Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article ARTIFICES

ARTIFICES. -1. Les Grecs ne paraissent pas avoir eu l'idée de la distinction que nous faisons aujourd'hui entre l'art et le métier, entre l'artiste et l'artisan. Les mêmes mots (tiExv rl, 'Exvlrr)ç) servaient à désigner les uns et les autres. Il y avait sans doute, dans le vocabulaire grec, beaucoup d'autres noms donnés aux artisans et qui étaient empruntés à leur genre de vie ; on les appelait oi pâeeusai, oi Hpaiot, oi zaO j .Evot, quand on voulait faire allusion à leur existence pénible et sédentaire ; oi xEpvilreç, oi yEtporxvat, oi 'EIPwvuxTEu, pour montrer qu'ils demandaient au travail manuel des moyens d'existence; oi Sr,µtoupyoi, pour rappeler qu'ils travaillaient pour le public ; oi xp,IN.xrts'r«i, pour caractériser le désir de gagner de l'argent, auquel ils obéissaient'. Mais l'expression générique, celle qui convenait à tous, artisans ou artistes, et que l'on employait le plus habituellement, était celle de 'cexviT«t. Nous allons essayer d'exposer rapidement, dans cet article, quelle fut, aux diverses époques et dans les divers pays, la condition des 2exvi.-sui grecs. La Grèce homérique n'éprouva pas, pour le travail manuel et pour ceux qui y consacraient leur vie, les dédains que nous signalerons à une époque moins reculée 2. Les héros les plus illustres faisaient volontiers oeuvre de leurs mains. Pâris avait construit son palais en se faisant aider par les plus habiles ouvriers d'Ilion 3. Lycaon, autre fils de Priam, abattait sur les domaines de son père de jeunes arbres, dans lesquels il taillait ensuite des jantes et des rais pour les roues de ses chars 4. Phéréclos, fils d'un charpentier, était, non-seulement un vaillant soldat, mais encore un habile ouvrier 5. Le poète ne craint pas de nous montrer Ulysse, armé d'une hache à deux tranchants, d'une doloire et d'une tarière ; dans l'île de Calypso, il abat des arbres, il les ébranche, les équarrit et les dresse au cordeau ; puis il les perce, les ajuste avec des clous et des chevilles et en forme un vaisseau ; plus tard, il taille les voiles de son navire et prépare tous les agrès 6. C'est lui qui a construit, sans le secours de personne, le lit qui décore sa chambre nuptiale Les dieux eux-mêmes ne rougissaient pas de travailler. Vulcain était forgeron et nous le voyons au milieu des enclumes, couvert de sueur et de fumée, maniant le marteau et les tenailles, activant à coups de soufflet la flamme de ses fourneaux Minerve excellait à tisser la toile 9 [vuE Aussi les artisans de profession, armuriers, tanneurs, charpentiers, orfévres..., portaient un nom honorable; ils étaient des l'ggloup-(o(, c'est-à-dire qu'ils travaillaient pour le public, comme les médecins, les devins, les musiciens 70 56 ART t-!i2 ART` et les hérauts 1l. Pourquoi les eût-on méprisés ? Le chef de famille, pendant que les femmes tissaient les vêtements, confectionnait avec ses serviteurs tous les objets mobiliers, armes, ustensiles domestiques ou aratoires, qui ne réclamaient pas une habileté particulière. C'était seulement quand l'oeuvre exigeait des aptitudes spéciales qu'il s'adressait aux artisans, et il ne pouvait avoir du mépris pour ces hommes, libres comme lui, qui travaillaient de leurs mains comme il travaillait lui-même, avec cette différence qu'ils le faisaient beaucoup mieux et qu'ils recevaient le prix de leurs bons offices. Hésiode recommandait à tous le travail, qui rend l'homme cher aux dieux et à ses semblables. « Le travail, disait-il, n'a jamais rien de honteux; la honte n'est que pour la paresse et pour l'oisiveté 12. » Mais, avec le temps et les progrès de la vie politique et sociale, les distinctions de classes apparurent. Les grands propriétaires fonciers s'emparèrent du gouvernement et organisèrent une aristocratie terrienne. Les revenus de leurs domaines, exploités par des fermiers ou colons, leur permirent de se consacrer exclusivement aux intérêts de l'État et au maniement des armes, et de rejeter tous les embarras de la vie sur des esclaves travaillant dans leurs maisons, ou sur des hommes libres moins fortunés et obligés de chercher des ressources dans leur activité corporelle. Ces riches propriétaires, qui faisaient déjà peu de cas du maître d'un petit domaine, méprisèrent profondément ceux dont ils utilisaient les services. Un artisan, disaient-ils, ne doit savoir qu'obéir ; il est incapable de commander tant que la nécessité de pourvoir à sa subsistance par le travail le met dans la dépendance de ceux qui le font travailler. Aristote était l'interprète fidèle de leurs sentiments lorsqu'il écrivait : « Les artisans sont presque des esclaves ; jamais cité bien ordonnée ne les admettra au rang des citoyens, ou, si elle les y admet, elle ne leur accordera pas la plénitude des droits civils ; cette plénitude doit être réservée à ceux qui peuvent se dispenser de travailler pour vivre 13. » Aussi, dans les républiques véritablement aristocratiques, à Sparte par exemple, un artisan ne pouvait pas être citoyen. La loi défendait formellement aux citoyens d'apprendre et à plus forte raison d'exercer un métier. Toute l'industrie, sans exception, s'était réfugiée dans la classe des esclaves ou dans celle des périèques 11. Ailleurs, l'artisan pouvait être citoyen ; mais il ne lui était pas permis d'aspirer aux magistratures''. A Thèbes, son incapacité survivait même à l'abandon de son métier; une loi avait exclu des fonctions publiques quiconque avait, depuis moins de dix ans, exercé une profession mécanique '6. A Thespies, celui qui apprenait un art manuel était frappé de déshonneur 17. Dans les gouvernements timocratiques, la condition des artisans était un peu meilleure. Le principe, sur lequel reposait l'État, était que, pour parvenir aux magistratures, il suffit de posséder un revenu considérable. Beaucoup d'artisans étaient riches et l'entrée des fonctions publiques leur était naturellement ouverte 18. C'est ce qui nous explique pourquoi la constitution de Solon, constitution timocratique, ne fut pas défavorable aux artisans. Nous ne voulons pas attacher une importance exagérée à deux déclarations de Plutarque, la première que Solon fit des efforts pour diriger l'activité des citoyens vers les métiers. la seconde qu'il accorda des distinctions honorifiques («;itoµx; à l'industrie 19. Mais on trouve, dans les lois qui lui sont attribuées, des textes prouvant que ce législateur voyait le travail manuel sans préventions mauvaises: 1° le fils n'était pas tenu de l'obligation alimentaire envers son père, lorsque celui-ci avait négligé de lui faire apprendre un métier 20. 2° Celui qui n'avait pas de ressources personnelles et ne justifiait pas de l'exercice d'une profession lui permettant de vivre honorablement était poursuivi par une action publique, l'ARGIAs GRAPIIÉ. 3° Le droit de cité était offert aux étrangers, qui venaient s'établir à Athènes pour y exercer un métier 21. 4° Les artisans pauvres, bien qu'ils ne fussent pas admissibles aux magistratures, pouvaient non-seulement siéger dans l'assemblée du peuple, mais encore monter à la tribune et exprimer leur opinion sur la direction à donner aux affaires de l'État G2. 3° Il était défendu, sous peine de s'exposer à une action privée, la xaxnyop(as èixrl, de reprocher à une personne d'avoir exercé quelque métier infime (e'pyae(a sv yopa)... etc. Sous ce régime, la population d'Athènes, active, intelligente et laborieuse, vivait dans l'aisance 2M1 et ne donnait pas, comme au temps d'Isocrate, le triste spectacle d'un peuple saturé d'oisiveté, de détresse et de chimères 20. Dans les États démocratiques, où le principe d'égalité exigeait que tous les citoyens eussent les mêmes droits, quelles que fussent leurs occupations habituelles, les artisans étaient mis juridiquement sur la même ligne que les autres personnes. « A Athènes, dit Périclès, c'est une honte, non pas d'être pauvre, mais de ne pas travailler pour sortir de sa pauvreté. Les mêmes hommes peuvent soigner tout à la fois leurs propres intérêts et les intérêts de l'État ; de simples artisans peuvent entendre suffisamment les questions politiques 26. » On trouve même dans les Mentot'abilaa de Xénophon 27 un chapitre entier, dans lequel Socrate engage les hommes libres, qui ont peu de ressources, àen demander au travail ; i 1 leur prouve que par là ils se rendront utiles à euxmêmes et à leurs concitoyens. Thémistocle conseillait au peuple d'exempter de tout tribut les artisans, afin d'encourager, par la perspective de cette immunité, les citoyens à se consacrer à des métiers utiles u. Périel_ès, enfin, se vantait d'avoir entrepris les admirables constructions dont il dota Athènes, parce que, disait-il, il avait par là dirigé l'activité de ses concitoyens vers les arts et l'industrie et contribué à embellir et à enrichir la cité 29 En relevant ainsi la condition des artisans, les hommes d'État étaient bien inspirés ; car l'Attique, dont le sol ne donnait pas tous les produits nécessaires à la subsistance des habitants, était obligée de chercher dans l'industrie des objets d'échange qu'elle pût offrir aux négociants étrangers, lorsqu'ils lui apportaient les marchandises dont elle avait besoin. Le moyen de développer l'industrie et de diriger de son côté l'activité des citoyens intelligents était précisément de traiter les artisans avec faveur. Mais l'opinion publique ne suivait pas volontiers l'inspiration de Thémistocle et de Périclès. Les petits pro AIT 443 ART priétaires étaient toujours enclins à assimiler les citoyens qui travaillaient manuellement aux gens qu'ils méprisaient le plus, aux esclaves ou tout au moins aux étrangers de basse condition. Les uns et les autres n'étaient-ils pas occupés pour le compte d'autrui? Quand un homme libre, séduit par l'attrait d'une rémunération pécuniaire, consent à travailler pour un autre, il se met en quelque sorte en servitude, et il ne peut pas être surpris qu'on le traite un peu en esclave. Le préjugé des petits propriétaires était, il faut bien le dire, encouragé par les philosophes les plus éminents. Ceux-ci donnent trois raisons principales de leurs répugnances à l'égard des artisans : « 1° Les arts manuels, dit Xénophon, sont justement décriés ; car ils minent le corps de ceux qui les exercent, ils les forcent à vivre assis, à demeurer dans l'ombre, parfois même à séjourner près du feu. Or, quand les corps sont efféminés, les âmes perdent bientôt toute leur énergie 30. » 2° Les arts manuels ne laissent pas le temps de songer à l'État; ils ne permettent pas à l'intelligence de se développer librement et de s'élever ; voilà pourquoi Aristote défend d'enseigner aux jeunes gens l'art qui rend l'âme incapable d'acquérir la vertu et de la pratiquer 3'. 3° L'artisan fait oeuvre servile, puisqu'il travaille pour autrui, afin de recevoir son sa laire. A l'appui de ces raisons, les philosophes pouvaient invoquer l'exemple des États soumis à la tyrannie. Là, en effet, le travail manuel était obligatoire pour tous les citoyens. Les tyrans savaient que les hommes occupés à vivre au jour le jour n'ont pas le loisir de conspirer 32; l'idéal pour eux était donc d'avoir le plus grand nombre possible de travailleurs. C'est cette préoccupation qui nous explique les constructions importantes que firent les Pisistratides à Athènes et Polycrate à Samos ; leur but était d'occuper les citoyens par des travaux manuels et de détourner leur pensée des réflexions politiques 33. A Corinthe, Périandre était inspiré par le même désir, lorsqu'il défendait à ses sujets de posséder des esclaves et lorsqu'il prononçait des peines sévères contre celui d'entre eux qui serait surpris oisif sur la place publique ; il voulait qu'ils fussent toujours à l'ouvrage et n'eussent pas le loisir de songer à la politique 44. Les États libres croyaient réagir contre la tyrannie en méprisant les oeuvres qu'elle encourageait. En résumé, à Athènes, les lois recommandaient le travail ; les moeurs le condamnaient. Ainsi donc, ce n'étaient plus seulement les Barbares, les Thraces, les Scythes, les Perses, les Lydiens, qui méprisaient les personnes adonnées à l'exercice des arts mécaniques; les Égyptiens et presque tous les Grecs avaient adopté la même manière de voir 35° Pour être vraiment citoyen, il fallait être affranchi du travail manuel et consacrer sa vie aux travaux de l'intelligence, au maniement des armes ou aux luttes politiques. Cette défaveur de l'opinion publique n'épargnait même pas les grands artistes, dont les oeuvres font encore aujourd'hui notre admiration, Dans Phidias, les Grecs ne voyaient qu'un artisan, un TEwi T27S, et ils n'étaient pas éloignés de l'idée qu'il devait marcher de pair avec les veyvi'cat les plus infimes. Comme il ne faut rien exagérer, nous admettons volontiers, avec M. Btichsenschiitz u, que le travail de l'artiste était plus estimé que celui du tanneur ou du cordonnier"; mais cependant nous avons des témoignages dont la concordance est véritablement frappante. « Pas un jeune homme bien né, dit Plutarque, après avoir vu la statue de Jupiter à Pise ou celle de Junon à Argos, ne souhaitera d'être Phidias ou Polyclète ; l'oeuvre nous charme par sa grâce, mais nous ne sommes pas tenus d'estimer son auteur3t. » Lucien s'exprime en termes presque identiques : « Quand tu serais un Phidias ou un Polyclète, quand tu ferais mille chefs-d'oeuvre, les éloges ne s'adresseront qu'à ton art, et, parmi ceux qui applaudiront, il n'en est pas un seul, s'il a le sens commun, qui désire te ressembler Si tu te fais sculpteur, tu ne seras qu'un manoeuvre, te fatiguant le corps et ne recevant qu'un vil salaire ; ton esprit se flétrira ; tu seras isolé de tous, incapable de défendre tes amis, d'imposer à tes en nemis et de faire envie à tes concitoyens Si habile que tu sois, tu passeras toujours pour un artisan, pour un vil ouvrier, pour un homme qui vit du travail de ses mains 39. » Les anciens aimaient la musique ; cet art faisait même partie de toute bonne éducation et Aristote le recommandait comme un délassement utile 4U ; mais ils n'avaient que du mépris pour les musiciens de profession : « On ne peut pas être tout à la fois bon joueur de flûte et bon citoyen Un homme qui se respecte doit même éviter de chanter TExvtxG,S, en observant toutes les règles de l'art 4S. » Pour que l'artiste fût estimé de ses concitoyens, il fallait qu'il travaillât gratuitement. Les biographes font remarquer avec soin que Polygnote, qui peignit le Poecile, n'était pas un peintre mercenaire A2. Dès qu'un homme se faisait rémunérer, quel que fût le genre de travail auquel il se livrait, manuel, artistique ou intellectuel, il n'avait plus droit à la considération publique43. Ce dédain pour les TEXV.T«t, dont la preuve est écrite presque à chaque page des auteurs classiques, nous explique pourquoi, comme le dit Aristote, « la plupart des artisans étaient des esclaves ou des étrangers L4. » Quelques républiques posaient même en principe que nul citoyen ne peut être artisan ; c'était la règle à Sparte, en Crète. à Tanagre de Béotie et dans plusieurs autres cités. Platon l'approuvait fort, et, dans son État idéal, il n'admettait à l'exercice des métiers que les étrangers et les esclaves d'étrangers t. On serait même tenté de croire que quelques républiques poussèrent le scrupule jusqu'à interdire le travail manuel à tout homme libre, étranger ou citoyen. Phaléas de Chalcédoine, dans ses projets de constitution, décidait qu'il n'y aurait pas d'autres artisans que des esclaves appartenant à l'État. S'il faut en croire Aristote, ce principe fut mis en pratique en Illyrie, à Épidamne 46, et Diophante aurait même essayé de le faire prévaloir à Athènes `u7. Dans d'autres États, qui pendant très-longtemps s'abstinrent de recourir au ministère des esclaves, en Phocide, 444 ART en Locride par exemple, les métiers devaient être nécessairement exercés par des hommes libres, et, comme les étrangers étaient là en petit nombre, presque tous les artisans étaient citoyens. Une anecdote nous prouve qu'une partie notable des Phocidiens gagnait sa vie par le travail manuel. Un riche citoyen d'Élatée, Mnason, le disciple et l'ami d'Aristote, eut l'idée d'acquérir une masse d'esclaves dont l'industrie devait être pour lui une source de grands profits. La population protesta ; elle soutint que Mnason, en faisant travailler les mille esclaves qu'il venait d'acheter, allait enlever à un nombre égal de ses concitoyens leurs moyens d'existence' Athènes était dans une situation intermédiaire entre celle de Sparte et celle de la Phocide. Parmi les artisans, on rencontrait tout à la fois des esclaves, des étrangers et des citoyens. Ceux-ci étaient même en assez grand nombre. Socrate s'étonnait, nous dit Xénophon ', que Charmide hésitât à prendre la parole dans l'assemblée du peuple. Quels étaient donc ceux qu'il redoutait? Des foulons, des cordonniers, des charpentiers, des forgerons, etc. Voilà, en effet, les gens dont se composait l'assemblée. Il n'est pas impossible toutefois que les citoyens artisans fussent en minorité, comparés aux métèques et aux esclaves. « Fabriquer des lampes, dit Andocide, c'est faire oeuvre d'étranger et de barbare S0. » Une inscription de l'an408 av. J.-C. (01. 93, 1), relatant les dépenses faites pour la construction de l'Erechthéion, mentionne les sommes versées aux ouvriers qui ont pris part aux travaux du temple u, et, en examinant attentivement la liste de ces ouvriers, on voit que le nombre des métèques est deux fois plus fort que celui des citoyens 52. Grâce aux révolutions qui désolèrent Athènes et aux revers qui en furent la conséquence, le chiffre des citoyens obligés de demander des ressources au travail manuel alla toujours en croissant ; les femmes elles-mêmes furent obligées de se rendre utiles, non-seulement comme nourrices, mais encore comme ouvrières et comme vendangeuses u. Le temps n'était plus où le trésor de la République pouvait subvenir à tous les besoins des malheureux. En 322, douze mille citoyens, sur vingt et un mille, furent jugés trop pauvres pour conserver le droit de suffrage et participer au gouvernement; et cependant la mesure n'atteignit que ceux qui ne possédaient pas un capital de deux mille drachmes, bien insuffisant pour permettre de vivre dans l'oisiveté n. Les douze mille citoyens frappés et beaucoup d'autres encore parmi les neuf mille qui justifièrent du cens légal étaient donc obligés de travailler pour vivre. Dans les États du Péloponèse autres que Sparte, les artisans formaient la majorité et presque la totalité de la population. On rapporte que, un jour, Agésilas fit asseoir d'un côté tous les alliés de Sparte, de l'autre tous les Lacédémoniens; puis il ordonna à un héraut d'appeler successivement les diverses professions : potiers, forgerons, charpentiers, maçons, etc. A chaque appel, tous ceux qui exerçaient la profession désignée furent invités à se lever, Quand l'appel fut terminé, presque tous les alliés étaient debout; mais nul n'était levé parmi les Lacédémoniens. Les alliés étaient donc presque tous artisans 65. On ne trouve, à aucune époque, chez les Grecs, les artisans organisés en castes exclusives séparées du reste des citoyens 56. On ne peut pas croire, en effet, que les trèsanciennes tribus attiques, celle des EpydSEts ou celle des ôrip.toupyof, n'aient compris que des artisans. Mais il ne serait pas impossible que certaines professions aient été héréditaires dans des familles qui se transmettaient, de génération en génération, des procédés particuliers. Nous savons par le témoignage des anciens que, à Sparte, les fils des hérauts, des joueurs de flûte, des cuisiniers, des messagers, succédaient à leurs pères J7 ; que, à Athènes, les sculpteurs se disaient volontiers les descendants de Dédale 68. Les historiens rapportent que, à cos, à Épidaure, à Lébédos, à Cnide, l'art de guérir se transmettait de père en fils 68. Il devait en être de même pour les métiers, et, au temps de Platon, les potiers n'étaient pas seuls à enseigner leur art à leurs enfants so A défaut de castes, les artisans grecs formèrent-ils au moins des corps de métiers, analogues à ceux qu'offrent en si grand nombre l'histoire de Rome et celle du moyen âge? Rien ne permet de l'affirmer. Nous rencontrons bien, à Athènes, une fête en l'honneur de Vulcain, les CIIALKEIA 61, et il est probable que les forgerons se réunissaient pour la célébrer ; mais il serait téméraire d'en conclure que les forgerons athéniens étaient associés en corporation. Plus tard, en Asie Mineure, en Grèce et presque partout, on constate l'existence de confréries d'artistes dionysiaques 6'. Enfin les inscriptions de l'Asie Mineure mentionnentà Hiérapolis, àLaodicée, à Magnésie, à Philadelphie, à Smyrne, à Thyatira,... des communautés de (3upvoiç) 62, de tisserands ()avouer() 66, d'artisans en laine Trot ) 71, etc... Chacune de ces corporations avait à sa tête un président et votait des résolutions. Mais, à l'époque où ces inscriptions ont été gravées, l'Asie Mineure était depuis longtemps au pouvoir des Romains, et nous ne saurions dire avec certitude si ces corps de métiers avaient une origine grecque, ou si leur établissement n'était pas dû plutôt à des influences romaines 72. L'intervention de l'État dans l'exercice des métiers était généralement très-discrète. On dit bien que, à Sybaris, par égard pour le repos des habitants, que le chant des coqs suffisait à troubler, on avait banni de la ville, nonseulement ces oiseaux, mais encore toutes les industries bruyantes 76. Les législateurs des républiques grecques s'étaient montrés moins rigoureux pour les artisans ; ils se bornaient à éloigner de l'intérieur des cités certains ateliers plus ou moins insalubres, qui pouvaient compromettre la santé publique, les mégisseries par exemple n. Si nous devions en croire Athénée, Solon avait interdit aux hommes le commerce des parfums, et Sparte expulsait de ses murs les parfumeurs qui gâtent l'huile, et les teinturiers qui souillent la blancheur de la laine 75. Mais ces témoignages auraient besoin d'être confirmés. On sait notamment que les Spartiates, en temps de guerre, portaient des vêtements de laine écarlate, et il est à croire qu'ils pré ART paraient chez eux les étoffes nécessaires à leurs soldats plutôt que de les acheter à l'étranger. Nous savons aussi que le philosophe Eschine le Socratique s'était adonné à Athènes à la TÉpvlg l,.upE4,txr„ ce qui contredit encore le texte d'Athénée. Il n'est pas douteux, d'ailleurs, que la même personne pouvait exercer à la fois plusieurs industries. Il est vrai que Platon, dans sa République, interdisait le cumul des professions ; le forgeron ne pouvait pas être charpentier et réciproquement 79. Mais on pourrait citer de nombreux exemples de Grecs qui menaient de front deux métiers. Les heureux effets de la division du travail n'avaient pas cependant échappé aux Grecs. Platon, Xénophon, Aristote s'accordent à dire qu'un homme qui exerce plusieurs métiers ne peut pas les exercer tous avec la même habileté, tandis que celui dont le travail est limité à une seule chose finit par y exceller. Dans les petites villes, il y avait des artisans que la misère obligeait quelquefois à remplir tous les offices, ébénistes, charrons, menuisiers, maçons, suivant les circonstances, bien heureux encore quand toutes ces industries réunies leur procuraient des moyens d'existence 77. Mais, dans les grandes villes, où le même objet était demandé par beaucoup de personnes, un homme pouvait vivre avec un seul métier. Il y avait même des spécialités. Parmi les cordonniers, les uns faisaient des chaussures pour hommes, les autres des chaussures pour femmes ; les uns taillaient le cuir, d'autres le cousaient. Parmi les tailleurs, les uns ne confectionnaient que des chlamydes, d'autres s'adonnaient aux chlanydes 78 ; les uns coupaient les étoffes, les autres réunissaient les morceaux. Parmi les cuisiniers, les uns faisaient bouillir les viandes, d'autres les rôtissaient, etc... 79. Quelques exemples d'impôts mis sur l'exercice de certaines professions sont parvenus jusqu'à nous 80. Nous ne parlerons pas ici du 7topvtxbv Tsaoç ou impôt sur la prostitution; mais nous signalerons, en passant, l'laTOtxdv payable par les médecins 81, et le yttpo. iyvtov exigible des artisans proprement dits 82. Ce yttpoTiytov doit avoir beaucoup d'analogie avec le XEtptovetov, que l'on trouve également en Grèce 83, que les Ptolémées importèrent en Égypte et qui y survécut à la conquête romaine 8". A Byzance, dans un moment de crise, beaucoup d'industries furent frappées d'un impôt s'élevant à la valeur du tiers de leurs produits 80. En compensation des charges qui leur étaient imposées, la loi accordait aux artisans certaines faveurs. A Sybaris, par exemple, l'exemption des impôts était octroyée, nonseulement aux commerçants qui importaient la pourpre marine , mais encore aux teinturiers qui employaient cette substance dans la préparation des étoffes. Dans la même ville, les cuisiniers qui créaient un nouveau plat se recommandant par des qualités éminentes, obtenaient une sorte de brevet d'invention ; il était défendu à tous leurs collègues de préparer le même plat pendant une période d'une année 89. Quand la vieillesse ou les infirmités forçaient l'artisan à quitter son métier, il pouvait céder à un autre son ates lier et sa clientèle, et le prix de la cession lui permettait de vivre encore pendant quelque temps. L'invalide de Lysias ART explique sa misère par cette circonstance qu'il n'a pas encore pu trouver de successeur 87. Tout ce que nous avons dit de la condition des artisans en Grèce s'applique, non-seulement à l'ouvrier qui travaillait seul, mais aussi au petit industriel, qui, ouvrier lui-même, avait à ses côtés des compagnons (auvepyoi) ou apprentis (paOATaO 88, qui l'assistaient dans l'accomplissement de sa tâche. Les comptes de l'Érechthéion mentionnent plusieurs paiements faits à un scieur de pierres (7rp(aTrtç) et à son compagnon : `Puih xal auvEpytw ; chacun d'eux reçoit le même salaire : une drachme par jour B9. Ces ouvEpyo( pouvaient être des esclaves; mais ils se recrutaient aussi dans la classe des hommes libres trop pauvres pour organiser même un humble atelier. La condition des journaliers, c'est-à-dire des hommes de condition libre, qui, moyennant une modique rétribution, mettaient leurs services à la disposition d'autrui, était encore plus misérable . On les appelait les thètes, les merce parce qu'une de leurs stations préférées était le monticule de Ko).oivôç 7.yopaios, à peu de distance du marché. C'était là que les maîtres qui manquaient de bras venaient louer des travailleurs 91. La seule différence que l'on faisait entre eux et les esclaves, c'est que ces derniers étaient attachés à une seule personne, tandis que les autres étaient à la disposition du public 92. Et encore cette distinction n'avait pas toujours de raison d'être ; car, parmi les g.tcOce7o(, il y avait beaucoup d'esclaves, que leurs maîtres autorisaient à chercher du travail en dehors de la maison. La loi avait, dans quelques pays, placé ces N.tclwTO( sous la protection spéciale des agoranomes. A Paros, au moins, l'agoranome veillait à ce que les journaliers et ceux qui les employaient ne se fissent pas mutuellement tort ; il obligeait les premiers à travailler activement et à bien accomplir leur tâche ; il contraignait les maîtres à tenir leurs engagements et à payer le salaire qu'ils avaient promis 98. Platon attribuait aux astynomes le droit de juger les procès entre maîtres et mercenaires, toutes les fois que la valeur du litige ne dépassait pas cinquante drachmes. Si l'intérêt était plus considérable, l'affaire devait être portée devant les tribunaux °L. Bien différente était la condition des riches citoyens qui, sans mettre eux-mêmes la main à l'ouvrage, employaient de nombreux ouvriers. Les grands industriels, propriétaires d'usines (ipyaaTiipta), n'étaient pas traités comme des TEpvêTat. Le père de Démosthène, fabricant de lits et armurier, était un xaùôç xclyaOO; osjp. Ces privilégiés de la for tune, tout en cherchant dans l'industrie des moyens d'accroître leur bien-être, avaient des loisirs qui leur permettaient de cultiver leur esprit, de développer leurs forces et de prendre part aux affaires publiques. Car le plus habituellement, ils se déchargeaient de la direction de leurs Tporot, spyo3v é1rta'Tat), pris parmi leurs esclaves ou leurs affranchis °S. Voici, pour terminer, quelques renseignements sur le salaire des artisans et des journaliers, vers la fin du ve siècle et le commencement du ive avant notre ère. Un portefaix ART -4~P --ART gagnait quatre oboles par jour 96. Il en était de même des ouvriers qui se livraient aux travaux des champs n. Un aide-maçon (7rrlnog poe) ne recevait qu'une demi-drachme 98. Les scieurs de pierres et la plupart des autres ouvriers, qui furent employés à la construction du temple d'Erechthée, recevaient par jour une drachme 99. La même rémunération est attribuée à des masses d'ouvriers qui ont travaillé à quelque édifice public, peut-être au Parthénon et aux Propylées 100. Les travaux de nuit semblent avoir été mieux payés que les autres; Ménédème et Asclépiade, qui, pour se procurer les moyens de vivre et d'étudier la philosophie, travaillaient pendant la nuit dans un moulin, recevaient chacun deux drachmes par nuit 101. Les chiffres que nous venons d'indiquer n'ont évidemment rien d'absolu; les exigences de l'offre ou de la demande pouvaient les faire varier sensiblement. Dans le royaume des ombres, un mort refuse de porter pour moins de deux drachmes le bagage de Bacchus et il jure ses grands Dieux qu'il aimerait mieux retourner sur terre que de se contenter de neuf oboles 102 Des prétentions identiques devaient se produire sur terre. II. Chez les Romains, on appelait mercenarii non-seulement les militaires qui louaient leurs services 103, mais encore tous ceux qui, au moyen du contrat de louage d'ouvrage [LOCAT,o OPERARUM], tiraient un salaire de leur travail 100. Ceux-ci étaient encore appelés opifices, obaerarii ou operarii 100. On nommait plus particulièrement artifices ceux dont l'industrie impliquait l'exercice des arts du dessin ; on appliqua cette expression aux charpentiers, forgerons, etc., parfois aux architectes, sans s'élever jusqu'à la profession réputée libérale i08 celle, par exemple, des arpenteurs (agrinzensores, ou geonaetrae), des médecins (medici), des rhéteurs (rhetores), des professeurs (professoues), dont le service ne pouvait d'après les moeurs être l'objet d'un louage (opus quod locari non solet 1U7), et qui cependant produisait des honoraires. Mais un caractère commun aux mercenarü et aux artifices était l'avilissement de leur profession. Chez les Romains, pour lesquels la lance (hasta ou eindieta) était le symbole de la propriété quiritaire 108, on n'avait de considération que pour le service militaire ou le travail agricole 10H. Toute autre industrie était réputée servile 110 ou indigne d'un citoyen ingénu. Ce préjugé avait sa source dans l'esclavage qui déshonorait le travail et faisait concurrence aux travailleurs libres 1'1, qu'il devait peu à peu faire disparaître, surtout dans les campagnes 112 Sous LA ROYAUTÉ, nous voyons apparaître les travailleurs libres dans les colléges d'ouvriers (collegia fabroruin), etc.113, attribués au roi Numa; ils se montrent plus sûrement dans l'organisation du cens par Servius Tullius, où les armuriers en bronze et les charpentiers, fabri aerarii, lignarii, qui formaient, en dehors des classes, deux centuries 11'`, et les musiciens, tuhieines ou eornieines, deux autres; à cause de leur utilité pour le service militaire ou pour l'éclat des cérémonies du culte, ces artisans jouissaient d'une considération spéciale. Les autres ouvriers (opifices, sellelaria), le plus souvent affranchis ou simples étrangers [PEREGRINI] n'étaient point admis dans les con turies, ni aptes au service militaire 1t3, mais on les avait répartis en corporations. A côté d'eux les citoyens romains les plus pauvres, plébéiens ou clients concessionnaires des fonds de l'AUER PUBLlcrs 116, à titre de précaire [PRECARIUM], ou concession révocable, figuraient en dehors de la cinquième classe du cens, parmi les prolétaires; les plus pauvres mêmes s'appelaient CAPITE CENSI et louaient leur travail comme journaliers, operarii, ou pour l'agriculture, comme politores. Il dut se former aussi en dehors de Rome une classe de petits fermiers (coloni), parmi les affranchis, qui parfois continuaient (l'exploiter comme preneurs le domaine qu'ils avaient fait valoir comme esclaves. Sous LA RÉPUBLIQUE, la condition des travailleurs libres fut loin d'être améliorée dans le principe'". La gratuité du service militaire, les guerres continuelles et les emprunts usuraires 118 durent même réduire beaucoup de citoyens des classes inférieures à la condition de mercenaires. Cependant les progrès de la domination romaine se développant en même temps que ceux de l'égalité civile et politique 119, eurent pour résultat d'améliorer le sort des plébéiens. Rome lia des relations de commerce avec la Sicile, la Grèce, l'Étrurie et même avec Carthage. L'industrie, s'accroissant à Rome, dut enrichir la classe des affranchis f25; mais leur travail profitait souvent aux patrons qui, outre les operae, promises par serment (jurata promissio liberti), leur avaient souvent imposé une société d'acquêts, et, dans tous les cas, jouissaient de droits de succession sur les biens du libertus 141. En outre, les lois Liciniennes (388 de Home, 366 av. J.-C.), en autorisant les plébéiens à occuper les terres publiques, et en limitant l'étendue des possessions et le mode de pàture du domaine 122, favorisèrent à la fois l'agriculture et la petite propriété, qui employaient le travail libre 123. Suivant M. Mommsen 129, elles ordonnaient d'employer, à côté des esclaves, au moins un certain nombre de cultivateurs libres 12J. Là commença une ère de prospérité pour l'agriculture italienne, jusqu'à l'époque où les guerres extérieures, l'inobservation des lois Liciniennes et l'accroissement du nombre des esclaves, qui suivit la fin de la guerre de Tarente surtout, amenèrent rapidement la dépopulation de l'Italie. Cependant les métiers, et ceux mêmes qui travaillaient pour le luxe, prospéraient à Rome, comme le prouve la célèbre cassette trouvée à Préneste, qui est connue sous le nom de ciste Ficoroni 126, fabriquée dans la première moitié du II1° siècle avant Jésus-Christ, tandis que l'agriculture allait vers la décadence ou plutôt tendait à ART une transformation. Au temps de Caton l'Ancien, on exploitait encore soit par ses esclaves (familia rustiea) 1"7 dirigés par un villicus esclave aussi, soit par des ouvriers libres, politores'2', payés en temps de moisson au moyen d'une portion des fruits ; souvent il donnait à bail à un métayer (colonus partiarius) 129 ou à un fermier (colonus), moyennant une somme d'argent. Plus tard, quand les capitalistes romains eurent acquis des domaines en province au delà des mers (p'aedia stipendiaria), le bail en argent età long terme 130 devint plus fréquent LACER VECTIGALIS, EMPuYTEustsl. Mais en Italie, où la petite propriété s'en allait progressivement, on n'employa plus guère les journaliers libres (operarii ou politores) que dans les contrées malsaines f3', ou à raison de circonstances pressantes. Alors on payait aux batteurs un cinquième du grain ; aux faucheurs, suivant les cas, une gerbe sur six, sept, huit ou neuf. Quelquefois on vendait la récolte sur pied et l'acheteur la recueillait132. Souvent on donnait à l'entreprise (locatio ou redemptio operis) la récolte du vin ou des olives à un redemptor, qui venait avec sa bande d'esclaves ou de mercenarii. C'est ainsi que dans la vallée de Réate, tous les ans, les montagnards de l'Ombrie descendaient pour louer leur journée. Mais la guerre, les distributions de blé à prix réduit ou même gratuites aux prolétaires de Rome et la concurrence des produits du travail servile en Sicile et en Afrique, ruinèrent la culture des céréales et la classe des agriculteurs libres en Italie193. On employa les esclaves à la culture potagère ou pastorale dans des villas ou dans de vastes domaines [LATIFUNDIA]. Cependant les ateliers industriels (tabernae), et notamment ceux des foulons (o f freina fullonis), si souvent cités dans les lois romaines et ailleurs 134, employaient encore des hommes libres, mais surtout des affranchis et des esclaves. Il en était de même des orfévres, potiers, graveurs, sculpteurs, boulangers, etc. Les banquiers, les publicains et les marchands eux-mêmes (argentartï, mercatores) avaient des agents et des facteurs de la même condition (actores, institores). Les armateurs (exercitores ou negotiatores navicularii) employaient souvent des esclaves comme capitaines de navire (magister navis). Partout le travail servile luttait contre le travail libre et en diminuait la valeur morale et matérielle 135 Souvent néanmoins les affranchis qui avaient reçu un pécule parvinrent à l'aisance par le commerce et l'industrie, mais on leur disputa l'égalité de droits politiques et l'on s'effraya de leur influence au forum 136. Quant au journalier de Rome, il était fort mal payé [SALARIUM]. Suivant Cicéron 137, son salaire était fixé à environ 12 as par jour, environ 80 centimes de notre monnaie. Il était forcé de recourir à la sportule d'un patron [SPORTULA], de solliciter des largitiones /'rumenti ou de vendre son vote dans les comices. Quelquefois même il s'engageait comme gladiateur (auctoratus)139 à un chef de troupe qui le louait aux préteurs. Pour trouver à Rome la ressource du travail ou pour profiter des distributions d'aliments, les pauvres affluaient de toute l'Italie 1". 4J -ART. Après la chute de Carthage, le mal vint à son comble j4s La résistance aveugle des patriciens à toute tentative de réforme, non moins que les fautes politiques des Gracques, produisirent les guerres civiles et l'entière dépopulation de l'Italie. En 634 de Rome ou 120 av. J.-C., la loi Sempronia de C. Gracchus avait rendu permanentes les distributions de blé, fi•umentationes publicae, à prix réduit 141. Ce fut une plaie pour la société comme pour le trésor public 14". La restauration opérée par Sylla n'avait pu mettre fin à ]a crise sociale qu'accrut encore la célèbre loi Clodia 143 du démagogue Clodius, qui rendit les distributions gratuites, en donnant une prime à la population oisive de Rome. Cette crise aboutit à la dictature de Jules César, au second triumvirat, et finalement à l'établissement de l'empire. J'ai négligé les lois somptuaires [SUMPTUARIAE LEGES], parce que, mal observées, elles n'eurent dans tous les cas pour résultat que d'entraver le commerce et l'industrie. Vers les derniers temps de cette période, les antiques corporations d'artisans s'étaient non-seulement maintenues, mais encore multipliées144. La liberté d'association parut avoir engendré des abus, qui firent dissoudre les colléges, à l'exception de quelques-uns des plus anciens 145, en 690 de Rome ou 61 av. J.-C. Ils furent tous rétablis, il est vrai, en 696, par Clodius, qui même en forma de nouveaux, pris dans la lie du peuple et même parmi les esclaves 146 Mais bientôt Jules César opéra une dissolution générale 147, et ne maintint que certaines corporations consacrées par d'antiques traditions. Depuis lors on posa en principe qu'aucune société ne pourrait obtenir la personnalité civile (corpus habere) sans l'autorisation du gouvernement 149. Les anciennes corporations d'ouvriers ne paraissent pas avoir possédé alors le monopole du travail. C'étaient des associations libres, avec un caractère religieux, mais qui en fait renfermaient la plupart des artisans. Les artifices proprement dits, peintres, graveurs, etc., étaient fort appréciés et bien payés pendant les deux derniers siècles de la république, mais non organisés en corporations fermées. Sous L'EMPIRE, le principe de liberté de l'industrie fut maintenu dans l'origine. La condition des ouvriers dut s'améliorer d'abord par suite du rétablissement de la sécurité, de l'ordre intérieur et des restrictions apportées aux affranchissements. Mais les cultivateurs libres ne reparurent plus en Italie. Auguste réglementa à nouveau les corporations i4e, dont les empereurs se préoccupèrent toujours beaucoup 130, à raison des périls politiques qu'elles pouvaient occasionner. Auguste, à l'exemple de Jules César 151, restreignit aussi bien dans l'intérêt du travail que du trésor public, le nombre des participants aux distributions frumentaires 152. Indépendamment des agents et artisans employés par les magistrats, et divisés en décuries [APPARITOR], les artisans libres et les journaliers furent distribués en un grand nombre de corporations, dont chacune avait son nom, son culte, ses franchises, sa caisse et ses charges, sous l'inspec ART 448 ART tion de l'autorité. On voit même Auguste intervenir pour attribuer un terrain aux portefaix (geruli) dans une petite colonie 153. La tendance de l'empire était d'organiser partout les citoyens et de réglementer les associations 154, en leur accordant des priviléges proportionnés à leur importance sociale. Aussi les jurisconsultes 155 mentionnent-ils des priviléges accordés à certains artifices, tels que les architectes, pilotes, charpentiers, etc. [MuNus]. Les accarü avaient au temps du bas-empire un monopole, sans doute antérieur, pour le déchargement des marchandises du port 156, etc. Mais, à part certaines professions dont les services devaient être tarifés même sous l'empire, en général la liberté des conventions réglait le taux des salaires [SALARIUM]. Les LATIFUNDIA s'étendent dans les provinces et menacent, avec l'accroissement des impôts (tributum soli), d'y détruire également la classe des cultivateurs libres 138. D'un autre côté, les cités et les colléges de prêtres commençaient à multiplier les baux à long terme 1"; dans ce cas, le préteur considéra le preneur comme ayant une sorte de droit réel protégé par des interdits [1NTERDICTUM], et même par des actions utiles [ACTIO]. Il existait pourtant encore de simples fermiers ou colons libres chez les particuliers 160 et de petits propriétaires fermiers 161. Mais le colonat véritable n'apparaît que dans la période suivante Caligula frappa le travail des ouvriers '6E des industries de luxe d'un impôt indirect, sous le nom de vectigal artium, impôt accru par Alexandre Sévère 163. Elle atteignait notamment les orfévres (aurifices), les pelletiers (pelliones), les selliers (plaustrarii), les tailleurs de braies (braccarii), les tisserands de toiles de lin (linteones). Cette taxe fut affectée à l'entretien des thermes et des bains publics. Il existait en effet à Home, sinon de grandes fabriques, du moins de vastes ateliers, officinae, appartenant à de riches particuliers, qui y employaient des esclaves 154 ou des affranchis; il y avait aussi un grand nombre de petites boutiques d'artisans (tabernae), quelquefois des échoppes sur la voie publique pour les travaux ou les objets de consommation journalière, comme le vêtement, les meubles, la chaussure, la literie, à côté de magasins d'objets de luxe, d'orfévrerie , meubles précieux (aeris tabularumque miracula)163, d'étoffes précieuses de lin (vestes linteae) 166 dont les fabricants se nommaient linteones 167 Ceux-ci devaient donner du travail à de nombreux affranchis, à cause du prix des esclaves. On trouve, dans Ovide 168, la description des travaux d'une fabrique d'étoffes de laine, sans doute d'après le type qu'il avait sous les yeux. Malheureusement le salaire devait être trèsbas pour les ouvriers libres, soit à cause du supplément des distributions gratuites, soit à raison du décri du travail; on voulait vivre noblement en citoyen romain, et on Ira vaillait le moins possible. Nul homme d'une famille honnête n'eût même consenti à diriger une fabrique, ou à adopter une profession artistique, comme la peinture ou la sculpture 169 En effet, ce que nous appelons les artistes n'était guère placé qu'à un degré au-dessus des cuisiniers, des coiffeurs, des athlètes 170. Les pictores, marmorarii, statuarzi et autres artisans du luxe (caetera luxuriae ministri) exerçaient des arts trop peu sérieux au point de vue romain 171 (leviores ou mediocres actes, levzôra ou minora studia). Les inscriptions et les textes du Digeste ou du Code de Justinien 178 mentionnent cependant maintes fois des artisans en métaux, en marbres, en poterie, etc. Les ouvriers faisant partie d'une corporation autorisée 173 furent exemptés sous l'empire des charges municipales [murais]; on dispensa de la tutelle les membres de certains de ces collegia, à raison des services 174 qu'ils étaient censés rendre à la société, ou des secours que quelques-uns, comme les fabri, pouvaient porter dans les incendies 175. Vers la fin de la période de l'empire, la situation des ouvriers libres s'aggrava sensiblement. Dans les campagnes, les petits propriétaires ruinés et,à plus forte raison, les journaliers (operarii rustlci) tombèrent dans la condition de colons attachés à la glèbe [coLoNATus]. D'un autre côté, dans les villes, les corporations 176 tendirent à devenir héréditaires et obligatoires pour leurs membres, afin que les travaux nécessaires ne vinssent pas à s'arrêter faute de bras. Cette révolution industrielle qui détruisit la liberté du travail ne fut cependant achevée qu'au bas-empire. Sous Dioclétien, un édit célèbre rendu en 301 177 tenta de réglementer les salaires et de fixer le maximum des marchandises [SALARIUM, PRETIA]. Cet essai du despotisme échoua misérablement, malgré la sévérité des peines attachées aux contraventions 178. Les ouvriers exerçant des professions sordides, par exemple les portefaix (geruli), les porteurs de litières (corpus lecticarli) 179, les centonarii, les dendl-ophori 150, etc., furent organisés à nouveau, et leurs corporations réglementées. Ils formèrent à Rome et à Constantinople les collegiati ou corporati 181. Tous étaient forcément attachés à leur collége, ainsi que leurs enfants 182, et de plus, tenus à certains services dans l'intérêt de la cité 183. Pour ces travaux appelés ministeria urbium, obsequia, operae, ils étaient, à tour de rôle, à la disposition des curiales de leur ville 184, ainsi notamment pour la conduite des chevaux et animaux du fisc (operae ad prosecutionem animallûm 185). Ces collegiati se retrouvent non-seulement à Rome, mais dans la plupart des cités de l'empire d'Occident. A Constantinople, on voit que plusieurs boutiques de marchands, sous Justinien 186, étaient tenues de fournir 560 ou 563 collegiati pour les funérailles et pour l'extinction des incendies. A Rome, les corporati étaient des â7 ART _ 4, g ARA, artisans pris dans le sein de certaines corporations, et chargés de cuire le pain, d'acheter la viande, de porter le bois pour les bains publics, d'éteindre les feux, etc. 187. Ces corporations étaient probablement de la même nature que celles des aubergistes, revendeurs, petits boutiquiers (eauponae, propolae, tabernarii), qui, en cas de nécessité, devaient venir en aide aux colle glati des villes pour la prosecutio specierum fiscalium. La condition de ces colléges était voisine de la servitude. Aussi voit-on qu'on infligea comme peine aux ingénus leur incorporation (collegis deputentur) dans un collegium a attaché au territoire de la cité, notamment au cas où ils auraient vécu avec une femme esclave189, ou s'ils étaient nés de l'union d'un curiale avec un esclave 19°. Les artisans dont le travail pouvait être utile au service militaire de terre ou de mer furent exempts des charges nommées ratinera graviora 191. Constantin encouragea en Afrique l'éducation des jeunes architectes, et en 337, exempta complétement de toutes charges (ab omnibus muneribus), les artifices artiuna des cités, dont l'état très-intéressant se trouve joint à sa constitution, état modifié dans le Code Justinien 197. En 344 l'immunité fut accordée par Constantin aux mécaniciens, géomètres et architectes, à raison de la nécessité de l'enseignement de leur profession 193. Enfin, en 374, Valentinien, Valens et Gratien dispensèrent les peintres de la charge de recevoir les hôtes publics, et de la procuratie equorum, etc. 794. D'un autre côté, bien que la liberté de l'industrie fût reconnue en principe pour les non nobles 19s il s'établit des monopoles [MoNOpoLIuM] assez nombreux par suite de la création de fabriques impériales pour les armes, la pourpre, les tissus de soie, les habits précieux (holosericae vestes) destinés à la famille impériale et à la cour I96Les FABRICENSES, et notamment ceux des fabriques d'armes, recevaient un salaire d'après un tarif de l'autorité, et se trouvaient liés héréditairement à leur fonction ou corporation 147; on les marquait même d'un stigmate au bras, pour prévenir leur fuite 198.Nous voyons aussi que d'autres corvéables, appelés liturgi, étaient affectés à l'entretien des digues du Nil is9 Mais en dehors des services tarifés par l'État, les ouvriers des corporations pouvaient librement discuter leur salaire et le régler par le contrat de louage, locatio operarum. Quand un maître donnait à bail les services de son esclave, ce qui était assez fréquent 200 la convention se formait, bien entendu, entre ce maître (dominus) et le preneur (conductor). L'empereur Zénon défendit les monopoles et les coalitions entre ouvriers, artisans ou marchands 2e1, pour hausser le prix de leurs salaires ou marchandises; il interdit notamment aux ouvriers constructeurs, entrepreneurs, maîtres de bains, etc., 187 Symmach. Ep. X, 17 ; Cod. Theod. XIV, t. II à V. 188 Nov. Maj. De curialibus, t. VII, § 4. 189 Edict. Theodos. c. 64. 190 Nov. Majorian. t. VII, § 2 et 3. Di g. L, 6; Orel] i-Henzen, ne 7231.-199 C. 2Cod. Theod. Xnl, 4, De eac. art.193 C. -192 C. 4 Cod. Theod. X, 22, De fabric. 199 C. 6 Cod. Theod. De patr. vie. XI, 44. 200 Fr. 42, 43, 43, § 1 Dig, Local. XIX, 4. 201 C. unie. Cod. Just. IV, 59, 1, 2e éd. p. 1821 et s.; H. Bazin, De la condition des artistes dans l'antiquité de pactiser pour s'engager à refuser un travail commencé par un autre, et les chefs des corporations (professionum primates) qui auraient établi un tarif super taxondis rerum pretiis aut super quibusdam illicitis placitis sont punis d'une amende de quarante livres d'or, sous la surveillance et la responsabilité du préfet de la ville et de ses agents (praefectus urbi et ejus o f ficiales). G. Hu tvtsT.