°9, servait à faire une libation à Jupiter ° ; et même, si, comme il est probable, on doit corriger Oeveps.);x en Oi'i).tx dans le texte de Plutarque, d'abondantes libations publiques à Jupiter avaient lieu alors au temple de Vénus 21 Dans la description de la fête que nous a laissée Ovide, l'offrande portée au temple de Vénus Érycine hors et près de la porte Colline est le seul détail qui subsiste de tout l'ancien cérémonial C'est également le seul que mentionnent les Actes des frères Arvales 'te. Non seulement Jupiter a disparu devant Vénus, dont les Césars prétendaient sortir, mais, au fur et à mesure que Rome est allée s'éloignant des conditions économiques rudimentaires des premiers temps de son histoire, les rites VIN 895 VIN agricoles ont perdu leur force' ; l'essentiel est devenu l'accessoire, et les priora que peint Ovide semblent n'avoir plus attiré, par le nom de Vénus, que la foule des courtisanes2. Plus tôt, néanmoins, cette fête avait sûrement acquis dans Rome, non seulement la signification, mais l'importance que possédaient aux ve et Ive siècles av. J.-C., à Athènes, les Pithoigia des Anthestéries [DlorYSIA, p. 233]. Pareille décadence atteignit les Vinalia rustica 3, qui au temps de Varron n'intéressent plus que les maraîchers 4; elle explique l'embarras où nous sommes d'en retrouver le vrai sens et l'objet principal. Jusqu'à présent, trois interprétations en ont été proposées par les modernes à la suite des anciens. 10 Pour M. Wissowa', comme pour Varron, les Vinalia rustica avaient pour but d'écarter les intempéries, particulièrement redoutables dans la période finale de la maturation des raisins 6 : hune diem festum tempestatibus leniendis institutum'. Mais cette explication est formellement rejetée par Pline dans le passage même où il la cite. Varron ne l'a fondée que sur une observation inexacte : il a cru que le 19 août, au matin, marquait le coucher de la constellation de la Lyre, et, par suite, le début de l'automne. Or l'on sait que la Lyre se couche dès le 8 août et l'origine des Vinalia rustica doit, par conséquent, être cherchée en dehors de ces causes prophylactiques auxquelles Pline lui-même les avait, quelques paragraphes plus haut, docilement rapportés d'après des sources moins sûres' : extra has causas sunt Vinalia altera quae aguntur a. cl. XIV Ital. Sept. 10. 2oMommsen, relevant dans l'abrégé de Paul Diacre une glose que le ms. napolitain du texte plus développé de Festus avait laissée tomber, admet, d'après elle, que les Vinalia rustica étaient célébrés dans la Ville le premier jour où il était permis d'y faire entrer le vin nouveau" Mais comme la vendange ne commençait guère qu'un mois plus tard t2, Mommsen est obligé de supposer que le vin ne pénétrait dans Rome que onze mois après sa fabrication 13. Cette conjecture soulève des objections graves. Elle ajourne, sans preuves, l'institution des Vinalia rustica à l'époque tardive où les Romains, déjà raffinés, ne voulaient boire que du vin vieux d'au moins un an. Elle conduit, soit à leur sacrifier les Vinalia priora, soit à maintenir au calendrier deux fois la même fête. Elle entraîne nécessairement cette conséquence, inadmissible en soi, qu'il n'y eut plus à Rome, à partir du jour où la célébration des Vinalia rustica devint obligatoire, un seul viticulteur possédant une vigne hors des murs et des celliers à l'intérieur des murs. Aussi la théorie de Mommsen n'a guère fait d'adeptes1 . et c'est justice. 30 Scheiffele' Preller 16, Marquardt", Warde Fowler i8, Usener" à l'opinion desquels je me range ont préféré rapporter aux Vinalia rustica l'auspicatio vindemiae effectuée à Rome par le /l'amen dialis, et ailleurs par les prêtres locaux, telle que Varron l'a décrite comme l'offrande à Jupiter, en un sacrifice solennel, des prémices du raisin et du vin nouveaux20. Avant l'accomplissement de ce rite, nul ne pouvait apporter de vin dans la ville21. Les Vinalia rustica qui l'impliquent équivalent ainsi à l'ouverture religieuse de vendanges que suivait aussitôt22, sous l'Empire, d'après la marche de la saison dans ses différentes provinces et sur décision de leurs gouverneurs, toute la série des ouvertures administratives 23 Contre cette conception rationnelle des choses, s'élève, il est vrai, une objection grave, tirée de l'écart qui sépare le 19 août, jour des Vinalia rustica, de la date à laquelle commençaient les vendanges en Italie. Mais d'abord, en admettant que « vindemiam antiqui numquam existimavere maturam ante aequinoctium » 24, il n'en subsiste pas moins que les contemporains de Pline étaient plus pressés 2° et que l'intervalle réel entre les Vinalia rustica et le début qu'assigne à la période des feriae vindemiales une glose du Code Théodosien n'est, en tout, que de quatre jours 26. Ensuite, et surtout, la mythologie comparée nous enseigne que les prémices aux dieux ont toujours devancé d'assez loin la récolte des hommes. Dans la religion romaine, les Vestales devaient couper les premiers épis de blés, dont le grain était destiné à la confection des galettes sacrées, plusieurs semaines avant la moisson [VESTALIA] 27. Aujourd'hui, les indigènes des îles Tonga offrent aux dieux, dont ils veulent obtenir la bénédiction sur tous les fruits de la terre, le produit qui leur en paraît le plus précieux, l'igname, juste avant que la récolte entière soit bonne à cueillir 23. Par une pratique analogue, et de le monde méditerranéen [vINUM]. Si nous manquons de détails sur les marchands de vin de la Grèce, du moins sommes-nous mieux renseignés, en particulier par 1 e s inscriptions, sur ceux de Rome. Le commerce en gros est fait par des negotiatores p. 1736] Une compagnie fait spécialement 1 e commerce dans l'Adriatique, et une autre sans doute dans la mer Tyrrhénienne 2. Les négociants en vins, comme la plupart des gros commerçants, ne limitent pas leur activité à un seul article : l'un est en même temps armateur un autre vend des salaisons un autre est dit mercator omnis VIN 896 VIN même que le Sacramentaire Grégorien, et à sa suite, jusqu'à la fin du xlxe siècle, les missels de Cologne, Tours, Rouen, etc., inscrivaient à la date du 6 août la benedictio uvae, les tonneliers de la vallée de la Moselle continuent d'honorer leur patron saint Jacques au jour de sa fête, qui tombe le 25 juillet, en ornant sa statue des premières grappes mûres qu'ils ont pu se procurer'. Des Vinalia rustica, compris comme nous venons de les définir, aux MEDITRINALIA et aux Vinalia priora, la progression est visible. D'abord l'homme voue les prémices de ses vendanges à Jupiter le dieu créateur, auquel Vénus est associée pour qu'il les bénisse ; ensuite, sous les auspices de Jupiter 2, il éprouve, au sortir du pressoir, les vertus du vin. Enfin, avec une libation à Jupiter effectuée à l'ouverture des doua, il l'entame pour sa consommation quotidienne. La série des fêtes romaines du vin exprime à sa manière la succession des usages, de plus en plus étendus, que les Romains ont faits du vin comme breuvage sacré, puis comme remède extraordinaire, enfin comme boisson habituelle 3 ; les Vinalia rustica ont inauguré ' le cycle religieux auquel l'interprétation que nous avons fournie de leur rôle spécial restitue sa pleine et vivante unité. JÉRÔME CARCOPINO.