Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article BIGAMIA

BIGAMIA. -I. Hérodote, décrivant les moeurs des Égyptiens, fait observer qu'ils n'épousent qu'une seule femme, comme les Grecs'. Cette similitude entre l'Égypte et la Grèce était naturelle, puisque, d'après la tradition, la monogamie avait été introduite dans l'Attique par un Égyptien, Cécrops'. On peut poser en principe que, pendant toute la période historique, toute la Grèce fut monogame. C'est à peine si, dans les auteurs dignes de foi, on trouve deux ou trois exceptions à cette règle. A Sparte, le roi Anaxandride n'ayant pas d'enfants, les Éphores, pour éviter que la race d'Eurysthène ne pérît, lui demandèrent de répudier sa femme stérile et de se remarier. Comme il refusait de suivre leur conseil, ils lui suggérèrent l'idée de contracter un second mariage, sans dissoudre le premier. Le roi eut ainsi deux femmes à la fois, ce qui, dit Hérodote, ne s'était jamais vu à Sparte'. A Syracuse, le tyran Denys épousa simultanément deux femmes; il offrit à l'armée et aux citoyens de grandes fêtes à l'occasion de ce double et insolite mariage'. A Athènes, d'après une opinion assez accréditée, Socrate et Euripide auraient été bigames'; on a même essayé de tirer de plusieurs discours des orateurs d'autres exemples de bigamie. Le double mariage de Socrate est, dit-on, attesté par de nombreuses autorités : Plutarque6, Diogène-Laërce7, Athénée 8, auxquels on peut ajouter Porphyre, Tertullien, saint Cyrille d'Alexandrie, saint Jérôme, Théodore', etc. Mais les historiens les plus anciens, ceux dont le témoignage a par conséquent le plus de valeur, ne sont pas convaincus de l'exactitude du fait qu'ils rapportent; ils reconnaissent qu'il y a de sérieuses contradictions. Ce sont, disent-ils, des péripatéticiens, Satyre et Hiéronyme de Rhodes, peu favorables à Socrate, qui, en s'appuyant sur un passage obscur d'Aristote, ont lancé contre leur adversaire l'accusation de bigamie. Mais des démentis leur ont été donnés, notamment par Panétius, qui leur reprochait de mal interpréter le texte d'Aristote, cet auteur parlant de mariages successifs et non de mariages simultanés. N'est-il pas notable, en effet, que les disciples de Socrate n'aient jamais fait allusion à un double mariage de leur maître? Ils racontent, il est vrai, que le philosophe, au moment de mourir, reçut la visite de ses femmes et de ses enfants et qu'il les renvoya pour ne pas se laisser ébranler par leurs larmes. Mais les femmes dont ils parlent sont les servantes de la maison (oixsïat yvvvîxsç)10, qui accompagnent les enfants, et que leur maîtresse, la femme légitime, Xanthippe, avait devancées près de son mari. Comment les ennemis de Socrate, les poétes comiques surtout, qui le poursuivaient de leurs railleries, se seraient-ils abstenus de se moquer des deux mariages simultanés du philosophe, alors qu'il leur était si facile d'établir un contraste entre la vie de Socrate bigame et ses enseignements sur les mérites de la continence, du célibat et de la monogamie ? L'exemple de Socrate doit donc être écarté ". L'exemple d'Euripide n'est pas mieux établi. Aulu. Gelle'2 seul parle de la bigamie du poète, et ce témoignage isolé ne peut prévaloir contre un argument tiré du silence des contemporains, si empressés de tourner en ridicule le grand tragique et de lui reprocher son antipathie pour les femmes. Il serait étonnant que celui qui a mérité l'épithète de misogyne ait été précisément un bigame. Comment d'ailleurs aurait-il osé braver les sarcasmes des spectateurs en écrivant dans Andromaque ; « Jamais je n'approuverai qu'un homme partage son amour entre deux femmes, qu'il y ait dans une même maison des enfants nés de deux mères épouses à la fois 13? n Les autres exemples tirés par Reiske du discours d'Isée sur la succession de Philoctémon i4, par Héraud d'un discours de Démosthène contre Boeotos", par d'autres auteurs du discours de Lysias sur les biens d'Aristophane16, etc., sont encore moins démontrés17. Rien ne prouve donc que la bigamie fût possible à Athènes; bien loin de là, nous voyons que le citoyen déjà marié, qui voulait, en qualité de plus proche parent, épouser une fille héritière [EPIRLEROS], devait commencer par recourir au divorceâ8. Diogène-Laérce parle toutefois d'une loi qui aurait été votée au temps de la guerre du Péloponèse pour remédier à la dépopulation causée par la guerre et par la peste. Le législateur aurait permis alors aux Athéniens d'avoir simultanément une femme légitime et une autre femme donnant le jour à des enfants légitimes : Pav.siv exactement écaipaç)19. II est surprenant que cette loi n'ait été mentionnée que par les péripatéticiens Hiéronyme et Satyre, sur le témoignage desquels Diogène la rapporte. Thucydide, Xénophon et Diodore, qui ont raconté avec détails tous les faits marquants de l'histoire d'Athènes à cette époque, notamment le vote des lois relatives à la concession du droit de cité, n'y font aucune allusion". Si, malgré cette objection, on la regarde comme authentique, on peut dire qu'elle eut pour objet d'autoriser exceptionnellement les Athéniens mariés à user du concubinat, soit avec une citoyenne, soit avec une étrangère, et de conférer la légitimité aux enfants nés de cette union". Cette faveur temporaire cessa sous l'archontat d'Euclide, après le rétablissement de la démocratie; les enfants nés de personnes régulièrement mariées eurent seuls à partir de cette époque les droits d'enfants légitimes. De ce qui précède, il résulte, contrairement l'opinion de quelques savants ", que le concubinat n'était pas, en principe, autorisé par la loi pour les citoyens mariés". En fait cependant, la femme légitime devait souvent avoir une rivale. Les macis demandaient au commerce des courtisanes des distractions qu'ils ne trouvaient pas au foyer domestique. Mais l'Athénien, qui conservait le sentiment de sa dignité et de ses devoirs envers sa femme, se gardait bien d'introduire sa maîtresse dans la maison conjugale". L'épouse se montrait indulgente pour des infidélités que le mari essayait de dissimuler, tandis qu'elle supportait impatiemment la présence de la concubine dans le gynécée. « Je ne sais pas m'irriter, dit Déjanire, contre les faiblesses dans lesquelles Hercule retombe BIIi sans cesse; mais habiter sous le même toit que la maîtresse, partager avec elle la couche d'un mari, quelle est la femme qui pourrait y consentir2°? » La loi athénienne tolérait donc les infractions du mari à la fidélité conjugale; mais il n'en faut pas conclure qu'elle les approuvât et même les encourageât expressément. E. CAILLEMER. II. Dès les temps les plus anciens de Rome une personne ne pouvait avoir légitimement qu'un seul conjoint par mariage 16, pendant la durée de l'union conjugale [mATBImoN1uM] ; le fait d'avoir contracté néanmoins un second mariage avant la dissolution du premier, était considéré comme un acte de profonde immoralité27, etpuni par le piéteur de l'infamie, ou par les censeurs d'une note d'ignominie. Mais la combinaison des principes de la loi Julia de Adulteriis, an 736 de Rome (18 av. J.-C.) [ADULTERIUM], eut pour effet de placer ce délit dans la catégorie des crimes d'adultère ou de sTUPImm. Ce dernier cas se présente pour l'homme marié qui se prétendant célibataire, contracte une nouvelle union R ; il encourt les peines du stuprum; est considérée au contraire comme adultère la femme qui se remarie en l'absence de son mari". Il paraît, suivant Papinien, que de son temps, les juges appliquaient extra ordinem une peine qui variait suivant l'appréciation des circonstances 30. Dans tous les cas, les condamnés encouraient l'infamie 31. Suivant Théophile même, la peine32 serait devenue capitale; mais Rein doute avec raison qu'il y eût là une règle générale. G. HuMBERT.