Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

CONTORNIATI

CONTORNIATI. Nous sommes obligé, faute de connaître un terme antique qui puisse la remplacer, d'introduire ici une expression d'origine toute moderne et empruntée à la langue italienne, celle de médaillons contorniates. On désigne sous ce nom des médailles planes, d'un cuivre dont la couleur et l'alliage varient, d'une fabrique particulière, d'un travail et d'un style souvent imparfaits, dont les types ont en général peu de relief. Le module en est à peu près égal à celui des médaillons de bronze impériaux [NUMISMATA], mais leur poids est inférieur, le flan ayant moins d'épaisseur. Ces médaillons portent presque tous sur leurs deux faces un cercle parfaitement régulier, tracé en creux à l'aide du tour ; quelquefois aussi les bords de la tranche sont un peu relevés, afin d'empêcher le frottement des types en relief. Le cercle en creux, auquel ces pièces doivent leur nom (de l'italien contorno), ne leur est pas exclusivement propre; on le retrouve aussi sur quelques médaillons proprement dits des empereurs postérieurs à Constantin'. Mais ce qui distingue nettement les contorniates, en leur donnant un aspect particulier auquel il n'est pas possible de se méprendre, c'est que presque toujours, au lieu d'être frappés au marteau, ils sont coulés, avec ou sans retouche au burin. Une des faces est occupée ordinairement par une tête ou un buste, et la majeure partie des sujets figurés sur les CON --1486 CON revers se rapportent aux jeux du cirque ou de l'amphithéâtre; quelques-uns sont empruntés aux traditions mythologiques ; d'autres, enfin, reproduisent avec plus ou moins de fidélité, et assez souvent d'une manière servile, des types copiés sur ceux d'anciennes monnaies impériales. Les tètes du droit sont fort variées : on en voit des premiers empereurs (mais la plupart, sauf celles de Néron et de Trajan, sont des simples copies de monnaies) aussi bien que des princes du Bas-Empire, d'Alexandre le Grand, parfois de sa mère Olympias, des hommes célèbres, orateurs, poètes, rhéteurs, philosophes, de la Grèce et de Rome. D'autres fois, des bustes de cochers du cirque (fig. 1917), tenant leur cheval par la bride, ou bien des masques scéniques sont figurés au droit des contorniates et y occupent la place des effigies impériales ou des portraits de personnages célèbres comme dans la figure 1918. Le revers présente l'image d'Atis 2. Les tètes de divinités sont très rares sur ces pièces; on n'y relève que celles de Jupiter Sérapis, de Minerve, de Mercure, le dieu de la palestre, du Soleil, de Rome et d'Hercule. On a longtemps discuté sur l'époque où ont été frappés les médaillons contorniates. Ducange ' et Havercamp' croyaient encore que ceux où l'on voit les tètes de souverains du Haut-Empire dataient de leur temps. Eckhel6 a montré à quel point les caractères d'art et de style rendaient une semblable opinion impossible à soutenir. Les anciens ernpereurs y figurent seulement à titre d'hommage commémoratif, et souvent dans les légendes qui les désignent on leur donne des titres qu'ils n'ont jamais pris, qui étaient meme inconnus de leur temps. Une autre preuve irréfutable de basse époque se tire de la présence de noms barbares sur les contorniates et de fautes d'orthographe, très fréquentes à l'époque du Bas-Empire, mais que l'on ne saurait admettre à une date plus élevée, telles que, par exemple, NITAS et en grec WMHPOC. II est désormais incontestable que c'est au temps du Bas-Empire qu'ont été faits les contorniates. Eckhel les faisait partir de Constantin; Sabatier, au contraire, a voulu en restreindre la fabrication entre les règnes de Valens et d'Anthemius 6, et c'est bien la date que leur comparaison avec les monnaies, sous le rapport du style, assigne au plus grand nombre. Cependant, comme l'a judicieusement remarqué M. Ch. Robert', a il en est, mème parmi ceux fabriqués avec les moyens les plus imparfaits, qui dénotent par le large et le mouvement des figures une époque antérieure à la seconde moitié du 1v° siècle, que caractérisaient déjà en Orient et en Occident les formes roides et allongées de l'école byzantine, » Le jugement d'Eckhel parait donc le plus vraisemblable, et il faut ajouter que c'est précisément sous Constantin, Constant et Constance que les médaillons de bronze impériaux présentent quelquefois le cercle exécuté au tour, qui devient ensuite un des traits les plus constants des contorniates. Ceux-ci sont tous incontestablement de fabrication occidentale, même ceux dont les inscriptions sont rédigées en grec. Aucun ne présente la tête d'un des empereurs qui régnèrent seulement sur l'Orient; aucun n'offre dans son travail les caractères de style qui distinguaient déjà d'une manière certaine, au ive et au ve siècle, l'art de Constantinople de celui des pays latins. En même temps, il est impossible de méconnaître la relation étroite qui existe entre les contorniates et les jeux et spectacles du cirque, lesquels tenaient une si grande place dans la vie des Romains aux siècles où furent fabriqués ces monuments numismatiques. La grande majorité des types de leurs revers est là pour l'attester. Ce sont tantôt des vues du Circus Maximus de Rome, tantôt des scènes empruntées aux decursiones ou courses de chevaux, aux courses de chars, aux venationes ou combats des bestiaires contre les animaux (fig. 1919), aux luttes d'athlètes, aux tours d'adresse des bâtonnistes 3 et aux concours de musique. Dans d'autres cas, et très souvent, ce sont les portraits des favoris des courses, chevaux ou cochers, accompagnés de leurs noms, que montre l'une ou l'autre face de la pièce. Les types mythologiques euxmêmes pourraient faire allusion à la fondation des jeux les plus célèbres; par exemple, celui d'Hercule assis sur l'Aventin, ayant à côté de lui sa femme Roma, fille d'Evandre 9, aurait trait aux jeux Séculaires, commémoratifs de la fondation de Rome. Celui d'llypsipyle et Archémore 10 rappellerait l'origine des jeux Néméens. CON 1487 CON C'est comme protecteurs et fauteurs des plaisirs du cirque que les anciens empereurs ont leurs effigies placées sur ces pièces. On rappelle ainsi ce qu'ils avaient fait pour développer des divertissements aussi chers à la foule. Deux têtes surtout reviennent très habituellement, celles de Néron et de Trajan, association bizarre dans une popularité posthume du plus odieux monstre et du meilleur empereur qui aient exercé le pouvoir, mais qui s'explique en ce que le premier avait institué les jeux quinquennaux et en ce que le second avait considérablement agrandi le cirque, aussi bien que par le souvenir des jeux Parthiques ou triomphaux, célébrés avec un éclat extraordinaire en son honneur, de son vivant ou après sa mort. Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que le souvenir de Néron n'éveillait pas dans le peuple de home le sentiment d'exécration qui eût été légitime. Il était, au contraire, très populaire, surtout dans le monde qui vivait du cirque ou de l'amphithéâtre, et se passionnait pour leurs spectacles. C'était l'empereur sportsman par excellence, celui qui s'était le plus intéressé à la splendeur des jeux, le premier qui y eût pris part lui-même comme acteur. Et cette étrange popularité allait en grandissant à mesure qu'on s'éloignait de lui. Nous en avons un monument, contemporain de la fabrication des contorniates et d'un style d'art tout pareil. C'est un camée du cabinet de France ii où l'on voit Néron, la tète radiée, debout dans un quadrige, tenant le sceptre et la mappa circensis, avec laquelle il donna le premier le signal du commencement des jeux. Autour est l'inscription NEPON ArOTCTE, Néron Auguste. C'est une véritable invocation. Le parricide a fini par devenir un héros agonistique. Les médaillons contorniates ont donc été fabriqués à l'occasion des jeux du cirque. Ce ne sont certainement pas des monnaies ; ce ne sont pas non plus des médailles commémoratives comme celles que font frapper les gouvernements. Ils n'émanent d'aucune autorité publique et portent tous les caractères les plus manifestes de fabrication privée. Pinkerton 73 a émis la conjecture que les contorniates avaient été des tessères [TESSERA], des billets distribués pour donner entrée dans le cirque. Cette interprétation semble admissible pour une petite partie d'entre eux. Tels sont ceux qui ont été copiés sur d'anciennes monnaies et qui ne pouvaient guère servir que comme une sorte de jetons. Deux autres, à la tête de Néron, semblent, d'après les types de leurs revers, n'avoir pu être destinés qu'à donner droit à une part dans une distribution publique de comestibles 90 (fig. 1020). La même explication d'origine et de destination cadrerait très bien avec celui qui, portant sur le droit la tête de l'empereur Placidus Valentinianus, montre au revers PETRONIVS MAXSVMVS vir clarissimus consul, assis sur son siège consulaire et présidant aux jeux 1''. Cependant il faut remarquer que sur les contorniates on ne rencontre jamais de chiffres indicateurs de telle ou telle cavea, de tel ou tel rang de places, comme sur les véritables tessères théâtrales ou agonales. Au contraire, ces chiffres ne font défaut dans aucun exemple connu sur les monuments de cette dernière espèce, et, en effet, des indications de places étaient nécessaires sur les billets qui donnaient entrée dans le théâtre, dans le cirque et dans l'amphithéâtre. D'ailleurs on ferait difficilement accorder la théorie de Pinkerton avec le souhait VINCAS, en grec NIKA, adressé le plus souvent dans les légendes des contorniates à tel ou tel des favoris, chevaux ou cochers, dont ils offrent l'image, quelquefois avec l'indication de la faction, quand l'inscription se rapporte à l'agitator, DOM qui donnait les jeux par une obligation de sa charge n'aurait pas pu prendre parti d'une manière aussi publique pour tel ou tel des coureurs qui se disputaient la palme, sur les billets mêmes distribués à l'entrée. Si donc il est possible d'admettre, avec Pinkerton, que quelques-uns des contorniates ont pu jouer le rôle de tessères donnant accès aux jeux, cette théorie ne s'appliquerait qu'à une fort petite part de leur nombreux ensemble. Pour la grande majorité, il faut chercher une autre destination. Il est impossible de ne pas tenir compte ici du caractère talismanique évident d'une très notable partie des types de ces pièces. La tète qui s'y montre le plus fréquemment est celle d'Alexandre le Grand, et la figure du héros macédonien n'est pas moins multipliée sur les revers. Or on sait qu'une idée de protection était attachée dans les superstitions magiques et talismaniques à l'image d'Alexandre ". Saint Jean Chrysostome reprend sévèrement les chrétiens de son temps pour l'usage superstitieux qui leur faisait a attacher à leurs tètes et à leurs pieds comme amulettes des médailles en cuivre d'Alexandre le Macédonien 18. » Un certain nombre de ces médailles sont parvenues jusqu'à nous, associant des symboles chrétiens à l'effigie d'Alexandre 19, et dans le nombre est un contorniate portant une marque certainement agonistique. Beaucoup des sujets mythologiques figurés au revers des contorniates peuvent aussi avoir été choisis comme étant destinés à porter bonheur, à écarter un danger, à repousser un maléfice. Quant aux écrivains célèbres dont les effigies sont représentées sur les contorniates, ils sont en général choisis parmi ceux pour qui commençait à se former, sous le Bas-Empire, une réputation de magiciens qui s'est prolongée dans le moyen âge. Tel est le cas d'Homère, CON 1488 CON de Pythagore, de Virgile, d'Horace (fig. 1921), de Salluste (fig. 1922), que l'on rencontre sur ces monuments aussi bien que le thaumaturge Apollonius de Tyane et qu'Apulée, accusé déjà de magie de son vivant même. L'époque du Bas-Empire, à laquelle nous avons vu qu'il fallait rapporter les médaillons contorniates, fut particu fièrement marquée par un développement énorme des superstitions magiques et talismaniques, en même temps que la passion des courses du cirque atteignait son plus haut degré d'ardeur. Le paganisme mourant tournait en théurgie. Les images des dieux, les repré sentations mythologiques étaient regardées comme douées d'un pouvoir mystérieux; on en faisait des talismans, que beaucoup de chrétiens eux-mêmes se laissaient aller à porter, malgré les condamnations des Pères de l'Église contre ces pratiques coupables. La superstition magique se mêlait à tous les actes de la vie. Dans les luttes du cirque, chacune des factions était persuadée que l'adverse employait des sortilèges pour faire échouer ses coureurs. C'était la grande accusation qu'elles se jetaient réciproquement à la face. Les contorniates sont le témoignage matériel, le monument de ces croyances et de ces préjugés. La plupart de leurs types étaient destinés à porter bonheur, comme de vrais talismans, au cocher de telle ou telle faction, en faveur desquels ces pièces portaient des acclamations propices, souhaitant la victoire et déjouant l'effet des maléfices ou des imprécations funestes. Cannegieter20, d'Orville"-', Cavedoni22 et M. de Rossi "u ont reconnu le caractère talismanique de la plupart des contorniates. Les derniers admettent uniquement que les coureurs et les cochers devaient les porter sur eux dans des ligaturae magiques pour s'attirer la réussite. Je crois à cet emploi, mais il ne me paraît pas suffisant pour expliquer le grand nombre d'exemplaires que l'on rencontre de certains de ces médaillons. Il me semble nécessaire d'admettre qu'à la porte du cirque on (levait vendre ou distribuer les contorniates en l'honneur des favoris de l'une et de l'autre faction. Les partisans de la verte ou de la bleue se munissaient de la médaille de leur coureur, comme d'un talisman destiné à déjouer les manoeuvres et les sortilèges du parti adverse. C'était quelque chose d'analogue aux fétiches que cherchent encore à porter sur eux les joueurs et les parieurs des courses. La conclusion à laquelle nous arrivons sur la destination des contorniates est aussi celle que Cannegieter a développée avec la plus profonde érudition. On sait avec quelle ardeur les empereurs eux-mêmes prenaient part pour les bleus ou les verts, s'enrôlant pu bliquement dans une des factions du cirque et la soutenant de leur active protection. Les contorniates où l'on voit le portrait de l'empereur régnant sont bien évidemment ceux de la faction pour laquelle il s'était déclaré. C'est, au contraire, celle qui ne pouvait se parer ainsi de l'effigie du maître en possession du pouvoir, qui recourait à celles des empereurs d'autrefois, protecteurs du cirque, comme Auguste, Néron ou Trajan. Il lui fallait bien chercher des patrons dans le passé pour contrebalancer le patron vivant du parti adverse. FR. LENORMANT. Depuis que cet article a été rédigé par notre savant et regretté collaborateur, M. Lenormant, M. Ch. Robert a publié sur ce sujet une Étude si dans laquelle il établit avec évidence, à notre avis, que tous les contorniates ont rapport aux spectacles, non seulement ceux qui représentent les jeux du cirque et de l'amphithéâtre, mais aussi ceux où l'on voit des dieux ou des héros, ou des sujets mythologiques, ceux-ci n'étant autre chose que des scènes mimées semblables aux fabulae sallicae dont Lucien a indiqué u le répertoire pour une époque antérieure. M. Ch. Robert donne aussi l'explication la plus juste des accessoires souvent figurés dans le champ des contorniates, palmes, feuilles, couronnes, hastes, glaives, petits animaux, chevaux ou fauves, qui seraient la mention des récompenses spéciales obtenues par les cochers, les chevaux, les gladiateurs, les athlètes, les mimes ou les musiciens. Un autre signe, le P, dont le jambage est traversé de barres horizontales, pourrait indiquer les grandes primes (praemia) de 10, 20, 30 ou 40,000 sesterces obtenues par un vainqueur. Ces objets ou marques, au lieu d'être en relief dans le champ, y sont quelquefois poinçonnés en creux : on peut en conclure qu'ils ont été reçus dans une représentation postérieure à la fabrication du médaillon. E. S.