Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article CARMEN

CARMEN. Formule cadencée, faite pour être chantée, récitée ou simplement écrite, à laquelle les Romains attribuaient une vertu active : d'où, par enchaînement analogique, les sens de 1° incantation magique; 2° prédiction ou proverbe; 3° formule liturgique ; 4° texte de loi; 5° vers rhythmé, poème ou poésie en général; 6° chant vocal ou instrumental. Les anciens, éclairés par les noms que la mythologie latine donnait aux divinités magiques et prophétiques [CAMENAE, CARMENTA] s'accordaient à dériver carmen de cane. Les linguistes modernes ont confirmé cette opinion en remontant jusqu'au radical aryen, d'où sont sortis et le verbe et le substantif en question. Ce radical kas (parler, dire) a donné en sanscrit le substantif çasman, qui signifie récit ou chant. La forme correspondante dans le latin primitif a dû être casma, modifié en casmen qui est devenu carmen par affaiblissement de l's en r Le sens propre du mot n'est pas aussi facile à déterminer. Les opinions sur ce point se rangent entre deux extrêmes, selon que l'on fait consister l'essence de la formule dans le contenant ou dans le contenu, dans la forme ou dans l'intention. Les uns donnent le nom de carmen à tout ce qui est solennel, oracle, formule active, enseignement gnomique2; les autres, à tout ce qui a une forme rhythmée Il est impossible de faire abstraction de la forme : c'est elle qui, artificiellement réglée, distingue le carmen de la parole ordinaire et lui donne sa valeur propre, son énergie intrinsèque et son caractère solennel. Mais cette forme n'est pas nécessairement ce qu'on appelle un vers, c'est-à-dire un moule d'une grandeur déterminée qui reproduit indéfiniment une même combinaison rhythmique : il suffisait aux Romains des premiers temps qu'une formule fût rhythmée dans son ensemble et adaptée ainsi à un chant ou récitatif fait pour elle. Le mètre saturnien put être la forme préférée, mais non indispensable, des carmina Les diverses acceptions du mot se déduisent logiquement de ce sens général de formule cadencée. Les premières formules furent celles qui émanaient des « diseurs (vates 3) », devins et magiciens auxquels les Romains ne demandaient pas tant de prévoir les malheurs futurs que de les prévenir. Martius (ou les frères Marcii), ainsi que Publilius, personnages aussi peu historiques que le révélateur Faunus, le premier des vites, représentent plus particulièrement le rôle prophétique des devins nationaux 6. Le plus grand nombre des vates étaient des sorciers qui ont versé dans la circulation des formules de toute espèce, destinées à guérir les maladies, assainir les terrains, détourner la grêle, etc. 7. Les proverbes, maximes, règles de conduite, instructions techniques, affectaient également la forme rhythmée qui leur permettait de passer, sous forme de chanson, à la postérité Les formules liturgiques ne diffèrent pas sensiblement des incantations. La prière chez les Romains est une sorte de conjuration magique. Elle possède une efficacité intrinsèque, attachée à son texte traditionnel, et tout à fait indépendante de l'intention de celui qui en use. Aussi la théologie pontificale exigeait-elle non-seulement que le texte fût scrupuleusement respecté, qu'aucun mot ne fût modifié ou changé de place, mais encore que la formule fût récitée sans hésitation et sans bégaiement 0. La forme a donc ici une importance capitale. Elle devait être fixée par le meilleur des moyens mnémoniques, par le rhythme, qui servait de mesure et d'appui à une récitation psalmodiée. Les chants des Saliens 10 [SALIT] et des frères Arvales 11 [ARYALES], devenus plus tard inintelligibles pour les Romains eux-mêmes, ont gardé fidèlement le caractère primitif des invocations liturgiques. D'autres formules, rédigées plus tard ou tenues au courant de la langue usuelle, se confondent pour nous avec la simple phrase, mais n'en ont pas moins gardé, en raison du pouvoir attaché à l'arrangement déterminé des mots, le nom de casmen 12. C'est aussi le pouvoir intrinsèque des mots, pesés et immobilisés dans un texte consacré, qui a fait donner à la lettre de la loi, aux statuts, aux règlements, le nom de carmen. La loi concernant la haute trahison était, dit TiteLive, d'une formule effrayante 13. Ce nom convenait particulièrement aux Douze Tables, source révérée du droit14, et aux « actions de la loi » [ACTIO] qui réglementaient la procédure 1ë. On finit par l'appliquer même aux commentaires de la loi (magistri carmen 16) et aux projets de loi (rogationis carmen 17). Le sens primitif du mot se simplifiait ainsi en s'altérant. Des deux éléments qu'il enfermait jadis, il n'en retenait plus qu'un seul, et, après avoir désigné spécialement une formule cadencée, il signifiait, dans le langage ordinaire, une formule quelconque, pourvu qu'elle fût arrêtée dans sa teneur 18. L'acception primitive était mieux conservée quand on employait carnzen pour qualifier les oeuvres poétiques, qui méritaient doublement cette dénomination, en raison de leur forme rhythmée et du chant qui en était, à l'origine, l'ornement inséparable. Les Romains ont même commencé par confondre les productions poétiques avec les formules, recettes ou prophéties des sorciers, et les poètes avec ces mêmes vates, comme les Muses avec les fées connues sous le nom de Camènes [CAMENAE]. Il leur fallut, plus tard, emprunter aux Grecs les termes qui ne sont applicables qu'aux poètes, à leurs oeuvres et à la source de leur inspiration. Le sens de carmen dut se plier aux exigences d'une langue pauvre qui n'avait pas d'autre mot pour désigner des choses bien distinctes : d'abord, l'instrument poétique, le vers ; puis l'ensemble d'un morceau de poésie; le poème ; ensuite le genre poétique ; et enfin le chant considéré isolément. II est inutile de renvoyer aux exemples qui établissent CAR 923 --CAR l'acception courante de Carmen dans le sens de vers, par opposition à la prose 19. Le vers, quel qu'il soit, est une formule comparable aux textes magiques ou juridiques. II a une efficacité propre attachée à sa forme, laquelle est réglée par le rhythme. Le parallèle est plus exact encore lorsque le vers ou l'assemblage de vers revêt une sentence solennelle, analogue aux oracles divins. Aussi désigne-t-on particulièrement par le nom de earmina les inscriptions poétiques qui ajoutent au rhythme la solennité du style lapidaire 20. D'ailleurs cette expression complaisante s'étend indéfiniment et signifie, au gré des auteurs, soit une partie ou « chant » d'un poème n, soit un poème tout entier, de quelque genre qu'il soit. La distinction des genres étant souvent fondée sur les formes rhythmiques, Carmen, qui les comprend toutes, s'applique également bien au poème héroïque n ou épique lyrique 2b, tragique "3, didactique "6, satirique E7, diffamatoire n. Employé sans épithète, et de préférence au pluriel, ce terme désigne plus ordinairement le genre lyrique, comme étant celui qui avait le mieux conservé l'adaptation originelle du rhythme au chant 29. Enfin, de même que le sens de carmen, simplifié ou restreint, peut convenir à une formule dont le texte n'a plus avec le chant qu'un rapport éloigné, de même, à l'extrême opposé, il prend l'acception de chant, considéré comme indépendant des paroles. Cette distinction entre la mélodie et la parole est assez complète pour que la langue classique désigne, par le terme de carmen, non-seulement le chant vocal mais une mélodie exécutée par des instruments" ou même le chant des oiseaux 39. Nous voici parvenus à l'exception que les lexicographes regardent d'ordinaire comme l'acception primitive Y3, et d'où, en suivant une marche inverse, l'on pourrait tirer également toutes les autres. Elle a été obtenue par voie d'abstraction., et se trouve être, dans l'histoire de la langue comme dans lalogique, la dernière application d'un terme qui signifiait essentiellement « mesure, cadence o appliquée à la parole et n'ayant pas d'existence en dehors des mots qu'elle maintient dans un arrangement stable. A. BOUCHÉ-LECL EIICQ. CARMEN. II. Carde pour la préparation de la laine [LAMA]. CARMENTA. Nymphe latine, appelée aussi Carmentis, qui fait partie du groupe des sources divinisées, douées de la faculté divinatoire et d'une puissance magique [CAMENAE, CARMEN]. La légende de Carmenta est des plus complexes, parce que la personnalité peu distincte des génies abstraits créés par les religions italiques se prête à toute espèce d'identification avec des figures analogues. C'est ainsi que Carmenta s'assimile confusément avec Fatua, qui ne se distingue pas deFauna, qui est elle-même identique avec Rona Dec. De là des associations d'idées dont il. faut essayer de re Quintil. lI, 4. Il est au moins superflu de discuter à nouveau les !imitations artificielles imposées au sens du mot par mie érudition systématique cf. Weichert (Port. constituer l'enchaînement en allant du simple au composé. Le caractère primordial de Carmenta est d'être une « lymphe » ou nymphe des sources. Ce caractère suffit [CAMENAE]pour justifier le pouvoir prophétique et magique qu'on lui accordait comme toutes à.les divinités des eaux et pour expliquer son nom, qui en vient évidemment [CARMEN] i Ses attributions dérivent toutes de son double pouvoir. 1° Comme divinité prophétique, Carmenta connaît à la fois le passé et l'avenir. On ne lui donnait pas pour cela le double visage de Janus, mais on la multipliait en quelque sorte par elle-même en l'associant à deux êtres complémentaires, ses soeurs ou compagnes inséparables qu'on appelait des Carmentes, l'une tournée en avant (Postvorta) 3.. En réalité, les Carmentes sont Carmenta elle-même sous deux aspects ; mais l'importance que prit Carmenta dans l'histoire légendaire de Rome lui assura une personnalité distincte des Carmentes, avec lesquelles elle se confond pourtant dès qu'elle exerce ses facultés actives. On lui attribuait aussi, en raison de sa science, une part dans l'éducation des peuples latins auxquels elle avait apporté l'alphabet, soit directement, soit par l'intermédiaire de son Evandre 4. 2° Comme divinité magique et prophétique, elle jouait un rôle considérable dans les accouchements qu'elle favorisait par des incantations. Selon que l'enfant présentait la tête ou les pieds, on l'invoquait sous le nom d'Antevorta ou sous celui de Postvorta C'était même par cet office spécial que la légende vulgaire expliquait d'ordinaire les noms des Carmentes. L'enfant une fois né, les Carmentes fixaient sa destinée qui, suivant une doctrine bien connue par son application astrologique, dépendait du moment de la naissance. Elles se confondent à ce point de vue avec les Fata Scriôunda s, les fées du Moyen-4e, qui s'identifient à leur tour avec les Parques', congénères des Moeres grecques. Les éléments de ces groupes similaires furent ramenés artificiellement au chiffre normal de trois. Comme il y avait trois Moeres, il y eut trois Parques, trois Fata et trois Carmentes, bien que Carmenta, comme auxiliaire des enfantements, n'existe pas en dehors de Prosa L'histoire mythologique de Carmenta s'élabora sous l'influence de toutes ces associations d'idées. En sa qualité de prophétesse, elle touche de très-près à la «bonne déesse » Fatua ou Fauna, femme du dieu prophète Faunus-Fatuus. Faunus à son tour, surtout comme Inuus et Lupercus, fut identifié de bonne heure avec le dieu arcadien, Pan, ainsi que les Faunes avec les Satyres, et de cette façon les légendes arcadiennes, importées probablement par la voie de Cumes 3, entrèrent dans l'histoire de Carmenta. Sere. Ad Aen, VIII, 339, etc... Les autres etymologies ne sont que des jeux d'esprit. trouver dans la nymphe la 5s,lu des Crees. Le rapprochement de Carmenta et car pentu dans le conte des matrones, dont il est question plus loin, est moins sérieux encore. 2 Ovid, Fast. I, 633. 3 Ovid. Fast. r, 635 ; Servius, Ad Aen. VIII, CAR 924 --CAR Mais Faunus et Pan ne se confondirent pas l'un avec l'autre. De leur rapprochement naquit un décalque intermédiaire qui prit le nom grec d'Evander, c'est-à-dire le brave homme », traduction approchée du latin Faunus 1_e « favorable » (de farce). C'est avec Évandre, le pieux modèle de Numa, que fut mise en rapport la nymphe Carmenta, chargée du rôle d'une autre Egérie. Pour le plus grand nombre des mythographes, Carmenta est la mère d'Évandre, qu'elle accompagne d'Arcadie à Pallante et à Rome 9; d'autres la rendent plus semblable encore à Farina, en faisant d'elle la femme ou la fille du héros arcadien. La tradition qui la donnait pour la mère d'Évandre lui avait créé une généalogie empruntée aux mythes arcadiens; de là, les épithètes de Arcadia, Parrhasia, Tegeaea, appliquées à Carmenta par Ovide E°. On l'identifiait avec la nymphe Nicostrate q1, fille ou amante d'Hermès, ou avec Thémis n, amante d'Hermès, l'une et l'autre considérées comme des prophétesses dont les révélations conduisent à la victoire ou affirment les principes de la justice. En passant par Cumes, pays de la Sibylle, ces fictions apportèrent à Rome une idée qui se traduisit, assez tard il est vrai, par des comparaisons entre Carmenta et la Sibylle 18, puis par la transformation de Carmenta en Sibylle inspirée par le dieu Pan n, c'est-à-dire par une assimilation de Carmenta avec la nymphe prophétique Albunea ou Tiburtis n, ou avec la nymphe-muse Erato, prêtresse de Pan 18, Mais on s'écarte ainsi du grand chemin suivi par la tradition officielle. Suivant celle-ci, Carmenta préside à la première colonisation du Palatin qui, débarrassé de son mauvais génie Cacus (Kâxoç=xaxôç), trouve dans le fils d'Évandre son génie éponyme Pallas 17, copie altérée du dieu (ou déesse) indigène Pales. Dans le récit de Virgile, Évandre, par un anachronisme voulu, montre déjà à Énée la porte Carmentale, ainsi nommée en l'honneur de celle qui, la première, chanta les destins futurs des glorieux Enéades. Cette porte, qui n'appartenait pas à la Rome carrée du Palatin, faisait partie de l'enceinte tracée par Servius Tullius. Elle était située au pied du Capitole, du côté du Tibre, sous le Saxum Carmentae Ÿ8, Près de là se trouvait l'antique autel de Carn'enta, pourvu plus tard d'un fanum dans lequel s'élevaient deux autels dédiés aux deux formes de Carmenta, Prorsa et Postvorta 19. Ce n'est pas qu'il y eût à cet endroit de source spécialement consacrée à Carmenta; mais dans le voisinage se rencontrait la plus pure, la plus sainte des sources placées sous l'invocation de la déesse « secourable », Juturna, à laquelle Carmenta avait été étroitement associée par la liturgie romaine. Carmenta, dont le culte, cher aux femmes enceintes, était desservi par un flamine spécial, le ;l'amen carmentalis 20 [FLA lNEs], laissait en effet une place à Juturna dans le premier des deux jours de fête qui lui étaient attribués par le calendrier (Carmentalia, 11 et 15 janv.). Le 11 janvier, le flamine carmental, assisté des pontifes, offrait à Carmenta, sur son autel, un sacrifice non sanglant, tel que l'exigeaient les nymphes 2i. Rien ne devait rappeler la mort dans le domaine de celle qui procurait les enfantements heureux, et il était absolument interdit d'y introduire même du cuir provenant d'un animal mort. Toute dépouille de ce genre eût mis les clientes de Carmenta sous le coup d'un fâcheux présage (omen mnorticinum) 92. Le même jour avait lieu la fête de Juturna". Quatre jours après, nouvelle férie en l'honneur de Carmenta, et plus particulièrement des deux Carmentes, Antevorta et Postvorta". Les cérémonies religieuses s'accomplissaient cette fois dans le temple où les Carmentes avaient chacune un autel 25, et avaient trait directement aux fonctions obstétricales. On expliquait de diverses manières ce dédoublement des Carmentalia qui tenait peut-être à un désordre mal corrigé du calendrier, ou au besoin de distinguer les Carmentes nationales de la déesse arcadienne. Suivant la tradition officielle, le second jour des Carmentalia avait été inscrit au nombre des féries statives en exécution d'un voeu fait devant Fidènes assiégée, soit par le dictateur A. Servilius (432), soit par le dictateur Mamercus 1Emilius (426). Un général pouvait faire un voeu à Carmenta prophétesse, ou à Carmenta-Nicostrate, mais cette raison, ou toute autre équivalente, s'accordait mal avec l'usage, qui oubliait de plus en plus la prophétesse pour l'accoucheuse. De là une autre légende. Les matrones, disait-on, jouissaient tranquillement du droit d'aller en voiture par la ville, droit qu'elles avaient acheté au temps de Camille par le sacrifice patriotique de leurs bijoux, lorsque le sénat le l'eur enleva [CARPENTUM]. Dans leur colère, elles firent serment de ne plus donner d'enfants àleurs maris.Le sénat effrayé revint sur sa décision ; les matrones triomphantes, et récompensées par une fécondité exceptionnelle, élevèrent un sanctuaire à Carmenta dotée par elles d'une seconde férie 23. Ce conte, au fond duquel il y a un jeu de mots sur Carmenta et t'arpenta, le souvenir historique d'une concession faite jadis aux matrones, et une allusion à l'utilité des véhicules pendant la grossesse, suffisait à l'édification populaire. En somme, Carmenta, nymphe d'une source dont on ne savait plus montrer l'emplacement, prophétesse et magicienne invoquée ou, comme disait la langue liturgique, « indignée » sous deux aspects, puis assimilée aux sibylles, avait, comme mère d'Évandre, une histoire officielle compliquée qui la faisait coopérer à l'enfantement de la grandeur romaine, et une légende populaire qui faisait d'elle une auxiliaire de tous les jours recommandée à la dévotion des mères. Aussi, lorsqu'une naissance monstrueuse effrayait la cité, les processions expiatoires, suivant le rite indiqué par les gardiens des livres sibyllins, passaient par la porte Carmentale 27. C'est dans la tradition vulgaire que s'était le mieux conservé le caractère primordial de «l'enchanteresse e aux formules fatidiques. A. BoucnÉ-LECLERCQ. CARM.ElNTALIA [CARMEINTA]. CAR 925 --® CAR