Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article ARGEI

ARGEI. L'origine et la véritable signification de ce nom étaient pour les anciens déjà matière à conjectures. Nous emprunterons au livre excellent de M. BouchéLeclercq, les Pontifes de l'ancienne Rome, le résumé de ce qui peut être considéré comme acquis par les modernes. Le nom désignait à la lois des sanctuaires ou chapelles bâtis dans divers quartiers de Rome, où l'on se rendait en procession le 16 et le 17 mars, et des mannequins d'osier qui, dans une autre cérémonie, le lô mai, étaient précipités du haut du pont Sublicius dans le Tibre. Les chapelles (saeraria, secella) 1, connues sous le nom d'argei ou argea, étaient au nombre de vingt-quatre, distribuées par quartiers. Varron 8 a transcrit quelques fragments des livres pontificaux qui montrent que leur emplacement et leur numéro d'ordre étaient soigneusement indiqués : chaque quartier en possédait six. Cette répartition correspond à une division primitive de la ville en districts [vices), qui rentre bien dans la division en quatre quartiers ou tribus urbaines, attribuée à Servius Tullius, mais qui doit être de beaucoup antérieure. TiteLive d'après les annalistes, en rapporte la fondation à Numa, qu'on s'était habitué à considérer comme le législateur religieux des Romains. « Si l'institution des Argées datait du règne de Numa, dit M. Bouché-Leclercq °, il ---ARG 405ARG semble que la tradition nous aurait renseignés sur l'intention du fondateur aussi nettement qu'elle l'a fait pour les autres coutumes liturgiques dont elle rapporte l'origine à ce règne. Son silence nous autorise à remonter plus haut, à une époque où la société romaine n'existait pas encore, mais où les éléments qui devaient la constituer étaient déjà rassemblés. Alors, sur les hauteurs du Palatin, du Coelius, des Esquilies, du Quirinal, du Viminal, vivaient, constituées en bourgades indépendantes, de petites peuplades latines et sabines, mélangées peut-être avec les débris d'une population antérieure. Chacun do ces hameaux devait avoir ses LARES, car ce culte, le plus ancien de tous, était l'origine, le lien de toutes les associations, des gentes et de la famille elle-même... Les habitants d'un quartier ne formaient point de confréries ou de groupes religieux analogues aux gentes ou aux curies. Ils n'avaient point de sacrifices héréditaires à offrir en commun, point de traditions collectives à conserver ; en un mot, ils composaient une unité exclusivement politique. Leurs adorations communes ne pouvaient donc s'adresser qu'à des divinités elles-mêmes purement locales, attachées au sol et protectrices de ceux qui y avaient bâti leur demeure. » De même que chacun des vici délimités par Servius Tullius avait sa chapelle des Lares compitales et célébrait en leur honneur la fête des COMPITALIA, de même on peut supposer que les Argei étaient des Lares protecteurs des subdivisions du sol romain à une époque antérieure, déjà oubliée peut-être lorsque Rome reçut de Servius Tullius une nouvelle organisation a La barbarie de ces temps reculés et le caractère des religions italiques, qui ne connaissent point de dieux désintéressés, enfin les nombreuses allusions à des sacrifices humains contenues dans les vieilles légendes permettent de croire que le sang humain coulait quelquefois en l'honneur de ces génies souterrains qui tenaient entre leurs mains les sources de la fécondité et de l'abondance. Cette hypothèse prend tous les caractères de l'évidence, quand on songe que les Lares compitales exigeaient des sacrifices humains et qu'on leur immolait des enfants, jusqu'à l'établissement de la république°. Elle nous aidera à expliquer le sens du sacrifice des Argées. » Lorsque la Rome historique se fut constituée par le rapprochement des trois tribus des Ramnes, des Tities et des Luceres, les Lares des anciennes bourgades ne pouvaient plus sans doute représenter des associations dissoutes, mais « ils avaient droit à un hommage qui rappelât ce qu'ils avaient été. Oubliés pour des dieux nouveaux, ils auraient pu venger leur divinité méprisée sur les descendants de leurs anciens adorateurs. Numa, selon Tite-Live, satisfit à ce pieux devoir, et éleva ou ordonna d'entretenir ces sanctuaires connus plus tard sous le nom d'Argei. » Servius Tullius, qui cherchait à resserrer les liens de l'unité en confondant les trois races dans ses divisions administratives, voulut peut-être partager également entre les Ramnes, les Tities et les Luceres, les Argei et les devoirs qu'ils rappelaient. Chacune de ces tribus eut dans chaque quartier, non pas un sanctuaire, mais deux, parce que les Lares passaient pour être associés deux à deux. « Cette explication nous paraît pouvoir supporter la confrontation des textes : elle concilie les recherches de Varron avec le texte de Tite-Live. Nous allons essayer sa valeur en passant à l'étude du culte des Argées. « Ce culte se composait de deux cérémonies distinctes : une procession aux chapelles et le sacrifice sur le pont Sublicius. La procession avait lieu le 16 et le 17 mars ; la Flaminica Dialis y assistait, les cheveux épars en signe de deuil 7. Puis, le 15 mai, les pontifes, les Vestales, les préteurs, les autres magistrats se rendaient sur le pont Sublicius. Après que les pontifes avaient offert le sacrifice d'usage, les Vestales précipitaient dans le Tibre vingt-quatre mannequins d'osier auxquels on donnait le nom d'Hegei e. « La procession du mois de mars tombe au milieu des fêtes des Saliens (1-244 mars) et n'était peut-être qu'une de leurs rondes destinée à porter aux antiques lares d'une société disparue le tribut d'un souvenir. « La cérémonie du pont Sublicius appartient exclusivement au culte des Argées. Son antiquité est incontestable : les auteurs sont unanimes pour placer son origine bien au delà de la fondation de Rome ; mais l'imagination grecque, qui a mêlé tant de fables à l'histoire romaine, nous a caché sous ses fictions le point de départ de cette coutume, On racontait que les premiers habitants du sol romain, Aborigènes ou Pélasges, sacrifiaient à Saturne 9, d'autres disent au dieu des enfers Dis Pater10, une ou plusieurs victimes humaines, et cela en vertu d'un oracle dont on citait même le texte grec. Cet usage barbare subsista jusqu'à ce qu'Hercule, représentant de la civilisation hellénique, vînt enseigner à ce peuple grossier les finesses de la substitution qui permit de satisfaire à la fois aux exigences des dieux et à celles de l'humanité. Ce sacrifice devait avoir lieu d'abord sur la rive du fleuve, car le pont Sublicius datait, d'après la tradition, du règne d'Ancus It, «En somme, les récits des auteurs nous permettent de constater une tradition archaïque affirmant l'usage d'offrir aux divinités souterraines des victimes humaines''.., Les traces presque effacées de la tradition les amenaient à reconnaître qu'il s'agissait de dieux attachés au sol, sans leur permettre de préciser davantage, et la preuve, c'est qu'ils ne s'accordent pas lorsqu'ils précisent : les uns donc ont cru reconnaître le roi du monde souterrain, Dis Pater, les autres Saturne, le principe fécondant de la terre. dont le culte a, du reste, de nombreuses analogies avec celui de Dis Pater. Le nom de Saturne introduisit dans la théorie des Argées les légendes déjà groupées autour de lui, » la ville de Saturnia fondée au pied du Capitole par Hercule et les Argiens, ses compagnons, dont les Argaea (ApyEH«) étaient les tombeaux 13. Ces Argiens, disait-on, s'étaient précipités dans le Tibre ou avaient ordonné qu'on ARG 06 ARG y précipitât leurs cadavres, afin que les flots emportassent leurs dépouilles jusqu'aux rivages de l'Argolide. Hercule avait d'abord, sous son nom grec, une physionomie tout italienne. C'était, lui aussi, un génie libéral et protecteur, pâtre à la campagne, dispensateur des bénéfices imprévus à la ville et là s'associant, pour ainsi dire, dans une oeuvre commune aux lares publics. Lorsque les progrès de l'hellénisme en Italie l'eurent assimilé à peu près complétement à son homonyme grec, lorsque l'on se fut habitué à dire a l'Argien» Hercule, les Lares, ses compagnons, passèrent également pour Argiens. Cette épithète remplaça leur nom propre depuis longtemps oublié, et s'appliqua par extension aux victimes qu'on leur offrait. » E. S.