ARGENTUM ('Apyupos). L'argent fut connu des Grecs sans doute bien avant qu'ils eussent appris à exploiter les mines qui le recélaient dans les contrées habitées par eux. On ne trouve dans les poèmes d'Honlère aucune trace d'une pareille industrie. II indique' Alybè, probablement le pays des Chalybes, dans le voisinage du Pont-Euxin, comme un lieu d'où on le tirait. Il en vint de bonne heure de la Colchide et, peut-être dans un temps encore plus ancien, de la Bactriane'. On voit dans la Bible3 que dès le temps où Abraham quitta la Mésopotamie et s'établit dans la terre de Chanaan, l'argent n'était pas rare en ces deux pays et servait de moyen d'échange ; on y savait aussi dès lors en faire des objets travaillés avec art. En général, on peut conclure des recherches qui ont été faites sur les origines de la métallurgie [METALLAI, que c'est d'Orient que vinrent en Occident l'argent aussi bien que l'or, et les premiers objets fabriqués en ces matières, mentionnés par Homère en divers endroits. Le cratère d'argent, prix de la course, gagné par Ulysse, est venu de Sidon sur un vaisseau des Phéniciens 4; celui dont Ménélas fait présent à Télémaque lui a été donné par le roi de Sidon lui-même 2 ; il a aussi rapporté de Thèbes en Égypte des corbeilles (ti&)tapot) et deux cuves (âa«µtvOot) d'argent'; mais, à côté de ces ouvrages de fabrication étrangère, le poète parle du trône d'argent et d'ivoire de Pénélope, qui était de la main d'un ouvrier indigène' ; il indique les outils dont se servait un orfévre à Pylos : l'enclume, le marteau, la tenaille e, et nomme encore en divers endroits des objets ou des ornements d'argent. Il est permis de croire que dès les temps décrits par Ilomère, partout où les modèles de l'Orient avaient été apportés, avec les métaux précieux, sur les vaisseaux phéniciens, on commença à les imiter ; mais longtemps encore ces métaux et les objets qu'ils servaient à fabriquer furent conservés presque exclusivement dans les trésors des temples ou des chefs les plus opulents. Les objets d'argent ne furent pas d'un usage commun même dans le bel âge de la Grèce a.
Cependant les mines que la Grèce possédait ne restèrent pas inexplorées. Pour nous en tenir ici à ce qui concerne la production de l'argent, et en laissant de côté ce qui se rapporte au travail des mines et à la monnaie [METALL4, MONETA], nous savons que les mines du Laurium, dans l'Attique, furent pour les Athéniens une importante source de revenus dès une époque fort ancienne et qu'on ne pouvait fixer déjà au temps de Xénophon; elles étaient encore en plein rapport, mais déjà moins abondantes, au temps de Philippe et d'Alexandre; Strabon, Pausanias en parlent comme
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de mines abandonnées 10. On trouvait encore de l'argent à Siphnos1l, en Macédoine, au mont Pangée'; à Damastion, en Épire 13; les Phéniciens en cherchaient jusqu'en Espagne11; il en venait toujours de la côte septentrionale de l'Asie Mineure '°. Le commerce de l'Orient, quand les Grecs s'en furent emparés, puis les victoires sur les Perses en mirent entre leurs mains de grandes quantités. L'argent et l'or qui entrèrent en Grèce par cette voie furent en grande partie employés aux entreprises publiques de la guerre et de la paix. De grandes richesses aussi restaient enfermées dans les principaux sanctuaires, où affluaient de tous les pays, et même de chez les Barbares, les dons en espèces et les ouvrages d'or et d'argent18. Mais les métaux précieux furent assez abondants vers la moitié du 've siècle av. J.-C. pour que l'on commençât à voir chez les riches particuliers beaucoup de vaisselle et d'autres objets faits en ces matières, et il n'était pas rare d'en voir quelques pièces même chez des gens de condition médiocre17. Le goût s'en répandit surtout après la conquête de la Perse, sous Alexandre et ses successeurs, non-seulement chez les princes, qui l'étalaient sur leurs tables et dans leurs fêtes avec une profusion incroyable 1A, mais encore chez beaucoup de personnes dont la fortune ne répondait pas à ce luxe; si bien que quelques-unes qui ne pouvaient avoir de véritable argenterie s'en procuraient l'imitation consistant en poteries couvertes de feuilles de métal battu d'une ténuité extrême19. On peut juger du reste, d'après quelques pièces que l'on possède encore, que les artistes employaient sou
vent pour de très-beaux ouvrages des feuilles très-minces, auxquelles ils savaient donner par le repoussé un puissant relief20. Une grande épaisseur de métal n'était pas nécessaire pour garantir la solidité même des vases de ce genre dont on se servait, parce qu'on avait soin de les doubler d'un se
cond vase en quelque sorte, comme on peut le remarquer
y9.
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dans quelques-uns de ceux qui ont été conservés; dans un de ceux, par exemple, qui furent trouvés en Normandie, près de Bernay, en 1830 21, la rupture du métal laisse apercevoir la cuvette intérieure (fig. 496). On ne rencontre ces doubles fonds que dans des vases dont il était nécessaire de préserver ainsi les délicates ciselures. Sans entrer ici dans aucun détail au sujet des procédés de cet art [cAELATURA], nous devons rappeler que quelques-uns des plus grands sculpteurs de la Grèce ne dédaignèrent pas ce genre d'ouvrages, et que des hommes tels que les Mentor et les Acragas leur durent toute leur célébrité 22.
Les Athéniens, qui tiraient l'argent de leur propre pays, ne furent pas les seuls qui excellèrent à le mettre en oeuvre : les ciseleurs renommés appartenaient à toutes les parties de la Grèce, et l'on peut conjecturer qu'il y en eut d'habiles à Corinthe, à Sicyone, à Égine, à Délos, à Rhodes et dans toutes les villes où on travailla finement les métaux; on en est assuré pour Chalcis et 1Edepsus en Eubée; les vases à boire de Chalcis (yanxtxâ 7cotispta) étaient renommés 23. On peut encore rappeler ici le passage curieux des Actes des apôtres 2'°, qui montre à Éphèse une industrie florissante, consistant uniquement dans la fabrication d'édicules d'argent faits à l'imitation du fameux temple de Diane. Enfin on doit supposer que l'art de celui qui fondait, ciselait et repoussait l'argent (àpyupoxdaoq) était pratiqué en beaucoup d'endroits où celui de l'orfévre (ypusoydoç) est seul mentionné 2a.
Les peuples de l'Italie ne possédèrent d'abord d'autre argent que celui qui était importé de l'Orient et de la Grèce, puis de la Sardaigne, de l'Espagne surtout, dont les mines exploitées de bonne heure par les Phéniciens furent ensuite pour les Carthaginois, puis pour les Romains une source de richesse dont les anciens ne pouvaient assez vanter l'inépuisable fécondité 26. La Gaule et la Bretagne en fournirent aussi 27. De quelque pays qu'on l'ait tiré d'abord, il est constant qu'il y en eut de bonne heure en Italie, mais en très-petite quantité. On ne frappa à Rome une monnaie d'argent, imitée de celle des Grecs de l'Italie méridionale, qu'en l'an 268 ou 269 av. J.-C., dans l'intervalle qui sépare la prise de Tarente de la première guerre punique28 [AS neNARnuS, LITRA] ; mais une monnaie d'argent circulait dans toute l'Italie; les Étrusques en avaient à leur usage au moins trois siècles avant, et leurs ouvriers étaient d'une merveilleuse habileté à travailler tous les métaux. Les fouilles ont fait découvrir dans les contrées habitées par eux un très-grand nombre de vases et de fragments "3 qui confirment ce que des écrivains rapportent du luxe de leur vaisselle d'argent 30. Si les objets faits du même métal furent plus rares à Rome pendant longtemps, ils n'y furent pas cependant inconnus, comme le prouvent
les faits mêmes si souvent cités par les écrivains des temps postérieurs pour démontrer la simplicité primitive des Romains : la censure appliquée à celui qui possédait plus de dix livres d'argent fabriqué 31, et l'exemple de Fabricius 32, le vainqueur des Samnites, qui n'avait d'autre argenterie que la salière et la patère nécessaires aux sacrifices domestiques. Ces objets au moins ne manquaient guère qu'aux plus pauvres familles 33.
Mais précisément au temps où vivait Fabricius l'argent commença à devenir moins rare à Rome. Le contact avec des peuples plus riches familiarisa les Romains avec le luxe ; puis la conquête mit successivement dans leurs mains les dépouilles des vaincus. Dans leurs triomphes, les généraux étalaient les trésors qu'ils leur avaient enlevés. Déjà en 293 av. J.-C., Papirius Cursor avait rapporté, après la guerre contre les Samnites, 1,830 livres d'argent34 ; en 205, Scipion en rapporta 14,342 de l'Espagne, sans compter l'argent monnayé", et plus de 100,000 de Carthage, quatre ans après 96. Il est facile de concevoir l'influence que durent avoir, vers la fin de ce siècle, la conquête de la province de Carthagène en Espagne, dont les mines d'argent occupaient, d'après Polybe 37, quarante mille personnes et produisaient journellement au trésor 25,000 drachmes, et la soumission entière de la Sicile, où se trouvaient les plus admirables modèles de la sculpture en métal 38. Au siècle suivant, des masses énormes d'argent furent portées à Rome après la conquête de la Macédoine et de la Grèce, de l'Asie Mineure, de la Gaule méridionale et après la défaite de Mithridate.
L'usage de l'argenterie s'étendit graduellement et bientôt d'un progrès rapide. Dès la seconde moitié du troisième siècle avant l'ère chrétienne 38 (et ce luxe ne fit que croître par la suite), les maisons riches possédaient une somptueuse argenterie, soit pour le service ordinaire de la table (ministerium, argentum escarz nt, potorailm) 40, soit pour l'étaler sur les dressoirs [MAOUS]; on fit en argent des vases destinés aux usages les plus ordinaires et jusqu'à des ustensiles de cuisine 61. Pline rapporte' que Pompeins Paullinus, qui commandait en Germanie en l'an 58 ap. J.-C., y avait apporté pour 12,000 livres d'argenterie. La découverte faite en 1868, àllildesheim en Hanovre L3, d'un trésor, selon toute apparence, enfoui dans un moment de péril et contenant environ soixante pièces d'argenterie, dont plusieurs d'une grande beauté, est venue confirmer ce que cet écrivain avait dit du luxe dont s'entouraient les généraux romains, même lorsqu'ils faisaient campagne dans ces contrées barbares.
On faisait consister le luxe de l'argenterie soit dans sa masse, soit dans le mérite de l'art. Au temps des proscriptions il y avait à Rome" plus de cinq cents plats
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d'argent du poids d'une centaine de livres, et beaucoup causèrent la perte de leurs possesseurs ; on en fit de plus pesants encore. Pline en cite un de 500 livres, sous le règne de Claude. Les noms par lesquels on les distinguait, tirés de leur forme ou de leurs ornements "2, témoignent de la recherche et de la variété de leur décoration. Pline rappelle les noms de vasa Furniana, Clodiana, Gratiana 46, donnés à d'autres vases pour montrer les changements de la mode, qui s'attacha tour à tour à des fabriques différentes ; la forme de ces noms indique aussi que les beaux ouvrages des artistes de la Grèce, dont le même auteur énumère les noms, trouvèrent à Rome des imitateurs b7. Il se trouva même des hommes habiles à contrefaire, sinon à égaler les ouvrages des Mentor, des Boëthus et des Zopyre48. Des coupes de ce dernier, sur lesquelles était figuré le jugement d'Oreste par l'Aréopage, furent payées, 200,000 sesterces L9. Quand on ne sut plus copier les maîtres (car cet art ne se soutint pas longtemps, Pline avoue qu'il tomba tout à coup), on rechercha les oeuvres anciennes pour leur antiquité (argentum vetus), et celles dont les figures étaient devenues méconnaissables par un long usage n'en étaient que plus prisées. Les amateurs se flattaient volontiers d'avoir des ouvrages des maîtres fameux (archetypa) et d'y reconnaître leur signature, quelquefois ajoutée par un faussaire".
On appelait argentarii vascularaï ou fabri, ou simplement argentarü,ceux qui fabriquaient l' argenterie51, et negotiatores ou negotiantes argentant ceux qui en faisaient le commerce ; mais ces derniers s'appelaient peut-être aussi vascularaï 53.
Indépendamment de la vaisselle d'argent dont nous avons surtout parlé dans ce qui précède et qui faisait le principal fond de cette industrie, le même métal, soit massif, soit plaqué ou incrusté, était employé à faire ou à orner des bijoux, des meubles et des ustensiles de tous genres, qui ne peuvent être longuement énumérés ici. En s'en tenant aux indications de Pline, qui a essayé de donner un aperçu du luxe romain à la fin de la république et au premier siècle de l'empire, on voit l'argent appliqué à la construction des lits, particulièrement de ceux des salles de festin 52, des chars J4, des baignoires, etc. Il dit que les soldats mêmes avaient des ornements d'argent au manche de leur épée ou à leur ceinturon, et l'on possède encore des phalères d'argent [PUALERAE] et des bijoux de diverses sortes faits en ce métal. Nous aurons occasion de les signaler dans les articles où il sera traité de ces objets, aussi bien que des diverses fabrications u. E. SAGLIO.